Le26/08/2022. Dominique Chiarappa-Zryd au violon, Leonardo Bartelloni au piano et Anne Chaffiotte sera la voix rĂ©citante. PrĂ©sentation des musiciens : Leonardo Bartelloni a obtenu son diplĂŽme au Conservatoire L. Boccherini de Lucques avec les honneurs du jury. TrĂšs rapidement son activitĂ© de concertiste lâamĂšne Ă collaborer avec de nombreux musiciens
Marivaux ThĂ©ĂÂątre complet. Tome second L'Ecole des mĂšres Acteurs ComĂ©die en un acte reprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens Italiens le 25 juillet 1732 Acteurs Madame Argante. AngĂ©lique, fille de Madame Argante. Lisette, suivante d'AngĂ©lique. Eraste, amant d'AngĂ©lique, sous le nom de La RamĂ©e. Damis, pĂšre d'Eraste, autre amant d'AngĂ©lique. Frontin, valet de Madame Argante. Champagne, valet de Monsieur Damis. La scĂšne est dans l'appartement de Madame Argante. ScĂšne PremiĂšre Eraste, sous le nom de La RamĂ©e et avec une livrĂ©e, Lisette Lisette. - Oui, vous voilĂ fort bien dĂ©guisĂ©, et avec cet habit-lĂ , vous disant mon cousin, je crois que vous pouvez paraĂtre ici en toute sĂ»retĂ©; il n'y a que votre air qui n'est pas trop d'accord avec la livrĂ©e. Eraste. - Il n'y a rien Ă craindre; je n'ai pas mĂÂȘme, en entrant, fait mention de notre parentĂ©. J'ai dit que je voulais te parler, et l'on m'a rĂ©pondu que je te trouverais ici, sans m'en demander davantage. Lisette. - Je crois que vous devez ĂÂȘtre content du zĂšle avec lequel je vous sers je m'expose Ă tout, et ce que je fais pour vous n'est pas trop dans l'ordre; mais vous ĂÂȘtes un honnĂÂȘte homme; vous aimez ma jeune maĂtresse, elle vous aime; je crois qu'elle sera plus heureuse avec vous qu'avec celui que sa mĂšre lui destine, et cela calme un peu mes scrupules. Eraste. - Elle m'aime, dis-tu? Lisette, puis-je me flatter d'un si grand bonheur? Moi qui ne l'ai vue qu'en passant dans nos promenades, qui ne lui ai prouvĂ© mon amour que par mes regards, et qui n'ai pu lui parler que deux fois pendant que sa mĂšre s'Ă©cartait avec d'autres dames! elle m'aime? Lisette. - TrĂšs tendrement, mais voici un domestique de la maison qui vient; c'est Frontin, qui ne me hait pas, faites bonne contenance. ScĂšne II Frontin, Lisette, Eraste Frontin. - Ah! te voilĂ , Lisette. Avec qui es-tu donc lĂ ? Lisette. - Avec un de mes parents qui s'appelle La RamĂ©e, et dont le maĂtre, qui est ordinairement en province, est venu ici pour affaire; et il profite du sĂ©jour qu'il y fait pour me voir. Frontin. - Un de tes parents, dis-tu? Lisette. - Oui. Frontin. - C'est-Ă -dire un cousin? Lisette. - Sans doute. Frontin. - Hum! il a l'air d'un cousin de bien loin il n'a point la tournure d'un parent, ce garçon-lĂ . Lisette. - Qu'est-ce que tu veux dire avec ta tournure? Frontin. - Je veux dire que ce n'est, par ma foi, que de la fausse monnaie que tu me donnes, et que si le diable emportait ton cousin il ne t'en resterait pas un parent de moins. Eraste. - Et pourquoi pensez-vous qu'elle vous trompe? Frontin. - Hum! quelle physionomie de fripon! Mons de La RamĂ©e, je vous avertis que j'aime Lisette, et que je veux l'Ă©pouser tout seul. Lisette. - Il est pourtant nĂ©cessaire que je lui parle pour une affaire de famille qui ne te regarde pas. Frontin. - Oh! parbleu! que les secrets de ta famille s'accommodent, moi, je reste. Lisette. - Il faut prendre son parti. Frontin... Frontin. - AprĂšs? Lisette. - Serais-tu capable de rendre service Ă un honnĂÂȘte homme, qui t'en rĂ©compenserait bien? Frontin. - HonnĂÂȘte homme ou non, son honneur est de trop, dĂšs qu'il rĂ©compense. Lisette. - Tu sais Ă qui Madame marie AngĂ©lique, ma maĂtresse? Frontin. - Oui, je pense que c'est Ă peu prĂšs soixante ans qui en Ă©pousent dix-sept. Lisette. - Tu vois bien que ce mariage-lĂ ne convient point. Frontin. - Oui il menace la stĂ©rilitĂ©, les hĂ©ritiers en seront nuls, ou auxiliaires. Lisette. - Ce n'est qu'Ă regret qu'AngĂ©lique obĂ©it, d'autant plus que le hasard lui a fait connaĂtre un aimable homme qui a touchĂ© son coeur. Frontin. - Le cousin La RamĂ©e pourrait bien nous venir de lĂ . Lisette. - Tu l'as dit; c'est cela mĂÂȘme. Eraste. - Oui, mon enfant, c'est moi. Frontin. - Eh! que ne le disiez-vous? En ce cas-lĂ , je vous pardonne votre figure, et je suis tout Ă vous. Voyons, que faut-il faire? Eraste. - Rien que favoriser une entrevue que Lisette va me procurer ce soir, et tu seras content de moi. Frontin. - Je le crois, mais qu'espĂ©rez-vous de cette entrevue? car on signe le contrat ce soir. Lisette. - Eh bien, pendant que la compagnie, avant le souper, sera dans l'appartement de Madame, Monsieur nous attendra dans cette salle-ci, sans lumiĂšre pour n'ĂÂȘtre point vu, et nous y viendrons, AngĂ©lique et moi, pour examiner le parti qu'il y aura Ă prendre. Frontin. - Ce n'est pas de l'entretien dont je doute mais Ă quoi aboutira-t-il? AngĂ©lique est une AgnĂšs Ă©levĂ©e dans la plus sĂ©vĂšre contrainte, et qui, malgrĂ© son penchant pour vous, n'aura que des regrets, des larmes et de la frayeur Ă vous donner est-ce que vous avez dessein de l'enlever? Eraste. - Ce serait un parti bien extrĂÂȘme. Frontin. - Et dont l'extrĂ©mitĂ© ne vous ferait pas grand-peur, n'est-il pas vrai? Lisette. - Pour nous, Frontin, nous ne nous chargeons que de faciliter l'entretien, auquel je serai prĂ©sente; mais de ce qu'on y rĂ©soudra, nous n'y trempons point, cela ne nous regarde pas. Frontin. - Oh! si fait, cela nous regarderait un peu, si cette petite conversation nocturne que nous leur mĂ©nageons dans la salle Ă©tait dĂ©couverte; d'autant plus qu'une des portes de la salle aboutit au jardin, que du jardin on va Ă une petite porte qui rend dans la rue, et qu'Ă cause de la salle oĂÂč nous les mettrons, nous rĂ©pondrons de toutes ces petites portes-lĂ , qui sont de notre connaissance. Mais tout coup vaille; pour se mettre Ă son aise, il faut quelquefois risquer son honneur, il s'agit d'ailleurs d'une jeune victime qu'on veut sacrifier, et je crois qu'il est gĂ©nĂ©reux d'avoir part Ă sa dĂ©livrance, sans s'embarrasser de quelle façon elle s'opĂ©rera Monsieur payera bien, cela grossira ta dot, et nous ferons une action qui joindra l'utile au louable. Eraste. - Ne vous inquiĂ©tez de rien, je n'ai point envie d'enlever AngĂ©lique, et je ne veux que l'exciter Ă refuser l'Ă©poux qu'on lui destine mais la nuit s'approche, oĂÂč me retirerai-je en attendant le moment oĂÂč je verrai AngĂ©lique? Lisette. - Comme on ne sait encore qui vous ĂÂȘtes, en cas qu'on vous fĂt quelques questions, au lieu d'ĂÂȘtre mon parent, soyez celui de Frontin, et retirez-vous dans sa chambre, qui est Ă cĂÂŽtĂ© de cette salle, et d'oĂÂč Frontin pourra vous amener, quand il faudra. Frontin. - Oui-da, Monsieur, disposez de mon appartement. Lisette. - Allez tout Ă l'heure; car il faut que je prĂ©vienne AngĂ©lique, qui assurĂ©ment sera charmĂ©e de vous voir, mais qui ne sait pas que vous ĂÂȘtes ici, et Ă qui je dirai d'abord qu'il y a un domestique dans la chambre de Frontin qui demande Ă lui parler de votre part mais sortez, j'entends quelqu'un qui vient. Frontin. - Allons, cousin, sauvons-nous. Lisette. - Non, restez c'est la mĂšre d'AngĂ©lique, elle vous verrait fuir, il vaut mieux que vous demeuriez. ScĂšne III Lisette, Frontin, Eraste, Madame Argante Madame Argante. - OĂÂč est ma fille, Lisette? Lisette. - Apparemment qu'elle est dans sa chambre, Madame. Madame Argante. - Qui est ce garçon-lĂ ? Frontin. - Madame, c'est un garçon de condition, comme vous voyez, qui m'est venu voir, et Ă qui je m'intĂ©resse parce que nous sommes fils des deux frĂšres; il n'est pas content de son maĂtre, ils se sont brouillĂ©s ensemble, et il vient me demander si je ne sais pas quelque maison dont il pĂ»t s'accommoder... Madame Argante. - Sa physionomie est assez bonne; chez qui avez-vous servi, mon enfant? Eraste. - Chez un officier du rĂ©giment du Roi, Madame. Madame Argante. - Eh bien, je parlerai de vous Ă Monsieur Damis, qui pourra vous donner Ă ma fille; demeurez ici jusqu'Ă ce soir, et laissez-nous. Restez, Lisette. ScĂšne IV Madame Argante, Lisette Madame Argante. - Ma fille vous dit assez volontiers ses sentiments, Lisette; dans quelle disposition d'esprit est-elle pour le mariage que nous allons conclure? Elle ne m'a marquĂ©, du moins, aucune rĂ©pugnance. Lisette. - Ah! Madame, elle n'oserait vous en marquer, quand elle en aurait; c'est une jeune et timide personne, Ă qui jusqu'ici son Ă©ducation n'a rien appris qu'Ă obĂ©ir. Madame Argante. - C'est, je pense, ce qu'elle pouvait apprendre de mieux Ă son ĂÂąge. Lisette. - Je ne dis pas le contraire. Madame Argante. - Mais enfin, vous paraĂt-elle contente? Lisette. - Y peut-on rien connaĂtre? vous savez qu'Ă peine ose-t-elle lever les yeux, tant elle a peur de sortir de cette modestie sĂ©vĂšre que vous voulez qu'elle ait; tout ce que j'en sais, c'est qu'elle est triste. Madame Argante. - Oh! je le crois, c'est une marque qu'elle a le coeur bon elle va se marier, elle me quitte, elle m'aime, et notre sĂ©paration est douloureuse. Lisette. - Eh! eh! ordinairement, pourtant, une fille qui va se marier est assez gaie. Madame Argante. - Oui, une fille dissipĂ©e, Ă©levĂ©e dans un monde coquet, qui a plus entendu parler d'amour que de vertu, et que mille jeunes Ă©tourdis ont eu l'impertinente libertĂ© d'entretenir de cajoleries; mais une fille retirĂ©e, qui vit sous les yeux de sa mĂšre, et dont rien n'a gĂÂątĂ© ni le coeur ni l'esprit, ne laisse pas que d'ĂÂȘtre alarmĂ©e quand elle change d'Ă©tat. Je connais AngĂ©lique et la simplicitĂ© de ses moeurs; elle n'aime pas le monde, et je suis sĂ»re qu'elle ne me quitterait jamais, si je l'en laissais la maĂtresse. Lisette. - Cela est singulier. Madame Argante. - Oh! j'en suis sĂ»re. A l'Ă©gard du mari que je lui donne, je ne doute pas qu'elle n'approuve mon choix; c'est un homme trĂšs riche, trĂšs raisonnable. Lisette. - Pour raisonnable, il a eu le temps de le devenir. Madame Argante. - Oui, un peu vieux, Ă la vĂ©ritĂ©, mais doux, mais complaisant, attentif, aimable. Lisette. - Aimable! Prenez donc garde, Madame, il a soixante ans, cet homme. Madame Argante. - Il est bien question de l'ĂÂąge d'un mari avec une fille Ă©levĂ©e comme la mienne! Lisette. - Oh! s'il n'en est pas question avec Mademoiselle votre fille, il n'y aura guĂšre eu de prodige de cette force-lĂ ! Madame Argante. - Qu'entendez-vous avec votre prodige? Lisette. - J'entends qu'il faut, le plus qu'on peut, mettre la vertu des gens Ă son aise, et que celle d'AngĂ©lique ne sera pas sans fatigue. Madame Argante. - Vous avez de sottes idĂ©es, Lisette; les inspirez-vous Ă ma fille? Lisette. - Oh! que non, Madame, elle les trouvera bien sans que je m'en mĂÂȘle. Madame Argante. - Et pourquoi, de l'humeur dont elle est, ne serait-elle pas heureuse? Lisette. C'est qu'elle ne sera point de l'humeur dont vous dites, cette humeur-lĂ n'existe nulle part. Madame Argante. - Il faudrait qu'elle l'eĂ»t bien difficile, si elle ne s'accommodait pas d'un homme qui l'adorera. Lisette. - On adore mal Ă son ĂÂąge. Madame Argante. - Qui ira au-devant de tous ses dĂ©sirs. Lisette. - Ils seront donc bien modestes. Madame Argante. - Taisez-vous; je ne sais de quoi je m'avise de vous Ă©couter. Lisette. - Vous m'interrogez, et je vous rĂ©ponds sincĂšrement. Madame Argante. - Allez dire Ă ma fille qu'elle vienne. Lisette. - Il n'est pas besoin de l'aller chercher, Madame, la voilĂ qui passe, et je vous laisse. ScĂšne V AngĂ©lique, Madame Argante Madame Argante. - Venez, AngĂ©lique, j'ai Ă vous parler. AngĂ©lique, modestement. - Que souhaitez-vous, ma mĂšre? Madame Argante. - Vous voyez, ma fille, ce que je fais aujourd'hui pour vous; ne tenez-vous pas compte Ă ma tendresse du mariage avantageux que je vous procure? AngĂ©lique, faisant la rĂ©vĂ©rence. - Je ferai tout ce qu'il vous plaira, ma mĂšre. Madame Argante. - Je vous demande si vous me savez grĂ© du parti que je vous donne? Ne trouvez-vous pas qu'il est heureux pour vous d'Ă©pouser un homme comme Monsieur Damis, dont la fortune, dont le caractĂšre sĂ»r et plein de raison, vous assurent une vie douce et paisible, telle qu'il convient Ă vos moeurs et aux sentiments que je vous ai toujours inspirĂ©s? Allons, rĂ©pondez, ma fille! AngĂ©lique. - Vous me l'ordonnez donc? Madame Argante. - Oui, sans doute. Voyez, n'ĂÂȘtes-vous pas satisfaite de votre sort? AngĂ©lique. - Mais... Madame Argante. - Quoi! mais! je veux qu'on me rĂ©ponde raisonnablement; je m'attends Ă votre reconnaissance, et non pas Ă des mais. AngĂ©lique, saluant. - Je n'en dirai plus, ma mĂšre. Madame Argante. - Je vous dispense des rĂ©vĂ©rences; dites-moi ce que vous pensez. AngĂ©lique. - Ce que je pense? Madame Argante. - Oui comment regardez-vous le mariage en question? AngĂ©lique. - Mais... Madame Argante. - Toujours des mais! AngĂ©lique. - Je vous demande pardon; je n'y songeais pas, ma mĂšre. Madame Argante. - Eh bien, songez-y donc, et souvenez-vous qu'ils me dĂ©plaisent. Je vous demande quelles sont les dispositions de votre coeur dans cette conjoncture-ci. Ce n'est pas que je doute que vous soyez contente, mais je voudrais vous l'entendre dire vous-mĂÂȘme. AngĂ©lique. - Les dispositions de mon coeur! Je tremble de ne pas rĂ©pondre Ă votre fantaisie. Madame Argante. - Et pourquoi ne rĂ©pondriez-vous pas Ă ma fantaisie? AngĂ©lique. - C'est que ce que je dirais vous fĂÂącherait peut-ĂÂȘtre. Madame Argante. - Parlez bien, et je ne me fĂÂącherai point. Est-ce que vous n'ĂÂȘtes point de mon sentiment? Etes-vous plus sage que moi? AngĂ©lique. - C'est que je n'ai point de dispositions dans le coeur. Madame Argante. - Et qu'y avez-vous donc, Mademoiselle? AngĂ©lique. - Rien du tout. Madame Argante. - Rien! qu'est-ce que rien? Ce mariage ne vous plaĂt donc pas? AngĂ©lique. - Non. Madame Argante, en colĂšre. - Comment! il vous dĂ©plaĂt? AngĂ©lique. - Non, ma mĂšre. Madame Argante. - Eh! parlez donc! car je commence Ă vous entendre c'est-Ă -dire, ma fille, que vous n'avez point de volontĂ©? AngĂ©lique. - J'en aurai pourtant une, si vous le voulez. Madame Argante. - Il n'est pas nĂ©cessaire; vous faites encore mieux d'ĂÂȘtre comme vous ĂÂȘtes; de vous laisser conduire, et de vous en fier entiĂšrement Ă moi. Oui, vous avez raison, ma fille; et ces dispositions d'indiffĂ©rence sont les meilleures. Aussi voyez-vous que vous en ĂÂȘtes rĂ©compensĂ©e; je ne vous donne pas un jeune extravagant qui vous nĂ©gligerait peut-ĂÂȘtre au bout de quinze jours, qui dissiperait son bien et le vĂÂŽtre, pour courir aprĂšs mille passions libertines; je vous marie Ă un homme sage, Ă un homme dont le coeur est sĂ»r, et qui saura tout le prix de la vertueuse innocence du vĂÂŽtre. AngĂ©lique. - Pour innocente, je le suis. Madame Argante. - Oui, grĂÂąces Ă mes soins, je vous vois telle que j'ai toujours souhaitĂ© que vous fussiez; comme il vous est familier de remplir vos devoirs, les vertus dont vous allez avoir besoin ne vous coĂ»teront rien; et voici les plus essentielles; c'est, d'abord, de n'aimer que votre mari. AngĂ©lique. - Et si j'ai des amis, qu'en ferai-je? Madame Argante. - Vous n'en devez point avoir d'autres que ceux de Monsieur Damis, aux volontĂ©s de qui vous vous conformerez toujours, ma fille; nous sommes sur ce pied-lĂ dans le mariage. AngĂ©lique. - Ses volontĂ©s? Et que deviendront les miennes? Madame Argante. - Je sais que cet article a quelque chose d'un peu mortifiant; mais il faut s'y rendre, ma fille. C'est une espĂšce de loi qu'on nous a imposĂ©e; et qui dans le fond nous fait honneur, car entre deux personnes qui vivent ensemble, c'est toujours la plus raisonnable qu'on charge d'ĂÂȘtre la plus docile, et cette docilitĂ©-lĂ vous sera facile; car vous n'avez jamais eu de volontĂ© avec moi, vous ne connaissez que l'obĂ©issance. AngĂ©lique. - Oui, mais mon mari ne sera pas ma mĂšre. Madame Argante. - Vous lui devez encore plus qu'Ă moi, AngĂ©lique, et je suis sĂ»re qu'on n'aura rien Ă vous reprocher lĂ -dessus. Je vous laisse, songez Ă tout ce que je vous ai dit; et surtout gardez ce goĂ»t de retraite, de solitude, de modestie, de pudeur qui me charme en vous; ne plaisez qu'Ă votre mari, et restez dans cette simplicitĂ© qui ne vous laisse ignorer que le mal. Adieu, ma fille. ScĂšne VI AngĂ©lique, Lisette AngĂ©lique, un moment seule. - Qui ne me laisse ignorer que le mal! Et qu'en sait-elle? Elle l'a donc appris? Eh bien, je veux l'apprendre aussi. Lisette survient. - Eh bien, Mademoiselle, Ă quoi en ĂÂȘtes-vous? AngĂ©lique. - J'en suis Ă m'affliger, comme tu vois. Lisette. - Qu'avez-vous dit Ă votre mĂšre? AngĂ©lique. - Eh! tout ce qu'elle a voulu. Lisette. - Vous Ă©pouserez donc Monsieur Damis? AngĂ©lique. - Moi, l'Ă©pouser! Je t'assure que non; c'est bien assez qu'il m'Ă©pouse. Lisette. - Oui, mais vous n'en serez pas moins sa femme. AngĂ©lique. - Eh bien, ma mĂšre n'a qu'Ă l'aimer pour nous deux; car pour moi je n'aimerai jamais qu'Eraste. Lisette. - Il le mĂ©rite bien. AngĂ©lique. - Oh! pour cela, oui. C'est lui qui est aimable, qui est complaisant, et non pas ce Monsieur Damis que ma mĂšre a Ă©tĂ© prendre je ne sais oĂÂč, qui ferait bien mieux d'ĂÂȘtre mon grand-pĂšre que mon mari, qui me glace quand il me parle, et qui m'appelle toujours ma belle personne; comme si on s'embarrassait beaucoup d'ĂÂȘtre belle ou laide avec lui au lieu que tout ce que me dit Eraste est si touchant! on voit que c'est du fond du coeur qu'il parle; et j'aimerais mieux ĂÂȘtre sa femme seulement huit jours, que de l'ĂÂȘtre toute ma vie de l'autre. Lisette. - On dit qu'il est au dĂ©sespoir, Eraste. AngĂ©lique. - Eh! comment veut-il que je fasse? HĂ©las! je sais bien qu'il sera inconsolable N'est-on pas bien Ă plaindre, quand on s'aime tant, de n'ĂÂȘtre pas ensemble? Ma mĂšre dit qu'on est obligĂ© d'aimer son mari; eh bien! qu'on me donne Eraste; je l'aimerai tant qu'on voudra, puisque je l'aime avant que d'y ĂÂȘtre obligĂ©e, je n'aurai garde d'y manquer quand il le faudra, cela me sera bien commode. Lisette. - Mais avec ces sentiments-lĂ , que ne refusez-vous courageusement Damis? il est encore temps; vous ĂÂȘtes d'une vivacitĂ© Ă©tonnante avec moi, et vous tremblez devant votre mĂšre. Il faudrait lui dire ce soir Cet homme-lĂ est trop vieux pour moi; je ne l'aime point, je le hais, je le haĂÂŻrai, et je ne saurais l'Ă©pouser. AngĂ©lique. - Tu as raison mais quand ma mĂšre me parle, je n'ai plus d'esprit; cependant je sens que j'en ai assurĂ©ment; et j'en aurais bien davantage, si elle avait voulu; mais n'ĂÂȘtre jamais qu'avec elle, n'entendre que des prĂ©ceptes qui me lassent, ne faire que des lectures qui m'ennuient, est-ce lĂ le moyen d'avoir de l'esprit? qu'est-ce que cela apprend? Il y a des petites filles de sept ans qui sont plus avancĂ©es que moi. Cela n'est-il pas ridicule? je n'ose pas seulement ouvrir ma fenĂÂȘtre. Voyez, je vous prie, de quel air on m'habille? suis-je vĂÂȘtue comme une autre? regardez comme me voilĂ faite Ma mĂšre appelle cela un habit modeste il n'y a donc de la modestie nulle part qu'ici? car je ne vois que moi d'enveloppĂ©e comme cela; aussi suis-je d'une enfance, d'une curiositĂ©! Je ne porte point de ruban, mais qu'est-ce que ma mĂšre y gagne? que j'ai des Ă©motions quand j'en aperçois. Elle ne m'a laissĂ© voir personne, et avant que je connusse Eraste, le coeur me battait quand j'Ă©tais regardĂ©e par un jeune homme. VoilĂ pourtant ce qui m'est arrivĂ©. Lisette. - Votre naĂÂŻvetĂ© me fait rire. AngĂ©lique. - Mais est-ce que je n'ai pas raison? Serais-je de mĂÂȘme si j'avais joui d'une libertĂ© honnĂÂȘte? En vĂ©ritĂ©, si je n'avais pas le coeur bon, tiens, je crois que je haĂÂŻrais ma mĂšre, d'ĂÂȘtre cause que j'ai des Ă©motions pour des choses dont je suis sĂ»re que je ne me soucierais pas si je les avais. Aussi, quand je serai ma maĂtresse! laisse-moi faire, va... je veux savoir tout ce que les autres savent. Lisette. - Je m'en fie bien Ă vous. AngĂ©lique. - Moi qui suis naturellement vertueuse, sais-tu bien que je m'endors quand j'entends parler de sagesse? Sais-tu bien que je serai fort heureuse de n'ĂÂȘtre pas coquette? Je ne la serai pourtant pas; mais ma mĂšre mĂ©riterait bien que je la devinsse. Lisette. - Ah! si elle pouvait vous entendre et jouir du fruit de sa sĂ©vĂ©ritĂ©! Mais parlons d'autre chose. Vous aimez Eraste? AngĂ©lique. - Vraiment oui, je l'aime, pourvu qu'il n'y ait point de mal Ă avouer cela; car je suis si ignorante! Je ne sais point ce qui est permis ou non, au moins. Lisette. - C'est un aveu sans consĂ©quence avec moi. AngĂ©lique. - Oh! sur ce pied-lĂ je l'aime beaucoup, et je ne puis me rĂ©soudre Ă le perdre. Lisette. - Prenez donc une bonne rĂ©solution de n'ĂÂȘtre pas Ă un autre. Il y a ici un domestique Ă lui qui a une lettre Ă vous rendre de sa part. AngĂ©lique, charmĂ©e. - Une lettre de sa part, et tu ne m'en disais rien! OĂÂč est-elle? Oh! que j'aurai de plaisir Ă la lire! donne-moi-la donc! OĂÂč est ce domestique? Lisette. - Doucement! modĂ©rez cet empressement-lĂ ; cachez-en du moins une partie Ă Eraste si par hasard vous lui parliez, il y aurait du trop. AngĂ©lique. - Oh! dame, c'est encore ma mĂšre qui en est cause. Mais est-ce que je pourrai le voir? Tu me parles de lui et de sa lettre, et je ne vois ni l'un ni l'autre. ScĂšne VII Lisette, AngĂ©lique, Frontin, Eraste Lisette, Ă AngĂ©lique. - Tenez, voici ce domestique que Frontin nous amĂšne. AngĂ©lique. - Frontin ne dira-t-il rien Ă ma mĂšre? Lisette. - Ne craignez rien, il est dans vos intĂ©rĂÂȘts, et ce domestique passe pour son parent. Frontin, tenant une lettre. - Le valet de Monsieur Eraste vous apporte une lettre que voici, Madame. AngĂ©lique, gravement. - Donnez. A Lisette. Suis-je assez sĂ©rieuse? Lisette. - Fort bien. AngĂ©lique lit. - Que viens-je d'apprendre! on dit que vous vous mariez ce soir. Si vous concluez sans me permettre de vous voir, je ne me soucie plus de la vie. Et en s'interrompant. Il ne se soucie plus de la vie, Lisette! Elle achĂšve de lire. Adieu; j'attends votre rĂ©ponse, et je me meurs. AprĂšs qu'elle a lu. Cette lettre-lĂ me pĂ©nĂštre; il n'y a point de modĂ©ration qui tienne, Lisette; il faut que je lui parle, et je ne veux pas qu'il meure. Allez lui dire qu'il vienne; on le fera entrer comme on pourra. Eraste, se jetant Ă ses genoux. - Vous ne voulez point que je meure, et vous vous mariez, AngĂ©lique! AngĂ©lique. - Ah! c'est vous, Eraste? Eraste. - A quoi vous dĂ©terminez-vous donc? AngĂ©lique. - Je ne sais; je suis trop Ă©mue pour vous rĂ©pondre. Levez-vous. Eraste, se levant. - Mon dĂ©sespoir vous touchera-t-il? AngĂ©lique. - Est-ce que vous n'avez pas entendu ce que j'ai dit? Eraste. - Il m'a paru que vous m'aimiez un peu. AngĂ©lique. - Non, non, il vous a paru mieux que cela; car j'ai dit bien franchement que je vous aime mais il faut m'excuser, Eraste, car je ne savais pas que vous Ă©tiez lĂ . Eraste. - Est-ce que vous seriez fĂÂąchĂ©e de ce qui vous est Ă©chappĂ©? AngĂ©lique. - Moi, fĂÂąchĂ©e? au contraire, je suis bien aise que vous l'ayez appris sans qu'il y ait de ma faute; je n'aurai plus la peine de vous le cacher. Frontin. - Prenez garde qu'on ne vous surprenne. Lisette. - Il a raison; je crois que quelqu'un vient; retirez-vous, Madame. AngĂ©lique. - Mais je crois que vous n'avez pas eu le temps de me dire tout. Eraste. - HĂ©las! Madame, je n'ai encore fait que vous voir et j'ai besoin d'un entretien pour vous rĂ©soudre Ă me sauver la vie. AngĂ©lique, en s'en allant. - Ne lui donneras-tu pas le temps de me rĂ©soudre, Lisette? Lisette. - Oui, Frontin et moi nous aurons soin de tout vous allez vous revoir bientĂÂŽt; mais retirez-vous. ScĂšne VIII Lisette, Frontin, Eraste, Champagne Lisette. - Qui est-ce qui entre lĂ ? c'est le valet de Monsieur Damis. Eraste, vite. - Eh! d'oĂÂč le connaissez-vous? c'est le valet de mon pĂšre, et non pas de Monsieur Damis qui m'est inconnu. Lisette. - Vous vous trompez; ne vous dĂ©concertez pas. Champagne. - Bonsoir, la jolie fille, bonsoir, Messieurs; je viens attendre ici mon maĂtre qui m'envoie dire qu'il va venir; et je suis charmĂ© d'une rencontre... En regardant Eraste. Mais comment appelez-vous Monsieur? Eraste. - Vous importe-t-il de savoir que je m'appelle La RamĂ©e? Champagne. - La RamĂ©e? Et pourquoi est-ce que vous portez ce visage-lĂ ? Eraste. - Pourquoi? la belle question! parce que je n'en ai pas reçu d'autre. Adieu, Lisette; le dĂ©but de ce butor-lĂ m'ennuie. ScĂšne IX Champagne, Frontin, Lisette Frontin. - Je voudrais bien savoir Ă qui tu en as! Est-ce qu'il n'est pas permis Ă mon cousin La RamĂ©e d'avoir son visage? Champagne. - Je veux bien que Monsieur La RamĂ©e en ait un; mais il ne lui est pas permis de se servir de celui d'un autre. Lisette. - Comment, celui d'un autre! qu'est-ce que cette folie-lĂ ? Champagne. - Oui, celui d'un autre en un mot, cette mine-lĂ ne lui appartient point; elle n'est point Ă sa place ordinaire, ou bien j'ai vu la pareille Ă quelqu'un que je connais. Frontin, riant. - C'est peut-ĂÂȘtre une physionomie Ă la mode, et La RamĂ©e en aura pris une. Lisette, riant. - VoilĂ bien, en effet, des discours d'un butor comme toi, Champagne est-ce qu'il n'y a pas mille gens qui se ressemblent? Champagne. - Cela est vrai; mais qu'il appartienne Ă ce qu'il voudra, je ne m'en soucie guĂšre; chacun a le sien; il n'y a que vous, Mademoiselle Lisette, qui n'avez celui de personne, car vous ĂÂȘtes plus jolie que tout le monde il n'y a rien de si aimable que vous. Frontin. - Halte-lĂ ! laisse ce minois-lĂ en repos; ton Ă©loge le dĂ©shonore. Champagne. - Ah! Monsieur Frontin, ce que j'en dis, c'est en cas que vous n'aimiez pas Lisette, comme cela peut arriver; car chacun n'est pas du mĂÂȘme goĂ»t. Frontin. - Paix! vous dis-je; car je l'aime. Champagne. - Et vous, Mademoiselle Lisette? Lisette. - Tu joues de malheur, car je l'aime. Champagne. - Je l'aime, partout je l'aime! Il n'y aura donc rien pour moi? Lisette, en s'en allant. - Une rĂ©vĂ©rence de ma part. Frontin, en s'en allant. - Des injures de la mienne, et quelques coups de poing, si tu veux. Champagne. - Ah! n'ai-je pas fait lĂ une belle fortune? ScĂšne X Monsieur Damis, Champagne Monsieur Damis. - Ah! te voilĂ ! Champagne. - Oui, Monsieur; on vient de m'apprendre qu'il n'y a rien pour moi, et ma part ne me donne pas une bonne opinion de la vĂÂŽtre. Monsieur Damis. - Qu'entends-tu par lĂ ? Champagne. - C'est que Lisette ne veut point de moi, et outre cela j'ai vu la physionomie de Monsieur votre fils sur le visage d'un valet. Monsieur Damis. - Je n'y comprends rien. Laisse-nous; voici Madame Argante et AngĂ©lique. ScĂšne XI Madame Argante, AngĂ©lique, Monsieur Damis Madame Argante. - Vous venez sans doute d'arriver, Monsieur? Monsieur Damis. - Oui, Madame, en ce moment. Madame Argante. - Il y a dĂ©jĂ bonne compagnie assemblĂ©e chez moi, c'est-Ă -dire, une partie de ma famille, avec quelques-uns de nos amis, car pour les vĂÂŽtres, vous n'avez pas voulu leur confier votre mariage. Monsieur Damis. - Non, Madame, j'ai craint qu'on n'enviĂÂąt mon bonheur et j'ai voulu me l'assurer en secret. Mon fils mĂÂȘme ne sait rien de mon dessein et c'est Ă cause de cela que je vous ai priĂ© de vouloir bien me donner le nom de Damis, au lieu de celui d'Orgon, qu'on mettra dans le contrat. Madame Argante. - Vous ĂÂȘtes le maĂtre, Monsieur; au reste, il n'appartient point Ă une mĂšre de vanter sa fille; mais je crois vous faire un prĂ©sent digne d'un honnĂÂȘte homme comme vous. Il est vrai que les avantages que vous lui faites... Monsieur Damis. - Oh! Madame, n'en parlons point, je vous prie; c'est Ă moi Ă vous remercier toutes deux, et je n'ai pas dĂ» espĂ©rer que cette belle personne fĂt grĂÂące au peu que je vaux. AngĂ©lique, Ă part. - Belle personne! Monsieur Damis. - Tous les trĂ©sors du monde ne sont rien au prix de la beautĂ© et de la vertu qu'elle m'apporte en mariage. Madame Argante. - Pour de la vertu, vous lui rendez justice. Mais, Monsieur, on vous attend; vous savez que j'ai permis que nos amis se dĂ©guisassent, et fissent une espĂšce de petit bal tantĂÂŽt; le voulez-vous bien? C'est le premier que ma fille aura vu. Monsieur Damis. - Comme il vous plaira, Madame. Madame Argante. - Allons donc joindre la compagnie. Monsieur Damis. - Oserais-je auparavant vous prier d'une chose, Madame? Daignez, Ă la faveur de notre union prochaine, m'accorder un petit moment d'entretien avec AngĂ©lique; c'est une satisfaction que je n'ai pas eu jusqu'ici. Madame Argante. - J'y consens, Monsieur, on ne peut vous le refuser dans la conjoncture prĂ©sente; et ce n'est pas apparemment pour Ă©prouver le coeur de ma fille? il n'est pas encore temps qu'il se dĂ©clare tout Ă fait; il doit vous suffire qu'elle obĂ©it sans rĂ©pugnance; et c'est ce que vous pouvez dire Ă Monsieur, AngĂ©lique; je vous le permets, entendez-vous? AngĂ©lique. - J'entends, ma mĂšre. ScĂšne XII AngĂ©lique, Monsieur Damis Monsieur Damis. - Enfin, charmante AngĂ©lique, je puis donc sans tĂ©moins vous jurer une tendresse Ă©ternelle il est vrai que mon ĂÂąge ne rĂ©pond pas au vĂÂŽtre. AngĂ©lique. - Oui, il y a bien de la diffĂ©rence. Monsieur Damis. - Cependant on me flatte que vous acceptez ma main sans rĂ©pugnance. AngĂ©lique. - Ma mĂšre le dit. Monsieur Damis. - Et elle vous a permis de me le confirmer vous-mĂÂȘme. AngĂ©lique. - Oui, mais on n'est pas obligĂ© d'user des permissions qu'on a. Monsieur Damis. - Est-ce par modestie, est-ce par dĂ©goĂ»t que vous me refusez l'aveu que je demande? AngĂ©lique. - Non, ce n'est pas par modestie. Monsieur Damis. - Que me dites-vous lĂ ! C'est donc par dĂ©goĂ»t?... Vous ne me rĂ©pondez rien? AngĂ©lique. - C'est que je suis polie. Monsieur Damis. - Vous n'auriez donc rien de favorable Ă me rĂ©pondre? AngĂ©lique. - Il faut que je me taise encore. Monsieur Damis. - Toujours par politesse? AngĂ©lique. - Oh! toujours. Monsieur Damis. - Parlez-moi franchement est-ce que vous me haĂÂŻssez? AngĂ©lique. - Vous embarrassez encore mon savoir-vivre. Seriez-vous bien aise, si je vous disais oui? Monsieur Damis. - Vous pourriez dire non. AngĂ©lique. - Encore moins, car je mentirais. Monsieur Damis. - Quoi! vos sentiments vont jusqu'Ă la haine, AngĂ©lique! J'aurais cru que vous vous contentiez de ne pas m'aimer. AngĂ©lique. - Si vous vous en contentez, et moi aussi, et s'il n'est pas malhonnĂÂȘte d'avouer aux gens qu'on ne les aime point, je ne serai plus embarrassĂ©e. Monsieur Damis. - Et vous me l'avoueriez! AngĂ©lique. - Tant qu'il vous plaira. Monsieur Damis. - C'est une rĂ©pĂ©tition dont je ne suis point curieux; et ce n'Ă©tait pas lĂ ce que votre mĂšre m'avait fait entendre. AngĂ©lique. - Oh! vous pouvez vous en fier Ă moi; je sais mieux cela que ma mĂšre, elle a pu se tromper; mais, pour moi, je vous dis la vĂ©ritĂ©. Monsieur Damis. - Qui est que vous ne m'aimez point? AngĂ©lique. - Oh! du tout; je ne saurais; et ce n'est pas par malice, c'est naturellement et vous, qui ĂÂȘtes, Ă ce qu'on dit, un si honnĂÂȘte homme, si, en faveur de ma sincĂ©ritĂ©, vous vouliez ne me plus aimer et me laisser lĂ , car aussi bien je ne suis pas si belle que vous le croyez, tenez, vous en trouverez cent qui vaudront mieux que moi. Monsieur Damis, les premiers mots Ă part. - Voyons si elle aime ailleurs. Mon intention, assurĂ©ment, n'est pas qu'on vous contraigne. AngĂ©lique. - Ce que vous dites lĂ est bien raisonnable, et je ferai grand cas de vous si vous continuez. Monsieur Damis. - Je suis mĂÂȘme fĂÂąchĂ© de ne l'avoir pas su plus tĂÂŽt. AngĂ©lique. - HĂ©las! si vous me l'aviez demandĂ©, je vous l'aurais dit. Monsieur Damis. - Et il faut y mettre ordre. AngĂ©lique. - Que vous ĂÂȘtes bon et obligeant! N'allez pourtant pas dire Ă ma mĂšre que je vous ai confiĂ© que je ne vous aime point, parce qu'elle se mettrait en colĂšre contre moi; mais faites mieux; dites-lui seulement que vous ne me trouvez pas assez d'esprit pour vous, que je n'ai pas tant de mĂ©rite que vous l'aviez cru, comme c'est la vĂ©ritĂ©; enfin, que vous avez encore besoin de vous consulter ma mĂšre, qui est fort fiĂšre, ne manquera pas de se choquer, elle rompra tout, notre mariage ne se fera point, et je vous aurai, je vous jure, une obligation infinie. Monsieur Damis. - Non, AngĂ©lique, non, vous ĂÂȘtes trop aimable; elle se douterait que c'est vous qui ne voulez pas, et tous ces prĂ©textes-lĂ ne valent rien; il n'y en a qu'un bon; aimez-vous ailleurs? AngĂ©lique. - Moi! non; n'allez pas le croire. Monsieur Damis. - Sur ce pied-lĂ , je n'ai point d'excuse; j'ai promis de vous Ă©pouser, et il faut que je tienne parole; au lieu que, si vous aimiez quelqu'un, je ne lui dirais pas que vous me l'avez avouĂ©; mais seulement que je m'en doute. AngĂ©lique. - Eh bien! doutez-vous-en donc. Monsieur Damis. - Mais il n'est pas possible que je m'en doute si cela n'est pas vrai; autrement ce serait ĂÂȘtre de mauvaise foi; et, malgrĂ© toute l'envie que j'ai de vous obliger, je ne saurais dire une imposture. AngĂ©lique. - Allez, allez, n'ayez point de scrupule, vous parlerez en homme d'honneur. Monsieur Damis. - Vous aimez donc? AngĂ©lique. - Mais ne me trahissez-vous point, Monsieur Damis? Monsieur Damis. - Je n'ai que vos vĂ©ritables intĂ©rĂÂȘts en vue. AngĂ©lique. - Quel bon caractĂšre! Oh! que je vous aimerais, si vous n'aviez que vingt ans! Monsieur Damis. - Eh bien? AngĂ©lique. - Vraiment, oui, il y a quelqu'un qui me plaĂt... Frontin arrive. - Monsieur, je viens de la part de Madame vous dire qu'on vous attend avec Mademoiselle. Monsieur Damis. - Nous y allons. Et Ă AngĂ©lique oĂÂč avez-vous connu celui qui vous plaĂt? AngĂ©lique. - Ah! ne m'en demandez pas davantage; puisque vous ne voulez que vous douter que j'aime, en voilĂ plus qu'il n'en faut pour votre probitĂ©, et je vais vous annoncer lĂ -haut. ScĂšne XIII Monsieur Damis, Frontin Monsieur Damis, les premiers mots Ă part. - Ceci me chagrine, mais je l'aime trop pour la cĂ©der Ă personne. Frontin! Frontin! approche, je voudrais te dire un mot. Frontin. - Volontiers, Monsieur; mais on est impatient de vous voir. Monsieur Damis. - Je ne tarderai qu'un moment viens, j'ai remarquĂ© que tu es un garçon d'esprit. Frontin. - Eh! j'ai des jours oĂÂč je n'en manque pas, Monsieur Damis. - Veux-tu me rendre un service dont je te promets que personne ne sera jamais instruit? Frontin. - Vous marchandez ma fidĂ©litĂ©; mais je suis dans mon jour d'esprit, il n'y a rien Ă faire, je sens combien il faut ĂÂȘtre discret. Monsieur Damis. - Je te payerai bien. Frontin. - ArrĂÂȘtez donc, Monsieur, ces dĂ©buts-lĂ m'attendrissent toujours. Monsieur Damis. - VoilĂ ma bourse. Frontin. - Quel embonpoint sĂ©duisant! Qu'il a l'air vainqueur! Monsieur Damis. - Elle est Ă toi, si tu veux me confier ce que tu sais sur le chapitre d'AngĂ©lique. Je viens adroitement de lui faire avouer qu'elle a un amant; et observĂ©e comme elle est par sa mĂšre, elle ne peut ni l'avoir vu ni avoir de ses nouvelles que par le moyen des domestiques tu t'en es peut-ĂÂȘtre mĂÂȘlĂ© toi-mĂÂȘme, ou tu sais qui s'en mĂÂȘle, et je voudrais Ă©carter cet homme-lĂ ; quel est-il? oĂÂč se sont-ils vus? Je te garderai le secret. Frontin, prenant la bourse. - Je rĂ©sisterais Ă ce que vous dites, mais ce que vous tenez m'entraĂne, et je me rends. Monsieur Damis. - Parle. Frontin. - Vous me demandez un dĂ©tail que j'ignore; il n'y a que Lisette qui soit parfaitement instruite dans cette intrigue-lĂ . Monsieur Damis. - La fourbe! Frontin. - Prenez garde, vous ne sauriez la condamner sans me faire mon procĂšs. Je viens de cĂ©der Ă un trait d'Ă©loquence qu'on aura peut-ĂÂȘtre employĂ© contre elle; au reste je ne connais le jeune homme en question que depuis une heure; il est actuellement dans ma chambre; Lisette en a fait mon parent, et dans quelques moments, elle doit l'introduire ici mĂÂȘme oĂÂč je suis chargĂ© d'Ă©teindre les bougies, et oĂÂč elle doit arriver avec AngĂ©lique pour y traiter ensemble des moyens de rompre votre mariage. Monsieur Damis. - Il ne tiendra donc qu'Ă toi que je sois pleinement instruit de tout. Frontin. - Comment? Monsieur Damis. - Tu n'as qu'Ă souffrir que je me cache ici; on ne m'y verra pas, puisque tu vas en ĂÂŽter les lumiĂšres, et j'Ă©couterai tout ce qu'ils diront. Frontin. - Vous avez raison; attendez, quelques amis de la maison qui sont lĂ -haut, et qui veulent se dĂ©guiser aprĂšs souper pour se divertir, ont fait apporter des dominos qu'on a mis dans le petit cabinet Ă cĂÂŽtĂ© de la salle, voulez-vous que je vous en donne un? Monsieur Damis. - Tu me feras plaisir. Frontin. - Je cours vous le chercher, car l'heure approche. Monsieur Damis. - Va. ScĂšne XIV Monsieur Damis, Frontin Monsieur Damis, un moment seul. - Je ne saurais mieux m'y prendre pour savoir de quoi il est question. Si je vois que l'amour d'AngĂ©lique aille Ă un certain point, il ne s'agit plus de mariage; cependant je tremble. Qu'on est malheureux d'aimer Ă mon ĂÂąge! Frontin revient. - Tenez, Monsieur, voilĂ tout votre attirail, jusqu'Ă un masque c'est un visage qui ne vous donnera que dix-huit ans, vous ne perdrez rien au change; ajustez-vous vite; bon! mettez-vous lĂ et ne remuez pas; voilĂ les lumiĂšres Ă©teintes, bonsoir. Monsieur Damis. - Ecoute; le jeune homme va venir, et je rĂÂȘve Ă une chose; quand Lisette et AngĂ©lique seront entrĂ©es, dis Ă la mĂšre, de ma part, que je la prie de se rendre ici sans bruit, cela ne te compromet point, et tu y gagneras. Frontin. - Mais vous prenez donc cette commission-lĂ Ă crĂ©dit? Monsieur Damis. - Va, ne t'embarrasse point. Frontin, il tĂÂątonne. - Soit. Je sors... J'ai de la peine Ă trouver mon chemin; mais j'entends quelqu'un... ScĂšne XV Lisette, Eraste, Frontin, Monsieur Damis Lisette est Ă la porte avec Eraste pour entrer. Frontin. - Est-ce toi, Lisette? Lisette. - Oui, Ă qui parles-tu donc lĂ ? Frontin. - A la nuit, qui m'empĂÂȘchait de retrouver la porte. Avec qui es-tu, toi? Lisette. - Parle bas; avec Eraste que je fais entrer dans la salle. Monsieur Damis, Ă part. - Eraste! Frontin. - Bon! oĂÂč est-il? Il appelle. La RamĂ©e! Eraste. - Me voilĂ . Frontin, le prenant par le bras. - Tenez, Monsieur, marchez et promenez-vous du mieux que vous pourrez en attendant. Lisette. - Adieu; dans un moment je reviens avec ma maĂtresse. ScĂšne XVI Eraste, Monsieur Damis, cachĂ©. Eraste. - Je ne saurais douter qu'AngĂ©lique ne m'aime; mais sa timiditĂ© m'inquiĂšte, et je crains de ne pouvoir l'enhardir Ă dĂ©dire sa mĂšre. Monsieur Damis, Ă part. - Est-ce que je me trompe? c'est la voix de mon fils, Ă©coutons. Eraste. - TĂÂąchons de ne pas faire de bruit. Il marche en tĂÂątonnant. Monsieur Damis. - Je crois qu'il vient Ă moi; changeons de place. Eraste. - J'entends remuer du taffetas; est-ce vous, AngĂ©lique, est-ce vous? En disant cela, il attrape Monsieur Damis par le domino. Monsieur Damis, retenu. - Doucement!... Eraste. - Ah! c'est vous-mĂÂȘme. Monsieur Damis, Ă part. - C'est mon fils. Eraste. - Eh bien! AngĂ©lique, me condamnerez-vous Ă mourir de douleur? Vous m'avez dit tantĂÂŽt que vous m'aimiez; vos beaux yeux me l'ont confirmĂ© par les regards les plus aimables et les plus tendres; mais de quoi me servira d'ĂÂȘtre aimĂ©, si je vous perds? Au nom de notre amour, AngĂ©lique, puisque vous m'avez permis de me flatter du vĂÂŽtre, gardez-vous Ă ma tendresse, je vous en conjure par ces charmes que le ciel semble n'avoir destinĂ©s que pour moi; par cette main adorable sur qui je vous jure un amour Ă©ternel. Monsieur Damis veut retirer sa main. Ne la retirez pas, AngĂ©lique, et dĂ©dommagez Eraste du plaisir qu'il n'a point de voir vos beaux yeux, par l'assurance de n'ĂÂȘtre jamais qu'Ă lui; parlez, AngĂ©lique. Monsieur Damis, Ă part, les premiers mots. - J'entends du bruit. Taisez-vous, petit sot. Et il se retire d'Eraste. Eraste. - Juste ciel! qu'entends-je? Vous me fuyez! Ah! Lisette, n'es-tu pas lĂ ? ScĂšne XVII AngĂ©lique et Lisette qui entrent, Monsieur Damis, Eraste Lisette. - Nous voici, Monsieur. Eraste. - Je suis au dĂ©sespoir, ta maĂtresse me fuit. AngĂ©lique. - Moi, Eraste? Je ne vous fuis point, me voilĂ . Eraste. - Eh quoi! ne venez-vous pas de me dire tout ce qu'il y a de plus cruel? AngĂ©lique. - Eh! je n'ai encore dit qu'un mot. Eraste. - Il est vrai, mais il m'a marquĂ© le dernier mĂ©pris. AngĂ©lique. - Il faut que vous ayez mal entendu, Eraste est-ce qu'on mĂ©prise les gens qu'on aime? Lisette. - En effet, rĂÂȘvez-vous, Monsieur? Eraste. - Je n'y comprends donc rien; mais vous me rassurez, puisque vous me dites que vous m'aimez; daignez me le rĂ©pĂ©ter encore. ScĂšne XVIII Madame Argante, introduite par Frontin, Lisette, Eraste, AngĂ©lique, Monsieur Damis AngĂ©lique. - Vraiment, ce n'est pas lĂ l'embarras, et je vous le rĂ©pĂ©terais avec plaisir, mais vous le savez bien assez. Madame Argante, Ă part. - Qu'entends-je? AngĂ©lique. - Et d'ailleurs on m'a dit qu'il fallait ĂÂȘtre plus retenue dans les discours qu'on tient Ă son amant. Eraste. - Quelle aimable franchise! AngĂ©lique. - Mais je vais comme le coeur me mĂšne, sans y entendre plus de finesse; j'ai du plaisir Ă vous voir, et je vous vois, et s'il y a de ma faute Ă vous avouer si souvent que je vous aime, je la mets sur votre compte, et je ne veux point y avoir part. Eraste. - Que vous me charmez! AngĂ©lique. - Si ma mĂšre m'avait donnĂ© plus d'expĂ©rience; si j'avais Ă©tĂ© un peu dans le monde, je vous aimerais peut-ĂÂȘtre sans vous le dire; je vous ferais languir pour le savoir; je retiendrais mon coeur, cela n'irait pas si vite, et vous m'auriez dĂ©jĂ dit que je suis une ingrate; mais je ne saurais la contrefaire. Mettez-vous Ă ma place; j'ai tant souffert de contrainte, ma mĂšre m'a rendu la vie si triste! j'ai eu si peu de satisfaction, elle a tant mortifiĂ© mes sentiments! Je suis si lasse de les cacher, que, lorsque je suis contente, et que je le puis dire, je l'ai dĂ©jĂ dit avant que de savoir que j'ai parlĂ©; c'est comme quelqu'un qui respire, et imaginez-vous Ă prĂ©sent ce que c'est qu'une fille qui a toujours Ă©tĂ© gĂÂȘnĂ©e, qui est avec vous, que vous aimez, qui ne vous hait pas, qui vous aime, qui est franche, qui n'a jamais eu le plaisir de dire ce qu'elle pense, qui ne pensera jamais rien de si touchant, et voyez si je puis rĂ©sister Ă tout cela. Eraste. - Oui, ma joie, Ă ce que j'entends lĂ , va jusqu'au transport! Mais il s'agit de nos affaires j'ai le bonheur d'avoir un pĂšre raisonnable, Ă qui je suis aussi cher qu'il me l'est Ă moi-mĂÂȘme, et qui, j'espĂšre, entrera volontiers dans nos vues. AngĂ©lique. - Pour moi, je n'ai pas le bonheur d'avoir une mĂšre qui lui ressemble; je ne l'en aime pourtant pas moins... Madame Argante, Ă©clatant. - Ah! c'en est trop, fille indigne de ma tendresse! AngĂ©lique. - Ah! je suis perdue! Ils s'Ă©cartent tous trois. Madame Argante. - Vite, Frontin, qu'on Ă©claire, qu'on vienne! En disant cela, elle avance et rencontre Monsieur Damis, qu'elle saisit par le domino, et continue. Ingrate! est-ce lĂ le fruit des soins que je me suis donnĂ© pour vous former Ă la vertu? MĂ©nager des intrigues Ă mon insu! Vous plaindre d'une Ă©ducation qui m'occupait tout entiĂšre! Eh bien, jeune extravagante, un couvent, plus austĂšre que moi, me rĂ©pondra des Ă©garements de votre coeur. ScĂšne XIX et derniĂšre La lumiĂšre arrive avec Frontin et autres domestiques avec des bougies. Monsieur Damis, dĂ©masquĂ©, Ă Madame Argante, et en riant. - Vous voyez bien qu'on ne me recevrait pas au couvent. Madame Argante. - Quoi! c'est vous, Monsieur? Et puis voyant Eraste avec sa livrĂ©e. Et ce fripon-lĂ , que fait-il ici? Monsieur Damis. - Ce fripon-lĂ , c'est mon fils, Ă qui, tout bien examinĂ©, je vous conseille de donner votre fille. Madame Argante. - Votre fils? Monsieur Damis. - Lui-mĂÂȘme. Approchez, Eraste; tout ce que j'ai entendu vient de m'ouvrir les yeux sur l'imprudence de mes desseins; conjurez Madame de vous ĂÂȘtre favorable, il ne tiendra pas Ă moi qu'AngĂ©lique ne soit votre Ă©pouse. Eraste, se jetant aux genoux de son pĂšre. - Que je vous ai d'obligation, mon pĂšre! Nous pardonnerez-vous, Madame, tout ce qui vient de se passer? AngĂ©lique, embrassant les genoux de Madame Argante. - Puis-je espĂ©rer d'obtenir grĂÂące? Monsieur Damis. - Votre fille a tort, mais elle est vertueuse, et Ă votre place je croirais devoir oublier tout, et me rendre. Madame Argante. - Allons, Monsieur, je suivrai vos conseils, et me conduirai comme il vous plaira. Monsieur Damis. - Sur ce pied-lĂ , le divertissement dont je prĂ©tendais vous amuser, servira pour mon fils. AngĂ©lique embrasse Madame Argante de joie. Divertissement Air Vous qui sans cesse Ă vos fillettes Tenez de sĂ©vĂšres discours bis, Mamans, de l'erreur oĂÂč vous ĂÂȘtes Le dieu d'amour se rit et se rira toujours bis. Vos avis sont prudents, vos maximes sont sages; Mais malgrĂ© tant de soins, malgrĂ© tant de rigueur, Vous ne pouvez d'un jeune coeur Si bien fermer tous les passages, Qu'il n'en reste toujours quelqu'un pour le vainqueur. Vous qui sans cesse, etc. Vaudeville MĂšre qui tient un jeune objet Dans une ignorance profonde, Loin du monde, Souvent se trompe en son projet. Elle croit que l'amour s'envole DĂšs qu'il aperçoit un argus. Quel abus! Il faut l'envoyer Ă l'Ă©cole. Couplet La beautĂ© qui charme Damon Se rit des tourments qu'il endure, Il murmure; Moi, je trouve qu'elle a raison, C'est un conteur de fariboles, Qui n'ouvre point son coffre-fort. Le butor! Il faut l'envoyer Ă l'Ă©cole. Si mes soins pouvaient t'engager, Me dit un jour le beau Sylvandre, D'un air tendre. Que ferais-tu? dis-je au berger. Il demeura comme une idole, Et ne rĂ©pondit pas un mot. Le grand sot! Il faut l'envoyer Ă l'Ă©cole. Claudine un jour dit Ă Lucas J'irai ce soir Ă la prairie, Je vous prie De ne point y suivre mes pas. Il le promit, et tint parole. Ah! qu'il entend peu ce que c'est! Le benĂÂȘt! Il faut l'envoyer Ă l'Ă©cole. L'autre jour Ă Nicole il prit Une vapeur auprĂšs de Blaise; Sur sa chaise La pauvre enfant s'Ă©vanouit. Blaise, pour secourir Nicole, Fut chercher du monde aussitĂÂŽt, Le nigaud! Il faut l'envoyer Ă l'Ă©cole. L'amant de la jeune Philis Etant prĂšs de s'Ă©loigner d'elle, Chez la belle Il envoie un de ses amis. Vas-y, dit-il, et la console. Il se fie Ă son confident. L'imprudent! Il faut l'envoyer Ă l'Ă©cole. Aminte, aux yeux de son barbon, A son grand neveu cherche noise; La matoise Veut le chasser de la maison. L'Ă©poux la flatte et la cajole, Pour faire rester son parent L'ignorant! Il faut l'envoyer Ă l'Ă©cole. L'Heureux stratagĂšme Acteurs ComĂ©die en trois actes reprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens Italiens le 6 juin 1733 Acteurs La Comtesse. La Marquise. Lisette, fille de Blaise. Dorante, amant de la Comtesse. Le Chevalier, amant de la Marquise. Blaise, paysan. Frontin, valet du Chevalier. Arlequin, valet de Dorante. Un laquais. La scĂšne se passe chez la Comtesse. Acte premier ScĂšne premiĂšre Dorante, Blaise Dorante. - Eh bien! MaĂtre Blaise, que me veux-tu? Parle, puis-je te rendre quelque service? Oh dame! comme ce dit l'autre, ou en ĂÂȘtes bian capable. Dorante. - De quoi s'agit-il? Blaise. - MorguĂ©! velĂ bian Monsieur Dorante, quand faut sarvir le monde, jarnicoton! ça ne barguine point. Que ça est agriable! le biau naturel d'homme! Dorante. - Voyons; je serai charmĂ© de t'ĂÂȘtre utile. Blaise. - Oh! point du tout, Monsieur, c'est vous qui charmez les autres. Dorante. - Explique-toi. Blaise. - Boutez d'abord dessus. Dorante. - Non, je ne me couvre jamais. Blaise. - C'est bian fait Ă vous; moi, je me couvre toujours; ce n'est pas mal fait non pus. Dorante. - Parle... Blaise, riant. - Eh! eh bian! qu'est-ce? Comment vous va, Monsieur Dorante? Toujours gros et gras. J'ons vu le temps que vous Ă©tiez mince; mais, morguĂ©! ça s'est bian amendĂ©. Vous velĂ bian en char. Dorante. - Tu avais, ce me semble, quelque chose Ă me dire; entre en matiĂšre sans compliment. Blaise. - Oh! c'est un petit bout de civilitĂ© en passant, comme ça se doit. Dorante. - C'est que j'ai affaire. Blaise. - MorguĂ©! tant pis; les affaires baillont du souci. Dorante. - Dans un moment, il faut que je te quitte achĂšve. Blaise. - Je commence. C'est que je venons par rapport Ă noute fille, pour l'amour de ce qu'alle va ĂÂȘtre la femme d'Arlequin voute valet. Dorante. - Je le sais. Blaise. - Dont je savons qu'ou ĂÂȘtes consentant, Ă cause qu'alle est femme de chambre de Madame la Comtesse qui va vous prendre itou pour son homme. Dorante. - AprĂšs? Blaise. - C'est ce qui fait, ne vous dĂ©plaise, que je venons vous prier d'une grĂÂące. Dorante. - Quelle est-elle? Blaise. - C'est que faura le troussiau de Lisette, Monsieur Dorante; faura faire une noce, et pis du dĂ©gĂÂąt pour cette noce, et pis de la marchandise pour ce dĂ©gĂÂąt, et du comptant pour cette marchandise. Partout du comptant, hors cheux nous qu'il n'y en a point. Par ainsi, si par voute moyen auprĂšs de Madame la Comtesse, qui m'avancerait queuque six-vingts francs sur mon office de jardinier... Dorante. - Je t'entends, MaĂtre Blaise; mais j'aime mieux te les donner, que de les demander pour toi Ă la Comtesse, qui ne ferait pas aujourd'hui grand cas de ma priĂšre. Tu crois que je vais l'Ă©pouser, et tu te trompes. Je pense que le chevalier Damis m'a supplantĂ©. Adresse-toi Ă lui si tu n'obtiens rien, je te ferai l'argent dont tu as besoin. Blaise. - Par la morguĂ©, ce que j'entends lĂ me dĂ©range de vous remarcier, tant je sis surprins et stupĂ©fait. Un brave homme comme vous, qui a une mine de prince, qui a le coeur de m'offrir de l'argent, se voir dĂ©laissĂ© de la propre parsonne de sa maĂtresse!... ça ne se peut pas, Monsieur, ça ne se peut pas. C'est noute enfant que la Comtesse; c'est dĂ©funte noute femme qui l'a norrie noute femme avait de la conscience; faut que sa norriture tianne d'elle. Ne craignez rin, reboutez voute esprit; n'y a ni Chevalier ni cheval à ça. Dorante. - Ce que je te dis n'est que trop vrai, MaĂtre Blaise. Blaise. - Jarniguienne! si je le croyais, je sis homme Ă li reprĂ©senter sa faute. Une Comtesse que j'ons vue marmotte! Vous plaĂt-il que je l'exhortise? Dorante. - Eh! que lui dirais-tu, mon enfant? Blaise. - Ce que je li dirais, morguĂ©! ce que je li dirais? Et qu'est-ce que c'est que ça, Madame, et qu'est-ce que c'est que ça! VelĂ ce que je li dirais, voyez-vous! car, par la sanguĂ©! j'ons barcĂ© cette enfant-lĂ , entendez-vous? ça me baille un grand parvilĂ©ge. Dorante. - Voici Arlequin bien triste; qu'a-t-il Ă m'apprendre? ScĂšne II Dorante, Arlequin, Blaise Arlequin. - Ouf! Dorante. - Qu'as-tu? Arlequin. - Beaucoup de chagrin pour vous, et Ă cause de cela, quantitĂ© de chagrin pour moi; car un bon domestique va comme son maĂtre. Dorante. - Eh bien? Blaise. - Qui est-ce qui vous fĂÂąche? Arlequin. - Il faut se prĂ©parer Ă l'affliction, Monsieur; selon toute apparence, elle sera considĂ©rable. Dorante. - Dis donc. Arlequin. - J'en pleure d'avance, afin de m'en consoler aprĂšs. Blaise. - MorguĂ©! ça m'attriste itou. Dorante. - Parleras-tu? Arlequin. - HĂ©las! je n'ai rien Ă dire; c'est que je devine que vous serez affligĂ©, et je vous pronostique votre douleur. Dorante. - On a bien affaire de ton pronostic! Blaise. - A quoi sart d'ĂÂȘtre oisiau de mauvais augure? Arlequin. - C'est que j'Ă©tais tout Ă l'heure dans la salle, oĂÂč j'achevais... mais passons cet article. Dorante. - Je veux tout savoir. Arlequin. - Ce n'est rien... qu'une bouteille de vin qu'on avait oubliĂ©e, et que j'achevais d'y boire, quand j'ai entendu la Comtesse qui allait y entrer avec le Chevalier. Dorante, soupirant. - AprĂšs? Arlequin. - Comme elle aurait pu trouver mauvais que je buvais en fraude, je me suis sauvĂ© dans l'office avec ma bouteille d'abord, j'ai commencĂ© par la vider pour la mettre en sĂ»retĂ©. Blaise. - ĂâĄa est naturel. Dorante. - Eh! laisse lĂ ta bouteille, et me dis ce qui me regarde. Arlequin. - Je parle de cette bouteille parce qu'elle y Ă©tait; je ne voulais pas l'y mettre. Blaise. - Faut la laisser lĂ , pisqu'alle est bue. Arlequin. - La voilĂ donc vide; je l'ai mise Ă terre. Dorante. - Encore? Arlequin. - Ensuite, sans mot dire, j'ai regardĂ© Ă travers la serrure... Dorante. - Et tu as vu la Comtesse avec le Chevalier dans la salle? Arlequin. - Bon! ce maudit serrurier n'a-t-il pas fait le trou de la serrure si petit, qu'on ne peut rien voir Ă travers? Blaise. - MorguĂ©! tant pis. Dorante. - Tu ne peux donc pas ĂÂȘtre sĂ»r que ce fĂ»t la Comtesse? Arlequin. - Si fait; car mes oreilles ont reconnu sa parole, et sa parole n'Ă©tait pas lĂ sans sa personne. Blaise. - Ils ne pouviont pas se dispenser d'ĂÂȘtre ensemble. Dorante. - Eh bien! que se disaient-ils? Arlequin. - HĂ©las! je n'ai retenu que les pensĂ©es, j'ai oubliĂ© les paroles. Dorante. - Dis-moi donc les pensĂ©es! Arlequin. - Il faudrait en savoir les mots. Mais, Monsieur, ils Ă©taient ensemble, ils riaient de toute leur force; ce vilain Chevalier ouvrait une bouche plus large... Ah! quand on rit tant, c'est qu'on est bien gaillard! Blaise. - Eh bian! c'est signe de joie; velĂ tout. Arlequin. - Oui; mais cette joie-lĂ a l'air de nous porter malheur. Quand un homme est si joyeux, c'est tant mieux pour lui, mais c'est toujours tant pis pour un autre montrant son maĂtre, et voilĂ justement l'autre! Dorante. - Eh! laisse-nous en repos. As-tu dit Ă la Marquise que j'avais besoin d'un entretien avec elle? Arlequin. - Je ne me souviens pas si je lui ai dit; mais je sais bien que je devais lui dire. ScĂšne III Arlequin, Blaise, Dorante, Lisette Lisette. - Monsieur, je ne sais pas comment vous l'entendez, mais votre tranquillitĂ© m'Ă©tonne; et si vous n'y prenez garde, ma maĂtresse vous Ă©chappera. Je puis me tromper; mais j'en ai peur. Dorante. - Je le soupçonne aussi, Lisette; mais que puis-je faire pour empĂÂȘcher ce que tu me dis lĂ ? Blaise. - Mais, morguĂ©! ça se confirme donc, Lisette? Lisette. - Sans doute le Chevalier ne la quitte point; il l'amuse, il la cajole, il lui parle tout bas; elle sourit Ă la fin le coeur peut s'y mettre, s'il n'y est dĂ©jĂ ; et cela m'inquiĂšte, Monsieur; car je vous estime; d'ailleurs, voilĂ un garçon qui doit m'Ă©pouser, et si vous ne devenez pas le maĂtre de la maison, cela nous dĂ©range. Arlequin. - Il serait dĂ©sagrĂ©able de faire deux mĂ©nages. Dorante. - Ce qui me dĂ©sespĂšre, c'est que je n'y vois point de remĂšde; car la Comtesse m'Ă©vite. Blaise. - Mordi! c'est pourtant mauvais signe. Arlequin. - Et ce misĂ©rable Frontin, que te dit-il, Lisette? Lisette. - Des douceurs tant qu'il peut, que je paie de brusqueries. Blaise. - Fort bian, noute fille toujours malhonnĂÂȘte envars li, toujours rudĂÂąniĂšre hoche la tĂÂȘte quand il te parle; dis-li Passe ton chemin. De la fidĂ©litĂ©, morguienne; baille cette confusion-lĂ Ă la Comtesse, n'est-ce pas, Monsieur? Dorante. - Je me meurs de douleur! Blaise. - Faut point mourir, ça gĂÂąte tout; avisons plutĂÂŽt Ă queuque manigance. Lisette. - Je l'aperçois qui vient, elle est seule; retirez-vous, Monsieur, laissez-moi lui parler. Je veux savoir ce qu'elle a dans l'esprit; je vous redirai notre conversation; vous reviendrez aprĂšs. Dorante. - Je te laisse. Arlequin. - Ma mie, toujours rudĂÂąniĂšre, hoche la tĂÂȘte quand il te parle. Lisette. - Va, sois tranquille. ScĂšne IV Lisette, La Comtesse La Comtesse. - Je te cherchais, Lisette. Avec qui Ă©tais-tu lĂ ? il me semble avoir vu sortir quelqu'un d'avec toi. Lisette. - C'est Dorante qui me quitte, Madame. La Comtesse. - C'est lui dont je voulais te parler que dit-il, Lisette? Lisette. - Mais il dit qu'il n'a pas lieu d'ĂÂȘtre content, et je crois qu'il dit assez juste qu'en pensez-vous, Madame? La Comtesse. - Il m'aime donc toujours? Lisette. - Comment? s'il vous aime! Vous savez bien qu'il n'a point changĂ©. Est-ce que vous ne l'aimez plus? La Comtesse. - Qu'appelez-vous plus? Est-ce que je l'aimais? Dans le fond, je le distinguais, voilĂ tout; et distinguer un homme, ce n'est pas encore l'aimer, Lisette; cela peut y conduire, mais cela n'y est pas. Lisette. - Je vous ai pourtant entendu dire que c'Ă©tait le plus aimable homme du monde. La Comtesse. - Cela se peut bien. Lisette. - Je vous ai vue l'attendre avec empressement. La Comtesse. - C'est que je suis impatiente. Lisette. - Etre fĂÂąchĂ©e quand il ne venait pas. La Comtesse. - Tout cela est vrai; nous y voilĂ je le distinguais, vous dis-je, et je le distingue encore; mais rien ne m'engage avec lui; et comme il te parle quelquefois, et que tu crois qu'il m'aime, je venais te dire qu'il faut que tu le disposes adroitement Ă se tranquilliser sur mon chapitre. Lisette. - Et le tout en faveur de Monsieur le chevalier Damis, qui n'a vaillant qu'un accent gascon qui vous amuse? Que vous avez le coeur inconstant! Avec autant de raison que vous en avez, comment pouvez-vous ĂÂȘtre infidĂšle? car on dira que vous l'ĂÂȘtes. La Comtesse. - Eh bien! infidĂšle soit, puisque tu veux que je le sois; crois-tu me faire peur avec ce grand mot-lĂ ? InfidĂšle! ne dirait-on pas que ce soit une grande injure? Il y a comme cela des mots dont on Ă©pouvante les esprits faibles, qu'on a mis en crĂ©dit, faute de rĂ©flexion, et qui ne sont pourtant rien. Lisette. - Ah! Madame, que dites-vous lĂ ? Comme vous ĂÂȘtes aguerrie lĂ -dessus! Je ne vous croyais pas si dĂ©sespĂ©rĂ©e un coeur qui trahit sa foi, qui manque Ă sa parole! La Comtesse. - Eh bien! ce coeur qui manque Ă sa parole, quand il en donne mille, il fait sa charge; quand il en trahit mille, il la fait encore il va comme ses mouvements le mĂšnent, et ne saurait aller autrement. Qu'est-ce que c'est que l'Ă©talage que tu me fais lĂ ? Bien loin que l'infidĂ©litĂ© soit un crime, c'est que je soutiens qu'il ne faut pas un moment hĂ©siter d'en faire une, quand on en est tentĂ©e, Ă moins que de vouloir tromper les gens, ce qu'il faut Ă©viter, Ă quelque prix que ce soit. Lisette. - Mais, mais... de la maniĂšre dont vous tournez cette affaire-lĂ , je crois, de bonne foi, que vous avez raison. Oui, je comprends que l'infidĂ©litĂ© est quelquefois de devoir, je ne m'en serais jamais doutĂ©e! La Comtesse. - Tu vois pourtant que cela est clair. Lisette. - Si clair, que je m'examine Ă prĂ©sent, pour savoir si je ne serai pas moi-mĂÂȘme obligĂ©e d'en faire une. La Comtesse. - Dorante est en vĂ©ritĂ© plaisant; n'oserais-je, Ă cause qu'il m'aime, distraire un regard de mes yeux? N'appartiendra-t-il qu'Ă lui de me trouver jeune et aimable? Faut-il que j'aie cent ans pour tous les autres, que j'enterre tout ce que je vaux? que je me dĂ©voue Ă la plus triste stĂ©rilitĂ© de plaisir qu'il soit possible? Lisette. - C'est apparemment ce qu'il prĂ©tend. La Comtesse. - Sans doute; avec ces Messieurs-lĂ , voilĂ comment il faudrait vivre; si vous les en croyez, il n'y a plus pour vous qu'un seul homme, qui compose tout votre univers; tous les autres sont rayĂ©s, c'est autant de mort pour vous, quoique votre amour-propre n'y trouve point son compte, et qu'il les regrette quelquefois mais qu'il pĂÂątisse; la sotte fidĂ©litĂ© lui a fait sa part, elle lui laisse un captif pour sa gloire; qu'il s'en amuse comme il pourra, et qu'il prenne patience. Quel abus, Lisette, quel abus! Va, va, parle Ă Dorante, et laisse lĂ tes scrupules. Les hommes, quand ils ont envie de nous quitter, y font-ils tant de façons? N'avons-nous pas tous les jours de belles preuves de leur constance? Ont-ils lĂ -dessus des privilĂšges que nous n'ayons pas? Tu te moques de moi; le Chevalier m'aime, il ne me dĂ©plaĂt pas je ne ferai pas la moindre violence Ă mon penchant. Lisette. - Allons, allons, Madame, Ă prĂ©sent que je suis instruite, les amants dĂ©laissĂ©s n'ont qu'Ă chercher qui les plaigne; me voilĂ bien guĂ©rie de la compassion que j'avais pour eux. La Comtesse. - Ce n'est pas que je n'estime Dorante; mais souvent, ce qu'on estime ennuie. Le voici qui revient. Je me sauve de ses plaintes qui m'attendent; saisis ce moment pour m'en dĂ©barrasser. ScĂšne V Dorante, La Comtesse, Lisette, Arlequin Dorante, arrĂÂȘtant la Comtesse. - Quoi! Madame, j'arrive, et vous me fuyez? La Comtesse. - Ah! c'est vous, Dorante! je ne vous fuis point, je m'en retourne. Dorante. - De grĂÂące, donnez-moi un instant d'audience. La Comtesse. - Un instant Ă la lettre, au moins; car j'ai peur qu'il ne me vienne compagnie. Dorante. - On vous avertira, s'il vous en vient. Souffrez que je vous parle de mon amour. La Comtesse. - N'est-ce que cela? Je sais votre amour par coeur. Que me veut-il donc, cet amour? Dorante. - HĂ©las! Madame, de l'air dont vous m'Ă©coutez, je vois bien que je vous ennuie. La Comtesse. - A vous dire vrai, votre prĂ©lude n'est pas amusant. Dorante. - Que je suis malheureux! Qu'ĂÂȘtes-vous devenue pour moi? Vous me dĂ©sespĂ©rez. La Comtesse. - Dorante, quand quitterez-vous ce ton lugubre et cet air noir? Dorante. - Faut-il que je vous aime encore, aprĂšs d'aussi cruelles rĂ©ponses que celles que vous me faites! La Comtesse. - Cruelles rĂ©ponses! Avec quel goĂ»t prononcez-vous cela! Que vous auriez Ă©tĂ© un excellent hĂ©ros de roman! Votre coeur a manquĂ© sa vocation, Dorante. Dorante. - Ingrate que vous ĂÂȘtes! La Comtesse rit. - Ce style-lĂ ne me corrigera guĂšre. Arlequin, derriĂšre, gĂ©missant. - Hi! hi! hi! La Comtesse. - Tenez, Monsieur, vos tristesses sont si contagieuses qu'elles ont gagnĂ© jusqu'Ă votre valet on l'entend qui soupire. Arlequin. - Je suis touchĂ© du malheur de mon maĂtre. Dorante. - J'ai besoin de tout mon respect pour ne pas Ă©clater de colĂšre. La Comtesse. - Eh! d'oĂÂč vous vient de la colĂšre, Monsieur? De quoi vous plaignez-vous, s'il vous plaĂt? Est-ce de l'amour que vous avez pour moi? Je n'y saurais que faire. Ce n'est pas un crime de vous paraĂtre aimable. Est-ce de l'amour que vous voudriez que j'eusse, et que je n'ai point? Ce n'est pas ma faute, s'il ne m'est pas venu; il vous est fort permis de souhaiter que j'en aie; mais de venir me reprocher que je n'en ai point, cela n'est pas raisonnable. Les sentiments de votre coeur ne font pas la loi du mien; prenez-y garde vous traitez cela comme une dette, et ce n'en est pas une. Soupirez, Monsieur, vous ĂÂȘtes le maĂtre, je n'ai pas droit de vous en empĂÂȘcher; mais n'exigez pas que je soupire. Accoutumez-vous Ă penser que vos soupirs ne m'obligent point Ă les accompagner des miens, pas mĂÂȘme Ă m'en amuser je les trouvais autrefois plus supportables; mais je vous annonce que le ton qu'ils prennent aujourd'hui m'ennuie; rĂ©glez-vous lĂ -dessus. Adieu, Monsieur. Dorante. - Encore un mot, Madame. Vous ne m'aimez donc plus? La Comtesse. - Eh! eh! plus est singulier! je ne me ressouviens pas trop de vous avoir aimĂ©. Dorante. - Non! je vous jure, ma foi, que je ne m'en ressouviendrai de ma vie non plus. La Comtesse. - En tout cas, vous n'oublierez qu'un rĂÂȘve. Elle sort. ScĂšne VI Dorante, Arlequin, Lisette Dorante arrĂÂȘte Lisette. - La perfide!... ArrĂÂȘte, Lisette. Arlequin. - En vĂ©ritĂ©, voilĂ un petit coeur de Comtesse bien Ă©difiant! Dorante, Ă Lisette. - Tu lui as parlĂ© de moi; je ne sais que trop ce qu'elle pense; mais, n'importe que t'a-t-elle dit en particulier? Lisette. - Je n'aurai pas le temps Madame attend compagnie, Monsieur, elle aura peut-ĂÂȘtre besoin de moi. Arlequin. - Oh! oh! comme elle rĂ©pond, Monsieur! Dorante. - Lisette, m'abandonnez-vous? Arlequin. - Serais-tu, par hasard, une masque aussi? Dorante. - Parle, quelle raison allĂšgue-t-elle? Lisette. - Oh! de trĂšs fortes, Monsieur; il faut en convenir. La fidĂ©litĂ© n'est bonne Ă rien; c'est mal fait que d'en avoir; de beaux yeux ne servent de rien, un seul homme en profite, tous les autres sont morts; il ne faut tromper personne avec cela on est enterrĂ©e, l'amour-propre n'a point sa part; c'est comme si on avait cent ans. Ce n'est pas qu'on ne vous estime; mais l'ennui s'y met il vaudrait autant ĂÂȘtre vieille, et cela vous fait tort. Dorante. - Quel Ă©trange discours me tiens-tu lĂ ? Arlequin. - Je n'ai jamais vu de paroles de si mauvaise mine. Dorante. - Explique-toi donc. Lisette. - Quoi! vous ne m'entendez pas? Eh bien! Monsieur, on vous distingue. Dorante. - Veux-tu dire qu'on m'aime? Lisette. - Eh! non. Cela peut y conduire, mais cela n'y est pas. Dorante. - Je n'y conçois rien. Aime-t-on le Chevalier? Lisette. - C'est un fort aimable homme. Dorante. - Et moi, Lisette? Lisette. - Vous Ă©tiez fort aimable aussi m'entendez-vous Ă cette heure? Dorante. - Ah! je suis outrĂ©! Arlequin. - Et de moi, suivante de mon ĂÂąme, qu'en fais-tu? Lisette. - Toi? je te distingue... Arlequin. - Et moi, je te maudis, chambriĂšre du diable! ScĂšne VII Arlequin, Dorante la Marquise, survenant. Arlequin. - Nous avons affaire Ă de jolies personnes, Monsieur, n'est-ce pas? Dorante. - J'ai le coeur saisi! Arlequin. - J'en perds la respiration! La Marquise. - Vous me paraissez bien affligĂ©, Dorante. Dorante. - On me trahit, Madame, on m'assassine, on me plonge le poignard dans le sein! Arlequin. - On m'Ă©touffe, Madame, on m'Ă©gorge, on me distingue! La Marquise. - C'est sans doute de la Comtesse dont il est question, Dorante? Dorante. - D'elle-mĂÂȘme, Madame. La Marquise. - Pourrais-je vous demander un moment d'entretien? Dorante. - Comme il vous plaira; j'avais mĂÂȘme envie de vous parler sur ce qui nous vient d'arriver. La Marquise. - Dites Ă votre valet de se tenir Ă l'Ă©cart, afin de nous avertir si quelqu'un vient. Dorante. - Retire-toi, et prends garde Ă tout ce qui approchera d'ici. Arlequin. - Que le ciel nous console! Nous voilĂ tous trois sur le pavĂ© car vous y ĂÂȘtes aussi, vous, Madame. Votre Chevalier ne vaut pas mieux que notre Comtesse et notre Lisette, et nous sommes trois coeurs hors de condition. La Marquise. - Va-t'en; laisse-nous. Arlequin s'en va. ScĂšne VIII La Marquise, Dorante La Marquise. - Dorante, on nous quitte donc tous deux? Dorante. - Vous le voyez, Madame. La Marquise. - N'imaginez-vous rien Ă faire dans cette occasion-ci? Dorante. - Non, je ne vois plus rien Ă tenter on nous quitte sans retour. Que nous Ă©tions mal assortis, Marquise! Eh! pourquoi n'est-ce pas vous que j'aime? La Marquise. - Eh bien! Dorante, tĂÂąchez de m'aimer. Dorante. - HĂ©las! je voudrais pouvoir y rĂ©ussir. La Marquise. - La rĂ©ponse n'est pas flatteuse, mais vous me la devez dans l'Ă©tat oĂÂč vous ĂÂȘtes. Dorante. - Ah! Madame, je vous demande pardon; je ne sais ce que je dis je m'Ă©gare. La Marquise. - Ne vous fatiguez pas Ă l'excuser, je m'y attendais. Dorante. - Vous ĂÂȘtes aimable, sans doute, il n'est pas difficile de le voir, et j'ai regrettĂ© cent fois de n'y avoir pas fait assez d'attention; cent fois je me suis dit... La Marquise. - Plus vous continuerez vos compliments, plus vous me direz d'injures car ce ne sont pas lĂ des douceurs, au moins. Laissons cela, vous dis-je. Dorante. - Je n'ai pourtant recours qu'Ă vous, Marquise. Vous avez raison, il faut que je vous aime il n'y a que ce moyen-lĂ de punir la perfide que j'adore. La Marquise. - Non, Dorante, je sais une maniĂšre de nous venger qui nous sera plus commode Ă tous deux. Je veux bien punir la Comtesse, mais, en la punissant, je veux vous la rendre, et je vous la rendrai. Dorante. - Quoi! la Comtesse reviendrait Ă moi? La Marquise. - Oui, plus tendre que jamais. Dorante. - Serait-il possible? La Marquise. - Et sans qu'il vous en coĂ»te la peine de m'aimer. Dorante. - Comme il vous plaira. La Marquise. - Attendez pourtant; je vous dispense d'amour pour moi, mais c'est Ă condition d'en feindre. Dorante. - Oh! de tout mon coeur, je tiendrai toutes les conditions que vous voudrez. La Marquise. - Vous aimait-elle beaucoup? Dorante. - Il me le paraissait. La Marquise. - Etait-elle persuadĂ©e que vous l'aimiez de mĂÂȘme? Dorante. - Je vous dis que je l'adore, et qu'elle le sait. La Marquise. - Tant mieux qu'elle en soit sĂ»re. Dorante. - Mais du Chevalier, qui vous a quittĂ©e et qui l'aime, qu'en ferons-nous? Lui laisserons-nous le temps d'ĂÂȘtre aimĂ© de la Comtesse? La Marquise. - Si la Comtesse croit l'aimer, elle se trompe elle n'a voulu que me l'enlever. Si elle croit ne vous plus aimer, elle se trompe encore; il n'y a que sa coquetterie qui vous nĂ©glige. Dorante. - Cela se pourrait bien. La Marquise. - Je connais mon sexe; laissez-moi faire. Voici comment il faut s'y prendre... Mais on vient; remettons Ă concerter ce que j'imagine. ScĂšne IX Arlequin, Dorante, La Marquise Arlequin, en arrivant. - Ah! que je souffre! Dorante. - Quoi! ne viens-tu nous interrompre que pour soupirer? Tu n'as guĂšre de coeur. Arlequin. - VoilĂ tout ce que j'en ai mais il y a lĂ -bas un coquin qui demande Ă parler Ă Madame; voulez-vous qu'il entre, ou que je le batte? La Marquise. - Qui est-il donc? Arlequin. - Un maraud qui m'a soufflĂ© ma maĂtresse, et qui s'appelle Frontin. La Marquise. - Le valet du Chevalier? Qu'il vienne; j'ai Ă lui parler. Arlequin. - La vilaine connaissance que vous avez lĂ , Madame! Il s'en va. ScĂšne X La Marquise, Dorante La Marquise, Ă Dorante. - C'est un garçon adroit et fin, tout valet qu'il est, et dont j'ai fait mon espion auprĂšs de son maĂtre et de la Comtesse voyons ce qu'il nous dira; car il est bon d'ĂÂȘtre extrĂÂȘmement sĂ»r qu'ils s'aiment. Mais si vous ne vous sentez pas le courage d'Ă©couter d'un air diffĂ©rent ce qu'il pourra nous dire, allez-vous-en. Dorante. - Oh! je suis outrĂ© mais ne craignez rien. ScĂšne XI La Marquise, Dorante, Arlequin, Frontin Arlequin, faisant entrer Frontin. - Viens, maĂtre fripon; entre. Frontin. - Je te ferai ma rĂ©ponse en sortant. Arlequin, en s'en allant. - Je t'en prĂ©pare une qui ne me coĂ»tera pas une syllabe. La Marquise. - Approche, Frontin, approche. ScĂšne XII La Marquise, Frontin, Dorante La Marquise. - Eh bien! qu'as-tu Ă me dire? Frontin. - Mais, Madame, puis-je parler devant Monsieur? La Marquise. - En toute sĂ»retĂ©. Dorante. - De quoi donc est-il question? La Marquise. - De la Comtesse et du Chevalier. Restez, cela vous amusera. Dorante. - Volontiers. Frontin. - Cela pourra mĂÂȘme occuper Monsieur. Dorante. - Voyons. Frontin. - DĂšs que je vous eus promis, Madame, d'observer ce qui se passerait entre mon maĂtre et la Comtesse, je me mis en embuscade... La Marquise. - AbrĂšge le plus que tu pourras. Frontin. - Excusez, Madame, je ne finis point quand j'abrĂšge. La Marquise. - Le Chevalier m'aime-t-il encore? Frontin. - Il n'en reste pas vestige, il ne sait pas qui vous ĂÂȘtes. La Marquise. - Et sans doute il aime la Comtesse? Frontin. - Bon, l'aimer! belle Ă©gratignure! C'est traiter un incendie d'Ă©tincelle. Son coeur est brĂ»lant, Madame; il est perdu d'amour. Dorante, d'un air riant. - Et la Comtesse ne le hait pas apparemment? Frontin. - Non, non, la vĂ©ritĂ© est Ă plus de mille lieues de ce que vous dites. Dorante. - J'entends qu'elle rĂ©pond Ă son amour. Frontin. - Bagatelle! Elle n'y rĂ©pond plus toutes ses rĂ©ponses sont faites, ou plutĂÂŽt dans cette affaire-ci, il n'y a eu ni demande ni rĂ©ponse, on ne s'en est pas donnĂ© le temps. Figurez-vous deux coeurs qui partent ensemble; il n'y eut jamais de vitesse Ă©gale on ne sait Ă qui appartient le premier soupir, il y a apparence que ce fut un duo. Dorante, riant. - Ah! ah! ah... A part. Je me meurs! La Marquise, Ă part. - Prenez garde... Mais as-tu quelque preuve de ce que tu dis lĂ ? Frontin. - J'ai de sĂ»rs tĂ©moins de ce que j'avance, mes yeux et mes oreilles... Hier, la Comtesse... Dorante. - Mais cela suffit; ils s'aiment, voilĂ son histoire finie. Que peut-il dire de plus? La Marquise. - AchĂšve. Frontin. - Hier, la Comtesse et mon maĂtre s'en allaient au jardin. Je les suis de loin; ils entrĂšrent dans le bois, j'y entre aussi; ils tournent dans une allĂ©e, moi dans le taillis; ils se parlent, je n'entends que des voix confuses; je me coule, je me glisse, et de bosquet en bosquet, j'arrive Ă les entendre et mĂÂȘme Ă les voir Ă travers le feuillage... La bellĂ© chose! la bellĂ© chose! s'Ă©criait le Chevalier, qui d'une main tenait un portrait et de l'autre la main de la Comtesse. La bellĂ© chose! Car, comme il est Gascon, je le deviens en ce moment, tout Manceau que je suis; parce qu'on peut tout, quand on est exact, et qu'on sert avec zĂšle. La Marquise. - Fort bien. Dorante, Ă part. - Fort mal. Frontin. - Or, ce portrait, Madame, dont je ne voyais que le menton avec un bout d'oreille, Ă©tait celui de la Comtesse. Oui, disait-elle, on dit qu'il me ressemble assez. Autant qu'il sĂ© peut, disait mon maĂtre, autant qu'il sĂ© peut, Ă millĂ© charmĂ©s prĂšs quĂ© j'adore en vous, quĂ© lĂ© peintre nĂ© peut quĂ© remarquer, qui font lĂ© dĂ©sespoir dĂ© son art, et qui nĂ© rĂ©lĂšvent quĂ© du pinceau dĂ© la nature. Allons, allons, vous me flattez, disait la Comtesse, en le regardant d'un oeil Ă©tincelant d'amour-propre; vous me flattez. Eh! non, Madame, ou quĂ© la pestĂ© m'Ă©touffe! JĂ© vous dĂ©grade moi-mĂÂȘme, en parlant dĂ© vos charmĂ©s sandis! aucune expression n'y peut atteindre; vous n'ĂÂȘtes fidĂ©lĂ©ment rendue quĂ© dans mon coeur. N'y sommes-nous pas toutes deux, la Marquise et moi? rĂ©pliquait la Comtesse. La Marquise et vous! s'Ă©criait-il; eh! cadĂ©dis, oĂÂč sĂ© rangerait-elle? Vous m'en occuperiez mille dĂ© coeurs, si jĂ© les avais; mon amour ne sait oĂÂč sĂ© mettre, tant il surabonde dans mes paroles, dans mes sentiments, dans ma pensĂ©e; il sĂ© rĂ©pand partout, mon ĂÂąme en rĂ©gorge. Et tout en parlant ainsi, tantĂÂŽt il baisait la main qu'il tenait, et tantĂÂŽt le portrait. Quand la Comtesse retirait la main, il se jetait sur la peinture; quand elle redemandait la peinture, il reprenait la main lequel mouvement, comme vous voyez, faisait cela et cela, ce qui Ă©tait tout Ă fait plaisant Ă voir. Dorante. - Quel rĂ©cit, Marquise! La Marquise fait signe Ă Dorante de se taire. Frontin. - Eh! ne parlez-vous pas, Monsieur? Dorante. - Non, je dis Ă Madame que je trouve cela comique. Frontin. - Je le souhaite. LĂ -dessus Rendez-moi mon portrait, rendez donc... Mais, Comtesse... Mais, Chevalier... Mais, MadamĂ©, si jĂ© rends la copie, quĂ© l'original mĂ© dĂ©dommagĂ©... Oh! pour cela, non... Oh! pour cĂ©la, si. - Le Chevalier tombe Ă genoux Madame, au nom dĂ© vos grĂÂącĂ©s innombrables, nantissez-moi dĂ© la ressemblance, en attendant la personne; accordez cĂ© rafraĂchissement Ă mon ardeur... Mais, Chevalier, donner son portrait, c'est donner son coeur... Eh! donc, MadamĂ©, j'endurĂ©rai bien dĂ© les avoir tous deux... Mais... Il n'y a point dĂ© mais; ma vie est Ă vous, lĂ© portrait Ă moi; quĂ© chacun gardĂ© sa part... Eh bien! c'est donc vous qui le gardez; ce n'est pas moi qui le donne, au moins... Tope! sandis! jĂ© m'en fais responsable, c'est moi qui lĂ© prends; vous nĂ© faites quĂ© m'accorder dĂ© lĂ© prendre... Quel abus de ma bontĂ©! Ah! c'est la Comtesse qui fait un soupir... Ah! fĂ©licitĂ© dĂ© mon ĂÂąme! c'est le Chevalier qui repart un second. Dorante. - Ah!... Frontin. - Et c'est Monsieur qui fournit le troisiĂšme. Dorante. - Oui. C'est que ces deux soupirs-lĂ sont plaisants, et je les contrefais; contrefaites aussi, Marquise. La Marquise. - Oh! je n'y entends rien, moi; mais je me les imagine. Elle rit. Ah! ah! ah! Frontin. - Ce matin dans la galerie... Dorante, Ă la Marquise. - Faites-le finir; je n'y tiendrais pas. La Marquise. - En voilĂ assez, Frontin. Frontin. - Les fragments qui me restent sont d'un goĂ»t choisi. La Marquise. - N'importe, je suis assez instruite. Frontin. - Les gages de la commission courent-ils toujours, Madame? La Marquise. - Ce n'est pas la peine. Frontin. - Et Monsieur voudrait-il m'Ă©tablir son pensionnaire? Dorante. - Non. Frontin. - Ce non-lĂ , si je m'y connais, me casse sans rĂ©plique, et je n'ai plus qu'une rĂ©vĂ©rence Ă faire. Il sort. ScĂšne XIII La Marquise, Dorante La Marquise. - Nous ne pouvons plus douter de leur secrĂšte intelligence; mais si vous jouez toujours votre personnage aussi mal, nous ne tenons rien. Dorante. - J'avoue que ses rĂ©cits m'ont fait souffrir; mais je me soutiendrai mieux dans la suite. Ah! l'ingrate! jamais elle ne me donna son portrait. ScĂšne XIV Arlequin, La Marquise, Dorante Arlequin. - Monsieur, voilĂ votre fripon qui arrive. Dorante. - Qui? Arlequin. - Un de nos deux larrons, le maĂtre du mien. Dorante. - Retire-toi. Il sort. ScĂšne XV La Marquise, Dorante La Marquise. - Et moi, je vous laisse. Nous n'avons pas eu le temps de digĂ©rer notre idĂ©e; mais en attendant, souvenez-vous que vous m'aimez, qu'il faut qu'on le croie, que voici votre rival, et qu'il s'agit de lui paraĂtre indiffĂ©rent. Je n'ai pas le temps de vous en dire davantage. Dorante. - Fiez-vous Ă moi, je jouerai bien mon rĂÂŽle. ScĂšne XVI Dorante, Le Chevalier Le Chevalier. - JĂ© tĂ© rencontre Ă propos; jĂ© voulais tĂ© parler, Dorante. Dorante. - Volontiers, Chevalier; mais fais vite; voici l'heure de la poste, et j'ai un paquet Ă faire partir. Le Chevalier. - JĂ© finis dans un clin d'oeil. JĂ© suis ton ami, et jĂ© viens tĂ© prier dĂ© mĂ© rĂ©lĂ©ver d'un scrupule. Dorante. - Toi? Le Chevalier. - Oui; dĂ©livre-moi d'unĂ© chicanĂ© quĂ© mĂ© fait mon honneur a-t-il tort ou raison? Voici lĂ© cas. On dit quĂ© tu aimes la ComtessĂ©; moi, jĂ© n'en crois rien, et c'est entrĂ© lĂ© oui et lĂ© non quĂ© gĂt lĂ© petit cas dĂ© conscience quĂ© jĂ© t'apporte. Dorante. - Je t'entends, Chevalier tu aurais grande envie que je ne l'aimasse plus. Le Chevalier. - Tu l'as dit; ma dĂ©licatessĂ© sĂ© fait bĂ©soin dĂ© ton indiffĂ©rence pour elle j'aime cettĂ© dame. Dorante. - Est-elle prĂ©venue en ta faveur? Le Chevalier. - DĂ© faveur, jĂ© m'en passe; ellĂ© mĂ© rend justicĂ©. Dorante. - C'est-Ă -dire que tu lui plais. Le Chevalier. - DĂšs quĂ© jĂ© l'aime, tout est dit; Ă©pargne ma modestie. Dorante. - Ce n'est pas ta modestie que j'interroge, car elle est gasconne. Parlons simplement t'aime-t-elle? Le Chevalier. - Eh! oui, tĂ© dis-je, ses yeux ont dĂ©jĂ lĂ -dessus entamĂ© la matiĂšre; ils mĂ© sollicitent lĂ© coeur, ils dĂ©mandent rĂ©ponsĂ© mettrai-je bon au bas dĂ© la rĂ©quĂÂȘte? C'est ton agrĂ©ment quĂ© j'attends. Dorante. - Je te le donne Ă charge de revanche. Le Chevalier. - Avec qui la rĂ©vanche? Dorante. - Avec de beaux yeux de ta connaissance qui sollicitent aussi. Le Chevalier. - Les beaux yeux quĂ© la MarquisĂ© porte? Dorante. - Elle-mĂÂȘme. Le Chevalier. - Et l'intĂ©rĂÂȘt quĂ© tu mĂ© soupçonnes d'y prendre tĂ© gĂÂȘne, tĂ© rĂ©tient? Dorante. - Sans doute. Le Chevalier. - Va, jĂ© t'Ă©mancipĂ©. Dorante. - Je t'avertis que je l'Ă©pouserai, au moins. Le Chevalier. - JĂ© t'informe quĂ© nous fĂ©rons assaut dĂ© noces. Dorante. - Tu Ă©pouseras la Comtesse? Le Chevalier. - L'espĂ©rance dĂ© ma postĂ©ritĂ© s'y fonde. Dorante. - Et bientĂÂŽt? Le Chevalier. - DĂ©main, peut-ĂÂȘtre, notre cĂ©libat expire. Dorante, embarrassĂ©. - Adieu; j'en suis fort ravi. Le Chevalier, lui tendant la main. - Touche lĂ ; tĂ© suis-je cher? Dorante. - Ah! oui... Le Chevalier. - Tu mĂ© l'es sans mĂ©sure, jĂ© mĂ© donne Ă toi pour un siĂšcle; cĂ©la passĂ©, nous rĂ©nouvellĂ©rons dĂ© bail. Serviteur. Dorante. - Oui, oui; demain. Le Chevalier. - Qu'appelles-tu dĂ©main? Moi, jĂ© suis ton serviteur du temps passĂ©, du prĂ©sent et dĂ© l'avĂ©nir; toi dĂ© mĂÂȘme apparemment? Dorante. - Apparemment. Adieu. Il s'en va. ScĂšne XVII Le Chevalier, Frontin Frontin. - J'attendais qu'il fĂ»t sorti pour venir, Monsieur. Le Chevalier. - QuĂ© dĂ©mandes-tu? j'ai hĂÂąte dĂ© rĂ©joindre ma Comtesse. Frontin. - Attendez malepeste! ceci est sĂ©rieux; j'ai parlĂ© Ă la Marquise, je lui a fait mon rapport. Le Chevalier. - Eh bien! tu lui as confiĂ© quĂ© j'aimĂ© la Comtesse, et qu'ellĂ© m'aime; qu'en dit-ellĂ©? achĂšve vite. Frontin. - Ce qu'elle en dit? que c'est fort bien fait Ă vous. Le Chevalier. - JĂ© continuerai dĂ© bien faire. Adieu. Frontin. - Morbleu! Monsieur, vous n'y songez pas; il faut revoir la Marquise, entretenir son amour, sans quoi vous ĂÂȘtes un homme mort, enterrĂ©, anĂ©anti dans sa mĂ©moire. Le Chevalier, riant. - Eh! eh! eh! Frontin. - Vous en riez! Je ne trouve pas cela plaisant, moi. Le Chevalier. - QuĂ© mĂ© fait cĂ© nĂ©ant? JĂ© meurs dans une mĂ©moire, jĂ© ressuscite dans une autre; n'ai-je pas la mĂ©moire dĂ© la Comtesse oĂÂč jĂ© rĂ©vis? Frontin. - Oui, mais j'ai peur que dans cette derniĂšre, vous n'y mouriez un beau matin de mort subite. Dorante y est mort de mĂÂȘme, d'un coup de caprice. Le Chevalier. - Non; lĂ© caprice qui lĂ© tue, lĂ© voilĂ ; c'est moi qui l'expĂ©die, j'en ai bien expĂ©diĂ© d'autres, Frontin nĂ© t'inquiĂšte pas; la Comtesse m'a reçu dans son coeur, il faudra qu'ellĂ© m'y garde. Frontin. - Ce coeur-lĂ , je crois que l'amour y campe quelquefois, mais qu'il n'y loge jamais. Le Chevalier. - C'est un amour dĂ© ma façon, sandis! il nĂ© finira qu'avec elle; espĂšre mieux dĂ© la fortune dĂ© ton maĂtre; connais-moi bien, tu n'auras plus dĂ© dĂ©fiance. Frontin. - J'ai dĂ©jĂ usĂ© de cette recette-lĂ ; elle ne m'a rien fait. Mais voici Lisette; vous devriez me procurer la faveur de sa maĂtresse auprĂšs d'elle. ScĂšne XVIII Lisette; Frontin, Le Chevalier Lisette. - Monsieur, Madame vous demande. Le Chevalier. - J'y cours, Lisette mais remets cĂ© faquin dans son bon sens, jĂ© tĂ© prie; tu mĂ© l'as privĂ© dĂ© cervelle; il m'entretient qu'il t'aime. Lisette. - Que ne me prend-il pour sa confidente? Frontin. - Eh bien! ma charmante, je vous aime vous voilĂ aussi savante que moi. Lisette. - Eh bien! mon garçon, courage, vous n'y perdez rien; vous voilĂ plus savant que vous n'Ă©tiez. Je vais dire Ă ma maĂtresse que vous venez, Monsieur. Adieu, Frontin. Frontin. - Adieu, ma charmante. ScĂšne XIX Le Chevalier, Frontin Frontin. - Allons, Monsieur, ma foi! vous avez raison, votre aventure a bonne mine la Comtesse vous aime; vous ĂÂȘtes Gascon, moi Manceau, voilĂ de grands titres de fortune. Le Chevalier. - JĂ© tĂ© garantis la tienne. Frontin. - Si j'avais le choix des cautions, je vous dispenserais d'ĂÂȘtre la mienne. Acte II ScĂšne premiĂšre Dorante, Arlequin Dorante. - Viens, j'ai Ă te dire un mot. Arlequin. - Une douzaine, si vous voulez. Dorante. - Arlequin, je te vois Ă tout moment chercher Lisette, et courir aprĂšs elle. Arlequin. - Eh pardi! si je veux l'attraper, il faut bien que je coure aprĂšs, car elle me fuit. Dorante. - Dis-moi prĂ©fĂšres-tu mon service Ă celui d'un autre? Arlequin. - AssurĂ©ment; il n'y a que le mien qui ait la prĂ©fĂ©rence, comme de raison d'abord moi, ensuite vous; voilĂ comme cela est arrangĂ© dans mon esprit; et puis le reste du monde va comme il peut. Dorante. - Si tu me prĂ©fĂšres Ă un autre, il s'agit de prendre ton parti sur le chapitre de Lisette. Arlequin. - Mais, Monsieur, ce chapitre-lĂ ne vous regarde pas c'est de l'amour que j'ai pour elle, et vous n'avez que faire d'amour, vous n'en voulez point. Dorante. - Non, mais je te dĂ©fends d'en parler jamais Ă Lisette, je veux mĂÂȘme que tu l'Ă©vites; je veux que tu la quittes, que tu rompes avec elle. Arlequin. - Pardi! Monsieur, vous avez lĂ des volontĂ©s qui ne ressemblent guĂšre aux miennes pourquoi ne nous accordons-nous pas aujourd'hui comme hier? Dorante. - C'est que les choses ont changĂ©; c'est que la Comtesse pourrait me soupçonner d'ĂÂȘtre curieux de ses dĂ©marches, et de me servir de toi auprĂšs de Lisette pour les savoir ainsi, laisse-la en repos; je te rĂ©compenserai du sacrifice que tu me feras. Arlequin. - Monsieur, le sacrifice me tuera, avant que les rĂ©compenses viennent. Dorante. - Oh! point de rĂ©plique Marton, qui est Ă la Marquise, vaut bien ta Lisette; on te la donnera. Arlequin. - Quand on me donnerait la Marquise par-dessus le marchĂ©, on me volerait encore. Dorante. - Il faut opter pourtant. Lequel aimes-tu mieux, de ton congĂ©, ou de Marton? Arlequin. - Je ne saurais le dire; je ne les connais ni l'un ni l'autre. Dorante. - Ton congĂ©, tu le connaĂtras dĂšs aujourd'hui, si tu ne suis pas mes ordres; ce n'est mĂÂȘme qu'en les suivant que tu serais regrettĂ© de Lisette. Arlequin. - Elle me regrettera! Eh! Monsieur, que ne parlez-vous? Dorante. - Retire-toi; j'aperçois la Marquise. Arlequin. - J'obĂ©is, Ă condition qu'on me regrettera, au moins. Dorante. - A propos, garde le secret sur la dĂ©fense que je te fais de voir Lisette comme c'Ă©tait de mon consentement que tu l'Ă©pousais, ce serait avoir un procĂ©dĂ© trop choquant pour la Comtesse, que de paraĂtre m'y opposer; je te permets seulement de dire que tu aimes mieux Marton, que la Marquise te destine. Arlequin. - Ne craignez rien, il n'y aura lĂ -dedans que la Marquise et moi de malhonnĂÂȘtes c'est elle qui me fait prĂ©sent de Marton, c'est moi qui la prends; c'est vous qui nous laissez faire. Dorante. - Fort bien; va-t-en. Arlequin, revient. - Mais on me regrettera. Il sort. ScĂšne II La Marquise, Dorante La Marquise. - Avez-vous instruit votre valet, Dorante? Dorante. - Oui, Madame. La Marquise. - Cela pourra n'ĂÂȘtre pas inutile; ce petit article-lĂ touchera la Comtesse, si elle l'apprend. Dorante. - Ma foi, Madame, je commence Ă croire que nous rĂ©ussirons; je la vois dĂ©jĂ trĂšs Ă©tonnĂ©e de ma façon d'agir avec elle elle qui s'attend Ă des reproches, je l'ai vue prĂÂȘte Ă me demander pourquoi je ne lui en faisais pas. La Marquise. - Je vous dis que, si vous tenez bon, vous la verrez pleurer de douleur. Dorante. - Je l'attends aux larmes ĂÂȘtes-vous contente? La Marquise. - Je ne rĂ©ponds de rien, si vous n'allez jusque-lĂ . Dorante. - Et votre Chevalier, comment en agit-il? La Marquise. - Ne m'en parlez point; tĂÂąchons de le perdre, et qu'il devienne ce qu'il voudra mais j'ai chargĂ© un des gens de la Comtesse de savoir si je pouvais la voir, et je crois qu'on vient me rendre rĂ©ponse. A un laquais qui paraĂt. Eh bien! parlerai-je Ă ta maĂtresse? Le Laquais. - Oui, Madame, la voilĂ qui arrive. La Marquise, Ă Dorante. - Quittez-moi il ne faut pas dans ce moment-ci qu'elle nous voie ensemble, cela paraĂtrait affectĂ©. Dorante. - Et moi, j'ai un petit dessein, quand vous l'aurez quittĂ©e. La Marquise. - N'allez rien gĂÂąter. Dorante. - Fiez-vous Ă moi. Il s'en va. ScĂšne III La Marquise, La Comtesse La Comtesse. - Je viens vous trouver moi-mĂÂȘme, Marquise comme vous me demandez un entretien particulier, il s'agit apparemment de quelque chose de consĂ©quence. La Marquise. - Je n'ai pourtant qu'une question Ă vous faire, et comme vous ĂÂȘtes naturellement vraie, que vous ĂÂȘtes la franchise, la sincĂ©ritĂ© mĂÂȘme, nous aurons bientĂÂŽt terminĂ©. La Comtesse. - Je vous entends vous ne me croyez pas trop sincĂšre; mais votre Ă©loge m'exhorte Ă l'ĂÂȘtre, n'est-ce pas? La Marquise. - A cela prĂšs, le serez-vous? La Comtesse. - Pour commencer Ă l'ĂÂȘtre, je vous dirai que je n'en sais rien. La Marquise. - Si je vous demandais Le Chevalier vous aime-t-il? me diriez-vous ce qui en est? La Comtesse. - Non, Marquise, je ne veux pas me brouiller avec vous, et vous me haĂÂŻriez si je vous disais la vĂ©ritĂ©. La Marquise. - Je vous donne ma parole que non. La Comtesse. - Vous ne pourriez pas me la tenir, je vous en dispenserais moi-mĂÂȘme il y a des mouvements qui sont plus forts que nous. La Marquise. - Mais pourquoi vous haĂÂŻrais-je? La Comtesse. - N'a-t-on pas prĂ©tendu que le Chevalier vous aimait? La Marquise. - On a eu raison de le prĂ©tendre. La Comtesse. - Nous y voilĂ ; et peut-ĂÂȘtre l'avez-vous pensĂ© vous-mĂÂȘme? La Marquise. - Je l'avoue. La Comtesse. - Et aprĂšs cela, j'irais vous dire qu'il m'aime! Vous ne me le conseilleriez pas. La Marquise. - N'est-ce que cela? Eh! je voudrais l'avoir perdu je souhaite de tout mon coeur qu'il vous aime. La Comtesse. - Oh! sur ce pied-lĂ , vous n'avez donc qu'Ă rendre grĂÂące au ciel; vos souhaits ne sauraient ĂÂȘtre plus exaucĂ©s qu'ils le sont. La Marquise. - Je vous certifie que j'en suis charmĂ©e. La Comtesse. - Vous me rassurez; ce n'est pas qu'il n'ait tort; vous ĂÂȘtes si aimable qu'il ne devait plus avoir des yeux pour personne mais peut-ĂÂȘtre vous Ă©tait-il moins attachĂ© qu'on ne l'a cru. La Marquise. - Non, il me l'Ă©tait beaucoup; mais je l'excuse quand je serais aimable, vous l'ĂÂȘtes encore plus que moi, et vous savez l'ĂÂȘtre plus qu'une autre. La Comtesse. - Plus qu'une autre! Ah! vous n'ĂÂȘtes point si charmĂ©e, Marquise; je vous disais bien que vous me manqueriez de parole vos Ă©loges baissent. Je m'accommode pourtant de celui-ci, j'y sens une petite pointe de dĂ©pit qui a son mĂ©rite c'est la jalousie qui me loue. La Marquise. - Moi, de la jalousie? La Comtesse. - A votre avis, un compliment qui finit par m'appeler coquette ne viendrait pas d'elle? Oh! que si, Marquise; on l'y reconnaĂt. La Marquise. - Je ne songeais pas Ă vous appeler coquette. La Comtesse. - Ce sont de ces choses qui se trouvent dites avant qu'on y rĂÂȘve. La Marquise. - Mais, de bonne foi, ne l'ĂÂȘtes-vous pas un peu? La Comtesse. - Oui-da; mais ce n'est pas assez qu'un peu ne vous refusez pas le plaisir de me dire que je la suis beaucoup, cela n'empĂÂȘchera pas que vous ne la soyez autant que moi. La Marquise. - Je n'en donne pas tout Ă fait les mĂÂȘmes preuves. La Comtesse. - C'est qu'on ne prouve que quand on rĂ©ussit; le manque de succĂšs met bien des coquetteries Ă couvert on se retire sans bruit, un peu humiliĂ©e, mais inconnue, c'est l'avantage qu'on a. La Marquise. - Je rĂ©ussirai quand je voudrai, Comtesse; vous le verrez, cela n'est pas difficile; et le Chevalier ne vous serait peut-ĂÂȘtre pas restĂ©, sans le peu de cas que j'ai fait de son coeur. La Comtesse. - Je ne chicanerai pas ce dĂ©dain-lĂ mais quand l'amour-propre se sauve, voilĂ comme il parle. La Marquise. - Voulez-vous gager que cette aventure-ci n'humiliera point le mien, si je veux? La Comtesse. - EspĂ©rez-vous regagner le Chevalier? Si vous le pouvez, je vous le donne. La Marquise. - Vous l'aimez, sans doute? La Comtesse. - Pas mal; mais je vais l'aimer davantage, afin qu'il vous rĂ©siste mieux. On a besoin de toutes ses forces avec vous. La Marquise. - Oh! ne craignez rien, je vous le laisse. Adieu. La Comtesse. - Eh! pourquoi? Disputons-nous sa conquĂÂȘte, mais pardonnons Ă celle qui l'emportera. Je ne combats qu'Ă cette condition-lĂ , afin que vous n'ayez rien Ă me dire. La Marquise. - Rien Ă vous dire! Vous comptez donc l'emporter? La Comtesse. - Ecoutez, je jouerais Ă plus beau jeu que vous. La Marquise. - J'avais aussi beau jeu que vous, quand vous me l'avez ĂÂŽtĂ©; je pourrais donc vous l'enlever de mĂÂȘme. La Comtesse. - Tenez donc d'avoir votre revanche. La Marquise. - Non; j'ai quelque chose de mieux Ă faire. La Comtesse. - Oui! et peut-on vous demander ce que c'est? La Marquise. - Dorante vaut son prix, Comtesse. Adieu. Elle sort. ScĂšne IV La Comtesse, seule. La Comtesse. - Dorante! Vouloir m'enlever Dorante! Cette femme-lĂ perd la tĂÂȘte; sa jalousie l'Ă©gare; elle est Ă plaindre! ScĂšne V Dorante, La Comtesse Dorante, arrivant vite, feignant de prendre la Comtesse pour la Marquise. - Eh bien! Marquise, m'opposerez-vous encore des scrupules?... Apercevant la Comtesse. Ah! Madame, je vous demande pardon, je me trompe; j'ai cru de loin voir tout Ă l'heure la Marquise ici, et dans ma prĂ©occupation je vous ai prise pour elle. La Comtesse. - Il n'y a pas grand mal, Dorante mais quel est donc ce scrupule qu'on vous oppose? Qu'est-ce que cela signifie? Dorante. - Madame, c'est une suite de conversation que nous avons eu ensemble, et que je lui rappelais. La Comtesse. - Mais dans cette suite de conversation, sur quoi tombait ce scrupule dont vous vous plaigniez? Je veux que vous me le disiez. Dorante. - Je vous dis, Madame, que ce n'est qu'une bagatelle dont j'ai peine Ă me ressouvenir moi-mĂÂȘme. C'est, je pense, qu'elle avait la curiositĂ© de savoir comment j'Ă©tais dans votre coeur. La Comtesse. - Je m'attends que vous avez eu la discrĂ©tion de ne le lui avoir pas dit, peut-ĂÂȘtre? Dorante. - Je n'ai pas le dĂ©faut d'ĂÂȘtre vain. La Comtesse. - Non, mais on a quelquefois celui d'ĂÂȘtre vrai. Et que voulait-elle faire de ce qu'elle vous demandait? Dorante. - CuriositĂ© pure, vous dis-je... La Comtesse. - Et cette curiositĂ© parlait de scrupule! Je n'y entends rien. Dorante. - C'est moi, qui par hasard, en croyant l'aborder, me suis servi de ce terme-lĂ , sans savoir pourquoi. La Comtesse. - Par hasard! Pour un homme d'esprit, vous vous tirez mal d'affaire, Dorante; car il y a quelque mystĂšre lĂ -dessous. Dorante. - Je vois bien que je ne rĂ©ussirais pas Ă vous persuader le contraire, Madame; parlons d'autre chose. A propos de curiositĂ©, y a-t-il longtemps que vous n'avez reçu de lettres de Paris? La Marquise en attend; elle aime les nouvelles, et je suis sĂ»r que ses amis ne les lui Ă©pargneront pas, s'il y en a. La Comtesse. - Votre embarras me fait pitiĂ©. Dorante. - Quoi! Madame, vous revenez encore Ă cette bagatelle-lĂ ? La Comtesse. - Je m'imaginais pourtant avoir plus de pouvoir sur vous. Dorante. - Vous en aurez toujours beaucoup, Madame; et si celui que vous y aviez est un peu diminuĂ©, ce n'est pas ma faute. Je me sauve pourtant, dans la crainte de cĂ©der Ă celui qui vous reste. Il sort. La Comtesse. - Je ne reconnais point Dorante Ă cette sortie-lĂ . ScĂšne VI La Comtesse, rĂÂȘvant; Le Chevalier Le Chevalier. - Il mĂ© paraĂt quĂ© ma Comtesse rĂÂȘve, qu'ellĂ© tombĂ© dans lĂ© rĂ©cueillĂ©ment. La Comtesse. - Oui, je vois la Marquise et Dorante dans une affliction qui me chagrine; nous parlions tantĂÂŽt de mariage, il faut absolument diffĂ©rer le nĂÂŽtre. Le Chevalier. - DiffĂ©rer lĂ© nĂÂŽtre! La Comtesse. - Oui, d'une quinzaine de jours. Le Chevalier. - CadĂ©dis, vous mĂ© parlez dĂ© la fin du siĂšcle! En vertu dĂ© quoi la rĂ©mise? La Comtesse. - Vous n'avez pas remarquĂ© leurs mouvements comme moi? Le Chevalier. - Qu'ai-jĂ© bĂ©soin dĂ© rĂ©marque? La Comtesse. - Je vous dis que ces gens-lĂ sont outrĂ©s; voulez-vous les pousser Ă bout? Nous ne sommes pas si pressĂ©s. Le Chevalier. - Si pressĂ© quĂ© j'en meurs, sandis! Si lĂ© cas rĂ©quiert unĂ© victime, pourquoi mĂ© donner la prĂ©fĂ©rence? La Comtesse. - Je ne saurais me rĂ©soudre Ă les dĂ©sespĂ©rer, Chevalier. Faisons-nous justice; notre commerce a un peu l'air d'une infidĂ©litĂ©, au moins. Ces gens-lĂ ont pu se flatter que nous les aimions, il faut les mĂ©nager; je n'aime Ă faire de mal Ă personne ni vous non plus, apparemment? Vous n'avez pas le coeur dur, je pense? Ce sont vos amis comme les miens accoutumons-les du moins Ă se douter de notre mariage. Le Chevalier. - Mais, pour les accoutumer, il faut quĂ© jĂ© vive; et jĂ© vous dĂ©fie dĂ© mĂ© garder vivant, vous nĂ© mĂ© conduirez pas au terme. TĂÂąchons dĂ© les accoutumer Ă moins dĂ© frais la modĂ© dĂ© mourir pour la consolation dĂ© ses amis n'est pas venue, et dĂ© plus, quĂ© nous importe quĂ© ces deux affligĂ©s nous disent Partez? Savez-vous qu'on dit qu'ils s'arrangent? La Comtesse. - S'arranger! De quel arrangement parlez-vous? Le Chevalier. - J'entends que leurs coeurs s'accommodent. La Comtesse. - Vous avez quelquefois des tournures si gasconnes, que je n'y comprends rien. Voulez-vous dire qu'ils s'aiment? Exprimez-vous comme un autre. Le Chevalier, baissant de ton. - On nĂ© parle pas tout Ă fait d'amour, mais d'unĂ© pĂ©tite douceur Ă sĂ© voir. La Comtesse. - D'une douceur Ă se voir! Quelle chimĂšre! OĂÂč a-t-on pris cette idĂ©e-lĂ ? Eh bien! Monsieur, si vous me prouvez que ces gens-lĂ s'aiment, qu'ils sentent de la douceur Ă se voir; si vous me le prouvez, je vous Ă©pouse demain, je vous Ă©pouse ce soir. Voyez l'intĂ©rĂÂȘt que je vous donne Ă la preuve. Le Chevalier. - DĂ© leur amour jĂ© nĂ© m'en rends pas caution. La Comtesse. - Je le crois. Prouvez-moi seulement qu'ils se consolent; je ne demande que cela. Le Chevalier. - En cĂ© cas, irez-vous en avant? La Comtesse. - Oui, si j'Ă©tais sĂ»re qu'ils sont tranquilles mais qui nous le dira? Le Chevalier. - JĂ© vous tiens, et jĂ© vous informe quĂ© la Marquise a donnĂ© charge Ă Frontin dĂ© nous examiner, dĂ© lui apporter un Ă©tat dĂ© nos coeurs; et j'avais oubliĂ© dĂ© vous lĂ© dire. La Comtesse. - VoilĂ d'abord une commission qui ne vous donne pas gain de cause s'ils nous oubliaient, ils ne s'embarrasseraient guĂšre de nous. Le Chevalier. - Frontin aura peut-ĂÂȘtre dĂ©jĂ parlĂ©; jĂ© nĂ© l'ai pas vu dĂ©puis. QuĂ© son rapport nous rĂšgle. La Comtesse. - Je le veux bien. ScĂšne VII Le Chevalier, Frontin, la Comtesse Le Chevalier. - Arrive, Frontin, as-tu vu la Marquise? Frontin. - Oui, Monsieur, et mĂÂȘme avec Dorante; il n'y a pas longtemps que je les quitte. Le Chevalier. - Raconte-nous comment ils sĂ© comportent. Par bontĂ© d'ĂÂąme, Madame a peur dĂ© les dĂ©sespĂ©rer moi jĂ© dis qu'ils sĂ© consolent. Qu'en est-il des deux? Rien quĂ© cette bontĂ© nĂ© l'arrĂÂȘte, tĂ© dis-je; tu m'entends bien? Frontin. - A merveille. Madame peut vous Ă©pouser en toute sĂ»retĂ© de dĂ©sespoir, je n'en vois pas l'ombre. Le Chevalier. - JĂ© vous gagne dĂ© marchĂ© fait cĂ© soir vous ĂÂȘtes mienne. La Comtesse. - Hum! votre gain est peu sĂ»r Frontin n'a pas l'air d'avoir bien observĂ©. Frontin. - Vous m'excuserez, Madame, le dĂ©sespoir est connaissable. Si c'Ă©taient de ces petits mouvements minces et fluets, qui se dĂ©robent, on peut s'y tromper; mais le dĂ©sespoir est un objet, c'est un mouvement qui tient de la place. Les dĂ©sespĂ©rĂ©s s'agitent, se trĂ©moussent, ils font du bruit, ils gesticulent; et il n'y a rien de tout cela. Le Il vous dit vrai. J'ai tantĂÂŽt rencontrĂ© Dorante, jĂ© lui ai dit J'aime la ComtessĂ©, j'ai passion pour elle. Eh bien! garde-la, m'a-t-il dit tranquillement. La Comtesse. - Eh! vous ĂÂȘtes son rival, Monsieur; voulez-vous qu'il aille vous faire confidence de sa douleur? Le Chevalier. - JĂ© vous assure qu'il Ă©tait riant, et quĂ© la paix rĂ©gnait dans son coeur. La La paix dans le coeur d'un homme qui m'aimait de la passion la plus vive qui fut jamais! Le Chevalier. - Otez la mienne. La Comtesse. - A la bonne heure. Je lui crois pourtant l'ĂÂąme plus tendre que vous, soit dit en passant. Ce n'est pas votre faute chacun aime autant qu'il peut, et personne n'aime autant que lui. VoilĂ pourquoi je le plains. Mais sur quoi Frontin dĂ©cide-t-il qu'il est tranquille? Voyons; n'est-il pas vrai que tu es aux gages de la Marquise, et peut-ĂÂȘtre Ă ceux de Dorante, pour nous observer tous deux? Paie-t-on des espions pour ĂÂȘtre instruit de choses dont on ne se soucie point? Frontin. - Oui; mais je suis mal payĂ© de la Marquise, elle est en arriĂšre. La Comtesse. - Et parce qu'elle n'est pas libĂ©rale, elle est indiffĂ©rente? Quel raisonnement! Frontin. - Et Dorante m'a rĂ©voquĂ©, il me doit mes appointements. La Comtesse. - Laisse lĂ tes appointements. Qu'as-tu vu? Que sais-tu? Le Chevalier, bas Ă Frontin. - MitigĂ© ton rĂ©cit. Frontin. - Eh bien! Frontin, m'ont-ils dit tantĂÂŽt en parlant de vous deux, s'aiment-ils un peu? Oh! beaucoup, Monsieur; extrĂÂȘmement, Madame, extrĂÂȘmement, ai-je dit en tranchant. La Comtesse. - Eh bien?... Frontin. - Rien ne remue; la Marquise bĂÂąille en m'Ă©coutant, Dorante ouvre nonchalamment sa tabatiĂšre, c'est tout ce que j'en tire. La Comtesse. - Va, va, mon enfant, laisse-nous, tu es un maladroit. Votre valet n'est qu'un sot, ses observations sont pitoyables, il n'a vu que la superficie des choses cela ne se peut pas. Frontin. - Morbleu! Madame, je m'y ferais hacher. En voulez-vous davantage? Sachez qu'ils s'aiment, et qu'ils m'ont dit eux-mĂÂȘmes de vous l'apprendre. La Comtesse, riant. - Eux-mĂÂȘmes! Eh! que n'as-tu commencĂ© par nous dire cela, ignorant que tu es? Vous voyez bien ce qui en est, Chevalier; ils se consolent tant, qu'ils veulent nous rendre jaloux; et ils s'y prennent avec une maladresse bien digne du dĂ©pit qui les gouverne. Ne vous l'avais-je pas dit? Le Chevalier. - La passion sĂ© montre, j'en conviens. La Comtesse. - GrossiĂšrement mĂÂȘme. Frontin. - Ah! par ma foi, j'y suis c'est qu'ils ont envie de vous mettre en peine. Je ne m'Ă©tonne pas si Dorante, en regardant sa montre, ne la regardait pas fixement, et faisait une demi-grimace. La Comtesse. - C'est que la paix ne rĂ©gnait pas dans son coeur. Le Chevalier. - Cette grimace est importante. Frontin. - Item, c'est qu'en ouvrant sa tabatiĂšre, il n'a pris son tabac qu'avec deux doigts tremblants. Il est vrai aussi que sa bouche a ri, mais de mauvaise grĂÂące; le reste du visage n'en Ă©tait pas, il allait Ă part. La Comtesse. - C'est que le coeur ne riait pas. Le Chevalier. - JĂ© mĂ© rends. Il soupire, il rĂ©gardĂ© dĂ© travers, et ma noce rĂ©cule. PestĂ© du faquin, qui rĂ©jettĂ© MadamĂ© dans unĂ© compassion qui sera funeste Ă mon bonheur! La Comtesse. - Point du tout ne vous alarmez point; Dorante s'est trop mal conduit pour mĂ©riter des Ă©gards... Mais ne vois-je pas la Marquise qui vient ici? Frontin. - Elle-mĂÂȘme. La Comtesse. - Je la connais; je gagerais qu'elle vient finement, Ă son ordinaire, m'insinuer qu'ils s'aiment, Dorante et elle. Ecoutons. ScĂšne VIII La Comtesse, la Marquise, Frontin, le Chevalier La Marquise. - Pardon, Comtesse, si j'interromps un entretien sans doute intĂ©ressant; mais je ne fais que passer. Il m'est revenu que vous retardiez votre mariage avec le Chevalier, par mĂ©nagement pour moi. Je vous suis obligĂ©e de l'attention, mais je n'en ai pas besoin. Concluez, Comtesse, plutĂÂŽt aujourd'hui que demain; c'est moi qui vous en sollicite. Adieu. La Comtesse. - Attendez donc, Marquise; dites-moi s'il est vrai que vous vous aimiez, Dorante et vous, afin que je m'en rĂ©jouisse. La Marquise. - RĂ©jouissez-vous hardiment; la nouvelle est bonne. La Comtesse, riant. - En vĂ©ritĂ©? La Marquise. - Oui, Comtesse; hĂÂątez-vous de finir. Adieu. Elle sort. ScĂšne IX Le Chevalier, la Comtesse, Frontin La Comtesse, riant. - Ah! ah! Elle se sauve la raillerie est un peu trop forte pour elle. Que la vanitĂ© fait jouer de plaisants rĂÂŽles Ă de certaines femmes! car celle-ci meurt de dĂ©pit. Le Chevalier. - Elle en a lĂ© coeur palpitant, sandis! Frontin. - La grimace que Dorante faisait tantĂÂŽt, je viens de la retrouver sur sa physionomie. Au Chevalier. Mais, Monsieur, parlez un peu de Lisette pour moi. La Comtesse. - Que dit-il de Lisette? Frontin. - C'est une petite requĂÂȘte que je vous prĂ©sente, et qui tend Ă vous prier qu'il vous plaise d'ĂÂŽter Lisette Ă Arlequin, et d'en faire un transport Ă mon profit. Le Chevalier. - VoilĂ cĂ© quĂ© c'est. La Comtesse. - Et Lisette y consent-elle? Frontin. - Oh! le transport est tout Ă fait de son goĂ»t. La Comtesse. - Ce qu'il me dit lĂ me fait venir une idĂ©e les petites finesses de la Marquise mĂ©ritent d'ĂÂȘtre punies. Voyons si Dorante, qui l'aime tant, sera insensible Ă ce que je vais faire. Il doit l'ĂÂȘtre, si elle dit vrai, et je le souhaite mais voici un moyen infaillible de savoir ce qui en est. Je n'ai qu'Ă dire Ă Lisette d'Ă©pouser Frontin; elle Ă©tait destinĂ©e au valet de Dorante, nous en Ă©tions convenus. Si Dorante ne se plaint point, la Marquise a raison, il m'oublie, et je n'en serai que plus Ă mon aise. A Frontin. Toi, va-t'en chercher Lisette et son pĂšre, que je leur parle Ă tous deux. Frontin. - Il ne sera pas difficile de les trouver, car ils entrent. ScĂšne X Blaise, Lisette, le Chevalier, la Comtesse, Frontin La Comtesse. - Approchez, Lisette; et vous aussi, maĂtre Blaise. Votre fille devait Ă©pouser Arlequin; mais si vous la mariez, et que vous soyez bien aise d'en disposer Ă mon grĂ©, vous la donnerez Ă Frontin; entendez-vous, maĂtre Blaise? Blaise. - J'entends bian, Madame. Mais il y a, morguĂ©! bian une autre histoire qui trotte par le monde, et qui nous chagraine. Il s'agit que je venons vous crier marci. La Comtesse. - Qu'est-ce que c'est? D'oĂÂč vient que Lisette pleure? Lisette. - Mon pĂšre vous le dira, Madame. Blaise. - C'est, ne vous dĂ©plaise, Madame, qu'Arlequin est un mal-appris; mais que les pus mal-appris de tout ça, c'est Monsieur Dorante et Madame la Marquise, qui ont eu la finesse de manigancer la volontĂ© d'Arlequin, Ă celle fin qu'il ne voulĂt pus d'elle; maugrĂ© qu'alle en veuille bian, comme je me doute qu'il en voudrait peut-ĂÂȘtre bian itou, si an le laissait vouloir ce qu'il veut, et qu'an n'y boutĂt pas empĂÂȘchement. La Comtesse. - Et quel empĂÂȘchement? Blaise. - Oui, Madame; par le mouyen d'une fille qu'ils appelont Marton, que Madame la Marquise a eu l'avisement d'inventer par malice, pour la promettre Ă Arlequin. La Comtesse. - Ceci est curieux! Blaise. - En disant, comme ça, que faut qu'ils s'Ă©pousient Ă Paris, a mijaurĂ©e et li, dans l'intention de porter dommage Ă noute enfant, qui va choir en confusion de cette malice, qui n'est rien qu'un micmac pour affronter noute bonne renommĂ©e et la vĂÂŽtre, Madame, se gobarger de nous trois; et c'est touchant ça que je venons vous demander justice. La Comtesse. - Il faudra bien tĂÂącher de vous la faire. Chevalier, ceci change les choses il ne faut plus que Frontin y songe. Allez, Lisette, ne vous affligez pas laissez la Marquise proposer tant qu'elle voudra ses Martons; je vous en rendrai bon compte, car c'est cette femme-lĂ , que je mĂ©nageais tant, qui m'attaque lĂ -dedans. Dorante n'y a d'autre part que sa complaisance mais peut-ĂÂȘtre me reste-t-il encore plus de crĂ©dit sur lui qu'elle ne se l'imagine. Ne vous embarrassez pas. Lisette. - Arlequin vient de me traiter avec une indiffĂ©rence insupportable; il semble qu'il ne m'ait jamais vue voyez de quoi la Marquise se mĂÂȘle! Blaise. - EmpĂÂȘcher qu'une fille ne soit la femme du monde! La Comtesse. - On y remĂ©diera, vous dis-je. Frontin. - Oui; mais le remĂšde ne me vaudra rien. Le Chevalier. - Comtesse, je vous Ă©coute, l'oreille vous entend, l'esprit nĂ© vous saisit point; jĂ© nĂ© vous conçois pas. Venez çà , Lisette; tirez-nous cettĂ© bizarre aventure au clair. N'ĂÂȘtes-vous pas Ă©prise dĂ© Frontin? Lisette. - Non, Monsieur; je le croyais, tandis qu'Arlequin m'aimait mais je vois que je me suis trompĂ©e, depuis qu'il me refuse. Le Chevalier. - QuĂ© rĂ©pondre Ă cĂ© coeur dĂ© femme? La Comtesse. - Et moi, je trouve que ce coeur de femme a raison, et ne mĂ©rite pas votre rĂ©flexion satirique; c'est un homme qui l'aimait, et qui lui dit qu'il ne l'aime plus; cela n'est pas agrĂ©able, elle en est touchĂ©e je reconnais notre coeur au sien; ce serait le vĂÂŽtre, ce serait le mien en pareil cas. Allez, vous autres, retirez-vous, et laissez-moi faire. Blaise. - J'en avons charchĂ© querelle Ă Monsieur Dorante et Ă sa Marquise de cette affaire. La Comtesse. - Reposez-vous sur moi. Voici Dorante; je vais lui en parler tout Ă l'heure. ScĂšne XI Dorante, la Comtesse, le Chevalier La Comtesse. - Venez, Dorante, et avant toute autre chose, parlons un peu de la Marquise. Dorante. - De tout mon coeur, Madame. La Comtesse. - Dites-moi donc de tout votre coeur de quoi elle s'avise aujourd'hui? Dorante. - Qu'a-t-elle fait? J'ai de la peine Ă croire qu'il y ait quelque chose Ă redire Ă ses procĂ©dĂ©s. La Comtesse. - Oh! je vais vous faciliter le moyen de croire, moi. Dorante. - Vous connaissez sa prudence... La Comtesse. - Vous ĂÂȘtes un opiniĂÂątre louangeur! Eh bien! Monsieur, cette femme que vous louez tant, jalouse de moi parce que le Chevalier la quitte, comme si c'Ă©tait ma faute, va, pour m'attaquer pourtant, chercher de petits dĂ©tails qui ne sont pas en vĂ©ritĂ© dignes d'une incomparable telle que vous la faites, et ne croit pas au-dessous d'elle de dĂ©tourner un valet d'aimer une suivante. Parce qu'elle sait que nous voulons les marier, et que je m'intĂ©resse Ă leur mariage, elle imagine, dans sa colĂšre, une Marton qu'elle jette Ă la traverse; et ce que j'admire le plus dans tout ceci, c'est de vous voir vous-mĂÂȘme prĂÂȘter les mains Ă un projet de cette espĂšce! Vous-mĂÂȘme, Monsieur! Dorante. - Eh! pensez-vous que la Marquise ait cru vous offenser? qu'il me soit venu dans l'esprit, Ă moi, que vous vous y intĂ©ressez encore? Non, Comtesse. Arlequin se plaignait d'une infidĂ©litĂ© que lui faisait Lisette; il perdait, disait-il, sa fortune on prend quelquefois part aux chagrins de ces gens-lĂ ; et la Marquise, pour le dĂ©dommager, lui a, par bontĂ©, proposĂ© le mariage de Marton qui est Ă elle; il l'a acceptĂ©e, l'en a remerciĂ©e voilĂ tout ce que c'est. Le Chevalier. - La rĂ©ponse mĂ© persuade, jĂ© les crois sans malice. QuĂ© sur cĂ© point la paix sĂ© fasse entre les puissances, et quĂ© les subalternes sĂ© dĂ©battent. La Comtesse. - Laissez-nous, Monsieur le Chevalier, vous direz votre sentiment quand on vous le demandera. Dorante, qu'il ne soit plus question de cette petite intrigue-lĂ , je vous prie; car elle me dĂ©plaĂt. Je me flatte que c'est assez vous dire. Dorante. - Attendez, Madame, appelons quelqu'un; mon valet est peut-ĂÂȘtre lĂ ... Arlequin!... La Comtesse. - Quel est votre dessein? Dorante. - La Marquise n'est pas loin, il n'y a qu'Ă la prier de votre part de venir ici, vous lui en parlerez. La Comtesse. - La Marquise! Eh! qu'ai-je besoin d'elle? Est-il nĂ©cessaire que vous la consultiez lĂ -dessus? Qu'elle approuve ou non, c'est Ă vous Ă qui je parle, Ă vous Ă qui je dis que je veux qu'il n'en soit rien, que je le veux, Dorante, sans m'embarrasser de ce qu'elle en pense. Dorante. - Oui, mais, Madame, observez qu'il faut que je m'en embarrasse, moi; je ne saurais en dĂ©cider sans elle. Y aurait-il rien de plus malhonnĂÂȘte que d'obliger mon valet Ă refuser une grĂÂące qu'elle lui fait et qu'il a acceptĂ©e? Je suis bien Ă©loignĂ© de ce procĂ©dĂ©-lĂ avec elle. La Comtesse. - Quoi! Monsieur, vous hĂ©sitez entre elle et moi! Songez-vous Ă ce que vous faites? Dorante. - C'est en y songeant que je m'arrĂÂȘte. Le Chevalier. - Eh! cadĂ©dis, laissons cĂ© trio dĂ© valets et dĂ© soubrettes. La Comtesse, outrĂ©e. - C'est Ă moi, sur ce pied-lĂ , Ă vous prier d'excuser le ton dont je l'ai pris, il ne me convenait point. Dorante. - Il m'honorera toujours, et j'y obĂ©irais avec plaisir, si je pouvais. La Comtesse rit. - Nous n'avons plus rien Ă nous dire, je pense donnez-moi la main, Chevalier. Le Chevalier, lui donnant la main. - PrĂ©nez et nĂ© rendez pas, Comtesse. Dorante. - J'Ă©tais pourtant venu pour savoir une chose; voudriez-vous bien m'en instruire, Madame? La Comtesse, se retournant. - Ah! Monsieur, je ne sais rien. Dorante. - Vous savez celle-ci, Madame. Vous destinez-vous bientĂÂŽt au Chevalier? Quand aurons-nous la joie de vous voir unis ensemble? La Comtesse. - Cette joie-lĂ , vous l'aurez peut-ĂÂȘtre ce soir, Monsieur. Le Chevalier. - DoucĂ©ment, divinĂ© Comtesse, jĂ© tombe en dĂ©lire! jĂ© perds haleine dĂ© ravissĂ©ment! Dorante. - Parbleu! Chevalier, j'en suis charmĂ©, et je t'en fĂ©licite. La Comtesse, Ă part. - Ah! l'indigne homme! Dorante, Ă part. - Elle rougit! La Comtesse. - Est-ce lĂ tout, Monsieur? Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse, au Chevalier. - Partons. ScĂšne XII la Comtesse, la Marquise, le Chevalier, Dorante, Arlequin La Marquise. - Comtesse, votre jardiner m'apprend que vous ĂÂȘtes fĂÂąchĂ©e contre moi je viens vous demander pardon de la faute que j'ai faite sans le savoir; et c'est pour la rĂ©parer que je vous amĂšne ce garçon-ci. Arlequin, quand je vous ai promis Marton, j'ignorais que Madame pourrait s'en choquer, et je vous annonce que vous ne devez plus y compter. Arlequin. - Eh bien! je vous donne quittance; mais on dit que Blaise est venu vous demander justice contre moi, Madame je ne refuse pas de la faire bonne et prompte; il n'y a qu'Ă appeler le notaire; et s'il n'y est pas, qu'on prenne son clerc, je m'en contenterai. La Comtesse, Ă Dorante. - Renvoyez votre valet, Monsieur; et vous, Madame, je vous invite Ă lui tenir parole je me charge mĂÂȘme des frais de leur noce; n'en parlons plus. Dorante, Ă Arlequin. - Va-t'en. Arlequin, en s'en allant. - Il n'y a donc pas moyen d'esquiver Marton! C'est vous, Monsieur le Chevalier, qui ĂÂȘtes cause de tout ce tapage-lĂ ; vous avez mis tous nos amours sens dessus dessous. Si vous n'Ă©tiez pas ici, moi et mon maĂtre, nous aurions bravement tous deux Ă©pousĂ© notre Comtesse et notre Lisette, et nous n'aurions pas votre Marquise et sa Marton sur les bras. Hi! hi! hi! La Marquise et le Chevalier rient. - Eh! eh! eh! La Comtesse, riant aussi. - Eh! eh! Si ses extravagances vous amusent, dites-lui qu'il approche; il parle de trop loin. La jolie scĂšne! Le Chevalier. - C'est dĂ©mencĂ© d'amour. Dorante. - Retire-toi, faquin. La Marquise. - Ah çà ! Comtesse, sommes-nous bonnes amies Ă prĂ©sent? La Comtesse. - Ah! les meilleures du monde, assurĂ©ment, et vous ĂÂȘtes trop bonne. Dorante. - Marquise, je vous apprends une chose, c'est que la Comtesse et le Chevalier se marient peut-ĂÂȘtre ce soir. La Marquise. - En vĂ©ritĂ©? Le Chevalier. - CĂ© soir est loin encore. Dorante. - L'impatience sied fort bien mais si prĂšs d'une si douce aventure, on a bien des choses Ă se dire. Laissons-leur ces moments-ci, et allons, de notre cĂÂŽtĂ©, songer Ă ce qui nous regarde. La Marquise. - Allons, Comtesse, que je vous embrasse avant de partir. Adieu, Chevalier, je vous fais mes compliments; Ă tantĂÂŽt. ScĂšne XIII Le Chevalier, la Comtesse La Comtesse. - Vous ĂÂȘtes fort regrettĂ©, Ă ce que je vois, on faisait grand cas de vous. Le Chevalier. - JĂ© l'en dispense, surtout cĂ© soir. La Comtesse. - Ah! c'en est trop. Le Chevalier. - Comment! Changez-vous d'avis? La Comtesse. - Un peu. Le Chevalier. - QuĂ© pensez-vous? La Comtesse. - J'ai un dessein... il faudra que vous m'y serviez... Je vous le dirai tantĂÂŽt. Ne vous inquiĂ©tez point, je vais y rĂÂȘver. Adieu; ne me suivez pas... Elle s'en va et revient. Il est mĂÂȘme nĂ©cessaire que vous ne me voyiez pas si tĂÂŽt. Quand j'aurai besoin de vous, je vous en informerai. Le Chevalier. - JĂ© dĂ©meure muet jĂ© sens quĂ© jĂ© pĂ©riclite. Cette femme est plus femme qu'une autre. Acte III ScĂšne premiĂšre Le Chevalier, Lisette, Frontin Le Chevalier. - Mais dĂ© grĂÂące, Lisette, priez-la dĂ© ma part que jĂ© la voie un moment. Lisette. - Je ne saurais lui parler, Monsieur, elle repose. Le Chevalier. - EllĂ© rĂ©pose! EllĂ© rĂ©pose donc dĂ©bout? Frontin. - Oui, car moi sors de la terrasse, je viens de l'apercevoir se promenant dans la galerie. Lisette. - Qu'importe? Chacun a sa façon de reposer. Quelle est votre mĂ©thode Ă vous, Monsieur? Le Chevalier. - Il mĂ© paraĂt quĂ© tu mĂ© railles, Lisette. Frontin. - C'est ce qui me semble. Lisette. - Non, Monsieur; c'est une question qui vient Ă propos, et que je vous fais tout en devisant. Le Chevalier. - J'ai mĂÂȘme un petit soupçon quĂ© tu nĂ© m'aimes pas. Frontin. - Je l'avais aussi, ce petit soupçon-lĂ , mais je l'ai changĂ© contre une grande certitude. Lisette. - Votre pĂ©nĂ©tration n'a point perdu au change. Le Chevalier. - NĂ© lĂ© disais-je pas? Eh! pourquoi, sandis! tĂ© veux-jĂ© du bien, pendant quĂ© tu mĂ© veux du mal? D'oĂÂč mĂ© vient ma disposition amicale, et quĂ© ton coeur mĂ© rĂ©fuse lĂ© rĂ©ciproque? D'oĂÂč vient quĂ© nous diffĂ©rons dĂ© sentiments? Lisette. - Je n'en sais rien; c'est qu'apparemment il faut de la variĂ©tĂ© dans la vie. Frontin. - Je crois que nous sommes aussi trĂšs variĂ©s tous deux. Lisette. - Oui, si vous m'aimez encore; sinon, nous sommes uniformes. Le Chevalier. - Dis-moi lĂ© vrai tu nĂ© mĂ© rĂ©commandes pas Ă ta maĂtresse? Lisette. - Jamais qu'Ă son indiffĂ©rence. Frontin. - Le service est touchant! Le Chevalier. - Tu mĂ© fais donc prĂ©judice auprĂšs d'elle? Lisette. - Oh! tant que je peux mais pas autrement qu'en lui parlant contre vous; car je voudrais qu'elle ne vous aimĂÂąt pas; je vous l'avoue, je ne trompe personne. Frontin. - C'est du moins parler cordialement. Le Chevalier. - Ah çà ! Lisette, dĂ©vĂ©nons amis. Lisette. - Non; faites plutĂÂŽt comme moi, Monsieur, ne m'aimez pas. Le Chevalier. - JĂ© veux quĂ© tu m'aimes, et tu m'aimeras, cadĂ©dis! tu m'aimeras; jĂ© l'entrĂ©prends, jĂ© mĂ© lĂ© promets. Lisette. - Vous ne vous tiendrez pas parole. Frontin. - Ne savez-vous pas, Monsieur, qu'il y a des haines qui ne s'en vont point qu'on ne les paie? Pour cela... Le Chevalier. - Combien mĂ© coĂ»tera lĂ© dĂ©part dĂ© la tienne? Lisette. - Rien; elle n'est pas Ă vendre. Le Chevalier lui prĂ©sente sa bourse. - Tiens, prends, et la garde, si tu veux. Lisette. - Non, Monsieur; je vous volerais votre argent. Le Chevalier. - Prends, tĂ© dis-je, et mĂ© dis seulement cĂ© quĂ© ta maĂtresse projette. Lisette. - Non; mais je vous dirai bien ce que je voudrais qu'elle projetĂÂąt, c'est tout ce que je sais. En ĂÂȘtes-vous curieux? Frontin. - Vous nous l'avez dĂ©jĂ dit en plus de dix façons, ma belle. Le Chevalier. - N'a-t-ellĂ© pas quelquĂ© dessein? Lisette. - Eh! qui est-ce qui n'en a pas? Personne n'est sans dessein; on a toujours quelque vue. Par exemple, j'ai le dessein de vous quitter, si vous n'avez pas celui de me quitter vous-mĂÂȘme. Le Chevalier. - RĂ©tirons-nous, Frontin; jĂ© sens quĂ© jĂ© m'indigne. Nous rĂ©viendrons tantĂÂŽt la recommander Ă sa maĂtresse. Frontin. - Adieu donc, soubrette ennemie; adieu, mon petit coeur fantasque; adieu, la plus aimable de toutes les girouettes. Lisette. - Adieu, le plus *disgraciĂ© de tous les hommes. Ils s'en vont. ScĂšne II Lisette, Arlequin Arlequin. - M'amie, j'ai beau faire signe Ă mon maĂtre; il se moque de cela, il ne veut pas venir savoir ce que je lui demande. Lisette. - Il faut donc lui parler devant la Marquise, Arlequin. Arlequin. - Marquise malencontreuse! HĂ©las! ma fille, la bontĂ© que j'ai eue de te rendre mon coeur ne nous profitera ni Ă l'un ni Ă l'autre. Il me sera inutile d'avoir oubliĂ© tes impertinences; le diable a entrepris de me faire Ă©pouser Marton; il n'en dĂ©mordra pas; il me la garde. Lisette. - Retourne Ă ton maĂtre, et dis-lui que je l'attends ici. Arlequin. - Il ne se souciera pas de ton attente. Lisette. - Il n'y a point de temps Ă perdre cependant va donc. Arlequin. - Je suis tout engourdi de tristesse. Lisette. - Allons, allons, dĂ©gourdis-toi, puisque tu m'aimes. Tiens, voilĂ ton maĂtre et la Marquise qui s'approchent tire-le Ă quartier, lui, pendant que je m'Ă©loigne. Elle sort. ScĂšne III Dorante, Arlequin, la Marquise Arlequin, Ă Dorante. - Monsieur, venez que je vous parle. Dorante. - Dis ce que tu me veux. Arlequin. - Il ne faut pas que Madame y soit. Dorante. - Je n'ai point de secret pour elle. Arlequin. - J'en ai un qui ne veut pas qu'elle le connaisse. La Marquise. - C'est donc un grand mystĂšre? Arlequin. - Oui c'est Lisette qui demande Monsieur, et il n'est pas Ă propos que vous le sachiez, Madame. La Marquise. - Ta discrĂ©tion est admirable! Voyez ce que c'est, Dorante; mais que je vous dise un mot auparavant. Et toi, va chercher Lisette. ScĂšne IV Dorante, la Marquise La Marquise. - C'est apparemment de la part de la Comtesse? Dorante. - Sans doute, et vous voyez combien elle est agitĂ©e. La Marquise. - Et vous brĂ»lez d'envie de vous rendre! Dorante. - Me siĂ©rait-il de faire le cruel? La Marquise. - Nous touchons au terme, et nous manquons notre coup, si vous allez si vite. Ne vous y trompez point, les mouvements qu'on se donne sont encore Ă©quivoques; il n'est pas sĂ»r que ce soit de l'amour; j'ai peur qu'on ne soit plus jalouse de moi que de votre coeur; qu'on ne mĂ©dite de triompher de vous et de moi, pour se moquer de nous deux. Toutes nos mesures sont prises; allons jusqu'au contrat, comme nous l'avons rĂ©solu; ce moment seul dĂ©cidera si on vous aime. L'amour a ses expressions, l'orgueil a les siennes; l'amour soupire de ce qu'il perd, l'orgueil mĂ©prise ce qu'on lui refuse attendons le soupir ou le mĂ©pris; tenez bon jusqu'Ă cette Ă©preuve, pour l'intĂ©rĂÂȘt de votre amour mĂÂȘme. AbrĂ©gez avec Lisette, et revenez me trouver. Dorante. - Ah! votre Ă©preuve me fait trembler! Elle est pourtant raisonnable et je m'y exposerai, je vous le promets. La Marquise. - Je soutiens moi-mĂÂȘme un personnage qui n'est pas fort agrĂ©able, et qui le sera encore moins sur ces fins-ci, car il faudra que je supplĂ©e au peu de courage que vous me montrez; mais que ne fait-on pas pour se venger? Adieu. Elle sort. ScĂšne V Dorante, Arlequin, Lisette Dorante. - Que me veux-tu, Lisette? Je n'ai qu'un moment Ă te donner. Tu vois bien que je quitte Madame la Marquise, et notre conversation pourrait ĂÂȘtre suspecte dans la conjoncture oĂÂč je me trouve. Lisette. - HĂ©las! Monsieur, quelle est donc cette conjoncture oĂÂč vous ĂÂȘtes avec elle? Dorante. - C'est que je vais l'Ă©pouser rien que cela. Arlequin. - Oh! Monsieur, point du tout. Lisette. - Vous, l'Ă©pouser! Arlequin. - Jamais. Dorante. - Tais-toi... Ne me retiens point, Lisette que me veux-tu? Lisette. - Eh, doucement! donnez-vous le temps de respirer. Ah! que vous ĂÂȘtes changĂ©! Arlequin. - C'est cette perfide qui le fĂÂąche; mais ce ne sera rien. Lisette. - Vous ressouvenez-vous que j'appartiens Ă Madame la Comtesse, Monsieur? L'avez-vous oubliĂ©e elle-mĂÂȘme? Dorante. - Non, je l'honore, je la respecte toujours mais je pars, si tu n'achĂšves. Lisette. - Eh bien! Monsieur, je finis. Qu'est-ce que c'est que les hommes! Dorante, s'en allant. - Adieu. Arlequin. - Cours aprĂšs. Lisette. - Attendez donc, Monsieur. Dorante. - C'est que tes exclamations sur les hommes sont si mal placĂ©es, que j'en rougis pour ta maĂtresse. Arlequin. - VĂ©ritablement l'exclamation est effrontĂ©e avec nous; supprime-la. Lisette. - C'est pourtant de sa part que je viens vous dire qu'elle souhaite vous parler. Dorante. - Quoi! tout Ă l'heure? Lisette. - Oui, Monsieur. Arlequin. - Le plus tĂÂŽt c'est le mieux. Dorante. - Te tairas-tu, toi? Est-ce que tu es raccommodĂ© avec Lisette? Arlequin. - HĂ©las! Monsieur, l'amour l'a voulu, et il est le maĂtre; car je ne le voulais pas, moi. Dorante. - Ce sont tes affaires. Quant Ă moi, Lisette, dites Ă Madame la Comtesse que je la conjure de vouloir bien remettre notre entretien; que j'ai, pour le diffĂ©rer, des raisons que je lui dirai; que je lui en demande mille pardons; mais qu'elle m'approuvera elle-mĂÂȘme. Lisette. - Monsieur, il faut qu'elle vous parle; elle le veut. Arlequin, se mettant Ă genoux. - Et voici moi qui vous en supplie Ă deux genoux. Allez, Monsieur, cette bonne dame est amendĂ©e; je suis persuadĂ© qu'elle vous dira d'excellentes choses pour le renouvellement de votre amour. Dorante. - Je crois que tu as perdu l'esprit. En un mot, Lisette, je ne saurais, tu le vois bien; c'est une entrevue qui inquiĂ©terait la Marquise; et Madame la Comtesse est trop raisonnable pour ne pas entrer dans ce que je dis lĂ d'ailleurs, je suis sĂ»r qu'elle n'a rien de fort pressĂ© Ă me dire. Lisette. - Rien, sinon que je crois qu'elle vous aime toujours. Arlequin. - Et bien tendrement malgrĂ© la petite parenthĂšse! Dorante. - Qu'elle m'aime toujours, Lisette! Ah! c'en serait trop, si vous parliez d'aprĂšs elle; et l'envie qu'elle aurait de me voir en ce cas-lĂ , serait en vĂ©ritĂ© trop maligne. Que Madame la Comtesse m'ait abandonnĂ©, qu'elle ait cessĂ© de m'aimer, comme vous me l'avez dit vous-mĂÂȘme, passe je n'Ă©tais pas digne d'elle; mais qu'elle cherche de gaietĂ© de coeur Ă m'engager dans une dĂ©marche qui me brouillerait peut-ĂÂȘtre avec la Marquise, ah! c'en est trop, vous dis-je; et je ne la verrai qu'avec la personne que je vais rejoindre. Il s'en va. Arlequin, le suivant. - Eh! non, Monsieur, mon cher maĂtre, tournez Ă droite, ne prenez pas Ă gauche. Venez donc je crierai toujours jusqu'Ă ce qu'il m'entende. ScĂšne VI Lisette, un moment seule; la Comtesse Lisette. - Allons, il faut l'avouer, ma maĂtresse le mĂ©rite bien. La Comtesse. - Eh bien! Lisette, viendra-t-il? Lisette. - Non, Madame. La Comtesse. - Non! Lisette. - Non; il vous prie de l'excuser, parce qu'il dit que cet entretien fĂÂącherait la Marquise, qu'il va Ă©pouser. La Comtesse. - Comment? Que dites-vous? Epouser la Marquise! lui? Lisette. - Oui, Madame, et il est persuadĂ© que vous entrerez dans cette bonne raison qu'il apporte. La Comtesse. - Mais ce que tu me dis lĂ est inouĂÂŻ, Lisette. Ce n'est point lĂ Dorante! Est-ce de lui dont tu me parles? Lisette. - De lui-mĂÂȘme; mais de Dorante qui ne vous aime plus. La Comtesse. - Cela n'est pas vrai; je ne saurais m'accoutumer Ă cette idĂ©e-lĂ , on ne me la persuadera pas; mon coeur et ma raison la rejettent, me disent qu'elle est fausse, absolument fausse. Lisette. - Votre coeur et votre raison se trompent. Imaginez-vous mĂÂȘme que Dorante soupçonne que vous ne voulez le voir que pour inquiĂ©ter la Marquise et le brouiller avec elle. La Comtesse. - Eh! laisse lĂ cette Marquise Ă©ternelle! Ne m'en parle non plus que si elle n'Ă©tait pas au monde! Il ne s'agit pas d'elle. En vĂ©ritĂ©, cette femme-lĂ n'est pas faite pour m'effacer de son coeur, et je ne m'y attends pas. Lisette. - Eh! Madame, elle n'est que trop aimable. La Comtesse. - Que trop! Etes-vous folle? Lisette. - Du moins peut-elle plaire ajoutez Ă cela votre infidĂ©litĂ©, c'en est assez pour guĂ©rir Dorante. La Comtesse. - Mais, mon infidĂ©litĂ©, oĂÂč est-elle? Je veux mourir, si je l'ai jamais sentie! Lisette. - Je la sais de vous-mĂÂȘme. D'abord vous avez niĂ© que c'en fĂ»t une, parce que vous n'aimiez pas Dorante, disiez-vous; ensuite vous m'avez prouvĂ© qu'elle Ă©tait innocente; enfin, vous m'en avez fait l'Ă©loge, et si bien l'Ă©loge, que je me suis mise Ă vous imiter, ce dont je me suis bien repentie depuis. La Comtesse. - Eh bien! mon enfant, je me trompais; je parlais d'infidĂ©litĂ© sans la connaĂtre. Lisette. - Pourquoi donc n'avez-vous rien Ă©pargnĂ© de cruel pour vous ĂÂŽter Dorante? La Comtesse. - Je n'en sais rien; mais je l'aime, et tu m'accables, tu me pĂ©nĂštres de douleur! Je l'ai maltraitĂ©, j'en conviens; j'ai tort, un tort affreux! Un tort que je ne me pardonnerai jamais, et qui ne mĂ©rite pas que l'on l'oublie! Que veux-tu que je te dise de plus? Je me condamne, je me suis mal conduite, il est vrai. Lisette. - Je vous le disais bien, avant que vous m'eussiez gagnĂ©e. La Comtesse. - MisĂ©rable amour-propre de femme! MisĂ©rable vanitĂ© d'ĂÂȘtre aimĂ©e! VoilĂ ce que vous me coĂ»tez! J'ai voulu plaire au Chevalier, comme s'il en eĂ»t valu la peine; j'ai voulu me donner cette preuve-lĂ de mon mĂ©rite; il manquait cet honneur Ă mes charmes; les voilĂ bien glorieux! J'ai fait la conquĂÂȘte du Chevalier, et j'ai perdu Dorante! Lisette. - Quelle diffĂ©rence! La Comtesse. - Bien plus; c'est que c'est un homme que je hais naturellement quand je m'Ă©coute un homme que j'ai toujours trouvĂ© ridicule, que j'ai cent fois raillĂ© moi-mĂÂȘme, et qui me reste Ă la place du plus aimable homme du monde. Ah! que je suis belle Ă prĂ©sent! Lisette. - Ne perdez point le temps Ă vous affliger, Madame. Dorante ne sait pas que vous l'aimez encore. Le laissez-vous Ă la Marquise? Voulez-vous tĂÂącher de le ravoir? Essayez, faites quelques dĂ©marches, puisqu'il a droit d'ĂÂȘtre fĂÂąchĂ©, et que vous ĂÂȘtes dans votre tort. La Comtesse. - Eh! que veux-tu que je fasse pour un ingrat qui refuse de me parler, Lisette? Il faut bien que j'y renonce! Est-ce lĂ un procĂ©dĂ©? Toi qui dis qu'il a droit d'ĂÂȘtre fĂÂąchĂ©, voyons, Lisette, est-ce que j'ai cru le perdre? Ai-je imaginĂ© qu'il m'abandonnerait? L'ai-je soupçonnĂ© de cette lĂÂąchetĂ©-lĂ ? A-t-on jamais comptĂ© sur un coeur autant que j'ai comptĂ© sur le sien? Estime infinie, confiance aveugle; et tu dis que j'ai tort? et tout homme qu'on honore de ces sentiments-lĂ n'est pas un perfide quand il les trompe? Car je les avais, Lisette. Lisette. - Je n'y comprends rien. La Comtesse. - Oui, je les avais; je ne m'embarrassais ni de ses plaintes ni de ses jalousies; je riais de ses reproches; je dĂ©fiais son coeur de me manquer jamais; je me plaisais Ă l'inquiĂ©ter impunĂ©ment; c'Ă©tait lĂ mon idĂ©e; je ne le mĂ©nageais point. Jamais on ne vĂ©cut dans une sĂ©curitĂ© plus obligeante; je m'en applaudissais, elle faisait son Ă©loge et cet homme, aprĂšs cela, me laisse! Est-il excusable? Lisette. - Calmez-vous donc, Madame; vous ĂÂȘtes dans une dĂ©solation qui m'afflige. Travaillons Ă le ramener, et ne crions point inutilement contre lui. Commencez par rompre avec le Chevalier; voilĂ dĂ©jĂ deux fois qu'il se prĂ©sente pour vous voir, et que je le renvoie. La Comtesse. - J'avais pourtant dit Ă cet importun-lĂ de ne point venir, que je ne le fisse avertir. Lisette - Qu'en voulez-vous faire? La Comtesse. - Oh! le haĂÂŻr autant qu'il est haĂÂŻssable; c'est Ă quoi je le destine, je t'assure mais il faut pourtant que je le voie, Lisette; j'ai besoin de lui dans tout ceci; laisse-le venir; va mĂÂȘme le chercher. Lisette. - Voici mon pĂšre; sachons auparavant ce qu'il veut. ScĂšne VII Blaise, La Comtesse, Lisette. Blaise. - MorguĂ©! Madame, savez-vous bian ce qui se passe ici? Vous avise-t-on d'un tabellion qui se promĂšne lĂ -bas dans le jardin avec Monsieur Dorante et cette Marquise, et qui dit comme ça qu'il leur apporte un chiffon de contrat qu'ils li ont commandĂ©, pour Ă celle fin qu'ils y boutent leur seing par-devant sa parsonne? Qu'est-ce que vous dites de ça, Madame? car noute fille dit que voute affection a repoussĂ© pour Dorante; et ce tabellion est un impartinent. La Comtesse. - Un notaire chez moi, Lisette! Ils veulent donc se marier ici? Blaise. - Eh! morguĂ©! sans doute. Ils disont itou qu'il fera le contrat pour quatre; ceti-lĂ de voute ancien amoureux avec la Marquise; ceti-lĂ de vous et du Chevalier, voute nouviau galant. VelĂ comme ils se gobargeont de ça; et jarnigoi! ça me fĂÂąche. Et vous, Madame? La Comtesse. - Je m'y perds! C'est comme une fable! Lisette. - Cette fable me rĂ©volte. Blaise. - JarniguĂ©! cette Marquise, maugrĂ© le marquisat qu'alle a, n'en agit pas en droiture; an ne friponne pas les amoureux d'une parsonne de voute sorte et dans tout ça il n'y a qu'un mot qui sarve; Madame n'a qu'Ă dire, mon rĂÂątiau est tout prĂÂȘt, et, jarniguĂ©! j'allons vous ratisser ce biau notaire et sa paperasse ni pus ni moins que mauvaise harbe. La Comtesse. - Lisette, parle donc! Tu ne me conseilles rien. Je suis accablĂ©e! Ils vont s'Ă©pouser ici, si je n'y mets ordre. Il n'est plus question de Dorante; tu sens bien que je le dĂ©teste mais on m'insulte. Lisette. - Ma foi, Madame, ce que j'entends lĂ m'indigne Ă mon tour; et Ă votre place, je me soucierais si peu de lui, que je le laisserais faire. La Comtesse. - Tu le laisserais faire! Mais si tu l'aimais, Lisette? Lisette. - Vous dites que vous le haĂÂŻssez! La Comtesse. - Cela n'empĂÂȘche pas que je ne l'aime. Et dans le fond, pourquoi le haĂÂŻr? Il croit que j'ai tort, tu me l'as dit toi-mĂÂȘme, et tu avais raison; je l'ai abandonnĂ© la premiĂšre il faut que je le cherche et que je le dĂ©sabuse. Blaise. - MorguĂ©! Madame, j'ons vu le temps qu'il me chĂ©rissait estimez-vous que je sois bon pour li parler? La Comtesse. - Je suis d'avis de lui Ă©crire un mot, Lisette, et que ton pĂšre aille lui rendre ma lettre Ă l'insu de la Marquise. Lisette. - Faites, Madame. La Comtesse. - A propos de lettre, je ne songeais pas que j'en ai une sur moi que je lui Ă©crivais tantĂÂŽt, et que tout ceci me faisait oublier. Tiens, Blaise, va, tĂÂąche de la lui rendre sans que la Marquise s'en aperçoive. Blaise. - N'y aura pas d'aparcevance stapendant qu'il lira voute lettre je la renforcerons de queuque remontration. Il s'en va. ScĂšne VIII Frontin, Le Chevalier, Lisette, La Comtesse Le Chevalier. - Eh! donc, ma ComtessĂ©, quĂ© devient l'amour? A quoi pensĂ© lĂ© coeur? Est-ce ainsi quĂ© vous m'avertissez dĂ© venir? Quel est lĂ© motif dĂ© l'absence quĂ© vous m'avez ordonnĂ©e? Vous nĂ© mĂ© mandez pas, vous mĂ© laissez en langueur; jĂ© mĂ© mande moi-mĂÂȘme. La Comtesse. - J'allais vous envoyer chercher, Monsieur. Le Chevalier. - LĂ© messager m'a paru tardif. QuĂ© dĂ©terminez-vous? Nos gens vont sĂ© marier, le contrat sĂ© passe actuellement. N'userons-nous pas de la commoditĂ© du notaire? Ils mĂ© dĂ©lĂšguent pour vous y inviter. Ratifiez mon impatience; songez quĂ© l'amour gĂ©mit d'attendre, quĂ© les besoins du coeur sont pressĂ©s, quĂ© les instants sont prĂ©cieux, quĂ© vous m'en dĂ©robez d'irrĂ©parables, et quĂ© jĂ© meurs. ExpĂ©dions. La Comtesse. - Non, Monsieur le Chevalier, ce n'est pas mon dessein. Le Chevalier. - Nous n'Ă©pouserons pas? La Comtesse. - Non. Le Chevalier. - Qu'est-ce Ă dire "non"? La Comtesse. - Non signifie non je veux vous raccommoder avec la Marquise. Le Chevalier. - Avec la Marquise! Mais c'est vous quĂ© j'aime, Madame! La Comtesse. - Mais c'est moi qui ne vous aime point, Monsieur; je suis fĂÂąchĂ©e de vous le dire si brusquement; mais il faut bien que vous le sachiez. Le Chevalier. - Vous mĂ© raillez, sandis! La Comtesse. - Je vous parle trĂšs sĂ©rieusement. Le Chevalier. - Ma ComtessĂ©, finissons; point dĂ© badinage avec un coeur qui va pĂ©rir d'Ă©pouvante. La Comtesse. - Vous devez vous ĂÂȘtre aperçu de mes sentiments. J'ai toujours diffĂ©rĂ© le mariage dont vous parlez, vous le savez bien. Comment n'avez-vous pas senti que je n'avais pas envie de conclure? Le Chevalier. - LĂ© comble dĂ© mon bonheur, vous l'avez rĂ©mis Ă cĂ© soir. La Comtesse. - Aussi le comble de votre bonheur peut-il ce soir arriver de la part de la Marquise. L'avez-vous vue, comme je vous l'ai recommandĂ© tantĂÂŽt? Le Chevalier. - RĂ©commandĂ©! Il n'en a pas Ă©tĂ© question, cadĂ©dis! La Comtesse. - Vous vous trompez; Monsieur, je crois vous l'avoir dit. Le Chevalier. - Mais, la Marquise et lĂ© Chevalier, qu'ont-ils Ă dĂ©mĂÂȘler ensemble? La Comtesse. - Ils ont Ă s'aimer tous deux, de mĂÂȘme qu'ils s'aimaient, Monsieur. Je n'ai point d'autre parti Ă vous offrir que de retourner Ă elle, et je me charge de vous rĂ©concilier. Le Chevalier. - C'est une vapeur qui passe. La Comtesse. - C'est un sentiment qui durera toujours. Lisette. - Je vous le garantis Ă©ternel. Le Chevalier. - Frontin, oĂÂč en sommes-nous? Frontin. - Mais, Ă vue de pays, nous en sommes Ă rien. Ce chemin-lĂ n'a pas l'air de nous mener au gĂte. Lisette. - Si fait, par ce chemin-lĂ vous pouvez vous en retournez chez vous. Le Chevalier. - Partirai-jĂ©, ComtessĂ©? SĂ©ra-ce lĂ© rĂ©sultat? La Comtesse. - J'attends rĂ©ponse d'une lettre; vous saurez le reste quand je l'aurai reçue diffĂ©rez votre dĂ©part jusque-lĂ . ScĂšne IX Arlequin, et les acteurs prĂ©cĂ©dents. Arlequin. - Madame, mon maĂtre et Madame la Marquise envoient savoir s'ils ne vous importuneront pas ils viennent vous prononcer votre arrĂÂȘt et le mien; car je n'Ă©pouserai point Lisette, puisque mon maĂtre ne veut pas de vous. La Comtesse. - Je les attends... A Lisette. Il faut qu'il n'ait pas reçu ma lettre, Lisette. Arlequin. - Ils vont entrer, car ils sont Ă la porte. La Comtesse. - Ce que je vais leur dire va vous mettre au fait, Chevalier; ce ne sera point ma faute, si vous n'ĂÂȘtes pas content. Le Chevalier. - Allons, jĂ© suis dupe; c'est ĂÂȘtre au fait. ScĂšne X La Marquise, Dorante, La Comtesse, Le Chevalier, Frontin, Arlequin, Lisette La Marquise. - Eh bien, Madame! je ne vois rien encore qui nous annonce un mariage avec le Chevalier quand vous proposez-vous donc d'achever son bonheur? La Comtesse. - Quand il vous plaira, Madame; c'est Ă vous Ă qui je le demande; son bonheur est entre vos mains; vous en ĂÂȘtes l'arbitre. La Marquise. - Moi, Comtesse? Si je le suis, vous l'Ă©pouserez dĂšs aujourd'hui, et vous nous permettrez de joindre notre mariage au vĂÂŽtre. La Comtesse. - Le vĂÂŽtre! avec qui donc, Madame? Arrive-t-il quelqu'un pour vous Ă©pouser? La Marquise, montrant Dorante. - Il n'arrive pas de bien loin, puisque le voilĂ . Dorante. - Oui, Comtesse, Madame me fait l'honneur de me donner sa main; et comme nous sommes chez vous, nous venons vous prier de permettre qu'on nous y unisse. La Comtesse. - Non, Monsieur, non l'honneur serait trĂšs grand, trĂšs flatteur; mais j'ai lieu de penser que le ciel vous rĂ©serve un autre sort. Le Chevalier. - Nous avons changĂ© votre Ă©conomie jĂ© tombĂ© dans lĂ© lot dĂ© Madame la Marquise, et Madame la ComtessĂ© tombĂ© dans lĂ© tien. La Marquise. - Oh! nous resterons comme nous sommes. La Comtesse. - Laissez-moi parler, Madame, je demande audience Ă©coutez-moi. Il est temps de vous dĂ©sabuser, Chevalier vous avez cru que je vous aimais; l'accueil que je vous ai fait a pu mĂÂȘme vous le persuader; mais cet accueil vous trompait, il n'en Ă©tait rien je n'ai jamais cessĂ© d'aimer Dorante, et ne vous ai souffert que pour Ă©prouver son coeur. Il vous en a coĂ»tĂ© des sentiments pour moi; vous m'aimez, et j'en suis fĂÂąchĂ©e mais votre amour servait Ă mes desseins. Vous avez Ă vous plaindre de lui, Marquise, j'en conviens son coeur s'est un peu distrait de la tendresse qu'il vous devait; mais il faut tout dire. La faute qu'il a faite est excusable, et je n'ai point Ă tirer vanitĂ© de vous l'avoir dĂ©robĂ© pour quelque temps; ce n'est point Ă mes charmes qu'il a cĂ©dĂ©, c'est Ă mon adresse il ne me trouvait pas plus aimable que vous; mais il m'a cru plus prĂ©venue, et c'est un grand appĂÂąt. Quant Ă vous, Dorante, vous m'avez assez mal payĂ©e d'une Ă©preuve aussi tendre la dĂ©licatesse de sentiments qui m'a persuadĂ©e de la faire, n'a pas lieu d'ĂÂȘtre trop satisfaite; mais peut-ĂÂȘtre le parti que vous avez pris vient-il plus de ressentiment que de mĂ©diocritĂ© d'amour j'ai poussĂ© les choses un peu loin; vous avez pu y ĂÂȘtre trompĂ©; je ne veux point vous juger Ă la rigueur; je ferme les yeux sur votre conduite, et je vous pardonne. La Marquise, riant. - Ah! ah! ah! Je pense qu'il n'est plus temps, Madame, du moins je m'en flatte; ou bien, si vous m'en croyez, vous serez encore plus gĂ©nĂ©reuse; vous irez jusqu'Ă lui pardonner les noeuds qui vont nous unir. La Comtesse. - Et moi, Dorante, vous me perdez pour jamais si vous hĂ©sitez un instant. Le Chevalier. - JĂ© dĂ©mande audience jĂ© perds Madame la Marquise, et j'aurais tort dĂ© m'en plaindre; jĂ© mĂ© suis trouvĂ© dĂ©faillant dĂ© fidĂ©litĂ©, jĂ© nĂ© sais comment, car lĂ© mĂ©rite dĂ© Madame m'en fournissait abondance, et c'est un malheur qui mĂ© passe! En un mot, jĂ© suis infidĂšle, jĂ© m'en accuse; mais jĂ© suis vrai, jĂ© m'en vante. Il nĂ© tient qu'Ă moi d'user dĂ© rĂ©prĂ©saille, et dĂ© dire Ă Madame la Comtesse Vous mĂ© trompiez, jĂ© vous trompais. Mais jĂ© nĂ© suis qu'un homme, et jĂ© n'aspire pas Ă cĂ© dĂ©grĂ© dĂ© finesse et d'industrie. Voici lĂ© compte juste; vous avez contrefait dĂ© l'amour, dites-vous, Madame; jĂ© n'en valais pas davantage; mais votre estime a surpassĂ© mon prix. NĂ© rĂ©tranchez rien du fatal honneur quĂ© vous m'avez fait jĂ© vous aimais, vous mĂ© lĂ© rendiez cordialement. La Comtesse. - Du moins l'avez-vous cru. Le Chevalier. - J'achĂšve jĂ© vous aimais, un peu moins quĂ© Madame. JĂ© m'explique elle avait dĂ© mon coeur une possession plus complĂšte, jĂ© l'adorais; mais jĂ© vous aimais, sandis! passablement, avec quelque rĂ©miniscence pour elle. Oui, Dorante, nous Ă©tions dans lĂ© tendre. Laisse lĂ l'histoire qu'on tĂ© fait, mon ami; il fĂÂąche Madame quĂ© tu la dĂ©sertes, quĂ© ses appas restent infĂ©rieurs; sa gloire crie, tĂ© rĂ©dĂ©mande, fait la sirĂšne; quĂ© son chant tĂ© trouve sourd. Montrant la Marquise. Prends un regard dĂ© ces beaux yeux pour tĂ© servir d'antidote; demeure avec cet objet quĂ© l'amour venge dans mon coeur jĂ© lĂ© dis Ă rĂ©gret, jĂ© disputerais Madame dĂ© tout mon sang, s'il m'appartenait d'entrer en dispute; possĂšde-la, Dorante, bĂ©nis lĂ© ciel du bonheur qu'il t'accorde. DĂ© toutes les Ă©pouses, la plus estimable, la plus digne dĂ© respect et d'amour, c'est toi qui la tiens; dĂ© toutes les pertes, la plus immense, c'est moi qui la fais; dĂ© tous les hommes, lĂ© plus ingrat, lĂ© plus dĂ©loyal, en mĂÂȘme temps lĂ© plus imbĂ©cile, c'est lĂ© malheureux qui tĂ© parle. La Marquise. - Je n'ajouterai rien Ă la dĂ©finition; tout y est. La Comtesse. - Je ne daigne pas rĂ©pondre Ă ce que vous dites sur mon comte, Chevalier c'est le dĂ©pit qui vous l'arrache, et je vous ai dit mes intentions, Dorante; qu'il n'en soit plus parlĂ©, si vous ne les mĂ©ritez pas. La Marquise. - Nous nous aimons de bonne foi il n'y a plus de remĂšde, Comtesse, et deux personnes qu'on oublie ont bien droit de prendre parti ailleurs. TĂÂąchez tous deux de nous oublier encore vous savez comment cela fait, et cela vous doit ĂÂȘtre plus aisĂ© cette fois-ci que l'autre. Au notaire. Approchez, Monsieur. Voici le contrat qu'on nous apporte Ă signer. Dorante, priez Madame de vouloir bien l'honorer de sa signature. La Comtesse. - Quoi! si tĂÂŽt? La Marquise. - Oui, Madame, si vous nous le permettez. La Comtesse. - C'est Ă Dorante Ă qui je parle, Madame. Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse. - Votre contrat avec la Marquise? Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse. - Je ne l'aurais pas cru! La Marquise. - Nous espĂ©rons mĂÂȘme que le vĂÂŽtre accompagnera celui-ci. Et vous, Chevalier, ne signerez-vous pas? Le Chevalier. - JĂ© nĂ© sais plus Ă©crire. La Marquise, au notaire. - PrĂ©sentez la plume Ă Madame, Monsieur. La Comtesse, vite. - Donnez. Elle signe et jette la plume aprĂšs. Ah! perfide! Elle tombe dans les bras de Lisette. Dorante, se jetant Ă ses genoux. - Ah! ma chĂšre Comtesse! La Marquise. - Rendez-vous Ă prĂ©sent; vous ĂÂȘtes aimĂ©, Dorante. Arlequin. - Quel plaisir, Lisette! Lisette. - Je suis contente. La Comtesse. - Quoi! Dorante Ă mes genoux? Dorante. - Et plus pĂ©nĂ©trĂ© d'amour qu'il ne le fut jamais. La Comtesse. - Levez-vous. Dorante m'aime donc encore? Dorante. - Et n'a jamais cessĂ© de vous aimer. La Comtesse. - Et la Marquise? Dorante. - C'est elle Ă qui je devrai votre coeur, si vous me le rendez, Comtesse; elle a tout conduit. La Comtesse. - Ah! je respire! Que de chagrin vous m'avez donnĂ©! Comment avez-vous pu feindre si longtemps? Dorante. - Je ne l'ai pu qu'Ă force d'amour; j'espĂ©rais de regagner ce que j'aime. La Comtesse, avec force. - Eh! oĂÂč est la Marquise, que je l'embrasse? La Marquise, s'approchant et l'embrassant. - La voilĂ , Comtesse. Sommes-nous bonnes amies? La Comtesse. - Je vous ai l'obligation d'ĂÂȘtre heureuse et raisonnable. Dorante baise la main de la Comtesse. La Marquise. - Quant Ă vous, Chevalier, je vous conseille de porter votre main ailleurs; il n'y a pas d'apparence que personne vous en dĂ©fasse ici. La Comtesse. - Non, Marquise, j'obtiendrai sa grĂÂące; elle manquerait Ă ma joie et au service que vous m'avez rendu. La Marquise. - Nous verrons dans six mois. Le Chevalier. - JĂ© nĂ© vous dĂ©mandais qu'un termĂ©; lĂ© reste est mon affaire. Ils s'en vont. ScĂšne XI Frontin, Lisette, Blaise, Arlequin Frontin. - Epousez-vous Arlequin, Lisette? Lisette. - Le coeur me dit que oui. Arlequin. - Le mien opine de mĂÂȘme. Blaise. - Et ma volontĂ© se met par-dessus ça. Frontin. - Eh bien! Lisette, je vous donne six mois pour revenir Ă moi. La MĂ©prise Acteurs ComĂ©die en un acte, en prose, reprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois le 16 aoĂ»t 1734 par les comĂ©diens Italiens Acteurs Hortense Mlle Silvia Clarice, soeur d'Hortense Mlle Thomassin Lisette, suivante de Clarice Mlle Rolland Ergaste M. RomagnĂ©si Frontin, valet d'Ergaste M. LĂ©lio Arlequin, valet d'Hortense M. Thomassin La scĂšne est dans un jardin. Le thĂ©ĂÂątre reprĂ©sente un jardin. ScĂšne premiĂšre Frontin, Ergaste Frontin. - Je vous dis, Monsieur, que je l'attends ici, je vous dis qu'elle s'y rendra, que j'en suis sĂ»r, et que j'y compte comme si elle y Ă©tait dĂ©jĂ . Ergaste. - Et moi, je n'en crois rien. Frontin. - C'est que vous ne savez pas ce que je vaux, mais une fille ne s'y trompera pas j'ai vu la friponne jeter sur moi de certains regards, qui n'en demeureront pas lĂ , qui auront des suites, vous le verrez. Ergaste. - Nous n'avons vu la maĂtresse et la suivante qu'une fois; encore, ce fut par un coup du hasard que nous les rencontrĂÂąmes hier dans cette promenade-ci; elles ne furent avec nous qu'un instant; nous ne les connaissons point; de ton propre aveu, la suivante ne te rĂ©pondit rien quand tu lui parlas quelle apparence y a-t-il qu'elle ait fait la moindre attention Ă ce que tu lui dis? Frontin. - Mais, Monsieur, faut-il encore vous rĂ©pĂ©ter que ses yeux me rĂ©pondirent? N'est-ce rien que des yeux qui parlent? Ce qu'ils disent est encore plus sĂ»r que des paroles. Mon maĂtre en tient pour votre maĂtresse, lui dis-je tout bas en me rapprochant d'elle; son coeur est pris, c'est autant de perdu; celui de votre maĂtresse me paraĂt bien aventurĂ©, j'en crois la moitiĂ© de partie, et l'autre en l'air. Du mien, vous n'en avez pas fait Ă deux fois, vous me l'avez expĂ©diĂ© d'un coup d'oeil; en un mot, ma charmante, je t'adore nous reviendrons demain ici, mon maĂtre et moi, Ă pareille heure, ne manque point d'y mener ta maĂtresse, afin qu'on donne la derniĂšre main Ă cet amour-ci, qui n'a peut-ĂÂȘtre pas toutes ses façons; moi, je m'y rendrai une heure avant mon maĂtre, et tu entends bien que c'est t'inviter d'en faire autant; car il sera bon de nous parler sur tout ceci, n'est-ce pas? Nos coeurs ne seront pas fĂÂąchĂ©s de se connaĂtre un peu plus Ă fond, qu'en penses-tu, ma poule? Y viendras-tu? Ergaste. - A cela nulle rĂ©ponse? Frontin. - Ah! vous m'excuserez. Ergaste. - Quoi! Elle parla donc? Frontin. - Non. Ergaste. - Que veux-tu donc dire? Frontin. - Comme il faut du temps pour dire des paroles et que nous Ă©tions trĂšs pressĂ©s, elle mit, ainsi que je vous l'ai dit, des regards Ă la place des mots, pour aller plus vite; et se tournant de mon cĂÂŽtĂ© avec une douceur infinie Oui, mon fils, me dit-elle, sans ouvrir la bouche, je m'y rendrai, je te le promets, tu peux compter lĂ -dessus; viens-y en pleine confiance, et tu m'y trouveras. VoilĂ ce qu'elle me dit; et que je vous rends mot pour mot, comme je l'ai traduit d'aprĂšs ses yeux. Ergaste. - Va, tu rĂÂȘves. Frontin. - Enfin je l'attends; mais vous, Monsieur, pensez-vous que la maĂtresse veuille revenir? Ergaste. - Je n'ose m'en flatter, et cependant je l'espĂšre un peu. Tu sais bien que notre conversation fut courte; je lui rendis le gant qu'elle avait laissĂ© tomber; elle me remercia d'une maniĂšre trĂšs obligeante de la vitesse avec laquelle j'avais couru pour le ramasser, et se dĂ©masqua en me remerciant. Que je la trouvai charmante! Je croyais, lui dis-je, partir demain, et voici la premiĂšre fois que je me promĂšne ici; mais le plaisir d'y rencontrer ce qu'il y a de plus beau dans le monde m'y ramĂšnera plus d'une fois. Frontin. - Le plaisir d'y rencontrer! Pourquoi ne pas dire l'espĂ©rance? ĂâĄ'aurait Ă©tĂ© indiquer adroitement un rendez-vous pour le lendemain. Ergaste. - Oui, mais ce rendez-vous indiquĂ© l'aurait peut-ĂÂȘtre empĂÂȘchĂ© d'y revenir par raison de fiertĂ©; au lieu qu'en ne parlant que du plaisir de la revoir, c'Ă©tait simplement supposer qu'elle vient ici tous les jours, et lui dire que j'en profiterais, sans rien m'attribuer de la dĂ©marche qu'elle ferait en y venant. Frontin, regardant derriĂšre lui. - Tenez, tenez, Monsieur, suis-je un bon traducteur du langage des oeillades? Eh! direz-vous que je rĂÂȘve? Voyez-vous cette figure tendre et solitaire, qui se promĂšne lĂ -bas en attendant la mienne? Ergaste. - Je crois que tu as raison, et que c'est la suivante. Frontin. - Je l'aurais dĂ©fiĂ© d'y manquer; je me connais. Retirez-vous, Monsieur; ne gĂÂȘnez point les intentions de ma belle. Promenez-vous d'un autre cĂÂŽtĂ©, je vais m'instruire de tout, et j'irai vous rejoindre. ScĂšne II Lisette, Frontin Frontin, en riant. - Eh! eh! bonjour, chĂšre enfant; reconnaissez-moi, me voilĂ , c'est le vĂ©ritable. Lisette. - Que voulez-vous, Monsieur le VĂ©ritable? Je ne cherche personne ici, moi. Frontin. - Oh! que si; vous me cherchiez, je vous cherchais; vous me trouvez, je vous trouve; et je dĂ©fie que nous trouvions mieux. Comment vous portez-vous? Lisette, faisant la rĂ©vĂ©rence. - Fort bien. Et vous, Monsieur? Frontin. - A merveilles, voilĂ des appas dans la compagnie de qui il serait difficile de se porter mal. Lisette. - Vous ĂÂȘtes aussi galant que familier. Frontin. - Et vous, aussi ravissante qu'hypocrite; mettons bas les façons, vivons Ă notre aise. Tiens, je t'aime je te l'ai dĂ©jĂ dit, et je le rĂ©pĂšte; tu m'aimes, tu ne me l'as pas dit, mais je n'en doute pas; donne-toi donc le plaisir de me le dire, tu me le rĂ©pĂ©teras aprĂšs, et nous serons tous deux aussi avancĂ©s l'un que l'autre. Lisette. - Tu ne doutes pas que je ne t'aime, dis-tu? Frontin. - Entre nous, ai-je tort d'en ĂÂȘtre sĂ»r? Une fille comme toi manquerait-elle de goĂ»t? LĂ , voyons, regarde-moi pour vĂ©rifier la chose; tourne encore sur moi cette prunelle friande que tu avais hier, et qui m'a laissĂ© pour toi le plus tendre appĂ©tit du monde. Tu n'oses, tu rougis. Allons, m'amour, point de quartier; finissons cet article-lĂ . Lisette, d'un ton tendre. - Laisse-moi. Frontin. - Non, ta fiertĂ© se meurt, je ne la quitte pas que je ne l'aie achevĂ©e. Lisette. - DĂšs que tu as devinĂ© que tu me plais, n'est-ce pas assez? Je ne t'en apprendrai pas davantage. Frontin. - Il est vrai, tu ne feras rien pour mon instruction, mais il manque Ă ma gloire le ragoĂ»t de te l'entendre dire. Lisette. - Tu veux donc que je la rĂ©gale aux dĂ©pens de la mienne? Frontin. - La tienne! Eh! palsambleu, je t'aime, que lui faut-il de plus? Lisette. - Mais je ne te hais pas. Frontin. - Allons, allons, tu me voles, il n'y a pas lĂ ce qui m'est dĂ», fais-moi mon compte. Lisette. - Tu me plais. Frontin. - Tu me retiens encore quelque chose, il n'y a pas lĂ ma somme. Lisette. - Eh bien! donc... je t'aime. Frontin. - Me voilĂ payĂ© avec un bis. Lisette. - Le bis viendra dans le cours de la conversation, fais-m'en crĂ©dit pour Ă prĂ©sent; ce serait trop de dĂ©pense Ă la fois. Frontin. - Oh! ne crains pas la dĂ©pense, je mettrai ton coeur en fonds, va, ne t'embarrasse pas. Lisette. - Parlons de nos maĂtres. PremiĂšrement, qui ĂÂȘtes-vous, vous autres? Frontin. - Nous sommes des gens de condition qui retournons Ă Paris, et de lĂ Ă la cour, qui nous trouve Ă redire; nous revenons d'une terre que nous avons dans le DauphinĂ©; et en passant, un de nos amis nous a arrĂÂȘtĂ© Ă Lyon, d'oĂÂč il nous a menĂ© Ă cette campagne-ci, oĂÂč deux paires de beaux yeux nous raccrochĂšrent hier, pour autant de temps qu'il leur plaira. Lisette. - OĂÂč sont-ils, ces beaux yeux? Frontin. - En voilĂ deux ici, ta maĂtresse a les deux autres. Lisette. - Que fait ton maĂtre? Frontin. - La guerre, quand les ennemis du Roi nous raisonnent. Lisette. - C'est-Ă -dire qu'il est officier. Et son nom? Frontin. - Le marquis Ergaste, et moi, le chevalier Frontin, comme cadet de deux frĂšres que nous sommes. Lisette. - Ergaste? ce nom-lĂ est connu, et tout ce que tu me dis lĂ nous convient assez. Frontin. - Quand les minois se conviennent, le reste s'ajuste. Mais voyons, mes enfants, qui ĂÂȘtes-vous Ă votre tour? Lisette. - En premier lieu, nous sommes belles. Frontin. - On le sent encore mieux qu'on ne le voit. Lisette. - Ah! le compliment vaut une rĂ©vĂ©rence. Frontin. - Passons, passons, ne te pique point de payer mes compliments ce qu'ils valent, je te ruinerais en rĂ©vĂ©rences, et je te cajole gratis. Continuons vous ĂÂȘtes belles, aprĂšs? Lisette. - Nous sommes orphelines. Frontin. - Orphelines? Expliquons-nous; l'amour en fait quelquefois, des orphelins; ĂÂȘtes-vous de sa façon? Vous ĂÂȘtes assez aimables pour cela. Lisette. - Non, impertinent! Il n'y a que deux ans que nos parents sont morts, gens de condition aussi, qui nous ont laissĂ©es trĂšs riches. Frontin. - VoilĂ de fort bons procĂ©dĂ©s. Lisette. - Ils ont eu pour hĂ©ritiĂšres deux filles qui vivent ensemble dans un accord qui va jusqu'Ă s'habiller l'une comme l'autre, ayant toutes deux presque le mĂÂȘme son de voix, toutes deux blondes et charmantes, et qui se trouvent si bien de leur Ă©tat, qu'elles ont fait serment de ne point se marier et de rester filles. Frontin. - Ne point se marier fait un article, rester filles en fait un autre. Lisette. - C'est la mĂÂȘme chose. Frontin. - Oh que non! Quoi qu'il en soit, nous protestons contre l'un ou l'autre de ces deux serments-lĂ ; celle que nous aimons n'a qu'Ă choisir, et voir celui qu'elle veut rompre; comment s'appelle-t-elle? Lisette. - Clarice, c'est l'aĂnĂ©e, et celle Ă qui je suis. Frontin. - Que dit-elle de mon maĂtre? Depuis qu'elle l'a vu, comment va son voeu de rester fille? Lisette. - Si ton maĂtre s'y prend bien, je ne crois pas qu'il se soutienne, le goĂ»t du mariage l'emportera. Frontin. - Voyez le grand malheur! Combien y a-t-il de ces voeux-lĂ qui se rompent Ă meilleur marchĂ©! Eh! dis-moi, mon maĂtre l'attend ici, va-t-elle venir? Lisette. - Je n'en doute pas. Frontin. - Sera-t-elle encore masquĂ©e? Lisette. - Oui, en ce pays-ci c'est l'usage en Ă©tĂ©, quand on est Ă la campagne, Ă cause du hĂÂąle et de la chaleur. Mais n'est-ce pas lĂ Ergaste que je vois lĂ -bas? Frontin. - C'est lui-mĂÂȘme. Lisette. - Je te quitte donc; informe-le de tout, encourage son amour. Si ma maĂtresse devient sa femme, je me charge de t'en fournir une. Frontin. - Eh! me la fourniras-tu en conscience? Lisette. - Impertinent! Je te conseille d'en douter! Frontin. - Oh! le doute est de bon sens; tu es si jolie! ScĂšne III Ergaste, Frontin Ergaste. - Eh bien! que dit la suivante? Frontin. - Ce qu'elle dit? Ce que j'ai toujours prĂ©vu que nous triomphons, qu'on est rendu, et que, quand il nous plaira, le notaire nous dira le reste. Ergaste. - Comment? Est-ce que sa maĂtresse lui a parlĂ© de moi? Frontin. - Si elle en a parlĂ©! On ne tarit point, tous les Ă©chos du pays nous connaissent, on languit, on soupire, on demande quand nous finirons, peut-ĂÂȘtre qu'Ă la fin du jour on nous sommera d'Ă©pouser c'est ce que j'en puis juger sur les discours de Lisette, et la chose vaut la peine qu'on y pense. Clarice, fille de qualitĂ©, d'un cĂÂŽtĂ©, Lisette, fille de condition, de l'autre, cela est bon la race des Frontins et des Ergastes ne rougira point de leur devoir son entrĂ©e dans le monde, et de leur donner la prĂ©fĂ©rence. Ergaste. - Il faut que l'amour t'ait tournĂ© la tĂÂȘte, explique-toi donc mieux! Aurais-je le bonheur de ne pas dĂ©plaire Ă Clarice? Frontin. - Eh! Monsieur, comment vous expliquez-vous vous-mĂÂȘme? Vous parlez du ton d'un suppliant, et c'est Ă nous Ă qui on prĂ©sente requĂÂȘte. Je vous fĂ©licite, au reste, vous avez dans votre victoire un accident glorieux que je n'ai pas dans la mienne on avait jurĂ© de garder le cĂ©libat, vous triomphez du serment. Je n'ai point cet honneur-lĂ , moi, je ne triomphe que d'une fille qui n'avait jurĂ© de rien. Ergaste. - Eh! dis-moi naturellement si l'on a du penchant pour moi. Frontin. - Oui, Monsieur, la vĂ©ritĂ© toute pure est que je suis adorĂ©, parce qu'avec moi cela va un peu vite, et que vous ĂÂȘtes Ă la veille de l'ĂÂȘtre; et je vous le prouve, car voilĂ votre future idolĂÂątre qui vous cherche. Ergaste. - Ecarte-toi. ScĂšne IV Ergaste, Hortense, Frontin, Ă©loignĂ©. Hortense, quand elle entre sur le thĂ©ĂÂątre, tient son masque Ă la main pour ĂÂȘtre connue du spectateur, et puis le met sur son visage dĂšs que Frontin tourne la tĂÂȘte et l'aperçoit. Elle est vĂÂȘtue comme l'Ă©tait ci-devant la dame de qui Ergaste a dit avoir ramassĂ© le gant le jour d'auparavant, et c'est la soeur de cette dame. Hortense, traversant le thĂ©ĂÂątre. - N'est-ce pas lĂ ce cavalier que je vis hier ramasser le gant de ma soeur? Je n'en ai guĂšre vu de si bien fait. Il me regarde; j'Ă©tais hier dĂ©masquĂ©e avec cet habit-ci, et il me reconnaĂt, sans doute. Elle marche comme en se retirant. Ergaste l'aborde, la salue, et la prend pour l'autre, Ă cause de l'habit et du masque. - Puisque le hasard vous offre encore Ă mes yeux, Madame, permettez que je ne perde pas le bonheur qu'il me procure. Que mon action ne vous irrite point, ne la regardez pas comme un manque de respect pour vous, le mien est infini, j'en sui pĂ©nĂ©trĂ© jamais on ne craignit tant de dĂ©plaire, mais jamais coeur, en mĂÂȘme temps, ne fut forcĂ© de cĂ©der Ă une passion ni si soumise, ni si tendre. Hortense. - Monsieur, je ne m'attendais pas Ă cet abord-lĂ , et quoique vous m'ayez vue hier ici, comme en effet j'y Ă©tais, et dĂ©masquĂ©e, cette façon de se voir n'Ă©tablit entre nous aucune connaissance, surtout avec les personnes de mon sexe; ainsi, vous voulez bien que l'entretien finisse. Ergaste. - Ah! Madame, arrĂÂȘtez, de grĂÂące, et ne me laissez point en proie Ă la douleur de croire que je vous ai offensĂ©e, la joie de vous retrouver ici m'a Ă©garĂ©, j'en conviens, je dois vous paraĂtre coupable d'une hardiesse que je n'ai pourtant point; car je n'ai su ce que je faisais, et je tremble devant vous Ă prĂ©sent que je vous parle. Hortense. - Je ne puis vous Ă©couter. Ergaste. - Voulez-vous ma vie en rĂ©paration de l'audace dont vous m'accusez? Je vous l'apporte, elle est Ă vous; mon sort est entre vos mains, je ne saurais plus vivre si vous me rebutez. Hortense. - Vous, Monsieur? Ergaste. - J'explique ce que je sens, Madame; je me donnai hier Ă vous; je vous consacrai mon coeur, je conçus le dessein d'obtenir grĂÂące du vĂÂŽtre, et je mourrai s'il me la refuse. Jugez si un manque de respect est compatible avec de pareils sentiments. Hortense. - Vos expressions sont vives et pressantes, assurĂ©ment, il est difficile de rien dire de plus fort. Mais enfin, plus j'y pense, et plus je vois qu'il faut que je me retire, Monsieur; il n'y a pas moyen de se prĂÂȘter plus longtemps Ă une conversation comme celle-ci, et je commence Ă avoir plus de tort que vous. Ergaste. - Eh! de grĂÂące, Madame, encore un mot qui dĂ©cide de ma destinĂ©e, et je finis me haĂÂŻssez-vous? Hortense. - Je ne dis pas cela, je ne pousse point les choses jusque-lĂ , elles ne le mĂ©ritent pas. Sur quoi voudriez-vous que fĂ»t fondĂ©e ma haine? Vous m'ĂÂȘtes inconnu, Monsieur, attendez donc que je vous connaisse. Ergaste. - Me sera-t-il permis de chercher Ă vous ĂÂȘtre prĂ©sentĂ©, Madame? Hortense. - Vous n'aviez qu'un mot Ă me dire tout Ă l'heure, vous me l'avez dit, et vous continuez, Monsieur. Achevez donc, ou je m'en vais car il n'est pas dans l'ordre que je reste. Ergaste. - Ah! je suis au dĂ©sespoir! Je vous entends vous ne voulez pas que je vous voie davantage! Hortense. - Mais en vĂ©ritĂ©, Monsieur, aprĂšs m'avoir appris que vous m'aimez, me conseillerez-vous de vous dire que je veux bien que vous me voyiez? Je ne pense pas que cela m'arrive. Vous m'avez demandĂ© si je vous haĂÂŻssais; je vous ai rĂ©pondu que non; en voilĂ bien assez, ce me semble; n'imaginez pas que j'aille plus loin. Quant aux mesures que vous pouvez prendre pour vous mettre en Ă©tat de me voir avec un peu plus de dĂ©cence qu'ici, ce sont vos affaires. Je ne m'opposerai point Ă vos desseins; car vous trouverez bon que je les ignore, et il faut que cela soit ainsi un homme comme vous a des amis, sans doute, et n'aura pas besoin d'ĂÂȘtre aidĂ© pour se produire. Ergaste. - HĂ©las! Madame, je m'appelle Ergaste; je n'ai d'ami ici que le comte de Belfort, qui m'arrĂÂȘta hier comme j'arrivais du DauphinĂ©, et qui me mena sur-le-champ dans cette campagne-ci. Hortense. - Le comte de Belfort, dites-vous? Je ne savais pas qu'il fĂ»t ici. Nos maisons sont voisines, apparemment qu'il nous viendra voir; et c'est donc chez lui que vous ĂÂȘtes actuellement, Monsieur? Ergaste. - Oui, Madame. Je le laissai hier donner quelques ordres aprĂšs dĂner, et je vins me promener dans les allĂ©es de ce petit bois, oĂÂč j'aperçus du monde, je vous y vis, vous vous y dĂ©masquĂÂątes un instant, et dans cet instant vous devĂntes l'arbitre de mon sort. J'oubliai que je retournais Ă Paris; j'oubliai jusqu'Ă un mariage avantageux qu'on m'y mĂ©nageait, auquel je renonce, et que j'allais conclure avec une personne Ă qui rien ne me liait qu'un simple rapport de condition et de fortune. Hortense. - DĂšs que ce mariage vous est avantageux, la partie se renouera; la dame est aimable, sans doute, et vous ferez vos rĂ©flexions. Ergaste. - Non, Madame, mes rĂ©flexions sont faites, et je le rĂ©pĂšte encore, je ne vivrai que pour vous, ou je ne vivrai pour personne; trouver grĂÂące Ă vos yeux, voilĂ Ă quoi j'ai mis toute ma fortune, et je ne veux plus rien dans le monde, si vous me dĂ©fendez d'y aspirer. Hortense. - Moi, Monsieur, je ne vous dĂ©fends rien, je n'ai pas ce droit-lĂ , on est le maĂtre de ses sentiments; et si le comte de Belfort, dont vous parlez, allait vous mener chez moi, je le suppose parce que cela peut arriver, je serais mĂÂȘme obligĂ©e de vous y bien recevoir. Ergaste. - ObligĂ©e, Madame! Vous ne m'y souffrirez donc que par politesse? Hortense. - A vous dire vrai, Monsieur, j'espĂšre bien n'agir que par ce motif-lĂ , du moins d'abord, car de l'avenir, qui est-ce qui en peut rĂ©pondre? Ergaste. - Vous, Madame, si vous le voulez. Hortense. - Non, je ne sais encore rien lĂ -dessus, puisqu'ici mĂÂȘme j'ignore ce que c'est que l'amour; et je voudrais bien l'ignorer toute ma vie. Vous aspirez, dites-vous, Ă me rendre sensible? A la bonne heure; personne n'y a rĂ©ussi; vous le tentez, nous verrons ce qu'il en sera; mais je vous saurai bien mauvais grĂ©, si vous y rĂ©ussissez mieux qu'un autre. Ergaste. - Non, Madame, je n'y vois pas d'apparence. Hortense. - Je souhaite que vous ne vous trompiez pas; cependant je crois qu'il sera bon, avec vous, de prendre garde Ă soi de plus prĂšs qu'avec un autre. Mais voici du monde, je serais fĂÂąchĂ©e qu'on nous vĂt ensemble Ă©loignez-vous, je vous prie. Ergaste. - Il n'est point tard; continuez-vous votre promenade, Madame? Et pourrais-je espĂ©rer, si l'occasion s'en prĂ©sente, de vous revoir encore ici quelques moments? Hortense. - Si vous me trouvez seule et Ă©loignĂ©e des autres, dĂšs que nous nous sommes parlĂ© et que, grĂÂące Ă votre prĂ©cipitation, la faute en est faite, je crois que vous pourrez m'aborder sans consĂ©quence. Ergaste. - Et cependant je pars, sans avoir eu la douceur de voir encore ces yeux et ces traits... Hortense. - Il est trop tard pour vous en plaindre mais vous m'avez vue, sĂ©parons-nous; car on approche. Quand il est parti. Je suis donc folle! Je lui donne une espĂšce de rendez-vous, et j'ai peur de le tenir, qui pis est. ScĂšne V Hortense, Arlequin. Arlequin. - Madame, je viens vous demander votre avis sur une commission qu'on m'a donnĂ©e. Hortense. - Qu'est-ce que c'est? Arlequin. - Voulez-vous avoir compagnie? Hortense. - Non, quelle est-elle, cette compagnie? Arlequin. - C'est ce Monsieur Damis, qui est si amoureux de vous. Hortense. - Je n'ai que faire de lui ni de son amour. Est-ce qu'il me cherche? De quel cĂÂŽtĂ© vient-il? Arlequin. - Il ne vient par aucun cĂÂŽtĂ©, car il ne bouge, et c'est moi qui viens pour lui, afin de savoir oĂÂč vous ĂÂȘtes. Lui dirai-je que vous ĂÂȘtes ici, ou bien ailleurs? Hortense. - Non, nulle part. Arlequin. - Cela ne se peut pas, il faut bien que vous soyez en quelque endroit, il n'y a qu'Ă dire oĂÂč vous voulez ĂÂȘtre. Hortense. - Quel imbĂ©cile! Rapporte-lui que tu ne me trouves pas. Arlequin. - Je vous ai pourtant trouvĂ©e comment ferons-nous? Hortense. - Je t'ordonne de lui dire que je n'y suis pas, car je m'en vais. Elle s'Ă©carte. Arlequin. - Eh bien! vous avez raison; quand on s'en va, on n'y est pas cela est clair. Il s'en va. ScĂšne VI Hortense, Clarice Hortense, Ă part. - Ne voilĂ -t-il pas encore ma soeur! Clarice. - J'ai tournĂ© mal Ă propos de ce cĂÂŽtĂ©-ci. M'a-t-elle vue? Hortense. - Je la trouve embarrassĂ©e qu'est-ce que cela signifie, Ergaste y aurait-il part? Clarice. - Il faut lui parler, je sais le moyen de la congĂ©dier. Ah! vous voilĂ , ma soeur? Hortense. - Oui, je me promenais; et vous, ma soeur? Clarice. - Moi, de mĂÂȘme le plaisir de rĂÂȘver m'a insensiblement amenĂ© ici. Hortense. - Et poursuivez-vous votre promenade? Clarice. - Encore une heure ou deux. Hortense. - Une heure ou deux! Clarice. - Oui, parce qu'il est de bonne heure. Hortense. - Je suis d'avis d'en faire autant. Clarice, Ă part. - De quoi s'avise-t-elle? Haut. Comme il vous plaira. Hortense. - Vous me paraissez rĂÂȘveuse. Clarice. - Mais... oui, je rĂÂȘvais, ces lieux-ci y invitent; mais nous aurons bientĂÂŽt compagnie; Damis vous cherche, et vient par lĂ . Hortense. - Damis! Oh! sur ce pied-lĂ je vous quitte. Adieu. Vous savez combien il m'ennuie. Ne lui dites pas que vous m'avez vue. A part. Rappelons. Arlequin, afin qu'il observe. Clarice, riant. - Je savais bien que je la ferais partir. ScĂšne VII Clarice, Lisette Lisette. - Quoi! toute seule, Madame? Clarice. - Oui, Lisette. Lisette, en riant, et lui marquant du bout du doigt. - Il est ici. Clarice. - Qui? Lisette. - Vous ne m'entendez pas? Clarice. - Non. Lisette. - Eh! cet aimable jeune homme qui vous rendit hier un petit service de si bonne grĂÂące. Clarice. - Ce jeune officier? Lisette. - Eh oui. Clarice. - Eh bien! qu'il y soit, que veux-tu que j'y fasse? Lisette. - C'est qu'il vous cherche, et si vous voulez l'Ă©viter, il ne faut pas rester ici. Clarice. - L'Ă©viter! Est-ce que tu crois qu'il me parlera? Lisette. - Il n'y manquera pas, la petite aventure d'hier le lui permet de reste. Clarice. - Va, va, il ne me reconnaĂtra seulement pas. Lisette. - Hum! vous ĂÂȘtes pourtant bien reconnaissable; et de l'air dont il vous lorgna hier, je vais gager qu'il vous voit encore; ainsi prenons par lĂ . Clarice. - Non, je suis trop lasse, il y a longtemps que je me promĂšne. Lisette. - Oui-da, un bon quart d'heure Ă peu prĂšs. Clarice. - Mais pourquoi me fatiguerais-je Ă fuir un homme qui, j'en suis sĂ»re, ne songe pas plus Ă moi que ne je songe Ă lui? Lisette. - Eh mais! c'est bien assez qu'il y songe autant. Clarice. - Que veux-tu dire? Lisette. - Vous ne m'avez encore parlĂ© de lui que trois ou quatre fois. Clarice. - Ne te figurerais-tu pas que je ne suis venue seule ici que pour lui donner occasion de m'aborder? Lisette. - Oh! il n'y a pas de plaisir avec vous, vous devinez mot Ă mot ce qu'on pense. Clarice. - Que tu es folle! Lisette, riant. - Si vous n'y Ă©tiez pas venue de vous-mĂÂȘme, je devais vous y mener, moi. Clarice. - M'y mener! Mais vous ĂÂȘtes bien hardie de me le dire! Lisette. - Bon! je suis encore bien plus hardie que cela, c'est que je crois que vous y seriez venue. Clarice. - Moi? Lisette. - Sans doute, et vous auriez raison, car il est fort aimable, n'est-il pas vrai? Clarice. - J'en conviens. Lisette. - Et ce n'est pas lĂ tout, c'est qu'il vous aime. Clarice. - Autre idĂ©e! Lisette. - Oui-da, peut-ĂÂȘtre que je me trompe. Clarice. - Sans doute, Ă moins qu'on ne te l'ait dit, et je suis persuadĂ©e que non, qui est-ce qui t'en a parlĂ©? Lisette. - Son valet m'en a touchĂ© quelque chose. Clarice. - Son valet? Lisette. - Oui. Clarice, quelque temps sans parler, et impatiente. - Et ce valet t'a demandĂ© le secret, apparemment? Lisette. - Non. Clarice. - Cela revient pourtant au mĂÂȘme, car je renonce Ă savoir ce qu'il vous a dit, s'il faut vous interroger pour l'apprendre. Lisette. - J'avoue qu'il y a un peu de malice dans mon fait, mais ne vous fĂÂąchez pas, Ergaste vous adore, Madame. Clarice. - Tu vois bien qu'il ne sera pas nĂ©cessaire que je l'Ă©vite, car il ne paraĂt pas. Lisette. - Non, mais voici son valet qui me fait signe d'aller lui parler. Irai-je savoir ce qu'il me veut? ScĂšne VIII Frontin, Lisette, Clarice Clarice. - Oh! tu le peux je ne t'en empĂÂȘche pas. Lisette. - Si vous ne vous en souciez guĂšre, ni moi non plus. Clarice. - Ne vous embarrassez pas que je m'en soucie, et allez toujours voir ce qu'on vous veut. Lisette, Ă Clarice. - Eh! parlez donc. Et puis s'approchant de Frontin. Ton maĂtre est-il lĂ ? Frontin. - Oui; il demande s'il peut reparaĂtre, puisqu'elle est seule. Lisette revient Ă sa maĂtresse. - Madame, c'est Monsieur le marquis Ergaste qui aurait grande envie de vous faire encore rĂ©vĂ©rence, et qui, comme vous voyez, vous en sollicite par le plus rĂ©vĂ©rencieux de tous les valets. Frontin salue Ă droite et Ă gauche. Clarice. - Si je l'avais prĂ©vu, je me serais retirĂ©e. Lisette. - Lui dirai-je que vous n'ĂÂȘtes pas de cet avis-lĂ ? Clarice. - Mais je ne suis d'avis de rien, rĂ©ponds ce que tu voudras, qu'il vienne. Lisette, Ă Frontin. - On n'est d'avis de rien, mais qu'il vienne. Frontin. - Le voilĂ tout venu. Lisette. - Toi, avertis-nous si quelqu'un approche. Frontin sort. ScĂšne IX Clarice, Lisette, Ergaste Ergaste. - Que ce jour-ci est heureux pour moi, Madame! Avec quelle impatience n'attendais-je pas le moment de vous revoir encore! J'ai observĂ© celui oĂÂč vous Ă©tiez seule. Clarice, se dĂ©masquant un moment. - Vous avez fort bien fait d'avoir cette attention-lĂ , car nous ne nous connaissons guĂšre. Quoi qu'il en soit, vous avez souhaitĂ© me parler, Monsieur; j'ai cru pouvoir y consentir. Auriez-vous quelque chose Ă me dire? Ergaste. - Ce que mes yeux vous ont dit avant mes discours, ce que mon coeur sent mille fois mieux qu'ils ne le disent, ce que je voudrais vous rĂ©pĂ©ter toujours que je vous aime, que je vous adore, que je ne vous verrai jamais qu'avec transport. Lisette, Ă part Ă sa maĂtresse. - Mon rapport est-il fidĂšle? Clarice. - Vous m'avouerez, Monsieur, que vous ne mettez guĂšre d'intervalle entre me connaĂtre, m'aimer et me le dire; et qu'un pareil entretien aurait pu ĂÂȘtre prĂ©cĂ©dĂ© de certaines formalitĂ©s de biensĂ©ance qui sont ordinairement nĂ©cessaires. Ergaste. - Je crois vous l'avoir dĂ©jĂ dit, Madame, je n'ai su ce que je faisais, oubliez une faute Ă©chappĂ©e Ă la violence d'une passion qui m'a troublĂ©, et qui me trouble encore toutes les fois que je vous parle. Lisette, Ă Clarice. - Qu'il a le dĂ©bit tendre! Clarice. - Avec tout cela, Monsieur, convenez pourtant qu'il en faudra revenir Ă quelqu'une de ces formalitĂ©s dont il s'agit, si vous avez dessein de me revoir. Ergaste. - Si j'en ai dessein! Je ne respire que pour cela, Madame. Le comte de Belfort doit vous rendre visite ce soir. Clarice. - Est-ce qu'il est de vos amis? Ergaste. - C'est lui, Madame, chez qui il me semble vous avoir dit que j'Ă©tais. Clarice. - Je ne me le rappelais pas. Ergaste. - Je l'accompagnerai chez vous, Madame, il me l'a promis s'engage-t-il Ă quelque chose qui vous me dĂ©plaise? Consentez-vous que je lui aie cette obligation? Clarice. - Votre question m'embarrasse; dispensez-moi d'y rĂ©pondre. Ergaste. - Est-ce que votre rĂ©ponse me serait contraire? Clarice. - Point du tout. Lisette. - Et c'est ce qui fait qu'on n'y rĂ©pond pas. Ergaste se jette Ă ses genoux, et lui baise la main. Clarice, remettant son masque. - Adieu, Monsieur; j'attendrai le comte de Belfort. Quelqu'un approche laissez-moi seule continuer ma promenade, nous pourrons nous y rencontrer encore. ScĂšne X Ergaste, Clarice, Lisette, Frontin Frontin, Ă Lisette. - Je viens vous dire que je vois de loin une espĂšce de petit nĂšgre qui accourt. Lisette. - Retirons-nous vite, Madame; c'est Arlequin qui vient. Clarice sort. Ergaste et elle se saluent. ScĂšne XI Ergaste, Frontin Ergaste. - Je suis enchantĂ©, Frontin; je suis transportĂ©! VoilĂ deux fois que je lui parle aujourd'hui. Qu'elle est aimable! Que de grĂÂąces! Et qu'il est doux d'espĂ©rer de lui plaire! Frontin. - Bon! espĂ©rer! Si la belle vous donne cela pour de l'espĂ©rance, elle ne vous trompe pas. Ergaste. - Belfort m'y mĂšnera ce soir. Frontin. - Cela fera une petite journĂ©e de tendresse assez complĂšte. Au reste, j'avais oubliĂ© de vous dire le meilleur. Votre maĂtresse a bien des grĂÂąces; mais le plus beau de ses traits, vous ne le voyez point, il n'est point sur son visage, il est dans sa cassette. Savez-vous bien que le coeur de Clarice est une emplette de cent mille Ă©cus, Monsieur? Ergaste. - C'est bien lĂ Ă quoi je pense! Mais, que nous veut ce garçon-ci? Frontin. - C'est le beau brun que j'ai vu venir. ScĂšne XII Arlequin, Ergaste, Frontin Arlequin, Ă Ergaste. - Vous ĂÂȘtes mon homme; c'est vous que je cherche. Ergaste. - Parle que me veux-tu? Frontin. - OĂÂč est ton chapeau? Arlequin. - Sur ma tĂÂȘte. Frontin, le lui ĂÂŽtant. - Il n'y est plus. Arlequin. - Il y Ă©tait quand je l'ai dit il le remet, et il y retourne. Ergaste. - De quoi est-il question? Arlequin. - D'un discours malhonnĂÂȘte que j'ai ordre de vous tenir, et qui ne demande pas la cĂ©rĂ©monie du chapeau. Ergaste. - Un discours malhonnĂÂȘte! A moi! Et de quelle part? Arlequin. - De la part d'une personne qui s'est moquĂ©e de vous. Ergaste. - Insolent! t'expliqueras-tu? Arlequin. - Dites vos injures Ă ma commission, c'est elle qui est insolente, et non pas moi. Frontin. - Voulez-vous que j'estropie le commissionnaire, Monsieur? Arlequin. - Cela n'est pas de l'ambassade je n'ai point ordre de revenir estropiĂ©. Ergaste. - Qui est-ce qui t'envoie? Arlequin. - Une dame qui ne fait point cas de vous. Ergaste. - Quelle est-elle? Arlequin. - Ma maĂtresse. Ergaste. - Est-ce que je la connais? Arlequin. - Vous lui avez parlĂ© ici. Ergaste. - Quoi! c'est cette dame-lĂ qui t'envoie dire qu'elle s'est moquĂ©e de moi? Arlequin. - Elle-mĂÂȘme en original; je lui ai aussi entendu marmotter entre ses dents que vous Ă©tiez un grand fourbe; mais, comme elle ne m'a point commandĂ© de vous le rapporter, je n'en parle qu'en passant. Ergaste. - Moi fourbe? Arlequin. - Oui; mais rien qu'entre les dents; un fourbe tout bas. Ergaste. - Frontin, aprĂšs la maniĂšre dont nous nous sommes quittĂ©s tous deux, je t'ai dit que j'espĂ©rais y comprends-tu quelque chose? Frontin. - Oui-da, Monsieur; esprit de femme et caprice voilĂ tout ce que c'est; qui dit l'un, suppose l'autre; les avez-vous jamais vus sĂ©parĂ©s? Arlequin. - Ils sont unis comme les cinq doigts de la main. Ergaste, Ă Arlequin. - Mais ne te tromperais-tu pas? Ne me prends-tu point pour un autre? Arlequin. - Oh! que non. N'ĂÂȘtes-vous pas un homme d'hier? Ergaste. - Qu'appelles-tu un homme d'hier? Je ne t'entends point. Frontin. - Il parle de vous comme d'un enfant au maillot. Est-ce que les gens d'hier sont de cette taille-lĂ ? Arlequin. - J'entends que vous ĂÂȘtes ici d'hier. Ergaste. - Oui. Arlequin. - Un officier de la MajestĂ© du Roi. Ergaste. - Sais-tu mon nom? Je l'ai dit Ă cette dame. Arlequin. - Elle me l'a dit aussi un appelĂ© Ergaste. Ergaste, outrĂ©. - C'est cela mĂÂȘme! Arlequin. - Eh bien! c'est vous qu'on n'estime pas; vous voyez bien que le paquet est Ă votre adresse. Frontin. - Ma foi! il n'y a plus qu'Ă lui en payer le port, Monsieur. Arlequin. - Non, c'est port payĂ©. Ergaste. - Je suis au dĂ©sespoir! Arlequin. - On s'est un peu diverti de vous en passant, on vous a regardĂ© comme une farce qui n'amuse plus. Adieu. Il fait quelques pas. Ergaste. - Je m'y perds! Arlequin, revenant. - Attendez... Il y a encore un petit reliquat, je ne vous ai donnĂ© que la moitiĂ© de votre affaire j'ai ordre de vous dire... J'ai oubliĂ© mon ordre... La moquerie, un; la farce, deux; il y a un troisiĂšme article. Frontin. - S'il ressemble au reste, nous ne perdons rien de curieux. Arlequin, tirant des tablettes. - Pardi! il est tout de son long dans ces tablettes-ci. Ergaste. - Eh! montre donc! Arlequin. - Non pas, s'il vous plaĂt; je ne dois pas vous les montrer cela m'est dĂ©fendu, parce qu'on s'est repenti d'y avoir Ă©crit, Ă cause de la biensĂ©ance et de votre peu de mĂ©rite; et on m'a criĂ© de loin de les supprimer, et de vous expliquer le tout dans la conversation; mais laissez-moi voir ce que j'oublie... A propos, je ne sais pas lire; lisez donc vous-mĂÂȘme. Il donne les tablettes Ă Ergaste. Frontin. - Eh! morbleu, Monsieur, laissez lĂ ces tablettes, et n'y rĂ©pondez que sur le dos du porteur. Arlequin. - Je n'ai jamais Ă©tĂ© le pupitre de personne. Ergaste lit. - Je viens de vous apercevoir aux genoux de ma soeur. Ergaste s'interrompant. Moi! Il continue. Vous jouez fort bien la comĂ©die vous me l'avez donnĂ©e tantĂÂŽt, mais je n'en veux plus. Je vous avais permis de m'aborder encore, et je vous le dĂ©fends, j'oublie mĂÂȘme que je vous ai vu. Arlequin. - Tout juste; voilĂ l'article qui nous manquait plus de frĂ©quentation, c'est l'intention de la tablette. Bonsoir. Ergaste reste comme immobile. Frontin. - J'avoue que voilĂ le vertigo le mieux conditionnĂ© qui soit jamais sorti d'aucun cerveau femelle. Ergaste, recourant Ă Arlequin. - ArrĂÂȘte, oĂÂč est-elle? Arlequin. - Je suis sourd. Ergaste. - Attends que j'aie fait, du moins, un mot de rĂ©ponse; il est aisĂ© de me justifier elle m'accuse d'avoir vu sa soeur, et je ne la connais pas. Arlequin. - Chanson! Ergaste, en lui donnant de l'argent. - Tiens, prends, et arrĂÂȘte. Arlequin. - Grand merci; quand je parle de chanson, c'est que j'en vais chanter une; faites Ă votre aise, mon cavalier; je n'ai jamais vu de fourbe si honnĂÂȘte homme que vous. Il chante. Ra la ra ra... Ergaste. - Amuse-le, Frontin; je n'ai qu'un pas Ă faire pour aller au logis, et je vais y Ă©crire un mot. ScĂšne XIII Arlequin, Frontin Arlequin. - Puisqu'il me paie des injures, voyez combien je gagnerais avec lui, si je lui apportais des compliments... Il chante. Ta la la ta ra ra la. Frontin. - VoilĂ de jolies paroles que tu chantes lĂ . Arlequin. - Je n'en sais point d'autres. Allons, divertis-moi ton maĂtre t'a chargĂ© de cela, fais-moi rire. Frontin. - Veux-tu que je chante aussi? Arlequin. - Je ne suis pas curieux de symphonie. Frontin. - De symphonie! Est-ce que tu prends ma voix pour un orchestre? Arlequin. - C'est qu'en fait de musique, il n'y a que le tambour qui me fasse plaisir. Frontin. - C'est-Ă -dire que tu es au concert, quand on bat la caisse. Arlequin. - Oh! je suis Ă l'OpĂ©ra. Frontin. - Tu as l'oreille martiale. Avec quoi te divertirai-je donc? Aimes-tu les contes des fĂ©es? Arlequin. - Non, je ne me soucie ni de comtes ni de marquis. Frontin. - Parlons donc de boire. Arlequin. - Montre-moi le sujet du discours. Frontin. - Le vin, n'est-ce pas? On l'a mis au frais. Arlequin. - Qu'on l'en retire, j'aime Ă boire chaud. Frontin. - Cela est malsain; parlons de ta maĂtresse. Arlequin, brusquement. - ExpĂ©dions la bouteille. Frontin. - Doucement! je n'ai pas le sol, mon garçon. Arlequin. - Ce misĂ©rable! Et du crĂ©dit? Frontin. - Avec cette mine-lĂ , oĂÂč veux-tu que j'en trouve? Mets-toi Ă la place du marchand de vin. Arlequin. - Tu as raison, je te rends justice on ne saurait rien emprunter sur cette grimace-lĂ . Frontin. - Il n'y a pas moyen, elle est trop sincĂšre; mais il y a remĂšde Ă tout paie, et je te le rendrai. Arlequin. - Tu me le rendras? Mets-toi Ă ma place aussi, le croirais-tu? Frontin. - Non, tu rĂ©ponds juste; mais paie en pur don, par galanterie, sois gĂ©nĂ©reux... Arlequin. - Je ne saurais, car je suis vilain je n'ai jamais bu Ă mes dĂ©pens. Frontin. - Morbleu! que ne sommes-nous Ă Paris, j'aurais crĂ©dit. Arlequin. - Eh! que fait-on Ă Paris? Parlons de cela, faute de mieux est-ce une grande ville? Frontin. - Qu'appelles-tu une ville? Paris, c'est le monde; le reste de la terre n'en est que les faubourgs. Arlequin. - Si je n'aimais pas Lisette, j'irais voir le monde. Frontin. - Lisette, dis-tu? Arlequin. - Oui, c'est ma maĂtresse. Frontin. - Dis donc que ce l'Ă©tait, car je te l'ai soufflĂ©e hier. Arlequin. - Ah! maudit souffleur! Ah! scĂ©lĂ©rat! Ah! chenapan! ScĂšne XIV Ergaste, Frontin, Arlequin Ergaste. - Tiens, mon ami, cours porter cette lettre Ă la dame qui t'envoie. Arlequin. - J'aimerais mieux ĂÂȘtre le postillon du diable, qui vous emporte tous deux, vous et ce coquin, qui est la copie d'un fripon! ce maraud, qui n'a ni argent, ni crĂ©dit, ni le mot pour rire! un sorcier qui souffle les filles! un escroc qui veut m'emprunter du vin! un gredin qui dit que je ne suis pas dans le monde, et que mon pays n'est qu'un faubourg! Cet insolent! un faubourg! Va, va, je t'apprendrai Ă connaĂtre les villes. Arlequin s'en va. Ergaste, Ă Frontin. - Qu'est-ce que cela signifie? Frontin. - C'est une bagatelle, une affaire de jalousie c'est que nous nous trouvons rivaux, et il en sent la consĂ©quence. Ergaste. - De quoi aussi t'avises-tu de parler de Lisette? Frontin. - Mais, Monsieur, vous avez vu des amants devineriez-vous que cet homme-lĂ en est un? Dites en conscience. Ergaste. - Va donc toi-mĂÂȘme chercher cette dame-lĂ , et lui remets mon billet le plus tĂÂŽt que tu pourras. Frontin. - Soyez tranquille, je vous rendrai bon compte de tout ceci par le moyen de Lisette. Ergaste. - HĂÂąte-toi, car je souffre. Frontin part. ScĂšne XV Ergaste, seul. Vit-on jamais rien de plus Ă©tonnant que ce qui m'arrive? Il faut absolument qu'elle se soit mĂ©prise. ScĂšne XVI Lisette, Ergaste Lisette. - N'avez-vous pas vu la soeur de Madame, Monsieur? Ergaste. - Eh non, Lisette, de qui me parles-tu? Je n'ai vu que ta maĂtresse, je ne me suis entretenu qu'avec elle; sa soeur m'est totalement inconnue, et je n'entends rien Ă ce qu'on me dit lĂ . Lisette. - Pourquoi vous fĂÂącher? Je ne vous dis pas que vous lui ayez parlĂ©, je vous demande si vous ne l'avez pas aperçue? Ergaste. - Eh! non, te dis-je, non, encore une fois, non je n'ai vu de femme que ta maĂtresse, et quiconque lui a rapportĂ© autre chose a fait une imposture, et si elle croit avoir vu le contraire, elle s'est trompĂ©e. Lisette. - Ma foi, Monsieur, si vous n'entendez rien Ă ce que je vous dis, je ne vois pas plus clair dans ce que vous me dites. Vous voilĂ dans un mouvement Ă©pouvantable Ă cause de la question du monde la plus simple que je vous fais. A qui en avez-vous? Est-ce distraction, mĂ©chante humeur, ou fantaisie? Ergaste. - D'oĂÂč vient qu'on me parle de cette soeur? D'oĂÂč vient qu'on m'accuse de m'ĂÂȘtre entretenu avec elle? Lisette. - Eh! qui est-ce qui vous en accuse? OĂÂč avez-vous pris qu'il s'agisse de cela? En ai-je ouvert la bouche? Ergaste. - Frontin est allĂ© porter un billet Ă ta maĂtresse, oĂÂč je lui jure que je ne sais ce que c'est. Lisette. - Le billet Ă©tait fort inutile; et je ne vous parle ici de cette soeur que parce que nous l'avons vue se promener ici prĂšs. Ergaste. - Qu'elle s'y promĂšne ou non, ce n'est pas ma faute, Lisette, et si quelqu'un s'est jetĂ© Ă ses genoux, je te garantis que ce n'est pas moi. Lisette. - Oh! Monsieur, vous me fĂÂąchez aussi, et vous ne me ferez pas accroire qu'il me soit rien Ă©chappĂ© sur cet article-lĂ ; il faut Ă©couter ce qu'on vous dit, et rĂ©pondre raisonnablement aux gens, et non pas aux visions que vous avez dans la tĂÂȘte. Dites-moi seulement si vous n'avez pas vu la soeur de Madame, et puis c'est tout. Ergaste. - Non, Lisette, non, tu me dĂ©sespĂšres! Lisette. - Oh! ma foi, vous ĂÂȘtes sujet Ă des vapeurs, ou bien auriez-vous, par hasard, de l'antipathie pour le mot de soeur? Ergaste. - Fort bien. Lisette. - Fort mal. Ecoutez-moi, si vous le pouvez. Ma maĂtresse a un mot Ă vous dire sur le comte de Belfort; elle n'osait revenir Ă cause de cette soeur dont je vous parle, et qu'elle a aperçue se promener dans ces cantons-ci; or, vous m'assurez ne l'avoir point vue. Ergaste. - J'en ferai tous les serments imaginables. Lisette. - Oh! je vous crois. A part. Le plaisant Ă©cart! Quoi qu'il en soit, ma maĂtresse va revenir, attendez-la. Ergaste. - Elle va revenir, dis-tu? Lisette. - Oui, Clarice elle-mĂÂȘme, et j'arrive exprĂšs pour vous en avertir. A part, en s'en allant. C'est lĂ qu'il en tient, quel dommage! ScĂšne XVII Ergaste, seul. Puisque Clarice revient, apparemment qu'elle s'est dĂ©sabusĂ©e, et qu'elle a reconnu son erreur. ScĂšne XVIII Frontin, Ergaste Ergaste. - Eh bien! Frontin, on n'est plus fĂÂąchĂ©e; et le billet a Ă©tĂ© bien reçu, n'est-ce pas? Frontin, triste. - Qui est-ce qui vous fournit vos nouvelles, Monsieur? Ergaste. - Pourquoi? Frontin. - C'est que moi, qui sors de la mĂÂȘlĂ©e, je vous en apporte d'un peu diffĂ©rentes. Ergaste. - Qu'est-il donc arrivĂ©? Frontin. - Tirez sur ma figure l'horoscope de notre fortune. Ergaste. - Et mon billet? Frontin. - HĂ©las! c'est le plus maltraitĂ©. Ne voyez-vous pas bien que j'en porte le deuil d'avance? Ergaste. - Qu'est-ce que c'est que d'avance? OĂÂč est-il? Frontin. - Dans ma poche, en fort mauvais Ă©tat. Il le tire. Tenez, jugez vous-mĂÂȘme s'il peut en revenir. Ergaste. - Il est dĂ©chirĂ©! Frontin. - Oh! cruellement! Et bien m'en a pris d'ĂÂȘtre d'une Ă©toffe d'un peu plus de rĂ©sistance que lui, car je ne reviendrais pas en meilleur ordre. Je ne dis rien des ignominies qui ont accompagnĂ© notre disgrĂÂące, et dont j'ai risquĂ© de vous rapporter un certificat sur ma joue. Ergaste. - Lisette, qui sort d'ici, m'a donc jouĂ©? Frontin. - Eh! que vous a-t-elle dit, cette double soubrette? Ergaste. - Que j'attendisse sa maĂtresse ici, qu'elle allait y venir pour me parler, et qu'elle ne songeait Ă rien. Frontin. - Ce que vous me dites lĂ ne vaut pas le diable, ne vous fiez point Ă ce calme-lĂ , vous en serez la dupe, Monsieur; nous revenons houspillĂ©s, votre billet et moi allez-vous-en, sauvez le corps de rĂ©serve. Ergaste. - Dis-moi donc ce qui s'est passĂ©! Frontin. - En voici la courte et lamentable histoire. J'ai trouvĂ© l'inhumaine Ă trente ou quarante pas d'ici; je vole Ă elle, et je l'aborde en courrier suppliant C'est de la part du marquis Ergaste, lui dis-je d'un ton de voix qui demandait la paix. Qu'est-ce, mon ami? Qui ĂÂȘtes-vous? Eh! que voulez-vous? Qu'est-ce que c'est que cet Ergaste? Allez, vous vous mĂ©prenez, retirez-vous, je ne connais point cela. Madame, que votre beautĂ© ait pour agrĂ©able de m'entendre; je parle pour un homme Ă demi mort, et peut-ĂÂȘtre actuellement dĂ©funt, qu'un petit nĂšgre est venu de votre part assassiner dans des tablettes et voici les mourantes lignes que vous adresse dans ce papier son douloureux amour. Je pleurais moi-mĂÂȘme en lui tenant ces propos lugubres, on eĂ»t dit que vous Ă©tiez enterrĂ©, et que c'Ă©tait votre testament que j'apportais. Ergaste. - AchĂšve. Que t'a-t-elle rĂ©pondu? Frontin, lui montrant le billet. - Sa rĂ©ponse? la voilĂ mot pour mot; il ne faut pas grande mĂ©moire pour en retenir les paroles. Ergaste. - L'ingrate! Frontin. - Quand j'ai vu cette action barbare, et le papier couchĂ© sur la poussiĂšre, je l'ai ramassĂ©; ensuite, redoublant de zĂšle, j'ai pensĂ© que mon esprit devait supplĂ©er au vĂÂŽtre, et vous n'avez rien perdu au change. On n'Ă©crit pas mieux que j'ai parlĂ©, et j'espĂ©rais dĂ©jĂ beaucoup de ma piĂšce d'Ă©loquence, quand le vent d'un revers de main, qui m'a frisĂ© la moustache, a forcĂ© le harangueur d'arrĂÂȘter aux deux tiers de sa harangue. Ergaste. - Non, je ne reviens point de l'Ă©tonnement oĂÂč tout cela me jette, et je ne conçois rien aux motifs d'une aussi sanglante raillerie. Frontin, se frottant les yeux. - Monsieur, je la vois; la voilĂ qui arrive, et je me sauve; c'est peut-ĂÂȘtre le soufflet qui a manquĂ© tantĂÂŽt, qu'elle vient essayer de faire rĂ©ussir. Il s'Ă©carte sans sortir. ScĂšne XIX Ergaste, Clarice, Lisette, Frontin Clarice, dĂ©masquĂ©e en l'abordant, et puis remettant son masque. - Je prends l'instant oĂÂč ma soeur, qui se promĂšne lĂ -bas, est un peu Ă©loignĂ©e, pour vous dire un mot, Monsieur. Vous devez, dites-vous, accompagner ce soir, au logis, le comte de Belfort silence, s'il vous plaĂt, sur nos entretiens dans ce lieu-ci; vous sentez bien qu'il faut que ma soeur et lui les ignorent. Adieu. Ergaste. - Quel Ă©trange procĂ©dĂ© que le vĂÂŽtre, Madame! Vous reste-t-il encore quelque nouvelle injure Ă faire Ă ma tendresse? Clarice. - Qu'est-ce que cela signifie, Monsieur? Vous m'Ă©tonnez! Lisette. - Ne vous l'ai-je pas dit? c'est que vous lui parlez de votre soeur il ne saurait entendre prononcer ce mot-lĂ sans en ĂÂȘtre furieux; je n'en ai pas tirĂ© plus de raison tantĂÂŽt. Frontin. - La bonne ĂÂąme! Vous verrez que nous aurons encore tort. N'approchez pas, Monsieur, plaidez de loin; Madame a la main lĂ©gĂšre, elle me doit un soufflet, vous dis-je, et elle vous le paierait peut-ĂÂȘtre. En tout cas, je vous le donne. Clarice. - Un soufflet! Que veut-il dire? Lisette. - Ma foi, Madame, je n'en sais rien; il y a des fous qu'on appelle visionnaires, n'en serait-ce pas lĂ ? Clarice. - Expliquez donc cette Ă©nigme, Monsieur; quelle injure vous a-t-on faite? De quoi se plaint-il? Ergaste. - Eh! Madame, qu'appelez-vous Ă©nigme? A quoi puis-je attribuer cette contradiction dans vos maniĂšres, qu'au dessein formel de vous moquer de moi? OĂÂč ai-je vu cette soeur, Ă qui vous voulez que j'aie parlĂ© ici? Lisette. - Toujours cette soeur! ce mot-lĂ lui tourne la tĂÂȘte. Frontin. - Et ces agrĂ©ables tablettes oĂÂč nos soupirs sont traitĂ©s de farce, et qui sont chargĂ©es d'un congĂ© Ă notre adresse. Clarice, Ă Lisette. - Lisette, sais-tu ce que c'est? Lisette, comme Ă part. - Bon! ne voyez-vous pas bien que le mal est au timbre? Ergaste. - Comment avez-vous reçu mon billet, Madame? Frontin, le montrant. - Dans l'Ă©tat oĂÂč vous l'avez mis, je vous demande Ă prĂ©sent ce qu'on en peut faire. Ergaste. - Porter le mĂ©pris jusqu'Ă refuser de le lire! Frontin. - Violer le droit des gens en ma personne, attaquer la joue d'un orateur, la forcer d'esquiver une impolitesse! OĂÂč en serait-elle, si elle avait Ă©tĂ© maladroite? Ergaste. - MĂ©ritais-je que ce papier fĂ»t dĂ©chirĂ©? Frontin. - Ce soufflet Ă©tait-il Ă sa place? Lisette. - Madame, sommes-nous en sĂ»retĂ© avec eux? Ils ont les yeux bien Ă©garĂ©s. Clarice. - Ergaste, je ne vous crois pas un insensĂ©; mais tout ce que vous me dites lĂ ne peut ĂÂȘtre que l'effet d'un rĂÂȘve ou de quelque erreur dont je ne sais pas la cause. Voyons. Lisette. - Je vous avertis qu'Hortense approche, Madame. Clarice. - Je ne m'Ă©carte que pour un moment, Ergaste, car je veux Ă©claircir cette aventure-lĂ . Elles s'en vont. ScĂšne XX Ergaste, Frontin Ergaste. - Mais en effet, Frontin, te serais-tu trompĂ©? N'aurais-tu pas portĂ© mon billet Ă une autre? Frontin. - Bon! oubliez-vous les tablettes? Sont-elles tombĂ©es des nues? Ergaste. - Cela est vrai. ScĂšne XXI Hortense, Ergaste, Frontin Hortense, masquĂ©e, qu'Ergaste prend pour Clarice Ă qui il vient de parler. - Vous venez de m'envoyer un billet, Monsieur, qui me fait craindre que vous ne tentiez de me parler, ou qu'il ne m'arrive encore quelque nouveau message de votre part, et je viens vous prier moi-mĂÂȘme qu'il ne soit plus question de rien; que vous ne vous ressouveniez pas de m'avoir vue, et surtout que vous le cachiez Ă ma soeur, comme je vous promets de le lui cacher Ă mon tour; c'est tout ce que j'avais Ă vous dire, et je passe. Ergaste, Ă©tonnĂ©. - Entends-tu, Frontin? Frontin. - Mais oĂÂč diable est donc cette soeur? ScĂšne XXII et derniĂšre Hortense, Clarice, Lisette, Ergaste, Frontin, Arlequin Clarice, Ă Ergaste et Ă Hortense. - Quoi! ensemble! vous vous connaissez donc? Frontin, voyant Clarice. - Monsieur, voilĂ une friponne, sur ma parole. Hortense, Ă Ergaste. - Etes-vous confondu? Ergaste. - Si je la connais, Madame, je veux que la foudre m'Ă©crase! Lisette. - Ah! le petit traĂtre! Clarice. - Vous ne me connaissez point? Ergaste. - Non, Madame, je ne vous vis jamais, j'en suis sĂ»r, et je vous crois mĂÂȘme une personne apostĂ©e pour vous divertir Ă mes dĂ©pens, ou pour me nuire. Et se tournant du cĂÂŽtĂ© d'Hortense. Et je vous jure, Madame, par tout ce que j'ai d'honneur... Hortense, se dĂ©masquant. - Ne jurez pas, ce n'est pas la peine, je ne me soucie ni de vous ni de vos serments. Ergaste, qui la regarde. - Que vois-je? Je ne vous connais point non plus. Frontin. - C'est pourtant le mĂÂȘme habit Ă qui j'ai parlĂ©, mais ce n'est pas la mĂÂȘme tĂÂȘte. Clarice, en se dĂ©masquant. - Retournons-nous-en, ma soeur, et soyons discrĂštes. Ergaste, se jetant aux genoux de Clarice. - Ah! Madame, je vous reconnais, c'est vous que j'adore. Clarice. - Sur ce pied-lĂ , tout est Ă©clairci. Lisette. - Oui, je suis au fait. A Hortense. Monsieur vous a sans doute abordĂ©e, Madame; vos habits se ressemblent, et il vous aura pris pour Madame, Ă qui il parla hier. Ergaste. - C'est cela mĂÂȘme, c'est l'habit qui m'a jetĂ© dans l'erreur. Frontin. - Ah! nous en tirerons pourtant quelque chose. A Hortense. Le soufflet et les tablettes sont sans doute sur votre compte, Madame. Hortense. - Il ne s'agit plus de cela, c'est un dĂ©tail inutile. Ergaste, Ă Hortense. - Je vous demande mille pardons de ma mĂ©prise, Madame; je ne suis pas capable de changer, mais personne ne rendrait l'infidĂ©litĂ© plus pardonnable que vous. Hortense. - Point de compliments, Monsieur le Marquis reconduisez-nous au logis, sans attendre que le comte de Belfort s'en mĂÂȘle. Lisette, Ă Ergaste. - L'aventure a bien fait de finir, j'allais vous croire Ă©chappĂ©s des Petites-Maisons. Frontin. - Va, va, puisque je t'aime, je ne me vante pas d'ĂÂȘtre trop sage. Arlequin, Ă Lisette. - Et toi, l'aimes-tu? Comment va le coeur? Lisette. - Demande-lui-en des nouvelles, c'est lui qui me le garde. Le Petit-MaĂtre corrigĂ© Acteurs ComĂ©die en trois actes, en prose, reprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois le 6 novembre 1734 par les comĂ©diens Français Acteurs Le Comte, pĂšre d'Hortense. La Marquise. Hortense, fille du Comte. Rosimond, fils de la Marquise. DorimĂšne. Dorante, ami de Rosimond. Marton, suivante d'Hortense. Frontin, valet de Rosimond. La scĂšne est Ă la campagne dans la maison du comte. Acte premier ScĂšne premiĂšre Hortense, Marton Marton. - Eh bien, Madame, quand sortirez-vous de la rĂÂȘverie oĂÂč vous ĂÂȘtes? Vous m'avez appelĂ©, me voilĂ , et vous ne me dites mot. Hortense. - J'ai l'esprit inquiet. Marton. - De quoi s'agit-il donc? Hortense. - N'ai-je pas de quoi rĂÂȘver? on va me marier, Marton. Marton. - Eh vraiment, je le sais bien, on n'attend plus que votre oncle pour terminer ce mariage; d'ailleurs, Rosimond, votre futur, n'est arrivĂ© que d'hier, et il faut vous donner patience. Hortense. - Patience, est-ce que tu me crois pressĂ©e? Marton. - Pourquoi non? on l'est ordinairement Ă votre place; le mariage est une nouveautĂ© curieuse, et la curiositĂ© n'aime pas Ă attendre. Hortense. - Je diffĂ©rerai tant qu'on voudra. Marton. - Ah! heureusement qu'on veut expĂ©dier! Hortense. - Eh! laisse-lĂ tes idĂ©es. Marton. - Est-ce que Rosimond n'est pas de votre goĂ»t? Hortense. - C'est de lui dont je veux te parler. Marton, tu es fille d'esprit, comment le trouves-tu? Marton. - Mais il est d'une jolie figure. Hortense. - Cela est vrai. Marton. - Sa physionomie est aimable. Hortense. - Tu as raison. Marton. - Il me paraĂt avoir de l'esprit. Hortense. - Je lui en crois beaucoup. Marton. - Dans le fond, mĂÂȘme, on lui sent un caractĂšre d'honnĂÂȘte homme. Hortense. - Je le pense comme toi. Marton. - Et, Ă vue de pays, tout son dĂ©faut, c'est d'ĂÂȘtre ridicule. Hortense. - Et c'est ce qui me dĂ©sespĂšre, car cela gĂÂąte tout. Je lui trouve de si sottes façons avec moi, on dirait qu'il dĂ©daigne de me plaire, et qu'il croit qu'il ne serait pas du bon air de se soucier de moi parce qu'il m'Ă©pouse... Marton. - Ah! Madame, vous en parlez bien Ă votre aise. Hortense. - Que veux-tu dire? Est-ce que la raison mĂÂȘme n'exige pas un autre procĂ©dĂ© que le sien? Marton. - Eh oui, la raison mais c'est que parmi les jeunes gens du bel air, il n'y a rien de si bourgeois que d'ĂÂȘtre raisonnable. Hortense. - Peut-ĂÂȘtre, aussi, ne suis-je pas de son goĂ»t. Marton. - Je ne suis pas de ce sentiment-lĂ , ni vous non plus; non, tel que vous le voyez il vous aime; ne l'ai-je pas fait rougir hier, moi, parce que je le surpris comme il vous regardait Ă la dĂ©robĂ©e attentivement? voilĂ dĂ©jĂ deux ou trois fois que je le prends sur le fait. Hortense. - Je voudrais ĂÂȘtre bien sĂ»re de ce que tu me dis lĂ . Marton. - Oh! je m'y connais cet homme-lĂ vous aime, vous dis-je, et il n'a garde de s'en vanter, parce que vous n'allez ĂÂȘtre que sa femme; mais je soutiens qu'il Ă©touffe ce qu'il sent, et que son air de petit-maĂtre n'est qu'une gasconnade avec vous. Hortense. - Eh bien, je t'avouerai que cette pensĂ©e m'est venue comme Ă toi. Marton. - Eh! par hasard, n'auriez-vous pas eu la pensĂ©e que vous l'aimez aussi? Hortense. - Moi, Marton? Marton. - Oui, c'est qu'elle m'est encore venue, voyez. Hortense. - Franchement c'est grand dommage que ses façons nuisent au mĂ©rite qu'il aurait. Marton. - Si on pouvait le corriger? Hortense. - Et c'est Ă quoi je voudrais tĂÂącher; car, s'il m'aime, il faudra bien qu'il me le dise bien franchement, et qu'il se dĂ©fasse d'une extravagance dont je pourrais ĂÂȘtre la victime quand nous serons mariĂ©s, sans quoi je ne l'Ă©pouserai point; commençons par nous assurer qu'il n'aime point ailleurs, et que je lui plais; car s'il m'aime, j'aurai beau jeu contre lui, et je le tiens pour Ă moitiĂ© corrigĂ©; la peur de me perdre fera le reste. Je t'ouvre mon coeur, il me sera cher s'il devient raisonnable; je n'ai pas trop le temps de rĂ©ussir, mais il en arrivera ce qui pourra; essayons, j'ai besoin de toi, tu es adroite, interroge son valet, qui me paraĂt assez familier avec son maĂtre. Marton. - C'est Ă quoi je songeais mais il y a une petite difficultĂ© Ă cette commission-lĂ ; c'est que le maĂtre a gĂÂątĂ© le valet, et Frontin est le singe de Rosimond; ce faquin croit apparemment m'Ă©pouser aussi, et se donne, Ă cause de cela, les airs d'en agir cavaliĂšrement, et de soupirer tout bas; car de son cĂÂŽtĂ© il m'aime. Hortense. - Mais il te parle quelquefois? Marton. - Oui, comme Ă une soubrette de campagne mais n'importe, le voici qui vient Ă nous, laissez-nous ensemble, je travaillerai Ă le faire causer. Hortense. - Surtout conduis-toi si adroitement, qu'il ne puisse soupçonner nos intentions. Marton. - Ne craignez rien, ce sera tout en causant que je m'y prendrai; il m'instruira sans qu'il le sache. ScĂšne II Hortense, Marton, Frontin Hortense s'en va, Frontin l'arrĂÂȘte. Frontin. - Mon maĂtre m'envoie savoir comment vous vous portez, Madame, et s'il peut ce matin avoir l'honneur de vous voir bientĂÂŽt? Marton. - Qu'est-ce que c'est que bientĂÂŽt? Frontin. - Comme qui dirait dans une heure; il n'est pas habillĂ©. Hortense. - Tu lui diras que je n'en sais rien. Frontin. - Que vous n'en savez rien, Madame? Marton. - Non, Madame a raison, qui est-ce qui sait ce qui peut arriver dans l'intervalle d'une heure? Frontin. - Mais, Madame, j'ai peur qu'il ne comprenne rien Ă ce discours. Hortense. - Il est pourtant trĂšs clair; je te dis que je n'en sais rien. ScĂšne III Marton, Frontin Frontin. - Ma belle enfant, expliquez-moi la rĂ©ponse de votre maĂtresse, elle est d'un goĂ»t nouveau. Marton. - Toute simple. Frontin. - Elle est mĂÂȘme fantasque. Marton. - Toute unie. Frontin. - Mais Ă propos de fantaisie, savez-vous bien que votre minois en est une, et des plus piquantes? Marton. - Oh, il est trĂšs commun, aussi bien que la rĂ©ponse de ma maĂtresse. Frontin. - Point du tout, point du tout. Avez-vous des amants? Marton. - Eh!... on a toujours quelque petite fleurette en passant. Frontin. - Elle est d'une ingĂ©nuitĂ© charmante; Ă©coutez, nos maĂtres vont se marier; vous allez venir Ă Paris, je suis d'avis de vous Ă©pouser aussi; qu'en dites-vous? Marton. - Je ne suis pas assez aimable pour vous. Frontin. - Pas mal, pas mal, je suis assez content. Marton. - Je crains le nombre de vos maĂtresses, car je vais gager que vous en avez autant que votre maĂtre qui doit en avoir beaucoup; nous avons entendu dire que c'Ă©tait un homme fort couru, et vous aussi sans doute? Frontin. - Oh! trĂšs courus; c'est Ă qui nous attrapera tous deux, il a pensĂ© mĂÂȘme m'en venir quelqu'une des siennes. Les conditions se confondent un peu Ă Paris, on n'y est pas scrupuleux sur les rangs. Marton. - Et votre maĂtre et vous, continuerez-vous d'avoir des maĂtresses quand vous serez nos maris? Frontin. - Tenez, il est bon de vous mettre lĂ -dessus au fait. Ecoutez, il n'en est pas de Paris comme de la province, les coutumes y sont diffĂ©rentes. Marton. - Ah! diffĂ©rentes? Frontin. - Oui, en province, par exemple, un mari promet fidĂ©litĂ© Ă sa femme, n'est-ce pas? Marton. - Sans doute. Frontin. - A Paris c'est de mĂÂȘme; mais la fidĂ©litĂ© de Paris n'est point sauvage, c'est une fidĂ©litĂ© galante, badine, qui entend raillerie, et qui se permet toutes les petites commoditĂ©s du savoir-vivre; vous comprenez bien? Marton. - Oh! de reste. Frontin. - Je trouve sur mon chemin une personne aimable; je suis poli, elle me goĂ»te; je lui dis des douceurs, elle m'en rend; je folĂÂątre, elle le veut bien, pratique de politesse, commoditĂ© de savoir-vivre, pure amourette que tout cela dans le mari; la fidĂ©litĂ© conjugale n'y est point offensĂ©e; celle de province n'est pas de mĂÂȘme, elle est sotte, revĂÂȘche et tout d'une piĂšce, n'est-il pas vrai? Marton. - Oh! oui, mais ma maĂtresse fixera peut-ĂÂȘtre votre maĂtre, car il me semble qu'il l'aimera assez volontiers, si je ne me trompe. Frontin. - Vous avez raison, je lui trouve effectivement comme une vapeur d'amour pour elle. Marton. - Croyez-vous? Frontin. - Il y a dans son coeur un Ă©tonnement qui pourrait devenir trĂšs sĂ©rieux; au surplus, ne vous inquiĂ©tez pas, dans les amourettes on n'aime qu'en passant, par curiositĂ© de goĂ»t, pour voir un peu comment cela fera; de ces inclinations-lĂ , on en peut fort bien avoir une demi-douzaine sans que le coeur en soit plus chargĂ©, tant elles sont lĂ©gĂšres. Marton. - Une demi-douzaine! cela est pourtant fort, et pas une sĂ©rieuse... Frontin. - Bon, quelquefois tout cela est expĂ©diĂ© dans la semaine; Ă Paris, ma chĂšre enfant, les coeurs, on ne se les donne pas, on se les prĂÂȘte, on ne fait que des essais. Marton. - Quoi, lĂ -bas, votre maĂtre et vous, vous n'avez encore donnĂ© votre coeur Ă personne? Frontin. - A qui que ce soit; on nous aime beaucoup, mais nous n'aimons point c'est notre usage. Marton. - J'ai peur que ma maĂtresse ne prenne cette coutume-lĂ de travers. Frontin. - Oh! que non, les agrĂ©ments l'y accoutumeront; les amourettes en passant sont amusantes; mon maĂtre passera, votre maĂtresse de mĂÂȘme, je passerai, vous passerez, nous passerons tous. Marton, en riant. - Ah! ah! ah! j'entre si bien dans ce que vous dites, que mon coeur a dĂ©jĂ passĂ© avec vous. Frontin. - Comment donc? Marton. - Doucement, voilĂ la Marquise, la mĂšre de Rosimond qui vient. ScĂšne IV La Marquise, Frontin, Marton La Marquise. - Je suis charmĂ©e de vous trouver lĂ , Marton, je vous cherchais; que disiez-vous Ă Frontin? Parliez-vous de mon fils? Marton. - Oui, Madame. La Marquise. - Eh bien, que pense de lui Hortense? Ne lui dĂ©plaĂt-il point? Je voulais vous demander ses sentiments, dites-les-moi, vous les savez sans doute, et vous me les apprendrez plus librement qu'elle; sa politesse me les cacherait, peut-ĂÂȘtre, s'ils n'Ă©taient pas favorables. Marton. - C'est Ă peu prĂšs de quoi nous nous entretenions, Frontin et moi, Madame; nous disions que Monsieur votre fils est trĂšs aimable, et ma maĂtresse le voit tel qu'il est; mais je demandais s'il l'aimerait. La Marquise. - Quand on est faite comme Hortense, je crois que cela n'est pas douteux, et ce n'est pas de lui dont je m'embarrasse. Frontin. - C'est ce que je rĂ©pondais. Marton. - Oui, vous m'avez parlĂ© d'une vapeur de tendresse, qu'il lui a pris pour elle; mais une vapeur se dissipe. La Marquise. - Que veut dire une vapeur? Marton. - Frontin vient de me l'expliquer, Madame; c'est comme un Ă©tonnement de coeur, et un Ă©tonnement ne dure pas; sans compter que les commoditĂ©s de la fidĂ©litĂ© conjugale sont un grand article. La Marquise. - Qu'est-ce que c'est donc que ce langage-lĂ , Marton? Je veux savoir ce que cela signifie. D'aprĂšs qui rĂ©pĂ©tez-vous tant d'extravagances? car vous n'ĂÂȘtes pas folle, et vous ne les imaginez pas sur-le-champ. Marton. - Non, Madame, il n'y a qu'un moment que je sais ce que je vous dis lĂ , c'est une instruction que vient de me donner Frontin sur le coeur de son maĂtre, et sur l'agrĂ©able Ă©conomie des mariages de Paris. La Marquise. - Cet impertinent? Frontin. - Ma foi, Madame, si j'ai tort, c'est la faute du beau monde que j'ai copiĂ©; j'ai rapportĂ© la mode, je lui ai donnĂ© l'Ă©tat des choses et le plan de la vie ordinaire. La Marquise. - Vous ĂÂȘtes un sot, taisez-vous; vous pensez bien, Marton, que mon fils n'a nulle part Ă de pareilles extravagances; il a de l'esprit, il a des moeurs, il aimera Hortense, et connaĂtra ce qu'elle vaut; pour toi, je te recommanderai Ă ton maĂtre, et lui dirai qu'il te corrige. Elle s'en va. ScĂšne V Marton, Frontin Marton, Ă©clatant de rire. - Ah! ah! ah! ah! Frontin. - Ah! ah! ah! ah! Marton. - Ah! Mon ingĂ©nuitĂ© te charme-t-elle encore? Frontin. - Non, mon admiration s'Ă©tait mĂ©prise; c'est ta malice qui est admirable. Marton. - Ah! ah! pas mal, pas mal. Frontin, lui prĂ©sente la main. - Allons, touche-lĂ , Marton. Marton. - Pourquoi donc? ce n'est pas la peine. Frontin. - Touche-lĂ , te dis-je, c'est de bon coeur. Marton, lui donnant la main. - Eh bien, que veux-tu dire? Frontin. - Marton, ma foi tu as raison, j'ai fait l'impertinent tout Ă l'heure. Marton. - Le vrai faquin! Frontin. - Le sot, le fat. Marton. - Oh, mais tu tombes Ă prĂ©sent dans un excĂšs de raison, tu vas me rĂ©duire Ă te louer. Frontin. - J'en veux Ă ton coeur, et non pas Ă tes Ă©loges. Marton. - Tu es encore trop convalescent, j'ai peur des rechutes. Frontin. - Il faut pourtant que tu m'aimes. Marton. - Doucement, vous redevenez fat. Frontin. - Paix, voici mon original qui arrive. ScĂšne VI Rosimond, Frontin, Marton Rosimond, Ă Frontin. - Ah, tu es ici toi, et avec Marton? je ne te plains pas Que te disait-il, Marton? Il te parlait d'amour, je gage; hĂ©! n'est-ce pas? Souvent ces coquins-lĂ sont plus heureux que d'honnĂÂȘtes gens. Je n'ai rien vu de si joli que vous, Marton; il n'y a point de femme Ă la cour qui ne s'accommodĂÂąt de cette figure-lĂ . Frontin. - Je m'en accommoderais encore mieux qu'elle. Rosimond. - Dis-moi, Marton, que fait-on dans ce pays-ci? Y a-t-il du jeu? de la chasse? des amours? Ah, le sot pays, ce me semble. A propos, ce bon homme qu'on attend de sa terre pour finir notre mariage, cet oncle arrive-t-il bientĂÂŽt? Que ne se passe-t-on de lui? Ne peut-on se marier sans que ce parent assiste Ă la cĂ©rĂ©monie? Marton. - Que voulez-vous? Ces messieurs-lĂ , sous prĂ©texte qu'on est leur niĂšce et leur hĂ©ritiĂšre, s'imaginent qu'on doit faire quelque attention Ă eux. Mais je ne songe pas que ma maĂtresse m'attend. Rosimond. - Tu t'en vas, Marton? Tu es bien pressĂ©e. A propos de ta maĂtresse, tu ne m'en parles pas; j'avais dit Ă Frontin de demander si on pouvait la voir. Frontin. - Je l'ai vue aussi, Monsieur, Marton Ă©tait prĂ©sente, et j'allais vous rendre rĂ©ponse. Marton. - Et moi je vais la rejoindre. Rosimond. - Attends, Marton, j'aime Ă te voir; tu es la fille du monde la plus amusante. Marton. - Je vous trouve trĂšs curieux Ă voir aussi, Monsieur, mais je n'ai pas le temps de rester. Rosimond. - TrĂšs curieux! Comment donc! mais elle a des expressions ta maĂtresse a-t-elle autant d'esprit que toi, Marton? De quelle humeur est-elle? Marton. - Oh! d'une humeur peu piquante, assez insipide, elle n'est que raisonnable. Rosimond. - Insipide et raisonnable, il est parbleu plaisant tu n'es pas faite pour la province. Quand la verrai-je, Frontin? Frontin. - Monsieur, comme je demandais si vous pouviez la voir dans une heure, elle m'a dit qu'elle n'en savait rien. Rosimond. - Le butor! Frontin. - Point du tout, je vous rends fidĂšlement la rĂ©ponse. Rosimond. - Tu rĂÂȘves! il n'y a pas de sens Ă cela. Marton, tu y Ă©tais, il ne sait ce qu'il dit qu'a-t-elle rĂ©pondu? Marton. - PrĂ©cisĂ©ment ce qu'il vous rapporte, Monsieur, qu'elle n'en savait rien. Rosimond. - Ma foi, ni moi non plus. Marton. - Je n'en suis pas mieux instruite que vous. Adieu, Monsieur. Rosimond. - Un moment, Marton, j'avais quelque chose Ă te dire et je m'en ressouviendrai; Frontin, m'est-il venu des lettres? Frontin. - A propos de lettres, oui, Monsieur, en voilĂ une qui est arrivĂ©e de quatre lieues d'ici par un exprĂšs. Rosimond ouvre, et rit Ă part en lisant. - Donne... Ha, ha, ha... C'est de ma folle de comtesse... Hum... Hum... Marton. - Monsieur, ne vous trompez-vous pas? Auriez-vous quelque chose Ă me dire? Voyez, car il faut que je m'en aille. Rosimond, toujours lisant. - Hum!... hum!... Je suis Ă toi, Marton, laisse-moi achever. Marton, Ă part Ă Frontin. - C'est apparemment lĂ une lettre de commerce. Frontin. - Oui, quelque missive de passage. Rosimond, aprĂšs avoir lu. - Vous ĂÂȘtes une Ă©tourdie, comtesse. Que dites-vous lĂ , vous autres? Marton. - Nous disons, Monsieur, que c'est quelque jolie femme qui vous Ă©crit par amourette. Rosimond. - Doucement, Marton, il ne faut pas dire cela en ce pays-ci, tout serait perdu. Marton. - Adieu, Monsieur, je crois que ma maĂtresse m'appelle. Rosimond. - Ah! c'est d'elle dont je voulais te parler. Marton. - Oui, mais la mĂ©moire vous revient quand je pars. Tout ce que je puis pour votre service, c'est de rĂ©galer Hortense de l'honneur que vous lui faites de vous ressouvenir d'elle. Rosimond. - Adieu donc, Marton. Elle a de la gaietĂ©, du badinage dans l'esprit. ScĂšne VII Rosimond, Frontin Frontin. - Oh, que non, Monsieur, malpeste vous ne la connaissez pas; c'est qu'elle se moque. Rosimond. - De qui? Frontin. - De qui? Mais ce n'est pas Ă moi qu'elle parlait. Rosimond. - Hem? Frontin. - Monsieur, je ne dis pas que je l'approuve; elle a tort; mais c'est une maligne soubrette; elle m'a dĂ©cochĂ© un trait aussi bien entendu. Rosimond. - Eh, dis-moi, ne t'a-t-on pas dĂ©jĂ interrogĂ© sur mon compte? Frontin. - Oui, Monsieur; Marton, dans la conversation, m'a par hasard fait quelques questions sur votre chapitre. Rosimond. - Je les avais prĂ©vues Eh bien, ces questions de hasard, quelles sont-elles? Frontin. - Elle m'a demandĂ© si vous aviez des maĂtresses. Et moi qui ai voulu faire votre cour... Rosimond. - Ma cour Ă moi! ma cour! Frontin. - Oui, Monsieur, et j'ai dit que non, que vous Ă©tiez un garçon sage, rĂ©glĂ©. Rosimond. - Le sot avec sa rĂšgle et sa sagesse; le plaisant Ă©loge! vous ne peignez pas en beau, Ă ce que je vois? Heureusement qu'on ne me connaĂtra pas Ă vos portraits. Frontin. - Consolez-vous, je vous ai peint Ă votre goĂ»t, c'est-Ă -dire, en laid. Rosimond. - Comment! Frontin. - Oui, en petit aimable; j'ai mis une troupe de folles qui courent aprĂšs vos bonnes grĂÂąces; je vous en ai donnĂ© une demi-douzaine qui partageaient votre coeur. Rosimond. - Fort bien. Frontin. - Combien en voulez-vous donc? Rosimond. - Qui partageaient mon coeur! Mon coeur avait bien Ă faire lĂ passe pour dire qu'on me trouve aimable, ce n'est pas ma faute; mais me donner de l'amour, Ă moi! c'est un article qu'il fallait Ă©pargner Ă la petite personne qu'on me destine; la demi-douzaine de maĂtresses est mĂÂȘme un peu trop; on pouvait en supprimer quelques-unes; il y a des occasions oĂÂč il ne faut pas dire la vĂ©ritĂ©. Frontin. - Bon! si je n'avais dit que la vĂ©ritĂ©, il aurait peut-ĂÂȘtre fallu les supprimer toutes. Rosimond. - Non, vous ne vous trompiez point, ce n'est pas de quoi je me plains; mais c'est que ce n'est pas par hasard qu'on vous a fait ces questions-lĂ . C'est Hortense qui vous les a fait faire, et il aurait Ă©tĂ© plus prudent de la tranquilliser sur pareille matiĂšre, et de songer que c'est une fille de province que je vais Ă©pouser, et qui en conclut que je ne dois aimer qu'elle, parce qu'apparemment elle en use de mĂÂȘme. Frontin. - Eh! peut-ĂÂȘtre qu'elle ne vous aime pas. Rosimond. - Oh peut-ĂÂȘtre? il fallait le soupçonner, c'Ă©tait le plus sĂ»r; mais passons est-ce lĂ tout ce qu'elle vous a dit? Frontin. - Elle m'a encore demandĂ© si vous aimiez Hortense. Rosimond. - C'est bien des affaires. Frontin. - Et j'ai cru poliment devoir rĂ©pondre qu'oui. Rosimond. - Poliment rĂ©pondre qu'oui? Frontin. - Oui, Monsieur. Rosimond. - Eh! de quoi te mĂÂȘles-tu? De quoi t'avises-tu de m'honorer d'une figure de soupirant? Quelle platitude! Frontin. - Eh parbleu! c'est qu'il m'a semblĂ© que vous l'aimiez. Rosimond. - Paix, de la discrĂ©tion! Il est vrai, entre nous, que je lui trouve quelques grĂÂąces naĂÂŻves; elle a des traits; elle ne dĂ©plaĂt pas. Frontin. - Ah! que vous aurez grand besoin d'une leçon de Marton! Mais ne parlons pas si haut, je vois Hortense qui s'avance. Rosimond. - Vient-elle? Je me retire. Frontin. - Ah! Monsieur, je crois qu'elle vous voit. Rosimond. - N'importe; comme elle a dit qu'elle ne savait pas quand elle pourrait me voir, ce n'est pas Ă moi Ă juger qu'elle le peut Ă prĂ©sent, et je me retire par respect en attendant qu'elle en dĂ©cide. C'est ce que tu lui diras si elle te parle. Frontin. - Ma foi, Monsieur, si vous me consultez, ce respect-lĂ ne vaut pas le diable. Rosimond, en s'en allant. - Ce qu'il y a de commode Ă vos conseils, c'est qu'il est permis de s'en moquer. ScĂšne VIII Hortense, Marton, Frontin Hortense. - Il me semble avoir vu ton maĂtre ici? Frontin. - Oui, Madame, il vient de sortir par respect pour vos volontĂ©s. Hortense. - Comment!... Marton. - C'est sans doute Ă cause de votre rĂ©ponse de tantĂÂŽt; vous ne saviez pas quand vous pourriez le voir. Frontin. - Et il ne veut pas prendre sur lui de dĂ©cider la chose. Hortense. - Eh bien, je la dĂ©cide, moi, va lui dire que je le prie de revenir, que j'ai Ă lui parler. Frontin. - J'y cours, Madame, et je lui ferai grand plaisir, car il vous aime de tout son coeur. Il ne vous en dira peut-ĂÂȘtre rien, Ă cause de sa dignitĂ© de joli homme. Il y a des rĂšgles lĂ -dessus; c'est une faiblesse excusez-la, Madame, je sais son secret, je vous le confie pour son bien; et dĂšs qu'il vous l'aura dit lui-mĂÂȘme, oh! ce sera bien le plus aimable homme du monde. Pardon, Madame, de la libertĂ© que je prends; mais Marton, avec qui je voudrais bien faire une fin, sera aussi mon excuse. Marton, prends nos intĂ©rĂÂȘts en main; empĂÂȘche Madame de nos haĂÂŻr, car, dans le fond, ce serait dommage, Ă une bagatelle prĂšs, en vĂ©ritĂ© nous mĂ©ritons son estime. Hortense, en riant. - Frontin aime son maĂtre, et cela est louable. Marton. - C'est de moi qu'il tient tout le bon sens qu'il vous montre. ScĂšne IX Hortense, Marton Hortense. - Il t'a donc paru que ma rĂ©ponse a piquĂ© Rosimond? Marton. - Je l'en ai vu dĂ©concertĂ©, quoiqu'il ait feint d'en badiner, et vous voyez bien que c'est de pur dĂ©pit qu'il se retire. Hortense. - Je le renvoie chercher, et cette dĂ©marche-lĂ le flattera peut-ĂÂȘtre; mais elle ne le flattera pas longtemps. Ce que j'ai Ă lui dire rabattra de sa prĂ©somption. Cependant, Marton, il y a des moments oĂÂč je suis toute prĂÂȘte de laisser lĂ Rosimond avec ses ridiculitĂ©s, et d'abandonner le projet de le corriger. Je sens que je m'y intĂ©resse trop; que le coeur s'en mĂÂȘle, et y prend trop de part je ne le corrigerai peut-ĂÂȘtre pas, et j'ai peur d'en ĂÂȘtre fĂÂąchĂ©e. Marton. - Eh! courage, Madame, vous rĂ©ussirez, vous dis-je; voilĂ dĂ©jĂ d'assez bons petits mouvements qui lui prennent; je crois qu'il est bien embarrassĂ©. J'ai mis le valet Ă la raison, je l'ai rĂ©duit vous rĂ©duirez le maĂtre. Il fera un peu plus de façon; il disputera le terrain; il faudra le pousser Ă bout. Mais c'est Ă vos genoux que je l'attends; je l'y vois d'avance; il faudra qu'il y vienne. Continuez; ce n'est pas avec des yeux comme les vĂÂŽtres qu'on manque son coup; vous le verrez. Hortense. - Je le souhaite. Mais tu as parlĂ© au valet, Rosimond n'a-t-il point quelque inclination Ă Paris? Marton. - Nulle; il n'y a encore Ă©tĂ© amoureux que de la rĂ©putation d'ĂÂȘtre aimable. Hortense. - Et moi, Marton, dois-je en croire Frontin? Serait-il vrai que son maĂtre eĂ»t de la disposition Ă m'aimer? Marton. - Nous le tenons, Madame, et mes observations sont justes. Hortense. - Cependant, Marton, il ne vient point. Marton. - Oh! mais prĂ©tendez-vous qu'il soit tout d'un coup comme un autre? Le bel air ne veut pas qu'il accoure il vient, mais nĂ©gligemment, et Ă son aise. Hortense. - Il serait bien impertinent qu'il y manquĂÂąt! Marton. - VoilĂ toujours votre pĂšre Ă sa place; il a peut-ĂÂȘtre Ă vous parler, et je vous laisse. Hortense. - S'il va me demander ce que je pense de Rosimond, il m'embarrassera beaucoup, car je ne veux pas lui dire qu'il me dĂ©plaĂt, et je n'ai jamais eu tant d'envie de le dire. ScĂšne X Hortense, Chrisante Chrisante. - Ma fille, je dĂ©sespĂšre de voir ici mon frĂšre, je n'en reçois point de nouvelles, et s'il n'en vient point aujourd'hui ou demain au plus tard, je suis d'avis de terminer votre mariage. Hortense. - Pourquoi, mon pĂšre, il n'y a pas de nĂ©cessitĂ© d'aller si vite. Vous savez combien il m'aime, et les Ă©gards qu'on lui doit; laissons-le achever les affaires qui le retiennent; diffĂ©rons de quelques jours pour lui en donner le temps. Chrisante. - C'est que la Marquise me presse, et ce mariage-ci me paraĂt si avantageux, que je voudrais qu'il fĂ»t dĂ©jĂ conclu. Hortense. - NĂ©e ce que je suis, et avec la fortune que j'ai, il serait difficile que j'en fisse un mauvais; vous pouvez choisir. Chrisante. - Eh! comment choisir mieux! Biens, naissance, rang, crĂ©dit Ă la cour vous trouvez tout ici avec une figure aimable, assurĂ©ment. Hortense. - J'en conviens, mais avec bien de la jeunesse dans l'esprit. Chrisante. - Et Ă quel ĂÂąge voulez-vous qu'on l'ait jeune? Hortense. - Le voici. ScĂšne XI Chrisante, Hortense, Rosimond Chrisante. - Marquis, je disais Ă Hortense que mon frĂšre tarde beaucoup, et que nous nous impatienterons Ă la fin, qu'en dites-vous? Rosimond. - Sans doute, je serai toujours du parti de l'impatience. Chrisante. - Et moi aussi. Adieu, je vais rejoindre la Marquise. ScĂšne XII Rosimond, Hortense Rosimond. - Je me rends Ă vos ordres, Madame; on m'a dit que vous me demandiez. Hortense. - Moi! Monsieur... Ah! vous avez raison, oui, j'ai chargĂ© Frontin de vous prier, de ma part, de revenir ici; mais comme vous n'ĂÂȘtes pas revenu sur-le-champ, parce qu'apparemment on ne vous a pas trouvĂ©, je ne m'en ressouvenais plus. Rosimond, riant. - VoilĂ une distraction dont j'aurais envie de me plaindre. Mais Ă propos de distraction, pouvez-vous me voir Ă prĂ©sent, Madame? Y ĂÂȘtes-vous bien dĂ©terminĂ©e? Hortense. - D'oĂÂč vient donc ce discours, Monsieur? Rosimond. - TantĂÂŽt vous ne saviez pas si vous le pouviez, m'a-t-on dit; et peut-ĂÂȘtre est-ce encore de mĂÂȘme? Hortense. - Vous ne demandiez Ă me voir qu'une heure aprĂšs, et c'est une espĂšce d'avenir dont je ne rĂ©pondais pas. Rosimond. - Ah! cela est vrai; il n'y a rien de si exact. Je me rappelle ma commission, c'est moi qui ai tort, et je vous en demande pardon. Si vous saviez combien le sĂ©jour de Paris et de la cour nous gĂÂątent sur les formalitĂ©s, en vĂ©ritĂ©, Madame, vous m'excuseriez; c'est une certaine habitude de vivre avec trop de libertĂ©, une aisance de façons que je condamne, puisqu'elle vous dĂ©plaĂt, mais Ă laquelle on s'accoutume, et qui vous jette ailleurs dans les impolitesses que vous voyez. Hortense. - Je n'ai pas remarquĂ© qu'il y en ait dans ce que vous avez fait, Monsieur, et sans avoir vu Paris ni la cour, personne au monde n'aime plus les façons unies que moi parlons de ce que je voulais vous dire. Rosimond. - Quoi! vous, Madame, quoi! de la beautĂ©, des grĂÂąces, avec ce caractĂšre d'esprit-lĂ , et cela dans l'ĂÂąge oĂÂč vous ĂÂȘtes? vous me surprenez; avouez-moi la vĂ©ritĂ©, combien ai-je de rivaux? Tout ce qui vous voit, tout ce qui vous approche, soupire ah! je m'en doute bien, et je n'en serai pas quitte Ă moins. La province me le pardonnera-t-elle? Je viens vous enlever convenons qu'elle y fait une perte irrĂ©parable. Hortense. - Il peut y avoir ici quelques personnes qui ont de l'amitiĂ© pour moi, et qui pourraient m'y regretter; mais ce n'est pas de quoi il s'agit. Rosimond. - Eh! quel secret ceux qui vous voyent ont-ils, pour n'ĂÂȘtre que vos amis, avec ces yeux-lĂ ? Hortense. - Si parmi ces amis il en est qui soient autre chose, du moins sont-ils discrets, et je ne les connais pas. Ne m'interrompez plus, je vous prie. Rosimond. - Vraiment, je m'imagine bien qu'ils soupirent tout bas, et que le respect les fait taire. Mais Ă propos de respect, n'y manquerais-je pas un peu, moi qui ai pensĂ© dire que je vous aime? Il y a bien quelque petite chose Ă redire Ă mes discours, n'est-ce pas, mais ce n'est pas ma faute. Il veut lui prendre une main. Hortense. - Doucement, Monsieur, je renonce Ă vous parler. Rosimond. - C'est que sĂ©rieusement vous ĂÂȘtes belle avec excĂšs; vous l'ĂÂȘtes trop, le regard le plus vif, le plus beau teint; ah! remerciez-moi, vous ĂÂȘtes charmante, et je n'en dis presque rien; la parure la mieux entendue; vous avez lĂ de la dentelle d'un goĂ»t exquis, ce me semble. Passez-moi l'Ă©loge de la dentelle; quand nous marie-t-on? Hortense. - A laquelle des deux questions voulez-vous que je rĂ©ponde d'abord? A la dentelle, ou au mariage? Rosimond. - Comme il vous plaira. Que faisons-nous cet aprĂšs-midi? Hortense. - Attendez, la dentelle est passable; de cet aprĂšs-midi le hasard en dĂ©cidera; de notre mariage, je ne puis rien en dire, et c'est de quoi j'ai Ă vous entretenir, si vous voulez bien me laisser parler. VoilĂ tout ce que vous me demandez, je pense? Venons au mariage. Rosimond. - Il devrait ĂÂȘtre fait; les parents ne finissent point! Hortense. - Je voulais vous dire au contraire qu'il serait bon de le diffĂ©rer, Monsieur. Rosimond. - Ah! le diffĂ©rer, Madame? Hortense. - Oui, Monsieur, qu'en pensez-vous? Rosimond. - Moi, ma foi, Madame, je ne pense point, je vous Ă©pouse. Ces choses-lĂ surtout, quand elles sont aimables, veulent ĂÂȘtre expĂ©diĂ©es, on y pense aprĂšs. Hortense. - Je crois que je n'irai pas si vite il faut s'aimer un peu quand on s'Ă©pouse. Rosimond. - Mais je l'entends bien de mĂÂȘme. Hortense. - Et nous ne nous aimons point. Rosimond. - Ah! c'est une autre affaire; la difficultĂ© ne me regarderait point il est vrai que j'espĂ©rais, Madame, j'espĂ©rais, je vous l'avoue. Serait-ce quelque partie de coeur dĂ©jĂ liĂ©e? Hortense. - Non, Monsieur, je ne suis, jusqu'ici, prĂ©venue pour personne. Rosimond. - En tout cas, je vous demande la prĂ©fĂ©rence. Quant au retardement de notre mariage, dont je ne vois pas les raisons, je ne m'en mĂÂȘlerai point, je n'aurais garde, on me mĂšne, et je suivrai. Hortense. - Quelqu'un vient; faites rĂ©flexion Ă ce que je vous dit, Monsieur. ScĂšne XIII Dorante, DorimĂšne, Hortense, Rosimond Rosimond, allant Ă DorimĂšne. - Eh! vous voilĂ , Comtesse. Comment! avec Dorante? La Comtesse, embrassant Hortense. - Eh! bonjour, ma chĂšre enfant! Comment se porte-t-on ici? Nous sommes alliĂ©s, au moins, Marquis. Rosimond. - Je le sais. La Comtesse. - Mais nous nous voyons peu. Il y a trois ans que je ne suis venue ici. Hortense. - On ne quitte pas volontiers Paris pour la province. DorimĂšne. - On y a tant d'affaires, de dissipations! les moments s'y passent avec tant de rapiditĂ©! Rosimond. - Eh! oĂÂč avez-vous pris ce garçon-lĂ , Comtesse? DorimĂšne, Ă Hortense. - Nous nous sommes rencontrĂ©s. Vous voulez bien que je vous le prĂ©sente? Rosimond. - Qu'en dis-tu, Dorante? ai-je Ă me louer du choix qu'on a fait pour moi? Dorante. - Tu es trop heureux. Rosimond, Ă Hortense. - Tel que vous le voyez, je vous le donne pour une espĂšce de sage qui fait peu de cas de l'amour de l'air dont il vous regarde pourtant, je ne le crois pas trop en sĂ»retĂ© ici. Dorante. - Je n'ai vu nulle part de plus grand danger, j'en conviens. DorimĂšne, riant. - Sur ce pied-lĂ , sauvez-vous, Dorante, sauvez-vous. Hortense. - TrĂÂȘve de plaisanterie, Messieurs. Rosimond. - Non, sĂ©rieusement, je ne plaisante point; je vous dis qu'il est frappĂ©, je vois cela dans ses yeux; remarquez-vous comme il rougit? Parbleu, je voudrais bien qu'il soupirĂÂąt, et je vous le recommande. DorimĂšne. - Ah! doucement, il m'appartient; c'est une espĂšce d'infidĂ©litĂ© qu'il me ferait; car je l'ai amenĂ©, Ă moins que vous ne teniez sa place, Marquis. Rosimond. - AssurĂ©ment j'en trouve l'idĂ©e tout Ă fait plaisante, et c'est de quoi nous amuser ici. A Hortense. N'est-ce pas, Madame? Allons, Dorante, rendez vos premiers hommages Ă votre vainqueur. Dorante. - Je n'en suis plus aux premiers. ScĂšne XIV Dorante, DorimĂšne, Hortense, Rosimond, Marton Marton. - Madame, Monsieur le Comte m'envoie savoir qui vient d'arriver. DorimĂšne. - Nous allons l'en instruire nous-mĂÂȘmes. Venez, Marquis, donnez-moi la main, vous ĂÂȘtes mon chevalier. A Hortense. Et vous, Madame, voilĂ le vĂÂŽtre. Dorante prĂ©sente la main Ă Hortense. Marton fait signe Ă Hortense. Hortense. - Je vous suis, Messieurs. Je n'ai qu'un mot Ă dire. ScĂšne XV Marton, Hortense Hortense. - Que me veux-tu, Marton? Je n'ai pas le temps de rester, comme tu vois. Marton. - C'est une lettre que je viens de trouver, lettre d'amour Ă©crite Ă Rosimond, mais d'un amour qui me paraĂt sans consĂ©quence. La dame qui vient d'arriver pourrait bien l'avoir Ă©crite; le billet est d'un style qui ressemble Ă son air. Hortense. - Y a-t-il bien des tendresses? Marton. - Non, vous dis-je, point d'amour et beaucoup de folies; mais puisque vous ĂÂȘtes pressĂ©e, nous en parlerons tantĂÂŽt. Rosimond devient-il un peu plus supportable? Hortense. - Toujours aussi impertinent qu'il est aimable. Je te quitte. Marton. - Monsieur l'impertinent, vous avez beau faire, vous deviendrez charmant sur ma parole, je l'ai entrepris. Acte II ScĂšne premiĂšre La Marquise, Dorante La Marquise. - Avançons encore quelques pas, Monsieur, pour ĂÂȘtre plus Ă l'Ă©cart, j'aurais un mot Ă vous dire; vous ĂÂȘtes l'ami de mon fils, et autant que j'en puis juger, il ne saurait avoir fait un meilleur choix. Dorante. - Madame, son amitiĂ© me fait honneur. La Marquise. - Il n'est pas aussi raisonnable que vous me paraissez l'ĂÂȘtre, et je voudrais bien que vous m'aidassiez Ă le rendre plus sensĂ© dans les circonstances oĂÂč il se trouve; vous savez qu'il doit Ă©pouser Hortense; nous n'attendons que l'instant pour terminer ce mariage; d'oĂÂč vient, Monsieur, le peu d'attention qu'il a pour elle? Dorante. - Je l'ignore, et n'y ai pris garde, Madame. La Marquise. - Je viens de le voir avec DorimĂšne, il ne la quitte point depuis qu'elle est ici; et vous, Monsieur, vous ne quittez point Hortense. Dorante. - Je lui fais ma cour, parce que je suis chez elle. La Marquise. - Sans doute, et je ne vous dĂ©sapprouve pas; mais ce n'est pas Ă DorimĂšne Ă qui il faut que mon fils fasse aujourd'hui la sienne; et personne ici ne doit montrer plus d'empressement que lui pour Hortense. Dorante. - Il est vrai, Madame. La Marquise. - Sa conduite est ridicule, elle peut choquer Hortense, et je vous conjure, Monsieur, de l'avertir qu'il en change; les avis d'un ami comme vous lui feront peut-ĂÂȘtre plus d'impression que les miens; vous ĂÂȘtes venu avec DorimĂšne, je la connais fort peu; vous ĂÂȘtes de ses amis, et je souhaiterais qu'elle ne souffrĂt pas que mon fils fĂ»t toujours auprĂšs d'elle; en vĂ©ritĂ©, la biensĂ©ance en souffre un peu; elle est alliĂ©e de la maison oĂÂč nous sommes, mais elle est venue ici sans qu'on l'y appelĂÂąt; y reste-t-elle? Part-elle aujourd'hui? Dorante. - Elle ne m'a pas instruit de ses desseins. La Marquise. - Si elle partait, je n'en serais pas fĂÂąchĂ©e, et je lui en aurais obligation; pourriez-vous le lui faire entendre? Dorante. - Je n'ai pas beaucoup de pouvoir sur elle; mais je verrai, Madame, et tĂÂącherai de rĂ©pondre Ă l'honneur de votre confiance. La Marquise. - Je vous le demande en grĂÂące, Monsieur, et je vous recommande les intĂ©rĂÂȘts de mon fils et de votre ami. Dorante, pendant qu'elle s'en va. - Elle a ma foi beau dire, puisque son fils nĂ©glige Hortense, il ne tiendra pas Ă moi que je n'en profite auprĂšs d'elle. ScĂšne II Dorante, DorimĂšne DorimĂšne. - OĂÂč est allĂ© le Marquis, Dorante? Je me sauve de cette cohue de province ah! les ennuyants personnages! Je me meurs de l'extravagance des compliments qu'on m'a fait, et que j'ai rendus. Il y a deux heures que je n'ai pas le sens commun, Dorante, pas le sens commun; deux heures que je m'entretiens avec une Marquise qui se tient d'un droit, qui a des gravitĂ©s, qui prend des mines d'une dignitĂ©; avec une petite Baronne si folichonne, si remuante, si mĂ©thodiquement Ă©tourdie; avec une Comtesse si franche, qui m'estime tant, qui m'estime tant, qui est de si bonne amitiĂ©; avec une autre qui est si mignonne, qui a de si jolis tours de tĂÂȘte, qui accompagne ce qu'elle dit avec des mains si pleines de grĂÂąces; une autre qui glapit si spirituellement, qui traĂne si bien les mots, qui dit si souvent, mais Madame, cependant Madame, il me paraĂt pourtant; et puis un bel esprit si diffus, si Ă©loquent, une jalouse si difficile en mĂ©rite, si peu touchĂ©e du mien, si intriguĂ©e de ce qu'on m'en trouvait. Enfin, un agrĂ©able qui m'a fait des phrases, mais des phrases! d'une perfection! qui m'a dĂ©clarĂ© des sentiments qu'il n'osait me dire; mais des sentiments d'une dĂ©licatesse assaisonnĂ©e d'un respect que j'ai trouvĂ© d'une fadeur! d'une fadeur! Dorante. - Oh! on respecte beaucoup ici, c'est le ton de la province. Mais vous cherchez Rosimond, Madame? DorimĂšne. - Oui, c'est un Ă©tourdi Ă qui j'ai Ă parler tĂÂȘte Ă tĂÂȘte; et grĂÂące Ă tous ces originaux qui m'ont obsĂ©dĂ©e, je n'en ai pas encore eu le temps il nous a quittĂ©. OĂÂč est-il? Dorante. - Je pense qu'il Ă©crit Ă Paris, et je sors d'un entretien avec sa mĂšre. DorimĂšne. - Tant pis, cela n'est pas amusant, il vous en reste encore un air froid et raisonnable, qui me gagnerait si nous restions ensemble; je vais faire un tour sur la terrasse allez, Dorante, allez dire Ă Rosimond que je l'y attends. Dorante. - Un moment, Madame, je suis chargĂ© d'une petite commission pour vous; c'est que je vous avertis que la Marquise ne trouve pas bon que vous entreteniez le Marquis. DorimĂšne. - Elle ne le trouve pas bon! Eh bien, vous verrez que je l'en trouverai meilleur. Dorante. - Je n'en ai pas doutĂ© mais ce n'est pas lĂ tout; je suis encore priĂ© de vous inspirer l'envie de partir. DorimĂšne. - Je n'ai jamais eu tant d'envie de rester. Dorante. - Je n'en suis pas surpris; cela doit faire cet effet-lĂ . DorimĂšne. - Je commençais Ă m'ennuyer ici, je ne m'y ennuie plus; je m'y plais, je l'avoue; sans ce discours de la Marquise, j'aurais pu me contenter de dĂ©fendre Ă Rosimond de se marier, comme je l'avais rĂ©solu en venant ici mais on ne veut pas que je le voie? on souhaite que je parte? il m'Ă©pousera. Dorante. - Cela serait trĂšs plaisant. DorimĂšne. - Oh! il m'Ă©pousera. Je pense qu'il n'y perdra pas et vous, je veux aussi que vous nous aidiez Ă le dĂ©barrasser de cette petite fille; je me propose un plaisir infini de ce qui va arriver; j'aime Ă dĂ©ranger les projets, c'est ma folie; surtout, quand je les dĂ©range d'une maniĂšre avantageuse. Adieu; je prĂ©tends que vous Ă©pousiez Hortense, vous. VoilĂ ce que j'imagine; rĂ©glez-vous lĂ -dessus, entendez-vous? Je vais trouver le Marquis. Dorante, pendant qu'elle part. - Puisse la folle me dire vrai! ScĂšne III Rosimond, Dorante, Frontin Rosimond, Ă Frontin en entrant. - Cherche, vois partout; et sans dire qu'elle est Ă moi, demande-la Ă tout le monde; c'est Ă peu prĂšs dans ces endroits-ci que je l'ai perdue. Frontin. - Je ferai ce que je pourrai, Monsieur. Rosimond, Ă Dorante. - Ah! c'est toi, Dorante; dis-moi, par hasard, n'aurais-tu point trouvĂ© une lettre Ă terre? Dorante. - Non. Rosimond. - Cela m'inquiĂšte. Dorante. - Eh! de qui est-elle? Rosimond. - De DorimĂšne; et malheureusement elle est d'un style un peu familier sur Hortense; elle l'y traite de petite provinciale qu'elle ne veut pas que j'Ă©pouse, et ces bonnes gens-ci seraient un peu scandalisĂ©s de l'Ă©pithĂšte. Dorante. - Peut-ĂÂȘtre personne ne l'aura-t-il encore ramassĂ© et d'ailleurs, cela te chagrine-t-il tant? Rosimond. - Ah! trĂšs doucement; je ne m'en dĂ©sespĂšre pas. Dorante. - Ce qui en doit arriver doit ĂÂȘtre fort indiffĂ©rent Ă un homme comme toi. Rosimond. - Aussi me l'est-il. Parlons de DorimĂšne; c'est elle qui m'embarrasse. Je t'avouerai confidemment que je ne sais qu'en faire. T'a-t-elle dit qu'elle n'est venue ici que pour m'empĂÂȘcher d'Ă©pouser? Elle a quelque alliance avec ces gens-ci. DĂšs qu'elle a su que ma mĂšre m'avait brusquement amenĂ© de Paris chez eux pour me marier, qu'a-t-elle fait? Elle a une terre Ă quelques lieues de la leur, elle y est venue, et Ă peine arrivĂ©e, m'a Ă©crit, par un exprĂšs, qu'elle venait ici, et que je la verrais une heure aprĂšs sa lettre, qui est celle que j'ai perdue. Dorante. - Oui, j'Ă©tais chez elle alors, et j'ai vu partir l'exprĂšs qui nous a prĂ©cĂ©dĂ© mais enfin c'est une trĂšs aimable femme, et qui t'aime beaucoup. Rosimond. - J'en conviens. Il faut pourtant que tu m'aides Ă lui faire entendre raison. Dorante. - Pourquoi donc? Tu l'aimes aussi, apparemment, et cela n'est pas Ă©tonnant. Rosimond. - J'ai encore quelque goĂ»t pour elle, elle est vive, emportĂ©e, Ă©tourdie, bruyante. Nous avons liĂ© une petite affaire de coeur ensemble; et il y a deux mois que cela dure deux mois, le terme est honnĂÂȘte; cependant aujourd'hui, elle s'avise de se piquer d'une belle passion pour moi. Ce mariage-ci lui dĂ©plaĂt, elle ne veut pas que je l'achĂšve, et de vingt galanteries qu'elle a eues en sa vie, il faut que la nĂÂŽtre soit la seule qu'elle honore de cette opiniĂÂątretĂ© d'amour il n'y a que moi Ă qui cela arrive. Dorante. - Te voilĂ donc bien agitĂ©? Quoi! tu crains les consĂ©quences de l'amour d'une jolie femme, parce que tu te maries! Tu as de ces sentiments bourgeois, toi Marquis? Je ne te reconnais pas! Je te croyais plus dĂ©gagĂ© que cela; j'osais quelquefois entretenir Hortense mais je vois bien qu'il faut que je parte, et je n'y manquerai pas. Adieu. Rosimond. - Venez, venez ici. Qu'est-ce que c'est que cette fantaisie-lĂ ? Dorante. - Elle est sage. Il me semble que la Marquise ne me voit pas volontiers ici, et qu'elle n'aime pas Ă me trouver en conversation avec Hortense; et je te demande pardon de ce que je vais te dire, mais il m'a passĂ© dans l'esprit que tu avais pu l'indisposer contre moi, et te servir de sa mĂ©chante humeur pour m'insinuer de m'en aller. Rosimond. - Mais, oui-da, je suis peut-ĂÂȘtre jaloux. Ma façon de vivre, jusqu'ici, m'a rendu fort suspect de cette petitesse. DĂ©bitez-la, Monsieur, dĂ©bitez-la dans le monde. En vĂ©ritĂ© vous me faites pitiĂ©! Avec cette opinion-lĂ sur mon compte, valez-vous la peine qu'on vous dĂ©sabuse? Dorante. - Je puis en avoir mal jugĂ©; mais ne se trompe-t-on jamais? Rosimond. - Moi qui vous parle, suis-je plus Ă l'abri de la mĂ©chante humeur de ma mĂšre? Ne devrais-je pas, si je l'en crois, ĂÂȘtre aux genoux d'Hortense, et lui dĂ©biter mes langueurs? J'ai tort de n'aller pas, une houlette Ă la main, l'entretenir de ma passion pastorale elle vient de me quereller tout Ă l'heure, me reprocher mon indiffĂ©rence; elle m'a dit des injures, Monsieur, des injures m'a traitĂ© de fat, d'impertinent, rien que cela, et puis je m'entends avec elle! Dorante. - Ah! voilĂ qui est fini, Marquis, je dĂ©savoue mon idĂ©e, et je t'en fais rĂ©paration. Rosimond. - Dites-vous vrai? Etes-vous bien sĂ»r au moins que je pense comme il faut? Dorante. - Si sĂ»r Ă prĂ©sent, que si tu allais te prendre d'amour pour cette petite Hortense dont on veut faire ta femme, tu me le dirais, que je n'en croirais rien. Rosimond. - Que sait-on? Il y a Ă craindre, Ă cause que je l'Ă©pouse, que mon coeur ne s'enflamme et ne prenne la chose Ă la lettre! Dorante. - Je suis persuadĂ© que tu n'es point fĂÂąchĂ© que je lui en conte. Rosimond. - Ah! si fait; trĂšs fĂÂąchĂ©. J'en boude, et si vous continuez, j'en serai au dĂ©sespoir. Dorante. - Tu te moques de moi, et je le mĂ©rite. Rosimond, riant. - Ha, ha, ha. Comment es-tu avec elle? Dorante. - Ni bien ni mal. Comment la trouves-tu toi? Rosimond. - Moi, ma foi, je n'en sais rien, je ne l'ai pas encore trop vue; cependant, il m'a paru qu'elle Ă©tait assez gentille, l'air naĂÂŻf, droit et guindĂ© mais jolie, comme je te dis. Ce visage-lĂ pourrait devenir quelque chose s'il appartenait Ă une femme du monde, et notre provinciale n'en fait rien; mais cela est bon pour une femme, on la prend comme elle vient. Dorante. - Elle ne te convient guĂšre. De bonne foi, l'Ă©pouseras-tu? Rosimond. - Il faudra bien, puisqu'on le veut nous l'Ă©pouserons ma mĂšre et moi, si vous ne nous l'enlevez pas. Dorante. - Je pense que tu ne t'en soucierais guĂšre, et que tu me le pardonnerais. Rosimond. - Oh! lĂ -dessus, toutes les permissions du monde au suppliant, si elles pouvaient lui ĂÂȘtre bonnes Ă quelque chose. T'amuse-t-elle? Dorante. - Je ne la hais pas. Rosimond. - Tout de bon? Dorante. - Oui comme elle ne m'est pas destinĂ©e, je l'aime assez. Rosimond. - Assez? Je vous le conseille! De la passion, Monsieur, des mouvements pour me divertir, s'il vous plaĂt. En sens-tu dĂ©jĂ un peu? Dorante. - Quelquefois. Je n'ai pas ton expĂ©rience en galanterie; je ne suis lĂ -dessus qu'un Ă©colier qui n'a rien vu. Rosimond, riant. - Ah! vous l'aimez, Monsieur l'Ă©colier ceci est sĂ©rieux, je vous dĂ©fends de lui plaire. Dorante. - Je n'oublie cependant rien pour cela, ainsi laisse-moi partir; la peur de te fĂÂącher me reprend. Rosimond, riant. - Ah! ah! ah! que tu es rĂ©jouissant! ScĂšne IV Marton, Dorante, Rosimond Dorante, riant aussi. - Ah! ah! ah! OĂÂč est votre maĂtresse, Marton? Marton. - Dans la grande allĂ©e, oĂÂč elle se promĂšne, Monsieur, elle vous demandait tout Ă l'heure. Rosimond. - Rien que lui, Marton? Marton. - Non, que je sache. Dorante. - Je te laisse, Marquis, je vais la rejoindre. Rosimond. - Attends, nous irons ensemble. Marton. - Monsieur, j'aurais un mot Ă vous dire. Rosimond. - A moi, Marton? Marton. - Oui, Monsieur. Dorante. - Je vais donc toujours devant. Rosimond, Ă part. - Rien que lui? C'est qu'elle est piquĂ©e. ScĂšne V Marton, Rosimond Rosimond. - De quoi s'agit-il, Marton? Marton. - D'une lettre que j'ai trouvĂ©e, Monsieur, et qui est apparemment celle que vous avez tantĂÂŽt reçue de Frontin. Rosimond. - Donne, j'en Ă©tais inquiet. Marton. - La voilĂ . Rosimond. - Tu ne l'as montrĂ©e Ă personne, apparemment? Marton. - Il n'y a qu'Hortense et son pĂšre qui l'ont vue, et je ne la leur ai montrĂ©e que pour savoir Ă qui elle appartenait. Rosimond. - Eh! ne pouviez-vous pas le voir vous-mĂÂȘme? Marton. - Non, Monsieur, je ne sais pas lire, et d'ailleurs, vous en aviez gardĂ© l'enveloppe. Rosimond. - Et ce sont eux qui vous ont dit que la lettre m'appartenait? Ils l'ont donc lue? Marton. - Vraiment oui, Monsieur, ils n'ont pu juger qu'elle Ă©tait Ă vous que sur la lecture qu'ils en ont fait. Rosimond. - Hortense prĂ©sente? Marton. - Sans doute. Est-ce que cette lettre est de quelque consĂ©quence? Y a-t-il quelque chose qui les concerne? Rosimond. - Il vaudrait mieux qu'ils ne l'eussent point vue. Marton. - J'en suis fĂÂąchĂ©e. Rosimond. - Cela est dĂ©sagrĂ©able. Et qu'en a dit Hortense? Marton. - Rien, Monsieur, elle n'a pas paru y faire attention mais comme on m'a chargĂ© de vous la rendre, voulez-vous que je dise que vous ne l'avez pas reconnue? Rosimond. - L'offre est obligeante et je l'accepte; j'allais vous en prier. Marton. - Oh! de tout mon coeur, je vous le promets, quoique ce soit une prĂ©caution assez inutile, comme je vous dis, car ma maĂtresse ne vous en parlera seulement pas. Rosimond. - Tant mieux, tant mieux, je ne m'attendais pas Ă tant de modĂ©ration; serait-ce que notre mariage lui dĂ©plaĂt? Marton. - Non, cela ne va pas jusque-lĂ ; mais elle ne s'y intĂ©resse pas extrĂÂȘmement non plus. Rosimond. - Vous l'a-t-elle dit, Marton? Marton. - Oh! plus de dix fois, Monsieur, et vous le savez bien, elle vous l'a dit Ă vous-mĂÂȘme. Rosimond. - Point du tout, elle a, ce me semble, parlĂ© de diffĂ©rer et non pas de rompre mais que ne s'est-elle expliquĂ©e? je ne me serais pas avisĂ© de soupçonner son Ă©loignement pour moi, il faut ĂÂȘtre fait Ă se douter de pareille chose! Marton. - Il est vrai qu'on est presque sĂ»r d'ĂÂȘtre aimĂ© quand on vous ressemble, aussi ma maĂtresse vous aurait-elle Ă©pousĂ© d'abord assez volontiers mais je ne sais, il y a eu du malheur, vos façons l'ont choquĂ©e. Rosimond. - Je ne les ai pas prises en province, Ă la vĂ©ritĂ©. Marton. - Eh! Monsieur, Ă qui le dites-vous? Je suis persuadĂ©e qu'elles sont toutes des meilleures mais, tenez, malgrĂ© cela je vous avoue moi-mĂÂȘme que je ne pourrais pas m'empĂÂȘcher d'en rire si je ne me retenais pas, tant elles nous paraissent plaisantes Ă nous autres provinciales; c'est que nous sommes des ignorantes. Adieu, Monsieur, je vous salue. Rosimond. - Doucement, confiez-moi ce que votre maĂtresse y trouve Ă redire. Marton. - Eh! Monsieur, ne prenez pas garde Ă ce que nous en pensons je vous dis que tout nous y paraĂt comique. Vous savez bien que vous avez peur de faire l'amoureux de ma maĂtresse, parce qu'apparemment cela ne serait pas de bonne grĂÂące dans un joli homme comme vous; mais comme Hortense est aimable et qu'il s'agit de l'Ă©pouser, nous trouvons cette peur-lĂ si burlesque! si bouffonne! qu'il n'y a point de comĂ©die qui nous divertisse tant; car il est sĂ»r que vous auriez plu Ă Hortense si vous ne l'aviez pas fait rire mais ce qui fait rire n'attendrit plus, et je vous dis cela pour vous divertir vous-mĂÂȘme. Rosimond. - C'est aussi tout l'usage que j'en fais. Marton. - Vous avez raison, Monsieur, je suis votre servante. Elle revient. Seriez-vous encore curieux d'une de nos folies? DĂšs que Dorante et DorimĂšne sont arrivĂ©s ici, vous avez dit qu'il fallait que Dorante aimĂÂąt ma maĂtresse, pendant que vous feriez l'amour Ă DorimĂšne, et cela Ă la veille d'Ă©pouser Hortense; Monsieur, nous en avons pensĂ© mourir de rire, ma maĂtresse et moi! Je lui ai pourtant dit qu'il fallait bien que vos airs fussent dans les rĂšgles du bon savoir-vivre. Rien ne l'a persuadĂ©e; les gens de ce pays-ci ne sentent point le mĂ©rite de ces maniĂšres-lĂ ; c'est autant de perdu. Mais je m'amuse trop. Ne dites mot, je vous prie. Rosimond. - Eh bien, Marton, il faudra se corriger j'ai vu quelques benĂÂȘts de la province, et je les copierai. Marton. - Oh! Monsieur, n'en prenez pas la peine; ce ne serait pas en contrefaisant le benĂÂȘt que vous feriez revenir les bonnes dispositions oĂÂč ma maĂtresse Ă©tait pour vous; ce que je vous dis sous le secret, au moins; mais vous ne rĂ©ussiriez, ni comme benĂÂȘt ni comme comique. Adieu, Monsieur. ScĂšne VI Rosimond, DorimĂšne Rosimond, un moment seul. - Eh bien, cela me guĂ©rit d'Hortense; cette fille qui m'aime et qui se rĂ©sout Ă me perdre, parce que je ne donne pas dans la fadeur de languir pour elle! VoilĂ une sotte enfant! Allons pourtant la trouver. DorimĂšne. - Que devenez-vous donc, Marquis? on ne sait oĂÂč vous prendre? Est-ce votre future qui vous occupe? Rosimond. - Oui, je m'occupais des reproches qu'on me faisait de mon indiffĂ©rence pour elle, et je vais tĂÂącher d'y mettre ordre; elle est lĂ -bas avec Dorante, y venez-vous? DorimĂšne. - ArrĂÂȘtez, arrĂÂȘtez; il s'agit de mettre ordre Ă quelque chose de plus important. Quand est-ce donc que cette indiffĂ©rence qu'on vous reproche pour elle lui fera prendre son parti? Il me semble que cela demeure bien longtemps Ă se dĂ©terminer. A qui est-ce la faute? Rosimond. - Ah! vous me querellez aussi! Dites-moi, que voulez-vous qu'on fasse? Ne sont-ce pas nos parents qui dĂ©cident de cela? DorimĂšne. - Qu'est-ce que c'est que des parents, Monsieur? C'est l'amour que vous avez pour moi, c'est le vĂÂŽtre, c'est le mien qui en dĂ©cideront, s'il vous plaĂt. Vous ne mettrez pas des volontĂ©s de parents en parallĂšle avec des raisons de cette force-lĂ , sans doute, et je veux demain que tout cela finisse. Rosimond. - Le terme est court, on aurait de la peine Ă faire ce que vous dites lĂ ; je dĂ©sespĂšre d'en venir Ă bout, moi, et vous en parlez bien Ă votre aise. DorimĂšne. - Ah! je vous trouve admirable! Nous sommes Ă Paris, je vous perds deux jours de vue; et dans cet intervalle, j'apprends que vous ĂÂȘtes parti avec votre mĂšre pour aller vous marier, pendant que vous m'aimez, pendant qu'on vous aime, et qu'on vient tout rĂ©cemment, comme vous le savez, de congĂ©dier lĂ -bas le Chevalier, pour n'avoir de liaison de coeur qu'avec vous? Non, Monsieur, vous ne vous marierez point n'y songez pas, car il n'en sera rien, cela est dĂ©cidĂ©; votre mariage me dĂ©plaĂt. Je le passerais Ă un autre; mais avec vous! Je ne suis pas de cette humeur-lĂ , je ne saurais; vous ĂÂȘtes un Ă©tourdi, pourquoi vous jetez-vous dans cet inconvĂ©nient? Rosimond. - Faites-moi donc la grĂÂące d'observer que je suis la victime des arrangements de ma mĂšre. DorimĂšne. - La victime! Vous m'Ă©difiez beaucoup, vous ĂÂȘtes un petit garçon bien obĂ©issant. Rosimond. - Je n'aime pas Ă la fĂÂącher, j'ai cette faiblesse-lĂ , par exemple. DorimĂšne. - Le poltron! Eh bien, gardez votre faiblesse j'y supplĂ©erai, je parlerai Ă votre prĂ©tendue. Rosimond. - Ah! que je vous reconnais bien Ă ces tendres inconsidĂ©rations-lĂ ! Je les adore. Ayons pourtant un peu plus de flegme ici; car que lui direz-vous? que vous m'aimez? DorimĂšne. - Que nous nous aimons. Rosimond. - VoilĂ qui va fort bien; mais vous ressouvenez-vous que vous ĂÂȘtes en province, oĂÂč il y a des rĂšgles, des maximes de dĂ©cence qu'il ne faut point choquer? DorimĂšne. - Plaisantes maximes! Est-il dĂ©fendu de s'aimer, quand on est aimable? Ah! il y a des puĂ©rilitĂ©s qui ne doivent pas arrĂÂȘter. Je vous Ă©pouserai, Monsieur, j'ai du bien, de la naissance, qu'on nous marie; c'est peut-ĂÂȘtre le vrai moyen de me guĂ©rir d'un amour que vous ne mĂ©ritez pas que je conserve. Rosimond. - Nous marier! Des gens qui s'aiment! Y songez-vous? Que vous a fait l'amour pour le pousser Ă bout? Allons trouver la compagnie. DorimĂšne. - Nous verrons. Surtout, point de mariage ici, commençons par lĂ . Mais que vous veut Frontin? ScĂšne VII Rosimond, DorimĂšne, Frontin Frontin, tout essoufflĂ©. - Monsieur, j'ai un mot Ă vous dire. Rosimond. - Parle. Frontin. - Il faut que nous soyons seuls, Monsieur. DorimĂšne. - Et moi je reste parce que je suis curieuse. Frontin. - Monsieur, Madame est de trop; la moitiĂ© de ce que j'ai Ă vous dire est contre elle. DorimĂšne. - Marquis, faites parler ce faquin-lĂ . Rosimond. - Parleras-tu, maraud? Frontin. - J'enrage; mais n'importe. Eh bien, Monsieur, ce que j'ai Ă vous dire, c'est que Madame ici nous portera malheur Ă tous deux. DorimĂšne. - Le sot! Rosimond. - Comment? Frontin. - Oui, Monsieur, si vous ne changez pas de façon, nous ne tenons plus rien. Pendant que Madame vous amuse, Dorante nous Ă©gorge. Rosimond. - Que fait-il donc? Frontin. - L'amour, Monsieur, l'amour, Ă votre belle Hortense! DorimĂšne. - Votre belle voilĂ une Ă©pithĂšte bien placĂ©e! Frontin. - Je dĂ©fie qu'on la place mieux; si vous entendiez lĂ -bas comme il se dĂ©mĂšne, comme les dĂ©clarations vont dru, comme il entasse les soupirs, j'en ai dĂ©jĂ comptĂ© plus de trente de la derniĂšre consĂ©quence, sans parler des gĂ©nuflexions, des exclamations Madame, par-ci, Madame, par-lĂ ! Ah, les beaux yeux! ah! les belles mains! Et ces mains-lĂ , Monsieur, il ne les marchande pas, il en attrape toujours quelqu'une, qu'on retire... couci, couci, et qu'il baise avec un appĂ©tit qui me dĂ©sespĂšre; je l'ai laissĂ© comme il en retenait une sur qui il s'Ă©tait dĂ©jĂ jetĂ© plus de dix fois, malgrĂ© qu'on en eĂ»t, ou qu'on n'en eĂ»t pas, et j'ai peur qu'Ă la fin elle ne lui reste. Rosimond et DorimĂšne, riant. - HĂ©, hĂ©, hĂ©... Rosimond. - Cela est pourtant vif! Frontin. - Vous riez? Rosimond, riant, parlant de DorimĂšne. - Oui, cette main-ci voudra peut-ĂÂȘtre bien me dĂ©dommager du tort qu'on me fait sur l'autre. DorimĂšne, lui donnant la main. - Il y a de l'Ă©quitĂ©. Rosimond, lui baisant la main. - Qu'en dis-tu, Frontin, suis-je si Ă plaindre? Frontin. - Monsieur, on sait bien que Madame a des mains; mais je vous trouve toujours en arriĂšre. DorimĂšne. - Renvoyez cet homme-lĂ , Monsieur; j'admire votre sang-froid. Rosimond. - Va-t'en. C'est Marton qui lui a tournĂ© la cervelle! Frontin. - Non, Monsieur, elle m'a corrigĂ©, j'Ă©tais petit-maĂtre aussi bien qu'un autre; je ne voulais pas aimer Marton que je dois Ă©pouser, parce que je croyais qu'il Ă©tait malhonnĂÂȘte d'aimer sa future; mais cela n'est pas vrai, Monsieur, fiez-vous Ă ce que je dis, je n'Ă©tais qu'un sot, je l'ai bien compris. Faites comme moi, j'aime Ă prĂ©sent de tout mon coeur, et je le dis tant qu'on veut suivez mon exemple; Hortense vous plaĂt, je l'ai remarquĂ©, ce n'est que pour ĂÂȘtre joli homme, que vous la laissez lĂ , et vous ne serez point joli, Monsieur. DorimĂšne. - Marquis, que veut-il donc dire avec son Hortense, qui vous plaĂt? Qu'est-ce que cela signifie? Quel travers vous donne-t-il lĂ ? Rosimond. - Qu'en sais-je? Que voulez-vous qu'il ait vu? On veut que je l'Ă©pouse, et je l'Ă©pouserai; d'empressement, on ne m'en a pas vu beaucoup jusqu'ici, je ne pourrai pourtant me dispenser d'en avoir, et j'en aurai parce qu'il le faut voilĂ tout ce que j'y sache; vous allez bien vite. A Frontin. Retire-toi. Frontin. - Quel dommage de nĂ©gliger un coeur tout neuf! cela est si rare! DorimĂšne. - Partira-t-il? Rosimond. - Va-t'en donc! Faut-il que je te chasse? Frontin. - Je n'ai pas tout dit, la lettre est retrouvĂ©e, Hortense et Monsieur le Comte l'ont lue d'un bout Ă l'autre, mettez-y ordre; ce maudit papier est encore de Madame. DorimĂšne. - Quoi! parle-t-il du billet que je vous ai envoyĂ© ici de chez moi? Rosimond. - C'est du mĂÂȘme que j'avais perdu. DorimĂšne. - Eh bien, le hasard est heureux, cela les met au fait. Rosimond. - Oh, j'ai pris mon parti lĂ -dessus, je m'en dĂ©mĂÂȘlerai bien Frontin nous tirera d'affaire. Frontin. - Moi, Monsieur? Rosimond. - Oui, toi-mĂÂȘme. DorimĂšne. - On n'a pas besoin de lui lĂ -dedans, il n'y a qu'Ă laisser aller les choses. Rosimond. - Ne vous embarrassez pas, voici Hortense et Dorante qui s'avancent, et qui paraissent s'entretenir avec assez de vivacitĂ©. Frontin. - Eh bien! Monsieur, si vous ne m'en croyez pas, cachez-vous un moment derriĂšre cette petite palissade, pour entendre ce qu'ils disent, vous aurez le temps, ils ne vous voient point. Frontin s'en va. Rosimond. - Il n'y aurait pas grand mal, le voulez-vous, Madame? C'est une petite plaisanterie de campagne. DorimĂšne. - Oui-da, cela nous divertira. ScĂšne VIII Rosimond, DorimĂšne, au bout du thĂ©ĂÂątre, Dorante, Hortense, Ă l'autre bout. Hortense. - Je vous crois sincĂšre, Dorante; mais quels que soient vos sentiments, je n'ai rien Ă y rĂ©pondre jusqu'ici; on me destine Ă un autre. A part. Je crois que je vois Rosimond. Dorante. - Il sera donc votre Ă©poux, Madame? Hortense. - Il ne l'est pas encore. A part. C'est lui avec DorimĂšne. Dorante. - Je n'oserais vous demander s'il est aimĂ©. Hortense. - Ah! doucement, je n'hĂ©site point Ă vous dire que non. DorimĂšne, Ă Rosimond. - Cela vous afflige-t-il? Rosimond. - Il faut qu'elle m'ait vu. Hortense. - Ce n'est pas que j'aie de l'Ă©loignement pour lui, mais si j'aime jamais, il en coĂ»tera un peu davantage pour me rendre sensible! Je n'accorderai mon coeur qu'aux soins les plus tendres, qu'Ă tout ce que l'amour aura de plus respectueux, de plus soumis il faudra qu'on me dise mille fois je vous aime, avant que je le croie, et que je m'en soucie; qu'on se fasse une affaire de la derniĂšre importance de me le persuader; qu'on ait la modestie de craindre d'aimer en vain, et qu'on me demande enfin mon coeur comme une grĂÂące qu'on sera trop heureux d'obtenir. VoilĂ Ă quel prix j'aimerai, Dorante, et je n'en rabattrai rien; il est vrai qu'Ă ces conditions-lĂ , je cours risque de rester insensible, surtout de la part d'un homme comme le Marquis, qui n'en est pas rĂ©duit Ă ne soupirer que pour une provinciale, et qui, au pis-aller, a touchĂ© le coeur de DorimĂšne. DorimĂšne, aprĂšs avoir Ă©coutĂ©. - Au pis-aller! dit-elle, au pis-aller! avançons, Marquis! Rosimond. - Quel est donc votre dessein? DorimĂšne. - Laissez-moi faire, je ne gĂÂąterai rien. Hortense. - Quoi! vous ĂÂȘtes lĂ , Madame? DorimĂšne. - Eh oui, Madame, j'ai eu le plaisir de vous entendre; vous peignez si bien! Qui est-ce qui me prendrait pour un pis-aller? cela me ressemble tout Ă fait pourtant. Je vous apprends en revanche que vous nous tirez d'un grand embarras; Rosimond vous est indiffĂ©rent, et c'est fort bien fait; il n'osait vous le dire, mais je parle pour lui; son pis-aller lui est cher, et tout cela vient Ă merveille. Rosimond, riant. - Comment donc, vous parlez pour moi? Mais point du tout, Comtesse! Finissons, je vous prie; je ne reconnais point lĂ mes sentiments. DorimĂšne. - Taisez-vous, Marquis; votre politesse ici consiste Ă garder le silence; imaginez-vous que vous n'y ĂÂȘtes point. Rosimond. - Je vous dis qu'il n'est pas question de politesse, et que ce n'est pas lĂ ce que je pense. DorimĂšne. - Il bat la campagne. Ne faut-il pas en venir Ă dire ce qui est vrai? Votre coeur et le mien sont engagĂ©s, vous m'aimez. Rosimond, en riant. - Eh! qui est-ce qui ne vous aimerait pas? DorimĂšne. - L'occasion se prĂ©sente de le dire et je le dis; il faut bien que Madame le sache. Rosimond. - Oui, ceci est sĂ©rieux. DorimĂšne. - Elle s'en doutait; je ne lui apprends presque rien. Rosimond. - Ah, trĂšs peu de chose! DorimĂšne. - Vous avez beau m'interrompre, on ne vous Ă©coute pas. Voudriez-vous l'Ă©pouser, Hortense, prĂ©venu d'une autre passion? Non, Madame. Il faut qu'un mari vous aime, votre coeur ne s'en passerait pas; ce sont vos usages, ils sont fort bons; n'en sortez point, et travaillons de concert Ă rompre votre mariage. Rosimond. - Parbleu, Mesdames, je vous traverserai donc, car je vais travailler Ă le conclure! Hortense. - Eh! non, Monsieur, vous ne vous ferez point ce tort-lĂ , ni Ă moi non plus. Dorante. - En effet, Marquis, Ă quoi bon feindre? Je sais ce que tu penses, tu me l'as confiĂ©; d'ailleurs, quand je t'ai dit mes sentiments pour Madame, tu ne les as pas dĂ©sapprouvĂ©s. Rosimond. - Je ne me souviens point de cela, et vous ĂÂȘtes un Ă©tourdi, qui me ferez des affaires avec Hortense. Hortense. - Eh! Monsieur, point de mystĂšre! Vous n'ignorez pas mes dispositions, et il ne s'agit point ici de compliments. Rosimond. - Eh! Madame, faites-vous quelque attention Ă ce qu'on dit lĂ ? Ils se divertissent. Dorante. - Mais, parlons français. Est-ce que tu aimes Madame? Rosimond. - Ah! je suis ravi de vous voir curieux; c'est bien Ă vous Ă qui j'en dois rendre compte. A Hortense. Je ne suis pas embarrassĂ© de ma rĂ©ponse mais approuvez, je vous prie, que je mortifie sa curiositĂ©. DorimĂšne, riant. - Ah! ah! ah! ah!... il me prend envie aussi de lui demander s'il m'aime? voulez-vous gager qu'il n'osera me l'avouer? m'aimez-vous, Marquis? Rosimond. - Courage, je suis en butte aux questions. DorimĂšne. - Ne l'ai-je pas dit? Rosimond, Ă Hortense. - Et vous, Madame, serez-vous la seule qui ne m'en ferez point? Hortense. - Je n'ai rien Ă savoir. ScĂšne IX Frontin, Rosimond, DorimĂšne, Dorante, Hortense Frontin. - Monsieur, je vous avertis que voilĂ votre mĂšre avec Monsieur le Comte, qui vous cherchent, et qui viennent vous parler. Rosimond, Ă Frontin. - Reste ici. Dorante. - Je te laisse donc, Marquis. DorimĂšne. - Adieu, je reviendrai savoir ce qu'ils vous auront dit. Hortense. - Et moi je vous laisse penser Ă ce que vous leur direz. Rosimond. - Un moment, Madame; que tout ce qui vient de se passer ne vous fasse aucune impression vous voyez ce que c'est que DorimĂšne; vous avez dĂ» dĂ©mĂÂȘler son esprit et la trouver singuliĂšre. C'est une maniĂšre de petit-maĂtre en femme qui tire sur le coquet, sur le cavalier mĂÂȘme, n'y faisant pas grande façon pour dire ses sentiments, et qui s'avise d'en avoir pour moi, que je ne saurais brusquer comme vous voyez; mais vous croyez bien qu'on sait faire la diffĂ©rence des personnes; on distingue, Madame, on distingue. HĂÂątons-nous de conclure pour finir tout cela, je vous en supplie. Hortense. - Monsieur, je n'ai pas le temps de vous rĂ©pondre; on approche. Nous nous verrons tantĂÂŽt. Rosimond, quand elle part. - La voilĂ , je crois, radoucie. ScĂšne X Frontin, Rosimond Frontin. - Je n'ai que faire ici, Monsieur? Rosimond. - Reste, il va peut-ĂÂȘtre question de ce billet perdu, et il faut que tu le prennes sur ton compte. Frontin. - Vous n'y songez pas, Monsieur! Le diable, qui a bien des secrets, n'aurait pas celui de persuader les gens, s'il Ă©tait Ă ma place; d'ailleurs Marton sait qu'il est Ă vous. Rosimond. - Je le veux, Frontin, je le veux, je suis convenu avec Marton qu'elle dirait que je n'ai su ce que c'Ă©tait; ainsi, imaginez, faites comme il vous plaira, mais tirez-moi d'intrigue. ScĂšne XI Rosimond, Frontin, La Marquise, Le Comte La Marquise. - Mon fils, Monsieur le Comte a besoin d'un Ă©claircissement, sur certaine lettre sans adresse, qu'on a trouvĂ©e et qu'on croit s'adresser Ă vous? Dans la conjoncture oĂÂč vous ĂÂȘtes, il est juste qu'on soit instruit lĂ -dessus; parlez-nous naturellement, le style en est un peu libre sur Hortense; mais on ne s'en prend point Ă vous. Rosimond. - Tout ce que je puis dire Ă cela, Madame, c'est que je n'ai point perdu de lettre. Le Comte. - Ce n'est pourtant qu'Ă vous qu'on peut avoir Ă©crit celle dont nous parlons, Monsieur le Marquis; et j'ai dit mĂÂȘme Ă Marton de vous la rendre. Vous l'a-t-elle rapportĂ©e? Rosimond. - Oui, elle m'en a montrĂ© une qui ne m'appartenait point. A Frontin. A propos, ne m'as-tu pas dit, toi, que tu en avais perdu une? C'est peut-ĂÂȘtre la tienne. Frontin. - Monsieur, oui, je ne m'en ressouvenais plus; mais cela se pourrait bien. Le Comte. - Non, non, on vous y parle Ă vous positivement, le nom de Marquis y est rĂ©pĂ©tĂ© deux fois, et on y signe la Comtesse pour tout nom, ce qui pourrait convenir Ă DorimĂšne. Rosimond, Ă Frontin. - Eh bien, qu'en dis-tu? Nous rendras-tu raison de ce que cela veut dire? Frontin. - Mais, oui, je me rappelle du Marquis dans cette lettre; elle est, dites-vous, signĂ©e la Comtesse? Oui, Monsieur, c'est cela mĂÂȘme, Comtesse et Marquis, voilĂ l'histoire. Le Comte, riant. - HĂ©, hĂ©, hĂ©! Je ne savais pas que Frontin fĂ»t un Marquis dĂ©guisĂ©, ni qu'il fĂ»t en commerce de lettres avec des Comtesses. La Marquise. - Mon fils, cela ne paraĂt pas naturel. Rosimond, Ă Frontin. - Mais, te plaira-t-il de t'expliquer mieux? Frontin. - Eh vraiment oui, il n'y a rien de si aisĂ©; on m'y appelle Marquis, n'est-il pas vrai? Le Comte. - Sans doute. Frontin. - Ah la folle! On y signe Comtesse? La Marquise. - Eh bien! Frontin. - Ah! ah! ah! l'extravagante. Rosimond. - De qui parles-tu? Frontin. - D'une Ă©tourdie que vous connaissez, Monsieur; de Lisette. La Marquise. - De la mienne? de celle que j'ai laissĂ©e Ă Paris? Frontin. - D'elle-mĂÂȘme. Le Comte, riant. - Et le nom de Marquis, d'oĂÂč te vient-il? Frontin. - De sa grĂÂące, je suis un Marquis de la promotion de Lisette, comme elle est Comtesse de la promotion de Frontin, et cela est ordinaire. Au Comte. Tenez Monsieur, je connais un garçon qui avait l'honneur d'ĂÂȘtre Ă vous pendant votre sĂ©jour Ă Paris, et qu'on appelait familiĂšrement Monsieur le Comte. Vous Ă©tiez le premier, il Ă©tait le second. Cela ne se pratique pas autrement; voilĂ l'usage parmi nous autres subalternes de qualitĂ©, pour Ă©tablir quelque subordination entre la livrĂ©e bourgeoise et nous; c'est ce qui nous distingue. Rosimond. - Ce qu'il vous dit est vrai. Le Comte, riant. - Je le veux bien; tout ce qui m'inquiĂšte, c'est que ma fille a vu cette lettre, elle ne m'en a pourtant pas paru moins tranquille mais elle est rĂ©servĂ©e, et j'aurais peur qu'elle ne crĂ»t pas l'histoire des promotions de Frontin si aisĂ©ment. Rosimond. - Mais aussi, de quoi s'avisent ces marauds-lĂ ? Frontin. - Monsieur, chaque nation a ses coutumes; voilĂ les coutumes de la nĂÂŽtre. Le Comte. - Il y pourrait, pourtant, rester une petite difficultĂ©; c'est que dans cette lettre on y parle d'une provinciale, et d'un mariage avec elle qu'on veut empĂÂȘcher en venant ici, cela ressemblerait assez Ă notre projet. La Marquise. - J'en conviens. Rosimond. - Parle! Frontin. - Oh! bagatelle. Vous allez ĂÂȘtre au fait. Je vous ai dit que nous prenions vos titres. Le Comte. - Oui, vous prenez le nom de vos maĂtres. Mais voilĂ tout apparemment. Frontin. - Oui, Monsieur, mais quand nos maĂtres passent par le mariage, nous autres, nous quittons le cĂ©libat; le maĂtre Ă©pouse la maĂtresse, et nous la suivante, c'est encore la rĂšgle; et par cette rĂšgle que j'observerai, vous voyez bien que Marton me revient. Lisette, qui est lĂ -bas, le sait, Lisette est jalouse, et Marton est tout de suite une provinciale, et tout de suite on menace de venir empĂÂȘcher le mariage; il est vrai qu'on n'est pas venu, mais on voulait venir. La Marquise. - Tout cela se peut, Monsieur le Comte, et d'ailleurs il n'est pas possible de penser que mon fils prĂ©fĂ©rĂÂąt DorimĂšne Ă Hortense, il faudrait qu'il fĂ»t aveugle. Rosimond. - Monsieur est-il bien convaincu? Le Comte. - N'en parlons plus, ce n'est pas mĂÂȘme votre amour pour DorimĂšne qui m'inquiĂ©terait; je sais ce que c'est que ces amours-lĂ entre vous autre gens du bel air, souffrez que je vous dise que vous ne vous aimez guĂšre, et DorimĂšne notre alliĂ©e est un peu sur ce ton-lĂ . Pour vous, Marquis, croyez-moi, ne donnez plus dans ces façons, elles ne sont pas dignes de vous; je vous parle dĂ©jĂ comme Ă mon gendre; vous avez de l'esprit et de la raison, et vous ĂÂȘtes nĂ© avec tant d'avantages, que vous n'avez pas besoin de vous distinguer par de faux airs; restez ce que vous ĂÂȘtes, vous en vaudrez mieux; mon ĂÂąge, mon estime pour vous, et ce que je vais vous devenir me permettent de vous parler ainsi. Rosimond. - Je n'y trouve point Ă redire. La Marquise. - Et je vous prie, mon fils, d'y faire attention. Le Comte. - Changeons de discours; Marton est-elle lĂ ? Regarde, Frontin. Frontin. - Oui, Monsieur, je l'aperçois qui passe avec ces dames. Il l'appelle. Marton! Marton paraĂt. - Qu'est-ce qui me demande? Le Comte. - Dites Ă ma fille de venir. Marton. - La voilĂ qui s'avance, Monsieur. ScĂšne XII Hortense, DorimĂšne, Dorante, Rosimond, La Marquise, Le Comte, Marton, Frontin Le Comte. - Approchez, Hortense, il n'est plus nĂ©cessaire d'attendre mon frĂšre; il me l'Ă©crit lui-mĂÂȘme, et me mande de conclure, ainsi nous signons le contrat ce soir, et nous vous marions demain. Hortense, se mettant Ă genoux. - Signer le contrat ce soir, et demain me marier! Ah! mon pĂšre, souffrez que je me jette Ă vos genoux pour vous conjurer qu'il n'en soit rien; je ne croyais pas qu'on irait si vite, et je devais vous parler tantĂÂŽt. Le Comte, relevant sa fille et se tournant du cĂÂŽtĂ© de la Marquise. - J'ai prĂ©vu ce que je vois lĂ . Ma fille, je sens les motifs de votre refus; c'est ce billet qu'on a perdu qui vous alarme; mais Rosimond dit qu'il ne sait ce que c'est. Et Frontin... Hortense. - Rosimond est trop honnĂÂȘte homme pour le nier sĂ©rieusement, mon pĂšre; les vues qu'on avait pour nous ont peut-ĂÂȘtre pu l'engager d'abord Ă le nier; mais j'ai si bonne opinion de lui, que je suis persuadĂ©e qu'il ne le dĂ©savouera plus. A Rosimond. Ne justifierez-vous pas ce que je dis lĂ , Monsieur? Rosimond. - En vĂ©ritĂ©, Madame, je suis dans une si grande surprise... Hortense. - Marton vous l'a vu recevoir, Monsieur. Frontin. - Eh non! celui-lĂ Ă©tait Ă moi, Madame je viens d'expliquer cela; demandez. Hortense. - Marton! on vous a dit de le rendre Ă Rosimond, l'avez-vous fait? dites la vĂ©ritĂ©? Marton. - Ma foi, Monsieur, le cas devient trop grave, il faut que je parle! Oui, Madame, je l'ai rendu Ă Monsieur qui l'a remis dans sa poche; je lui avais promis de dire qu'il ne l'avait pas repris, sous prĂ©texte qu'il ne lui appartenait pas, et j'aurais glissĂ© cela tout doucement si les choses avaient glissĂ© de mĂÂȘme mais j'avais promis un petit mensonge, et non pas un faux serment, et c'en serait un que de badiner avec des interrogations de cette force-lĂ ; ainsi donc, Madame, j'ai rendu le billet, Monsieur l'a repris; et si Frontin dit qu'il est Ă lui, je suis obligĂ©e en conscience de dĂ©clarer que Frontin est un fripon. Frontin. - Je ne l'Ă©tais que pour le bien de la chose, moi, c'Ă©tait un service d'ami que je rendais. Marton. - Je me rappelle mĂÂȘme que Monsieur, en ouvrant le billet que Frontin lui donnait, s'est Ă©criĂ© c'est de ma folle de comtesse! Je ne sais de qui il parlait. Le Comte, Ă DorimĂšne. - Je n'ose vous dire que j'en ai reconnu l'Ă©criture; j'ai reçu de vos lettres, Madame. DorimĂšne. - Vous jugez bien que je n'attendrai pas les explications; qu'il les fasse. Elle sort. La Marquise, sortant aussi. - Il peut Ă©pouser qui il voudra, mais je ne veux plus le voir, et je le dĂ©shĂ©rite. Le Comte, qui la suit. - Nous ne vous laisserons pas dans ce dessein-lĂ , Marquise. Hortense les suit. Dorante, Ă Rosimond en s'en allant. - Ne t'inquiĂšte pas, nous apaiserons la Marquise, et heureusement te voilĂ libre. Frontin. - Et cassĂ©. ScĂšne XIII Frontin, Rosimond Rosimond regarde Frontin, puis rit. - Ah! ah! ah! Frontin. - J'ai vu qu'on pleurait de ses pertes, mais je n'en ai jamais vu rire; il n'y a pourtant plus d'Hortense. Rosimond. - Je la regrette, dans le fond. Frontin. - Elle ne vous regrette guĂšre, elle. Rosimond. - Plus que tu ne crois, peut-ĂÂȘtre. Frontin. - Elle en donne de belles marques! Rosimond. - Ce qui m'en fĂÂąche, c'est que me voilĂ pourtant obligĂ© d'Ă©pouser cette folle de comtesse; il n'y a point d'autre parti Ă prendre; car, Ă propos de quoi Hortense me refuserait-elle, si ce n'est Ă cause de DorimĂšne? Il faut qu'on le sache, et qu'on n'en doute pas Je suis outrĂ©; allons, tout n'est pas dĂ©sespĂ©rĂ©, je parlerai Ă Hortense, et je la ramĂšnerai. Qu'en dis-tu? Frontin. - Rien. Quand je suis affligĂ©; je ne pense plus. Rosimond. - Oh! que veux-tu que j'y fasse? Acte III ScĂšne premiĂšre Marton, Hortense, Frontin Hortense. - Je ne sais plus quel parti prendre. Marton. - Il est, dit-on, dans une extrĂÂȘme agitation, il se fĂÂąche, il fait l'indiffĂ©rent, Ă ce que dit Frontin; il va trouver DorimĂšne, il la quitte; quelquefois il soupire; ainsi, ne vous rebutez pas, Madame; voyez ce qu'il vous veut, et ce que produira le dĂ©sordre d'esprit oĂÂč il est; allons jusqu'au bout. Hortense. - Oui, Marton, je le crois touchĂ©, et c'est lĂ ce qui m'en rebute le plus; car qu'est-ce que c'est que la ridicultĂ© d'un homme qui m'aime, et qui, par vaine gloire, n'a pu encore se rĂ©soudre Ă me le dire aussi franchement, aussi naĂÂŻvement qu'il le sent? Marton. - Eh! Madame, plus il se dĂ©bat, et plus il s'affaiblit; il faut bien que son impertinence s'Ă©puise; achevez de l'en guĂ©rir. Quel reproche ne vous feriez-vous pas un jour s'il s'en retournait ridicule? Je lui avais donnĂ© de l'amour, vous diriez-vous, et ce n'est pas lĂ un prĂ©sent si rare; mais il n'avait point de raison, je pouvais lui en donner, il n'y avait peut-ĂÂȘtre que moi qui en fĂ»t capable; et j'ai laissĂ© partir cet honnĂÂȘte homme sans lui rendre ce service-lĂ qui nous aurait tant accommodĂ© tous deux. Cela est bien dur; je ne mĂ©ritais pas les beaux yeux que j'ai. Hortense. - Tu badines, et je ne ris point, car si je ne rĂ©ussis pas, je serai dĂ©solĂ©e, je te l'avoue; achevons pourtant. Marton. - Ne l'Ă©pargnez point dĂ©sespĂ©rez-le pour le vaincre; Frontin lĂ -bas attend votre rĂ©ponse pour la porter Ă son maĂtre. Lui dira-t-il qu'il vienne? Hortense. - Dis-lui d'approcher. Marton, Ă Frontin. - Avance. Hortense. - Sais-tu ce que me veut ton maĂtre? Frontin. - HĂ©las, Madame, il ne le sait pas lui-mĂÂȘme, mais je crois le savoir. Hortense. - Apparemment qu'il a quelque motif, puisqu'il demande Ă me voir. Frontin. - Non, Madame, il n'y a encore rien de rĂ©glĂ© lĂ -dessus; et en attendant, c'est par force qu'il demande Ă vous voir; il ne saurait faire autrement Il n'y a pas moyen qu'il s'en passe; il faut qu'il vienne. Hortense. - Je ne t'entends point. Frontin. - Je ne m'entends pas trop non plus, mais je sais bien ce que je veux dire. Marton. - C'est son coeur qui le mĂšne en dĂ©pit qu'il en ait, voilĂ ce que c'est. Frontin. - Tu l'as dit c'est son coeur qui a besoin du vĂÂŽtre, Madame; qui voudrait l'avoir Ă bon marchĂ©; qui vient savoir Ă quel prix vous le mettez, le marchander du mieux qu'il pourra, et finir par en donner tout ce que vous voudrez, tout mĂ©nager qu'il est; c'est ma pensĂ©e. Hortense. - A tout hasard, va le chercher . ScĂšne II Hortense, Marton Hortense. - Marton, je ne veux pas lui parler d'abord, je suis d'avis de l'impatienter; dis-lui que dans le cas prĂ©sent je n'ai pas jugĂ© qu'il fĂ»t nĂ©cessaire de nous voir, et que je le prie de vouloir bien s'expliquer avec toi sur ce qu'il a Ă me dire; s'il insiste, je ne m'Ă©carte point, et tu m'en avertiras. Marton. - C'est bien dit HĂÂątez-vous de vous retirer, car je crois qu'il avance. ScĂšne III Marton, Rosimond Rosimond, agitĂ©. - OĂÂč est donc votre maĂtresse? Marton. - Monsieur, ne pouvez-vous pas me confier ce que vous lui voulez? aprĂšs tout ce qui s'est passĂ©, il ne sied pas beaucoup, dit-elle, que vous ayez un entretien ensemble, elle souhaiterait se l'Ă©pargner; d'ailleurs, je m'imagine qu'elle ne veut pas inquiĂ©ter Dorante qui ne la quitte guĂšre, et vous n'avez qu'Ă me dire de quoi il s'agit. Rosimond. - Quoi! c'est la peur d'inquiĂ©ter Dorante qui l'empĂÂȘche de venir? Marton. - Peut-ĂÂȘtre bien. Rosimond. - Ah! celui-lĂ me paraĂt neuf. A part. On a de plaisants goĂ»ts en province; Dorante... de sorte donc qu'elle a cru que je voulais lui parler d'amour. Ah! Marton, je suis bien aise de la dĂ©sabuser; allez lui dire qu'il n'en est pas question, que je n'y songe point, qu'elle peut venir avec Dorante mĂÂȘme, si elle veut, pour plus de sĂ»retĂ©; dites-lui qu'il ne s'agit que de DorimĂšne, et que c'est une grĂÂące que j'ai Ă lui demander pour elle, rien que cela; allez, ah! ah! ah! Marton. - Vous l'attendrez ici, Monsieur. Rosimond. - Sans doute. Marton. - Souhaitez-vous qu'elle amĂšne Dorante? ou viendra-t-elle seule? Rosimond. - Comme il lui plaira; quant Ă moi, je n'ai que faire de lui. Rosimond un moment seul riant. Dorante l'emporte sur moi! Je n'aurais pas pariĂ© pour lui; sans cet avis-lĂ j'allais faire une belle tentative! Mais que me veut cette femme-ci? ScĂšne IV DorimĂšne, Rosimond DorimĂšne. - Marquis, je viens vous avertir que je pars; vous sentez bien qu'il ne me convient plus de rester, et je n'ai plus qu'Ă dire adieu Ă ces gens-ci. Je retourne Ă ma terre; de lĂ Ă Paris oĂÂč je vous attends pour notre mariage; car il est devenu nĂ©cessaire depuis l'Ă©clat qu'on a fait; vous ne pouvez me venger du dĂ©dain de votre mĂšre que par lĂ ; il faut absolument que je vous Ă©pouse. Rosimond. - Eh oui, Madame, on vous Ă©pousera mais j'ai pour nous, Ă prĂ©sent, quelques mesures Ă prendre, qui ne demandent pas que vous soyez prĂ©sente, et que je manquerais si vous ne me laissez pas. DorimĂšne. - Qu'est-ce que c'est que ces mesures? Dites-les-moi en deux mots. Rosimond. - Je ne saurais; je n'en ai pas le temps. DorimĂšne. - Donnez-m'en la moindre idĂ©e, ne faites rien sans conseil vous avez quelquefois besoin qu'on vous conduise, Marquis; voyons le parti que vous prenez. Rosimond. - Vous me chagrinez. A part. Que lui dirai-je? Haut. C'est que je veux mĂ©nager un raccommodement entre vous et ma mĂšre. DorimĂšne. - Cela ne vaut rien; je n'en suis pas encore d'avis Ă©coutez-moi. Rosimond. - Eh, morbleu! Ne vous embarrassez pas, c'est un mouvement qu'il faut que je me donne. DorimĂšne. - D'oĂÂč vient le faut-il? Rosimond. - C'est qu'on croirait peut-ĂÂȘtre que je regrette Hortense, et je veux qu'on sache qu'elle ne me refuse que parce que j'aime ailleurs. DorimĂšne. - Eh bien, il n'en sera que mieux que je sois prĂ©sente, la preuve de votre amour en sera encore plus forte, quoique, Ă vrai dire, elle soit inutile; ne sait-on pas que vous m'aimez? Cela est si bien Ă©tabli et si croyable! Rosimond. - Eh! de grĂÂące, Madame, allez-vous-en. A part. Ne pourrai-je l'Ă©carter? DorimĂšne. - Attendez donc; ne pouvez-vous m'Ă©pouser qu'avec l'agrĂ©ment de votre mĂšre? Il serait plus flatteur pour moi qu'on s'en passĂÂąt, si cela se peut, et d'ailleurs c'est que je ne me raccommoderai point je suis piquĂ©e. Rosimond. - Restez piquĂ©e, soit; ne vous raccommodez point, ne m'Ă©pousez pas mais retirez-vous pour un moment. DorimĂšne. - Que vous ĂÂȘtes entĂÂȘtĂ©! Rosimond, Ă part. - L'incommode femme! DorimĂšne. - Parlons raison. A qui vous adressez-vous? Rosimond. - Puisque vous voulez le savoir, c'est Hortense que j'attends, et qui arrive, je pense. DorimĂšne. - Je vous laisse donc, Ă condition que je reviendrai savoir ce que vous aurez conclu avec elle entendez-vous? Rosimond. - Eh! non, tenez-vous en repos; j'irai vous le dire. ScĂšne V Rosimond, Hortense, Marton Marton, en entrant, Ă Hortense. - Madame, n'hĂ©sitez point Ă entretenir Monsieur le Marquis, il m'a assurĂ© qu'il ne serait point question d'amour entre vous, et que ce qu'il a Ă vous dire ne concerne uniquement que DorimĂšne; il m'en a donnĂ© sa parole. Rosimond, Ă part. - Le prĂ©ambule est fort nĂ©cessaire. Hortense. - Vous n'avez qu'Ă rester, Marton. Rosimond, Ă part. - Autre prĂ©caution. Marton, Ă part. - Voyons comme il s'y prendra. Hortense. - Que puis-je faire pour obliger DorimĂšne, Monsieur? Rosimond, Ă part. - Je me sens Ă©mu... Haut. Il ne s'agit plus de rien, Madame; elle m'avait priĂ© de vous engager Ă disposer l'esprit de ma mĂšre en sa faveur, mais ce n'est pas la peine, cette dĂ©marche-lĂ ne rĂ©ussirait pas. Hortense. - J'en ai meilleur augure; essayons toujours mon pĂšre y songeait, et moi aussi, Monsieur, ainsi, compter tous deux sur nous. Est-ce lĂ tout? Rosimond. - J'avais Ă vous parler de son billet qu'on a trouvĂ©, et je venais vous protester que je n'y ai point de part; que j'en ai senti tout le manque de raison, et qu'il m'a touchĂ© plus que je ne puis le dire. Marton, en riant. - HĂ©las! Hortense. - Pure bagatelle qu'on pardonne Ă l'amour. Rosimond. - C'est qu'assurĂ©ment vous ne mĂ©ritez pas la façon de penser qu'elle y a eu; vous ne la mĂ©ritez pas. Marton, Ă part. - Vous ne la mĂ©ritez pas? Hortense. - Je vous jure, Monsieur, que je n'y ai point pris garde, et que je n'en agirai pas moins vivement dans cette occasion-ci. Vous n'avez plus rien Ă me dire, je pense? Rosimond. - Notre entretien vous est si Ă charge que j'hĂ©site de le continuer. Hortense. - Parlez, Monsieur. Marton, Ă part. - Ecoutons. Rosimond. - Je ne saurais revenir de mon Ă©tonnement j'admire le malentendu qui nous sĂ©pare; car enfin, pourquoi rompons-nous? Marton, riant Ă part. - Voyez quelle aisance! Rosimond. - Un mariage arrĂÂȘtĂ©, convenable, que nos parents souhaitaient, dont je faisais tout le cas qu'il fallait, par quelle tracasserie arrive-t-il qu'il ne s'achĂšve pas? Cela me passe. Hortense. - Ne devez-vous pas ĂÂȘtre charmĂ©, Monsieur, qu'on vous dĂ©barrasse d'un mariage oĂÂč vous ne vous engagiez que par complaisance? Rosimond. - Par complaisance? Marton. - Par complaisance! Ah! Madame, oĂÂč se rĂ©criera-t-on, si ce n'est ici? Malheur Ă tout homme qui pourrait Ă©couter cela de sang-froid. Rosimond. - Elle a raison. Quand on n'examine pas les gens, voilĂ comme on les explique. Marton, Ă part. - VoilĂ comme on est un sot. Rosimond. - J'avais cru pourtant vous avoir donnĂ© quelque preuve de dĂ©licatesse de sentiment. Hortense rit. Rosimond continue. Oui, Madame, de dĂ©licatesse. Marton, toujours Ă part. - Cet homme-lĂ est incurable. Rosimond. - Il n'y a qu'Ă suivre ma conduite; toutes vos attentions ont Ă©tĂ© pour Dorante, songez-y; Ă peine m'avez-vous regardĂ© lĂ -dessus, je me suis piquĂ©, cela est dans l'ordre. J'ai paru manquer d'empressement, j'en conviens, j'ai fait l'indiffĂ©rent, mĂÂȘme le fier, si vous voulez; j'Ă©tais fĂÂąchĂ© cela est-il si dĂ©sobligeant? Est-ce lĂ de la complaisance? VoilĂ mes torts. Auriez-vous mieux aimĂ© qu'on ne prĂt garde Ă rien? Qu'on ne sentĂt rien? Qu'on eĂ»t Ă©tĂ© content sans devoir l'ĂÂȘtre? Et fit-on jamais aux gens les reproches que vous me faites, Madame? Hortense. - Vous vous plaignez si joliment, que je ne me lasserais point de vous entendre; mais il et temps que je me retire. Adieu, Monsieur. Marton. - Encore un instant, Monsieur me charme; on ne trouve pas toujours des amants d'un espĂšce aussi rare. Rosimond. - Mais, restez donc, Madame, vous ne me dites mot; convenons de quelque chose. Y a-t-il matiĂšre de rupture entre nous? OĂÂč allez-vous? Presser ma mĂšre de se raccommoder avec DorimĂšne? Oh! vous me permettrez de vous retenir! Vous n'irez pas. Qu'elles restent brouillĂ©es, je ne veux point de DorimĂšne; je n'en veux qu'Ă vous. Vous laisserez lĂ Dorante, et il n'y a point ici, s'il vous plaĂt, d'autre raccommodement Ă faire que le mien avec vous; il n'y en a point de plus pressĂ©. Ah çà , voyons; vous rendez-vous justice? Me la rendez-vous? Croyez-vous qu'on sente ce que vous valez? Sommes-nous enfin d'accord? En est-ce fait? Vous-ne me rĂ©pondez rien. Marton. - Tenez, Madame, vous croyez peut-ĂÂȘtre que Monsieur le Marquis ne vous aime point, parce qu'il ne vous le dit pas bien bourgeoisement, et en termes prĂ©cis; mais faut-il rĂ©duire un homme comme lui Ă cette extrĂ©mitĂ©-lĂ ? Ne doit-on pas l'aimer gratis? A votre place, pourtant, Monsieur, je m'y rĂ©soudrais. Qui est-ce qui le saura? Je vous garderai le secret. Je m'en vais, car j'ai de la peine Ă voir qu'on vous maltraite. Rosimond. - Qu'est-ce que c'est que ce discours? Hortense. - C'est une Ă©tourdie qui parle mais il faut qu'Ă mon tour la vĂ©ritĂ© m'Ă©chappe, Monsieur, je n'y saurais rĂ©sister. C'est que votre petit jargon de galanterie me choque, me rĂ©volte, il soulĂšve la raison C'est pourtant dommage. Voici DorimĂšne qui approche, et Ă qui je vais confirmer tout ce que je vous ai promis; et pour vous, et pour elle. ScĂšne VI DorimĂšne, Hortense, Rosimond DorimĂšne. - Je ne suis point de trop, Madame, je sais le sujet de votre entretien, il me l'a dit. Hortense. - Oui, Madame, et je l'assurais que mon pĂšre et moi n'oublierons rien pour rĂ©ussir Ă ce que vous souhaitez. DorimĂšne. - Ce n'est pas pour moi qu'il souhaite, Madame, et c'est bien malgrĂ© moi qu'il vous en a parlĂ©. Hortense. - MalgrĂ© vous? Il m'a pourtant dit que vous l'en aviez priĂ©. DorimĂšne. - Eh! point du tout, nous avons pensĂ© nous quereller lĂ -dessus Ă cause de la rĂ©pugnance que j'y avais il n'a pas mĂÂȘme voulu que je fusse prĂ©sente Ă votre entretien. Il est vrai que le motif de son obstination est si tendre, que je me serais rendue; mais j'accours pour vous prier de laisser tout lĂ . Je viens de rencontrer la Marquise qui m'a saluĂ©e d'un air si glacĂ©, si dĂ©daigneux, que voilĂ qui est fait, abandonnons ce projet; il y a des moyens de se passer d'une cĂ©rĂ©monie si dĂ©sagrĂ©able elle me rebuterait de notre mariage. Rosimond. - Il ne se fera jamais, Madame. DorimĂšne. - Vous ĂÂȘtes un petit emportĂ©. Hortense. - Vous voyez, Madame, jusqu'oĂÂč le dĂ©pit porte un coeur tendre. DorimĂšne. - C'est que c'est une dĂ©marche si dure, si humiliante. Hortense. - Elle est nĂ©cessaire; il ne serait pas sĂ©ant de vous marier sans l'aveu de Madame la Marquise, et nous allons agir mon pĂšre et moi, s'il ne l'a dĂ©jĂ fait. Rosimond. - Non, Madame, je vous prie trĂšs sĂ©rieusement qu'il ne s'en mĂÂȘle point, ni vous non plus. DorimĂšne. - Et moi, je vous prie qu'il s'en mĂÂȘle, et vous aussi, Hortense. Le voici qui vient, je vais lui en parler moi-mĂÂȘme. Etes-vous content, petit ingrat? Quelle complaisance il faut avoir! ScĂšne VII Le Comte, Dorante, DorimĂšne, Hortense, Rosimond Le Comte, Ă DorimĂšne. - Venez, Madame, hĂÂątez-vous de grĂÂące, nous avons laissĂ© la Marquise avec quelques amis qui tĂÂąchent de la gagner. Le moment m'a paru favorable; prĂ©sentez-vous, Madame, et venez par vos politesses achever de la dĂ©terminer; ce sont des pas que la biensĂ©ance exige que vous fassiez. Suivez-nous aussi, ma fille; et vous, Marquis, attendez ici, on vous dira quand il sera temps de paraĂtre. Rosimond, Ă part. - Ceci est trop fort. DorimĂšne. - Je vous rends mille grĂÂąces de vos soins, Monsieur le Comte. Adieu, Marquis, tranquillisez-vous donc. Dorante, Ă Rosimond. - Point d'inquiĂ©tude, nous te rapporterons de bonnes nouvelles. Hortense. - Je me charge de vous les venir dire. ScĂšne VIII Rosimond, abattu et rĂÂȘveur, Frontin Frontin, bas. - Son air rĂÂȘveur est de mauvais prĂ©sage... Haut. Monsieur. Rosimond. - Que me veux-tu? Frontin. - Epousons-nous Hortense? Rosimond. - Non, je n'Ă©pouse personne. Frontin. - Et cet entretien que vous avez eu avec elle, il a donc mal fini? Rosimond. - TrĂšs mal. Frontin. - Pourquoi cela? Rosimond. - C'est que je lui ai dĂ©plu. Frontin. - Je vous crois. Rosimond. - Elle dit que je la choque. Frontin. - Je n'en doute pas; j'ai prĂ©vu son indignation. Rosimond. - Quoi! Frontin, tu trouves qu'elle a raison? Frontin. - Je trouve que vous seriez charmant, si vous ne faisiez pas le petit agrĂ©able ce sont vos agrĂ©ments qui vous perdent. Rosimond. - Mais, Frontin, je sors du monde; y Ă©tais-je si Ă©trange? Frontin. - On s'y moquait de nous la plupart du temps; je l'ai fort bien remarquĂ©, Monsieur; les gens raisonnables ne pouvaient pas nous souffrir; en vĂ©ritĂ©, vous ne plaisiez qu'aux DorimĂšnes, et moi aussi; et nos camarades n'Ă©taient que des Ă©tourdis; je le sens bien Ă prĂ©sent, et si vous l'aviez senti aussi tĂÂŽt que moi, l'adorable Hortense vous aurait autant chĂ©ri que me chĂ©rit sa gentille suivante, qui m'a dĂ©fait de toute mon impertinence. Rosimond. - Est-ce qu'en effet il y aurait de ma faute? Frontin. - Regardez-moi Est-ce que vous me reconnaissez, par exemple? Voyez comme je parle naturellement Ă cette heure, en comparaison d'autrefois que je prenais des tons si sots Bonjour, la belle enfant, qu'est-ce? Eh! comment vous portez-vous? VoilĂ comme vous m'aviez appris Ă faire, et cela me fatiguait; au lieu qu'Ă prĂ©sent je suis si Ă mon aise Bonjour, Marton, comment te portes-tu? Cela coule de source, et on est gracieux avec toute la commoditĂ© possible. Rosimond. - Laisse-moi, il n'y a plus de ressource Et tu me chagrines. ScĂšne IX Marton, Frontin, Rosimond Frontin, Ă part Ă Marton. - Encore une petite façon, et nous le tenons, Marton. Marton, Ă part les premiers mots. - Je vais l'achever. Monsieur, ma maĂtresse que j'ai rencontrĂ©e en passant, comme elle vous quittait, m'a chargĂ© de vous prier d'une chose qu'elle a oubliĂ© de vous dire tantĂÂŽt, et dont elle n'aurait peut-ĂÂȘtre pas le temps de vous avertir assez tĂÂŽt C'est que Monsieur le Comte pourra vous parler de Dorante, vous faire quelques questions sur son caractĂšre; et elle souhaiterait que vous en dissiez du bien; non pas qu'elle l'aime encore, mais comme il s'y prend d'une maniĂšre Ă lui plaire, il sera bon, Ă tout hasard, que Monsieur le Comte soit prĂ©venu en sa faveur. Rosimond. - Oh! Parbleu! c'en est trop; ce trait me pousse Ă bout Allez, Marton, dites Ă votre maĂtresse que son procĂ©dĂ© est injurieux, et que Dorante, pour qui elle veut que je parle, me rĂ©pondra de l'affront qu'on me fait aujourd'hui. Marton. - Eh, Monsieur! A qui en avez-vous? Quel mal vous fait-on? Par quel intĂ©rĂÂȘt refusez-vous d'obliger ma maĂtresse, qui vous sert actuellement vous-mĂÂȘme, et qui, en revanche, vous demande en grĂÂące de servir votre propre ami? Je ne vous conçois pas! Frontin, quelle fantaisie lui prend-il donc? Pourquoi se fĂÂąche-t-il contre Hortense? Sais-tu ce que c'est? Frontin. - Eh! mon enfant, c'est qu'il l'aime. Marton. - Bon! Tu rĂÂȘves. Cela ne se peut pas. Dit-il vrai, Monsieur? Rosimond. - Marton, je suis au dĂ©sespoir! Marton. - Quoi! Vous? Rosimond. - Ne me trahis pas; je rougirais que l'ingrate le sĂ»t mais, je te l'avoue, Marton oui, je l'aime, je l'adore, et je ne saurai supporter sa perte. Marton. - Ah! C'est parler que cela; voilĂ ce qu'on appelle des expressions. Rosimond. - Garde-toi surtout de les rĂ©pĂ©ter. Marton. - VoilĂ qui ne vaut rien, vous retombez. Frontin. - Oui, Monsieur, dites toujours je l'adore; ce mot-lĂ vous portera bonheur. Rosimond. - L'ingrate! Marton. - Vous avez tort; car il faut que je me fĂÂąche Ă mon tour. Est-ce que ma maĂtresse se doute seulement que vous l'aimez? jamais le mot d'amour est-il sorti de votre bouche pour elle? Il semblait que vous auriez eu peur de compromettre votre importance; ce n'Ă©tait pas la peine que votre coeur se dĂ©veloppĂÂąt sĂ©rieusement pour ma maĂtresse, ni qu'il se mĂt en frais de sentiment pour elle. Trop heureuse de vous Ă©pouser, vous lui faisiez la grĂÂące d'y consentir je ne vous parle si franchement, que pour vous mettre au fait de vos torts; il faut que vous les sentiez c'est de vos façons dont vous devez rougir, et non pas d'un amour qui ne vous fait qu'honneur. Frontin. - Si vous saviez le chagrin que nous en avions, Marton et moi; nous en Ă©tions si pĂ©nĂ©trĂ©s... Rosimond. - Je me suis mal conduit, j'en conviens. Marton. - Avec tout ce qui peut rendre un homme aimable, vous n'avez rien oubliĂ© pour vous empĂÂȘcher de l'ĂÂȘtre. Souvenez-vous des discours de tantĂÂŽt j'en Ă©tais dans une fureur... Frontin. - Oui, elle m'a dit que vous l'aviez scandalisĂ©e; car elle est notre amie. Marton. - C'est un malentendu qui nous sĂ©pare; et puis, concluons quelque chose, un mariage arrĂÂȘtĂ©, convenable, dont je faisais cas voilĂ de votre style; et avec qui? Avec la plus charmante et la plus raisonnable fille du monde, et je dirai mĂÂȘme, la plus disposĂ©e d'abord Ă vous vouloir du bien. Rosimond. - Ah! Marton, n'en dis pas davantage. J'ouvre les yeux; je me dĂ©teste, et il n'est plus temps! Marton. - Je ne dis pas cela, Monsieur le Marquis, votre Ă©tat me touche, et peut-ĂÂȘtre touchera-t-il ma maĂtresse. Frontin. - Cette belle dame a l'air si clĂ©ment! Marton. - Me promettez-vous de rester comme vous ĂÂȘtes? Continuerez-vous d'ĂÂȘtre aussi aimable que vous l'ĂÂȘtes actuellement? En est-ce fait? N'y a-t-il plus de petit-maĂtre? Rosimond. - Je suis confus de l'avoir Ă©tĂ©, Marton. Frontin. - Je pleure de joie. Marton. - Eh bien, portez-lui donc ce coeur tendre et repentant; jetez-vous Ă ses genoux, et n'en sortez point qu'elle ne vous ait fait grĂÂące. Rosimond. - Je m'y jetterai, Marton, mais sans espĂ©rance, puisqu'elle aime Dorante. Marton. - Doucement; Dorante ne lui a plu qu'en s'efforçant de lui plaire, et vous lui avez plu d'abord. Cela est diffĂ©rent c'est reconnaissance pour lui, c'Ă©tait inclination pour vous, et l'inclination reprendra ses droits. Je la vois qui s'avance; nous vous laissons avec elle. ScĂšne X Rosimond, Hortense Hortense. - Bonnes nouvelles, Monsieur le Marquis, tout est pacifiĂ©. Rosimond, se jetant Ă ses genoux. - Et moi je meurs de douleur, et je renonce Ă tout, puisque je vous perds, Madame. Hortense. - Ah! Ciel! Levez-vous, Rosimond; ne vous troublez pas, et dites-moi ce que cela signifie. Rosimond. - Je ne mĂ©rite pas, Hortense, la bontĂ© que vous avez de m'entendre; et ce n'est pas en me flattant de vous flĂ©chir, que je viens d'embrasser vos genoux. Non, je me fais justice; je ne suis pas mĂÂȘme digne de votre haine, et vous ne me devez que du mĂ©pris; mais mon coeur vous a manquĂ© de respect; il vous a refusĂ© l'aveu de tout l'amour dont vous l'aviez pĂ©nĂ©trĂ©, et je veux, pour l'en punir, vous dĂ©clarer les motifs ridicules du mystĂšre qu'il vous en a fait. Oui, belle Hortense, cet amour que je ne mĂ©ritais pas de sentir, je ne vous l'ai cachĂ© que par le plus misĂ©rable, par le plus incroyable orgueil qui fĂ»t jamais. Triomphez donc d'un malheureux qui vous adorait, qui a pourtant nĂ©gligĂ© de vous le dire, et qui a portĂ© la prĂ©somption, jusqu'Ă croire que vous l'aimeriez sans cela voilĂ ce que j'Ă©tais devenu par de faux airs; refusez-m'en le pardon que je vous en demande; prenez en rĂ©paration de mes folies l'humiliation que j'ai voulu subir en vous les apprenant; si ce n'est pas assez, riez-en vous-mĂÂȘme, et soyez sĂ»re d'en ĂÂȘtre toujours vengĂ©e par la douleur Ă©ternelle que j'en emporte. ScĂšne XI DorimĂšne, Dorante, Hortense, Rosimond DorimĂšne. - Enfin, Marquis, vous ne vous plaindrez plus, je suis Ă vous, il vous est permis de m'Ă©pouser; il est vrai qu'il m'en coĂ»te le sacrifice de ma fiertĂ© mais, que ne fait-on pas pour ce qu'on aime? Rosimond. - Un moment, de grĂÂące, Madame. Dorante. - Votre pĂšre consent Ă mon bonheur, si vous y consentez vous-mĂÂȘme, Madame. Hortense. - Dans un instant, Dorante. Rosimond, Ă Hortense. - Vous ne me dites rien, Hortense? Je n'aurai pas mĂÂȘme, en partant, la triste consolation d'espĂ©rer que vous me plaindrez. DorimĂšne. - Que veut-il dire avec sa consolation? De quoi demande-t-il donc qu'on le plaigne? Rosimond. - Ayez la bontĂ© de ne pas m'interrompre. Hortense. - Quoi, Rosimond, vous m'aimez? Rosimond. - Et mon amour ne finira qu'avec ma vie. DorimĂšne. - Mais, parlez donc? RĂ©pĂ©tez-vous une scĂšne de comĂ©die? Rosimond. - Eh! de grĂÂące. Dorante. - Que dois-je penser, Madame? Hortense. - Tout Ă l'heure. A Rosimond. Et vous n'aimez pas DorimĂšne? Rosimond. - Elle est prĂ©sente; et je dis que je vous adore; et je le dis sans ĂÂȘtre infidĂšle approuvez que je n'en dise pas davantage. DorimĂšne. - Comment donc, vous l'adorez! Vous ne m'aimez pas? A-t-il perdu l'esprit? Je ne plaisante plus, moi. Dorante. - Tirez-moi de l'inquiĂ©tude oĂÂč je suis, Madame? Rosimond. - Adieu, belle Hortense; ma prĂ©sence doit vous ĂÂȘtre Ă charge. Puisse Dorante, Ă qui vous accordez votre coeur, sentir toute l'Ă©tendue du bonheur que je perds. A Dorante. Tu me donnes la mort, Dorante; mais je ne mĂ©rite pas de vivre, et je te pardonne. DorimĂšne. - VoilĂ qui est bien particulier! Hortense. - ArrĂÂȘtez, Rosimond; ma main peut-elle effacer le ressouvenir de la peine que je vous ai faite? Je vous la donne. Rosimond. - Je devrais expirer d'amour, de transport et de reconnaissance. DorimĂšne. - C'est un rĂÂȘve! Voyons. A quoi cela aboutira-t-il? Hortense, Ă Rosimond. - Ne me sachez pas mauvais grĂ© de ce qui s'est passĂ©; je vous ai refusĂ© ma main, j'ai montrĂ© de l'Ă©loignement pour vous; rien de tout cela n'Ă©tait sincĂšre c'Ă©tait mon coeur qui Ă©prouvait le vĂÂŽtre. Vous devez tout Ă mon penchant; je voulais pouvoir m'y livrer, je voulais que ma raison fĂ»t contente, et vous comblez mes souhaits; jugez Ă prĂ©sent du cas que j'ai fait de votre coeur par tout ce que j'ai tentĂ© pour en obtenir la tendresse entiĂšre. Rosimond se jette Ă genoux. DorimĂšne, en s'en allant. - Adieu. Je vous annonce qu'il faudra l'enfermer au premier jour. ScĂšne XII Le Comte, La Marquise, Marton, Frontin Le Comte. - Rosimond Ă vos pieds, ma fille! Qu'est-ce que cela veut dire? Hortense. - Mon pĂšre, c'est Rosimond qui m'aime, et que j'Ă©pouserai si vous le souhaitez. Rosimond. - Oui, Monsieur, c'est Rosimond devenu raisonnable, et qui ne voit rien d'Ă©gal au bonheur de son sort. Le Comte, Ă Dorante. - Nous les destinions l'un Ă l'autre, Monsieur; vous m'aviez demandĂ© ma fille mais vous voyez bien qu'il n'est plus question d'y songer. La Marquise. - Ah! mon fils! Que cet Ă©vĂ©nement me charme! Dorante, Ă Hortense. - Je ne me plains point, Madame; mais votre procĂ©dĂ© est cruel. Hortense. - Vous n'avez rien Ă me reprocher, Dorante; vous vouliez profiter des fautes de votre ami, et ce dĂ©nouement-ci vous rend justice. Frontin. - Ah, Monsieur! Ah, Madame! Mon incomparable Marton. Marton. - Aime-moi Ă prĂ©sent tant que tu voudras, il n'y aura rien de perdu. Fin La MĂšre confidente Acteurs ComĂ©die en trois actes et en prose reprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens Italiens le 9 mai 1735 Acteurs Madame Argante. AngĂ©lique, sa fille. Lisette, sa suivante. Dorante, amant d'AngĂ©lique. Ergaste, son oncle. Lubin, paysan valet de Madame Argante. La scĂšne se passe Ă la campagne, chez Madame Argante. Acte premier ScĂšne premiĂšre Dorante, Lisette Dorante. - Quoi! vous venez sans AngĂ©lique, Lisette? Lisette. - Elle arrivera bientĂÂŽt, elle est avec sa mĂšre, je lui ai dit que j'allais toujours devant, et je ne me suis hĂÂątĂ©e que pour avoir avec vous un moment d'entretien, sans qu'elle le sache. Dorante. - Que me veux-tu, Lisette? Lisette. - Ah ça, Monsieur, nous ne vous connaissons, AngĂ©lique et moi, que par une aventure de promenade dans cette campagne. Dorante. - Il est vrai. Lisette. - Vous ĂÂȘtes tous deux aimables, l'amour s'est mis de la partie, cela est naturel; voilĂ sept ou huit entrevues que nous avons avec vous, Ă l'insu de tout le monde; la mĂšre, Ă qui vous ĂÂȘtes inconnu, pourrait Ă la fin en apprendre quelque chose, toute l'intrigue retomberait sur moi terminons; AngĂ©lique est riche, vous ĂÂȘtes tous deux d'une Ă©gale condition, Ă ce que vous dites; engagez vos parents Ă la demander pour vous en mariage; il n'y a pas mĂÂȘme de temps Ă perdre. Dorante. - C'est ici oĂÂč gĂt la difficultĂ©. Lisette. - Vous auriez de la peine Ă trouver un meilleur parti, au moins. Dorante. - Eh! il n'est que trop bon. Lisette. - Je ne vous entends pas. Dorante. - Ma famille vaut la sienne, sans contredit, mais je n'ai pas de bien, Lisette. Lisette, Ă©tonnĂ©e. - Comment? Dorante. - Je dis les choses comme elles sont; je n'ai qu'une trĂšs petite lĂ©gitime. Lisette, brusquement. - Vous? Tant pis; je ne suis point contente de cela, qui est-ce qui le devinerait Ă votre air? Quand on n'a rien, faut-il ĂÂȘtre de si bonne mine? Vous m'avez trompĂ©e, Monsieur. Dorante. - Ce n'Ă©tait pas mon dessein. Lisette. - Cela ne se fait pas, vous dis-je, que diantre voulez-vous qu'on fasse de vous? Vraiment AngĂ©lique vous Ă©pouserait volontiers, mais nous avons une mĂšre qui ne sera pas tentĂ©e de votre lĂ©gitime, et votre amour ne nous donnerait que du chagrin. Dorante. - Eh! Lisette, laisse aller les choses, je t'en conjure; il peut arriver tant d'accidents! Si je l'Ă©pouse, je te jure d'honneur que je te ferai ta fortune; tu n'en peux espĂ©rer autant de personne, et je tiendrai parole. Lisette. - Ma fortune? Dorante. - Oui, je te le promets. Ce n'est pas le bien d'AngĂ©lique qui me fait envie si je ne l'avais pas rencontrĂ©e ici, j'allais, Ă mon retour Ă Paris, Ă©pouser une veuve trĂšs riche et peut-ĂÂȘtre plus riche qu'elle, tout le monde le sait, mais il n'y a plus moyen j'aime AngĂ©lique; et si jamais tes soins m'unissaient Ă elle, je me charge de ton Ă©tablissement. Lisette, rĂÂȘvant un peu. - Vous ĂÂȘtes sĂ©duisant; voilĂ une façon d'aimer qui commence Ă m'intĂ©resser, je me persuade qu'AngĂ©lique serait bien avec vous. Dorante. - Je n'aimerai jamais qu'elle. Lisette. - Vous lui ferez donc sa fortune aussi bien qu'Ă moi, mais, Monsieur, vous n'avez rien, dites-vous? cela est dur, n'hĂ©ritez-vous de personne, tous vos parents sont-ils ruinĂ©s? Dorante. - Je suis le neveu d'un homme qui a de trĂšs grands biens, qui m'aime beaucoup, et qui me traite comme un fils. Lisette. - Eh! que ne parlez-vous donc? d'oĂÂč vient me faire peur avec vos tristes rĂ©cits, pendant que vous en avez de si consolants Ă faire? Un oncle riche, voilĂ qui est excellent; et il est vieux, sans doute, car ces Messieurs-lĂ ont coutume de l'ĂÂȘtre. Dorante. - Oui, mais le mien ne suit pas la coutume, il est jeune. Lisette. - Jeune! et de quelle jeunesse encore? Dorante. - Il n'a que trente-cinq ans. Lisette. - MisĂ©ricorde! trente-cinq ans! Cet homme-lĂ n'est bon qu'Ă ĂÂȘtre le neveu d'un autre. Dorante. - Il est vrai. Lisette. - Mais du moins, est-il un peu infirme? Dorante. - Point du tout, il se porte Ă merveille, il est, grĂÂące au ciel, de la meilleure santĂ© du monde, car il m'est cher. Lisette. - Trente-cinq ans et de la santĂ©, avec un degrĂ© de parentĂ© comme celui-lĂ ! Le joli parent! Et quelle est l'humeur de ce galant homme? Dorante. - Il est froid, sĂ©rieux et philosophe. Lisette. - Encore passe, voilĂ une humeur qui peut nous dĂ©dommager de la vieillesse et des infirmitĂ©s qu'il n'a pas il n'a qu'Ă nous assurer son bien. Dorante. - Il ne faut pas s'y attendre; on parle de quelque mariage en campagne pour lui. Lisette, s'Ă©criant. - Pour ce philosophe! Il veut donc avoir des hĂ©ritiers en propre personne? Dorante. - Le bruit en court. Lisette. - Oh! Monsieur, vous m'impatientez avec votre situation; en vĂ©ritĂ©, vous ĂÂȘtes insupportable, tout est dĂ©solant avec vous, de quelque cĂÂŽtĂ© qu'on se tourne. Dorante. - Te voilĂ donc dĂ©goĂ»tĂ©e de me servir? Lisette, vivement. - Non, vous avez un malheur qui me pique et que je veux vaincre; mais retirez-vous, voici AngĂ©lique qui arrive, je ne lui ai pas dit que vous viendriez ici, quoiqu'elle s'attende bien de vous y voir; vous reparaĂtrez dans un instant et ferez comme si vous arriviez, donnez-moi le temps de l'instruire de tout, j'ai Ă lui rendre compte de votre personne, elle m'a chargĂ©e de savoir un peu de vos nouvelles, laissez-moi faire. Dorante sort. ScĂšne II AngĂ©lique, Lisette Lisette. - Je dĂ©sespĂ©rais que vous vinssiez, Madame. AngĂ©lique. - C'est qu'il est arrivĂ© du monde Ă qui j'ai tenu compagnie. Eh bien! Lisette, as-tu quelque chose Ă me dire de Dorante? as-tu parlĂ© de lui Ă la concierge du chĂÂąteau oĂÂč il est? Lisette. - Oui, je suis parfaitement informĂ©e. Dorante est un homme charmant, un homme aimĂ©, estimĂ© de tout le monde, en un mot, le plus honnĂÂȘte homme qu'on puisse connaĂtre. AngĂ©lique. - HĂ©las! Lisette, je n'en doutais pas, cela ne m'apprend rien, je l'avais devinĂ©. Lisette. - Oui; il n'y a qu'Ă le voir pour avoir bonne opinion de lui. Il faut pourtant le quitter, car il ne vous convient pas. AngĂ©lique. - Le quitter! Quoi! aprĂšs cet Ă©loge! Lisette. - Oui, Madame, il n'est pas votre fait. AngĂ©lique. - Ou vous plaisantez, ou la tĂÂȘte vous tourne. Lisette. - Ni l'un ni l'autre. Il a un dĂ©faut terrible. AngĂ©lique. - Tu m'effrayes. Lisette. - Il est sans bien. AngĂ©lique. - Ah! je respire! N'est-ce que cela? Explique-toi donc mieux, Lisette ce n'est pas un dĂ©faut, c'est un malheur, je le regarde comme une bagatelle, moi. Lisette. - Vous parlez juste; mais nous avons une mĂšre, allez la consulter sur cette bagatelle-lĂ , pour voir un peu ce qu'elle vous rĂ©pondra; demandez-lui si elle sera d'avis de vous donner Dorante. AngĂ©lique. - Et quel est le tien lĂ -dessus, Lisette? Lisette. - Oh! le mien, c'est une autre affaire; sans vanitĂ©, je penserais un peu plus noblement que cela, ce serait une fort belle action que d'Ă©pouser Dorante. AngĂ©lique. - Va, va, ne mĂ©nage pas mon coeur, il n'est pas au-dessous du tien, conseille-moi hardiment une belle action. Lisette. - Non pas, s'il vous plaĂt. Dorante est un cadet et l'usage veut qu'on le laisse lĂ . AngĂ©lique. - Je l'enrichirais donc? Quel plaisir! Lisette. - Oh! vous en direz tant que vous me tenterez. AngĂ©lique. - Plus il me devrait, et plus il me serait cher. Lisette. - Vous ĂÂȘtes tous deux les plus aimables enfants du monde, car il refuse aussi, Ă cause de vous, une veuve trĂšs riche, Ă ce qu'on dit. AngĂ©lique. - Lui? eh bien! il a eu la modestie de s'en taire, c'est toujours de nouvelles qualitĂ©s que je lui dĂ©couvre. Lisette. - Allons, Madame, il faut que vous Ă©pousiez cet homme-lĂ , le ciel vous destine l'un Ă l'autre, cela est visible. Rappelez-vous votre aventure nous nous promenons toutes deux dans les allĂ©es de ce bois. Il y a mille autres endroits pour se promener; point du tout, cet homme, qui nous est inconnu, ne vient qu'Ă celui-ci, parce qu'il faut qu'il nous rencontre. Qu'y faisiez-vous? Vous lisiez. Qu'y faisait-il? Il lisait. Y a-t-il rien de plus marquĂ©? AngĂ©lique. - Effectivement. Lisette. - Il vous salue, nous le saluons, le lendemain, mĂÂȘme promenade, mĂÂȘmes allĂ©es, mĂÂȘme rencontre, mĂÂȘme inclination des deux cĂÂŽtĂ©s, et plus de livres de part et d'autre; cela est admirable! AngĂ©lique. - Ajoute que j'ai voulu m'empĂÂȘcher de l'aimer, et que je n'ai pu en venir Ă bout. Lisette. - Je vous en dĂ©fierais. AngĂ©lique. - Il n'y a plus que ma mĂšre qui m'inquiĂšte, cette mĂšre qui m'idolĂÂątre, qui ne m'a jamais fait sentir que son amour, qui ne veut jamais que ce que je veux. Lisette. - Bon! c'est que vous ne voulez jamais que ce qui lui plaĂt. AngĂ©lique. - Mais si elle fait si bien que ce qui lui plaĂt me plaise aussi, n'est-ce pas comme si je faisais toujours mes volontĂ©s? Lisette. - Est-ce que vous tremblez dĂ©jĂ ? AngĂ©lique. - Non, tu m'encourages, mais c'est ce misĂ©rable bien que j'ai et qui me nuira ah! que je suis fĂÂąchĂ©e d'ĂÂȘtre si riche! Lisette. - Ah! le plaisant chagrin! Eh! ne l'ĂÂȘtes-vous pas pour vous deux? AngĂ©lique. - Il est vrai. Ne le verrons-nous pas aujourd'hui? Quand reviendra-t-il? Lisette regarde sa montre. - Attendez, je vais vous le dire. AngĂ©lique. - Comment! est-ce que tu lui as donnĂ© rendez-vous? Lisette. - Oui, il va venir, il ne tardera pas deux minutes, il est exact. AngĂ©lique. - Vous n'y songez pas, Lisette; il croira que c'est moi qui le lui ai fait donner. Lisette. - Non, non, c'est toujours avec moi qu'il les prend, et c'est vous qui les tenez sans le savoir. AngĂ©lique. - Il a fort bien fait de ne m'en rien dire, car je n'en aurais pas tenu un seul; et comme vous m'avertissez de celui-ci, je ne sais pas trop si je puis rester avec biensĂ©ance, j'ai presque envie de m'en aller. Lisette. - Je crois que vous avez raison. Allons, partons, Madame. AngĂ©lique. - Une autre fois, quand vous lui direz de venir, du moins ne m'avertissez pas, voilĂ tout ce que je vous demande. Lisette. - Ne nous fĂÂąchons pas, le voici. ScĂšne III Dorante, AngĂ©lique, Lisette, Lubin, Ă©loignĂ©. AngĂ©lique. - Je ne vous attendais pas, au moins, Dorante. Dorante. - Je ne sais que trop que c'est Ă Lisette que j'ai l'obligation de vous voir ici, Madame. Lisette, sans regarder. - Je lui ai pourtant dit que vous viendriez. AngĂ©lique. - Oui, elle vient de me l'apprendre tout Ă l'heure. Lisette. - Pas tant tout Ă l'heure. AngĂ©lique. - Taisez-vous, Lisette. Dorante. - Me voyez-vous Ă regret, Madame? AngĂ©lique. - Non, Dorante, si j'Ă©tais fĂÂąchĂ©e de vous voir, je fuirais les lieux oĂÂč je vous trouve, et oĂÂč je pourrais soupçonner de vous rencontrer. Lisette. - Oh! pour cela, Monsieur, ne vous plaignez pas; il faut rendre justice Ă Madame il n'y a rien de si obligeant que les discours qu'elle vient de me tenir sur votre compte. AngĂ©lique. - Mais, en vĂ©ritĂ©, Lisette!... Dorante. - Eh! Madame, ne m'enviez pas la joie qu'elle me donne. Lisette. - OĂÂč est l'inconvĂ©nient de rĂ©pĂ©ter des choses qui ne sont que louables? Pourquoi ne saurait-il pas que vous ĂÂȘtes charmĂ©e que tout le monde l'aime et l'estime? Y a-t-il du mal Ă lui dire le plaisir que vous vous proposez Ă le venger de la fortune, Ă lui apprendre que la sienne vous le rend encore plus cher? Il n'y a point Ă rougir d'une pareille façon de penser, elle fait l'Ă©loge de votre coeur. Dorante. - Quoi! charmante AngĂ©lique, mon bonheur irait-il jusque-lĂ ? Oserais-je ajouter foi Ă ce qu'elle me dit? AngĂ©lique. - Je vous avoue qu'elle est bien Ă©tourdie. Dorante. - Je n'ai que mon coeur Ă vous offrir, il est vrai, mais du moins n'en fut-il jamais de plus pĂ©nĂ©trĂ© ni de plus tendre. Lubin paraĂt dans l'Ă©loignement. Lisette. - Doucement, ne parlez pas si haut, il me semble que je vois le neveu de notre fermier qui nous observe; ce grand benĂÂȘt-lĂ , que fait-il ici? AngĂ©lique. - C'est lui-mĂÂȘme. Ah! que je suis inquiĂšte! Il dira tout Ă ma mĂšre. Adieu, Dorante, nous nous reverrons, je me sauve, retirez-vous aussi. Elle sort. Dorante veut s'en aller. Lisette, l'arrĂÂȘtant. - Non, Monsieur, arrĂÂȘtez, il me vient une idĂ©e il faut tĂÂącher de le mettre dans nos intĂ©rĂÂȘts, il ne me hait pas. Dorante. - Puisqu'il nous a vus, c'est le meilleur parti. ScĂšne IV Dorante, Lisette, Lubi Lisette, Ă Dorante. - Laissez-moi faire. Ah! te voilĂ , Lubin? Ă quoi t'amuses-tu lĂ ? Lubin. - Moi? D'abord je faisais une promenade, Ă prĂ©sent je regarde. Lisette. - Et que regardes-tu? Lubin. - Des oisiaux, deux qui restont, et un qui viant de prenre sa volĂ©e, et qui est le plus joli de tous. Regardant Dorante. En velĂ un qui est bian joli itou, et jarniguĂ©! ils profiteront bian avec vous, car vous les sifflez comme un charme, Mademoiselle Lisette. Lisette. - C'est-Ă -dire que tu nous as vu, AngĂ©lique et moi, parler Ă Monsieur? Lubin. - Oh! oui, j'ons tout vu Ă mon aise, j'ons mĂÂȘmement entendu leur petit ramage. Lisette. - C'est le hasard qui nous a fait rencontrer Monsieur, et voilĂ la premiĂšre fois que nous le voyons. Lubin. - MorguĂ©! qu'alle a bonne meine cette premiĂšre fois-lĂ , alle ressemble Ă la vingtiĂšme! Dorante. - On ne saurait se dispenser de saluer une dame quand on la rencontre, je pense. Lubin, riant. - Ah! ah! ah! vous tirez donc voute rĂ©vĂ©rence en paroles, vous convarsez depuis un quart d'heure, appelez-vous ça un coup de chapiau? Lisette. - Venons au fait, serais-tu d'humeur d'entrer dans nos intĂ©rĂÂȘts? Lubin. - Peut-ĂÂȘtre qu'oui, peut-ĂÂȘtre que non, ce sera suivant les magniĂšres du monde; il gnia que ça qui rĂšgle, car j'aime les magniĂšres, moi. Lisette. - Eh bien! Lubin, je te prie instamment de nous servir. Dorante lui donne de l'argent. - Et moi, je te paye pour cela. Lubin. - Je vous baille donc la parfarence; redites voute chance, alle sera pu bonne ce coup-ci que l'autre, d'abord c'est une rencontre, n'est-ce pas? ça se pratique, il n'y a pas de malhonnĂÂȘtetĂ© Ă rencontrer les parsonnes. Lisette. - Et puis on se salue. Lubin. - Et pis queuque bredouille au bout de la rĂ©vĂ©rence, c'est itou ma coutume; toujours je bredouille en saluant, et quand ça se passe avec des femmes, faut bian qu'alles rĂ©pondent deux paroles pour une; les hommes parlent, les femmes babillent, allez voute chemin; velĂ qui est fort bon, fort raisonnable et fort civil. Oh çà ! la rencontre, la salutation, la demande, et la rĂ©ponse, tout ça est payĂ©! il n'y a pus qu'Ă nous accommoder pour le courant. Dorante. - VoilĂ pour le courant. Lubin. - Courez donc tant que vous pourrez, ce que vous attraperez, c'est pour vous; je n'y prĂ©tends rin, pourvu que j'attrape itou. Sarviteur, il n'y a, morguĂ©! parsonne de si agriable Ă rencontrer que vous. Lisette. - Tu seras donc de nos amis Ă prĂ©sent. Lubin. - TatiguĂ©! oui, ne m'Ă©pargnez pas, toute mon amiquiĂ© est Ă voute sarvice au mĂÂȘme prix. Lisette. - Puisque nous pouvons compter sur toi, veux-tu bien actuellement faire le guet pour nous avertir, en cas que quelqu'un vienne, et surtout Madame? Lubin. - Que vos parsonnes se tiennent en paix, je vous garantis des passants une lieue Ă la ronde. Il sort. ScĂšne V Dorante, Lisette Lisette. - Puisque nous voici seuls un moment, parlons encore de votre amour, Monsieur. Vous m'avez fait de grandes promesses en cas que les choses rĂ©ussissent; mais comment rĂ©ussiront-elles? AngĂ©lique est une hĂ©ritiĂšre, et je sais les intentions de la mĂšre, quelque tendresse qu'elle ait pour sa fille, qui vous aime, ce ne sera pas Ă vous Ă qui elle la donnera, c'est de quoi vous devez ĂÂȘtre bien convaincu; or, cela supposĂ©, que vous passe-t-il dans l'esprit lĂ -dessus? Dorante. - Rien encore, Lisette. Je n'ai jusqu'ici songĂ© qu'au plaisir d'aimer AngĂ©lique. Lisette. - Mais ne pourriez-vous pas en mĂÂȘme temps songer Ă faire durer ce plaisir? Dorante. - C'est bien mon dessein; mais comment s'y prendre? Lisette. - Je vous le demande. Dorante. - J'y rĂÂȘverai, Lisette. Lisette. - Ah! vous y rĂÂȘverez! Il n'y a qu'un petit inconvĂ©nient Ă craindre, c'est qu'on ne marie votre maĂtresse pendant que vous rĂÂȘverez Ă la conserver. Dorante. - Que me dis-tu, Lisette? J'en mourrais de douleur. Lisette. - Je vous tiens donc pour mort. Dorante, vivement. - Est-ce qu'on la veut marier? Lisette. - La partie est toute liĂ©e avec la mĂšre, il y a dĂ©jĂ un Ă©poux d'arrĂÂȘtĂ©, je le sais de bonne part. Dorante. - Eh! Lisette, tu me dĂ©sespĂšres, il faut absolument Ă©viter ce malheur-lĂ . Lisette. - Ah! ce ne sera pas en disant j'aime, et toujours j'aime... N'imaginez-vous rien? Dorante. - Tu m'accables. ScĂšne VI Lubin, Lisette, Dorante Lubin, accourant. - Gagnez pays, mes bons amis, sauvez-vous, velĂ l'ennemi qui s'avance. Lisette. - Quel ennemi? Lubin. - MorguĂ©! le plus mĂ©chant, c'est la mĂšre d'AngĂ©lique. Lisette, Ă Dorante. - Eh! vite, cachez-vous dans le bois, je me retire. Elle sort. Lubin. - Et moi je ferai semblant d'ĂÂȘtre sans malice. ScĂšne VII Lubin, Madame Argante Madame Argante. - Ah! c'est toi, Lubin, tu es tout seul? Il me semblait avoir entendu du monde. Lubin. - Non, noute maĂtresse; ce n'est que moi qui me parle et qui me repart, Ă celle fin de me tenir compagnie, ça amuse. Madame Argante. - Ne me trompes-tu point? Lubin. - ParguĂ©! je serais donc un fripon? Madame Argante. - Je te crois, et je suis bien aise de te trouver, car je te cherchais; j'ai une commission Ă te donner, que je ne veux confier Ă aucun de mes gens; c'est d'observer AngĂ©lique dans ses promenades, et de me rendre compte de ce qui s'y passe; je remarque que depuis quelque temps elle sort souvent Ă la mĂÂȘme heure avec Lisette, et j'en voudrais savoir la raison. Lubin. - Ca est fort raisonnable. Vous me baillez donc une charge d'espion? Madame Argante. - A peu prĂšs. Lubin. - Je savons bian ce que c'est; j'ons la pareille. Madame Argante. - Toi? Lubin. - Oui, ça est fort lucratif; mais c'est qu'ou venez un peu tard, noute maĂtresse, car je sis retenu pour vous espionner vous-mĂÂȘme. Madame Argante, Ă part. - Qu'entends-je? Moi, Lubin? Lubin. - Vraiment oui. Quand Mademoiselle AngĂ©lique parle en cachette Ă son amoureux, c'est moi qui regarde si vous ne venez pas. Madame Argante. - Ceci est sĂ©rieux; mais vous ĂÂȘtes bien hardi, Lubin, de vous charger d'une pareille commission. Lubin. - Pardi, y a-t-il du mal Ă dire Ă cette jeunesse VelĂ Madame qui viant, la velĂ qui ne viant pas? Ca empĂÂȘche-t-il que vous ne veniez, ou non? Je n'y entends pas de finesse. Madame Argante. - Je te pardonne, puisque tu n'as pas cru mal faire, Ă condition que tu m'instruiras de tout ce que tu verras et de tout ce que tu entendras. Lubin. - Faura donc que j'acoute et que je regarde? Ce sera moiquiĂ© plus de besogne avec vous qu'avec eux. Madame Argante. - Je consens mĂÂȘme que tu les avertisses quand j'arriverai, pourvu que tu me rapportes tout fidĂšlement, et il ne te sera pas difficile de le faire, puisque tu ne t'Ă©loignes pas beaucoup d'eux. Lubin. - Eh! sans doute, je serai tout portĂ© pour les nouvelles, ça me sera commode, aussitĂÂŽt pris, aussitĂÂŽt rendu. Madame Argante. - Je te dĂ©fends surtout de les informer de l'emploi que je te donne, comme tu m'as informĂ© de celui qu'ils t'ont donnĂ©; garde-moi le secret. Lubin. - DrĂšs qu'ou voulez qu'an le garde, an le gardera; s'ils me l'aviont commandĂ©, j'aurions fait de mĂÂȘme, ils n'aviont qu'Ă dire. Madame Argante. - N'y manque pas Ă mon Ă©gard, et puisqu'ils ne se soucient point que tu gardes le leur, achĂšve de m'instruire, tu n'y perdras pas. Lubin. - PremiĂšrement, au lieu de pardre avec eux, j'y gagne. Madame Argante. - C'est-Ă -dire qu'ils te payent? Lubin. - Tout juste. Madame Argante. - Je te promets de faire comme eux, quand je serai rentrĂ©e chez moi. Lubin. - Ce que j'en dis n'est pas pour porter exemple, mais ce qu'ou ferez sera toujours bian fait. Madame Argante. - Ma fille a donc un amant? Quel est-il? Lubin. - Un biau jeune homme fait comme une marveille, qui est libĂ©ral, qui a un air, une prĂ©sentation, une philosomie! Dame! c'est ma meine Ă moi, ce sera la vĂÂŽtre itou; il n'y a pas de garçon pu gracieux Ă contempler, et qui fait l'amour avec des paroles si douces! C'est un plaisir que de l'entendre dĂ©biter sa petite marchandise! Il ne dit pas un mot qu'il n'adore. Madame Argante. - Et ma fille, que lui rĂ©pond-elle? Lubin. - Voute fille? mais je pense que bientĂÂŽt ils s'adoreront tous deux. Madame Argante. - N'as-tu rien retenu de leurs discours? Lubin. - Non, qu'une petite miette. Je n'ai pas de moyen, ce li fait-il. Et moi, j'en ai trop, ce li fait-elle. Mais, li dit-il, j'ai le coeur si tendre! Mais, li dit-elle, qu'est-ce que ma mĂšre s'en souciera? Et pis lĂ -dessus ils se lamentont sur le plus, sur le moins, sur la pauvretĂ© de l'un, sur la richesse de l'autre, ça fait des regrets bian touchants. Madame Argante. - Quel est ce jeune homme? Lubin. - Attendez, il m'est avis que c'est Dorante, et comme c'est un voisin, on peut l'appeler le voisin Dorante. Madame Argante. - Dorante! ce nom-lĂ ne m'est pas inconnu, comment se sont-ils vus? Lubin. - Ils se sont vus en se rencontrant; mais ils ne se rencontrent pus, ils se treuvent. Madame Argante. - Et Lisette, est-elle de la partie? Lubin. - MorguĂ©! oui, c'est leur capitaine, alle a le gouvarnement des rencontres, c'est un trĂ©sor pour des amoureux que cette fille-lĂ . Madame Argante. - Voici, ce me semble, ma fille, qui feint de se promener et qui vient Ă nous; retire-toi, Lubin, continue d'observer et de m'instruire avec fidĂ©litĂ©, je te rĂ©compenserai. Lubin. - Oh! que oui, Madame, ce sera au logis, il n'y a pas loin. Il sort. ScĂšne VIII Madame Argante, AngĂ©lique Madame Argante. - Je vous demandais Ă Lubin, ma fille. AngĂ©lique. - Avez-vous Ă me parler, Madame? Madame Argante. - Oui; vous connaissez Ergaste, AngĂ©lique, vous l'avez vu souvent Ă Paris, il vous demande en mariage. AngĂ©lique. - Lui, ma mĂšre, Ergaste, cet homme si sombre si sĂ©rieux, il n'est pas fait pour ĂÂȘtre un mari, ce me semble. Madame Argante. - Il n'y a rien Ă redire Ă sa figure. AngĂ©lique. - Pour sa figure, je la lui passe, c'est Ă quoi je ne regarde guĂšre. Madame Argante. - Il est froid. AngĂ©lique. - Dites glacĂ©, taciturne, mĂ©lancolique, rĂÂȘveur et triste. Madame Argante. - Vous le verrez bientĂÂŽt, il doit venir ici, et s'il ne vous accommode pas, vous ne l'Ă©pouserez pas malgrĂ© vous, ma chĂšre enfant, vous savez bien comme nous vivons ensemble. AngĂ©lique. - Ah! ma mĂšre, je ne crains point de violence de votre part, ce n'est pas lĂ ce qui m'inquiĂšte. Madame Argante. - Es-tu bien persuadĂ©e que je t'aime? AngĂ©lique. - Il n'y a point de jour qui ne m'en donne des preuves. Madame Argante. - Et toi, ma fille, m'aimes-tu autant? AngĂ©lique. - Je me flatte que vous n'en doutez pas, assurĂ©ment. Madame Argante. - Non, mais pour m'en rendre encore plus sĂ»re, il faut que tu m'accordes une grĂÂące. AngĂ©lique. - Une grĂÂące, ma mĂšre! VoilĂ un mot qui ne me convient point, ordonnez, et je vous obĂ©irai. Madame Argante. - Oh! si tu le prends sur ce ton-lĂ , tu ne m'aimes pas tant que je croyais. Je n'ai point d'ordre Ă vous donner, ma fille; je suis votre amie, et vous ĂÂȘtes la mienne, et si vous me traitez autrement, je n'ai plus rien Ă vous dire. AngĂ©lique. - Allons, ma mĂšre, je me rends, vous me charmez, j'en pleure de tendresse, voyons, quelle est cette grĂÂące que vous me demandez? Je vous l'accorde d'avance. Madame Argante. - Viens donc que je t'embrasse te voici dans un ĂÂąge raisonnable, mais oĂÂč tu auras besoin de mes conseils et de mon expĂ©rience; te rappelles-tu l'entretien que nous eĂ»mes l'autre jour; et cette douceur que nous nous figurions toutes deux Ă vivre ensemble dans la plus intime confiance, sans avoir de secrets l'une pour l'autre; t'en souviens-tu? Nous fĂ»mes interrompues, mais cette idĂ©e-lĂ te rĂ©jouit beaucoup, exĂ©cutons-la, parle-moi Ă coeur ouvert; fais-moi ta confidente. AngĂ©lique. - Vous, la confidente de votre fille? Madame Argante. - Oh! votre fille; et qui te parle d'elle? Ce n'est point ta mĂšre qui veut ĂÂȘtre ta confidente, c'est ton amie, encore une fois. AngĂ©lique, riant. - D'accord, mais mon amie redira tout Ă ma mĂšre, l'un est insĂ©parable de l'autre. Madame Argante. - Eh bien! je les sĂ©pare, moi, je t'en fais serment; oui, mets-toi dans l'esprit que ce que tu me confieras sur ce pied-lĂ , c'est comme si ta mĂšre ne l'entendait pas; eh! mais cela se doit, il y aurait mĂÂȘme de la mauvaise foi Ă faire autrement. AngĂ©lique. - Il est difficile d'espĂ©rer ce que vous dites lĂ . Madame Argante. - Ah! que tu m'affliges; je ne mĂ©rite pas ta rĂ©sistance. AngĂ©lique. - Eh bien! soit, vous l'exigez de trop bonne grĂÂące, j'y consens, je vous dirai tout. Madame Argante. - Si tu veux, ne m'appelle pas ta mĂšre, donne-moi un autre nom. AngĂ©lique. - Oh! ce n'est pas la peine, ce nom-lĂ m'est cher, quand je le changerais, il n'en serait ni plus ni moins, ce ne serait qu'une finesse inutile, laissez-le-moi, il ne m'effraye plus. Madame Argante. - Comme tu voudras, ma chĂšre AngĂ©lique. Ah çà ! je suis donc ta confidente, n'as-tu rien Ă me confier dĂšs Ă prĂ©sent? AngĂ©lique. - Non, que je sache, mais ce sera pour l'avenir. Madame Argante. - Comment va ton coeur? Personne ne l'a-t-il attaquĂ© jusqu'ici? AngĂ©lique. - Pas encore. Madame Argante. - Hum! Tu ne te fies pas Ă moi, j'ai peur que ce ne soit encore Ă ta mĂšre Ă qui tu rĂ©ponds. AngĂ©lique. - C'est que vous commencez par une furieuse question. Madame Argante. - La question convient Ă ton ĂÂąge. AngĂ©lique. - Ah! Madame Argante. - Tu soupires? AngĂ©lique. - Il est vrai. Madame Argante. - Que t'est-il arrivĂ©? Je t'offre de la consolation et des conseils, parle. AngĂ©lique. - Vous ne me le pardonnerez pas. Madame Argante. - Tu rĂÂȘves encore, avec tes pardons, tu me prends pour ta mĂšre. AngĂ©lique. - Il est assez permis de s'y tromper, mais c'est du moins pour la plus digne de l'ĂÂȘtre, pour la plus tendre et la plus chĂ©rie de sa fille qu'il y ait au monde. Madame Argante. - Ces sentiments-lĂ sont dignes de toi, et je les dirai; mais il ne s'agit pas d'elle, elle est absente revenons, qu'est-ce qui te chagrine? AngĂ©lique. - Vous m'avez demandĂ© si on avait attaquĂ© mon coeur? Que trop, puisque j'aime! Madame Argante, d'un air sĂ©rieux. - Vous aimez? AngĂ©lique, riant. - Eh bien! ne voilĂ -t-il pas cette mĂšre qui est absente? C'est pourtant elle qui me rĂ©pond; mais rassurez-vous, car je badine. Madame Argante. - Non, tu ne badines point, tu me dis la vĂ©ritĂ©, et il n'y a rien lĂ qui me surprenne; de mon cĂÂŽtĂ©, je n'ai rĂ©pondu sĂ©rieusement que parce que tu me parlais de mĂÂȘme; ainsi point d'inquiĂ©tude, tu me confies donc que tu aimes. AngĂ©lique. - Je suis presque tentĂ©e de m'en dĂ©dire. Madame Argante. - Ah! ma chĂšre AngĂ©lique, tu ne me rends pas tendresse pour tendresse. AngĂ©lique. - Vous m'excuserez, c'est l'air que vous avez pris qui m'a alarmĂ©e; mais je n'ai plus peur; oui, j'aime, c'est un penchant qui m'a surpris. Madame Argante. - Tu n'es pas la premiĂšre, cela peut arriver Ă tout le monde et quel homme est-ce? est-il Ă Paris? AngĂ©lique. - Non, je ne le connais que d'ici? Madame Argante, riant. - D'ici, ma chĂšre? Conte-moi donc cette histoire-lĂ , je la trouve plus plaisante que sĂ©rieuse, ce ne peut ĂÂȘtre qu'une aventure de campagne, une rencontre? AngĂ©lique. - Justement. Madame Argante. - Quelque jeune homme galant, qui t'a saluĂ©, et qui a su adroitement engager une conversation? AngĂ©lique. - C'est cela mĂÂȘme. Madame Argante. - Sa hardiesse m'Ă©tonne, car tu es d'une figure qui devait lui en imposer ne trouves-tu pas qu'il a un peu manquĂ© de respect? AngĂ©lique. - Non, le hasard a tout fait, et c'est Lisette qui en est cause, quoique fort innocemment; elle tenait un livre, elle le laissa tomber, il le ramassa, et on se parla, cela est tout naturel. Madame Argante, riant. - Va, ma chĂšre enfant, tu es folle de t'imaginer que tu aimes cet homme-lĂ , c'est Lisette qui te le fait accroire, tu es si fort au-dessus de pareille chose! tu en riras toi-mĂÂȘme au premier jour. AngĂ©lique. - Non, je n'en crois rien, je ne m'y attends pas, en vĂ©ritĂ©. Madame Argante. - Bagatelle, te dis-je, c'est qu'il y a lĂ dedans un air de roman qui te gagne. AngĂ©lique. - Moi, je n'en lis jamais, et puis notre aventure est toute des plus simples. Madame Argante. - Tu verras; te dis-je; tu es raisonnable, et c'est assez; mais l'as-tu vu souvent? AngĂ©lique. - Dix ou douze fois. Madame Argante. - Le verras-tu encore? AngĂ©lique. - Franchement, j'aurais bien de la peine Ă m'en empĂÂȘcher. Madame Argante. - Je t'offre, si tu le veux, de reprendre ma qualitĂ© de mĂšre pour te le dĂ©fendre. AngĂ©lique. - Non vraiment, ne reprenez rien, je vous prie, ceci doit ĂÂȘtre un secret pour vous en cette qualitĂ©-lĂ , et je compte que vous ne savez rien, au moins, vous me l'avez promis. Madame Argante. - Oh! je te tiendrai parole, mais puisque cela est si sĂ©rieux, peu s'en faut que je ne verse des larmes sur le danger oĂÂč je te vois, de perdre l'estime qu'on a pour toi dans le monde. AngĂ©lique. - Comment donc? l'estime qu'on a pour moi! Vous me faites trembler. Est-ce que vous me croyez capable de manquer de sagesse? Madame Argante. - HĂ©las! ma fille, vois ce que tu as fait, te serais-tu crue capable de tromper ta mĂšre, de voir Ă son insu un jeune Ă©tourdi, de courir les risques de son indiscrĂ©tion et de sa vanitĂ©, de t'exposer Ă tout ce qu'il voudra dire, et de te livrer Ă l'indĂ©cence de tant d'entrevues secrĂštes, mĂ©nagĂ©es par une misĂ©rable suivante sans coeur, qui ne s'embarrasse guĂšre des consĂ©quences, pourvu qu'elle y trouve son intĂ©rĂÂȘt, comme elle l'y trouve sans doute? qui t'aurait dit, il y a un mois, que tu t'Ă©garerais jusque-lĂ , l'aurais-tu cru? AngĂ©lique, triste. - Je pourrais bien avoir tort, voilĂ des rĂ©flexions que je n'ai jamais faites. Madame Argante. - Eh! ma chĂšre enfant, qui est-ce qui te les ferait faire? Ce n'est pas un domestique payĂ© pour te trahir, non plus qu'un amant qui met tout son bonheur Ă te sĂ©duire; tu ne consultes que tes ennemis; ton coeur mĂÂȘme est de leur parti, tu n'as pour tout secours que ta vertu qui ne doit pas ĂÂȘtre contente, et qu'une vĂ©ritable amie comme moi, dont tu te dĂ©fies que ne risques-tu pas? AngĂ©lique. - Ah! ma chĂšre mĂšre, ma chĂšre amie, vous avez raison, vous m'ouvrez les yeux, vous me couvrez de confusion; Lisette m'a trahie, et je romps avec le jeune homme; que je vous suis obligĂ©e de vos conseils! Lubin, Ă Madame Argante. - Madame, il vient d'arriver un homme qui demande Ă vous parler. Madame Argante, Ă AngĂ©lique. - En qualitĂ© de simple confidente, je te laisse libre; je te conseille pourtant de me suivre, car le jeune homme est peut-ĂÂȘtre ici. AngĂ©lique. - Permettez-moi de rĂÂȘver un instant, et ne vous embarrassez point; s'il y est, et qu'il ose paraĂtre, je le congĂ©dierai, je vous assure. Madame Argante. - Soit, mais songe Ă ce que je t'ai dit. Elle sort. ScĂšne IX AngĂ©lique, un moment seule, Lubin survient. AngĂ©lique. - VoilĂ qui est fait, je ne le verrai plus. Lubin, sans s'arrĂÂȘter, lui remet une lettre dans la main. ArrĂÂȘtez, de qui est-elle? Lubin, en s'en allant, de loin. - De ce cher poulet. C'est voute galant qui vous la mande. AngĂ©lique la rejette loin. - Je n'ai point de galant, rapportez-la. Lubin. - Elle est faite pour rester. AngĂ©lique. - Reprenez-la, encore une fois, et retirez-vous. Lubin. - Eh morguĂ©! queu fantaisie! je vous dis qu'il faut qu'alle demeure, Ă celle fin que vous la lisiais, ça m'est enjoint, et Ă vous aussi; il y a dedans un entretien pour tantĂÂŽt, Ă l'heure qui vous fera plaisir, et je sis enchargĂ© d'apporter l'heure Ă Lisette, et non pas la lettre. Ramassez-la, car je n'ose, de peur qu'en ne me voie, et pis vous me crierez la rĂ©ponse tout bas. AngĂ©lique. - Ramasse-la toi-mĂÂȘme, et va-t'en, je te l'ordonne. Lubin. - Mais voyez ce rat qui lui prend! Non, morguĂ©! je ne la ramasserai pas, il ne sera pas dit que j'aie fait ma commission tout de travars. AngĂ©lique, s'en allant. - Cet impertinent! Lubin la regarde s'en aller. - Faut qu'alle ai de l'avarsion pour l'Ă©criture. Acte II ScĂšne premiĂšre Dorante, Lubin Lubin entre le premier et dit. - Parsonne ne viant. Dorante entre. Eh palsanguĂ©! arrivez donc, il y a pu d'une heure que je sis Ă l'affĂ»t de vous. Dorante. - Eh bien! qu'as-tu Ă me dire? Lubin. - Que vous ne bougiais d'ici, Lisette m'a dit de vous le commander. Dorante. - T'a-t-elle dit l'heure qu'AngĂ©lique a prise pour notre rendez-vous? Lubin. - Non, alle vous contera ça. Dorante. - Est-ce lĂ tout? Lubin. - C'est tout par rapport Ă vous, mais il y a un restant par rapport Ă moi. Dorante. - De quoi est-il question? Lubin. - C'est que je me repens... Dorante. - Qu'appelles-tu te repentir? Lubin. - J'entends qu'il y a des scrupules qui me tourmentont sur vos rendez-vous que je protĂšge, j'ons queuquefois la tentation de vous torner casaque sur tout ceci, et d'aller nous accuser tretous. Dorante. - Tu rĂÂȘves, et oĂÂč est le mal de ces rendez-vous? Que crains-tu? ne suis-je pas honnĂÂȘte homme? Lubin. - MorguĂ©! moi itou, et tellement honnĂÂȘte, qu'il n'y aura pas moyen d'ĂÂȘtre un fripon, si on ne me soutient le coeur, par rapport Ă ce que j'ons toujours maille Ă partie avec ma conscience; il y a toujours queuque chose qui cloche dans mon courage; Ă chaque pas que je fais, j'ai le dĂ©faut de m'arrĂÂȘter, Ă moins qu'on ne me pousse, et c'est Ă vous Ă pousser. Dorante, tirant une bague qu'il lui donne. - Eh! morbleu! prends encore cela, et continue. Lubin. - ĂâĄa me ravigote. Dorante. - Dis-moi, AngĂ©lique viendra-t-elle bientĂÂŽt? Lubin. - Peut-ĂÂȘtre biantĂÂŽt, peut-ĂÂȘtre bian tard, peut-ĂÂȘtre point du tout. Dorante. - Point du tout, qu'est-ce que tu veux dire? Comment a-t-elle reçu ma lettre? Lubin. - Ah! comment? Est-ce que vous me faites itou voute rapporteux auprĂšs d'elle? ParguĂ©! je serons donc l'espion Ă tout le monde? Dorante. - Toi? Eh! de qui l'es-tu encore? Lubin. - Eh! pardi! de la mĂšre, qui m'a bian enchargĂ© de n'en rian dire. Dorante. - MisĂ©rable! tu parles donc contre nous? Lubin. - Contre vous, Monsieur? Pas le mot, ni pour ni contre, je fais ma main, et velĂ tout, faut pas mĂÂȘmement que vous sachiez ça. Dorante. - Explique-toi donc; c'est-Ă -dire que ce que tu en fais, n'est que pour obtenir quelque argent d'elle sans nous nuire? Lubin. - VelĂ cen que c'est, je tire d'ici, je tire d'ilĂ , et j'attrape. Dorante. - AchĂšve, que t'a dit AngĂ©lique quand tu lui as portĂ© ma lettre? Lubin. - Parlez-li toujours, mais ne li Ă©crivez pas, voute griffonnage n'a pas fait forteune. Dorante. - Quoi! ma lettre l'a fĂÂąchĂ©e? Lubin. - Alle n'en a jamais voulu tĂÂąter, le papier la courrouce. Dorante. - Elle te l'a donc rendue? Lubin. - Alle me l'a rendue Ă tarre, car je l'ons ramassĂ©e; et Lisette la tient. Dorante. - Je n'y comprends rien, d'oĂÂč cela peut-il provenir? Lubin. - VelĂ Lisette, intarrogez-la, je retorne Ă ma place pour vous garder. Il sort. ScĂšne II Lisette, Dorante Dorante. - Que viens-je d'apprendre, Lisette? AngĂ©lique a rebutĂ© ma lettre! Lisette. - Oui, la voici, Lubin me l'a rendue, j'ignore quelle fantaisie lui a pris, mais il est vrai qu'elle est de fort mauvaise humeur, je n'ai pu m'expliquer avec elle Ă cause du monde qu'il y avait au logis, mais elle est triste, elle m'a battu froid, et je l'ai trouvĂ©e toute changĂ©e; je viens pourtant de l'apercevoir lĂ -bas, et j'arrive pour vous en avertir; attendons-la, sa rĂÂȘverie pourrait bien tout doucement la conduire ici. Dorante. - Non, Lisette, ma vue ne ferait que l'irriter peut-ĂÂȘtre; il faut respecter ses dĂ©goĂ»ts pour moi, je ne les soutiendrais pas, et je me retire. Lisette. - Que les amants sont quelquefois risibles! Qu'ils disent de fadeurs! Tenez, fuyez-la, Monsieur, car elle arrive, fuyez-la, pour la respecter. ScĂšne III AngĂ©lique, Dorante, Lisette AngĂ©lique. - Quoi! Monsieur est ici! Je ne m'attendais pas Ă l'y trouver. Dorante. - J'allais me retirer, Madame, Lisette vous le dira je n'avais garde de me montrer; le mĂ©pris que vous avez fait de ma lettre m'apprend combien je vous suis odieux. AngĂ©lique. - Odieux! Ah! j'en suis quitte Ă moins; pour indiffĂ©rent, passe, et trĂšs indiffĂ©rent; quant Ă votre lettre, je l'ai reçue comme elle le mĂ©ritait, et je ne croyais pas qu'on eĂ»t droit d'Ă©crire aux gens qu'on a vus par hasard; j'ai trouvĂ© cela fort singulier, surtout avec une personne de mon sexe m'Ă©crire, Ă moi, Monsieur, d'oĂÂč vous est venue cette idĂ©e, je n'ai pas donnĂ© lieu Ă votre hardiesse, ce me semble, de quoi s'agit-il entre vous et moi? Dorante. - De rien pour vous, Madame, mais de tout pour un malheureux que vous accablez. AngĂ©lique. - VoilĂ des expressions aussi dĂ©placĂ©es qu'inutiles, et je vous avertis que je ne les Ă©coute point. Dorante. - Eh! de grĂÂące, Madame, n'ajoutez point la raillerie aux discours cruels que vous me tenez, mĂ©prisez ma douleur, mais ne vous en moquez pas, je ne vous exagĂšre point ce que je souffre. AngĂ©lique. - Vous m'empĂÂȘchez de parler Ă Lisette, Monsieur, ne m'interrompez point. Lisette. - Peut-on, sans ĂÂȘtre trop curieuse, vous demander Ă qui vous en avez? AngĂ©lique. - A vous, et je ne suis venue ici que parce que je vous cherchais, voilĂ ce qui m'amĂšne. Dorante. - Voulez-vous que je me retire, Madame? AngĂ©lique. - Comme vous voudrez, Monsieur. Dorante. - Ciel! AngĂ©lique. - Attendez pourtant; puisque vous ĂÂȘtes lĂ , je serai bien aise que vous sachiez ce que j'ai Ă vous dire vous m'avez Ă©crit, vous avez liĂ© conversation avec moi, vous pourriez vous en vanter, cela n'arrive que trop souvent, et je serais charmĂ©e que vous appreniez ce que j'en pense. Dorante. - Me vanter, moi, Madame, de quel affreux caractĂšre me faites-vous lĂ ? Je ne rĂ©ponds rien pour ma dĂ©fense, je n'en ai pas la force; si ma lettre vous a dĂ©plu, je vous en demande pardon, n'en prĂ©sumez rien contre mon respect, celui que j'ai pour vous m'est plus cher que la vie, et je vous le prouverai en me condamnant Ă ne vous plus revoir, puisque je vous dĂ©plais. AngĂ©lique. - Je vous ai dĂ©jĂ dit que je m'en tenais Ă l'indiffĂ©rence. Revenons Ă Lisette. Lisette. - Voyons, puisque c'est mon tour pour ĂÂȘtre grondĂ©e; je ne saurais me vanter de rien, moi, je ne vous ai Ă©crit ni rencontrĂ©, quel est mon crime? AngĂ©lique. - Dites-moi, il n'a pas tenu Ă vous que je n'eusse des dispositions favorables pour Monsieur, c'est par vos soins qu'il a eu avec moi toutes les entrevues oĂÂč vous m'avez amenĂ©e sans me le dire, car c'est sans me le dire, en avez-vous senti les consĂ©quences? Lisette. - Non, je n'ai pas eu cet esprit-lĂ . AngĂ©lique. - Si Monsieur, comme je l'ai dĂ©jĂ dit, et Ă l'exemple de presque tous les jeunes gens, Ă©tait homme Ă faire trophĂ©e d'une aventure dont je suis tout Ă fait innocente, oĂÂč en serais-je? Lisette, Ă Dorante. - Remerciez, Monsieur. Dorante. - Je ne saurais parler. AngĂ©lique. - Si, de votre cĂÂŽtĂ©, vous ĂÂȘtes de ces filles intĂ©ressĂ©es qui ne se soucient pas de faire tort Ă leurs maĂtresses pourvu qu'elles y trouvent leur avantage, que ne risquerais-je pas? Lisette. - Oh! je rĂ©pondrai, moi, je n'ai pas perdu la parole si Monsieur est un homme d'honneur Ă qui vous faites injure, si je suis une fille gĂ©nĂ©reuse, qui ne gagne Ă tout cela que le joli compliment dont vous m'honorez, oĂÂč en est avec moi votre reconnaissance, hem? AngĂ©lique. - D'oĂÂč vient donc que vous avez si bien servi Dorante, quel peut avoir Ă©tĂ© le motif d'un zĂšle si vif, quels moyens a-t-il employĂ©s pour vous faire agir? Lisette. - Je crois vous entendre vous gageriez, j'en suis sĂ»re, que j'ai Ă©tĂ© sĂ©duite par des prĂ©sents? Gagez, Madame, faites-moi cette galanterie-lĂ , vous perdrez, et ce sera une maniĂšre de donner tout Ă fait noble. Dorante. - Des prĂ©sents, Madame! Que pourrais-je lui donner qui fĂ»t digne de ce que je lui dois? Lisette. - Attendez, Monsieur, disons pourtant la vĂ©ritĂ©. Dans vos transports, vous m'avez promis d'ĂÂȘtre extrĂÂȘmement reconnaissant, si jamais vous aviez le bonheur d'ĂÂȘtre Ă Madame, il faut convenir de cela. AngĂ©lique. - Eh! je serais la premiĂšre Ă vous donner moi-mĂÂȘme. Dorante. - Que je suis Ă plaindre d'avoir livrĂ© mon coeur Ă tant d'amour! Lisette. - J'entre dans votre douleur, Monsieur, mais faites comme moi, je n'avais que de bonnes intentions j'aime ma maĂtresse, tout injuste qu'elle est, je voulais unir son sort Ă celui d'un homme qui lui aurait rendu la vie heureuse et tranquille, mes motifs lui sont suspects, et j'y renonce; imitez-moi, privez-vous de votre cĂÂŽtĂ© du plaisir de voir AngĂ©lique, sacrifiez votre amour Ă ses inquiĂ©tudes, vous ĂÂȘtes capable de cet effort-lĂ . AngĂ©lique. - Soit. Lisette, Ă Dorante, Ă part. - Retirez-vous pour un moment. Dorante. - Adieu, Madame; je vous quitte, puisque vous le voulez; dans l'Ă©tat oĂÂč vous me jetez, la vie m'est Ă charge, je pars pĂ©nĂ©trĂ© d'une affliction mortelle, et je n'y rĂ©sisterai point, jamais on n'eut tant d'amour, tant de respect que j'en ai pour vous, jamais on n'osa espĂ©rer moins de retour; ce n'est pas votre indiffĂ©rence qui m'accable, elle me rend justice, j'en aurais soupirĂ© toute ma vie sans m'en plaindre, et ce n'Ă©tait point Ă moi, ce n'est peut-ĂÂȘtre Ă personne Ă prĂ©tendre Ă votre coeur; mais je pouvais espĂ©rer votre estime, je me croyais Ă l'abri du mĂ©pris, et ni ma passion ni mon caractĂšre n'ont mĂ©ritĂ© les outrages que vous leur faites. Il sort. ScĂšne IV AngĂ©lique, Lisette, Lubin survient. AngĂ©lique. - Il est parti? Lisette. - Oui, Madame. AngĂ©lique, un moment sans parler, et Ă part. - J'ai Ă©tĂ© trop vite, ma mĂšre, avec toute son expĂ©rience, en a mal jugĂ©; Dorante est un honnĂÂȘte homme. Lisette, Ă part. - Elle rĂÂȘve, elle est triste cette querelle-ci ne nous fera point de tort. Lubin, Ă AngĂ©lique. - J'aperçois par lĂ -bas un passant qui viant envars nous, voulez-vous qu'il vous regarde? AngĂ©lique. - Eh! que m'importe? Lisette. - Qu'il passe, qu'est-ce que cela nous fait? Lubin, Ă part. - Il y a du brit dans le mĂ©nage, je m'en retorne donc, je vas me mettre pus prĂšs par rapport Ă ce que je m'ennuie d'ĂÂȘtre si loin, j'aime Ă voir le monde, vous me sarvirez de rĂ©criation, n'est-ce pas? Lisette. - Comme tu voudras, reste Ă dix pas. Lubin. - Je les compterai en conscience. A part. Je sis pus fin qu'eux, j'allons faire ma forniture de nouvelles pour la bonne mĂšre. Il s'Ă©loigne. ScĂšne V AngĂ©lique, Lisette, Lubin, Ă©loignĂ©. Lisette. - Vous avez furieusement maltraitĂ© Dorante! AngĂ©lique. - Oui, vous avez raison, j'en suis fĂÂąchĂ©e, mais laissez-moi, car je suis outrĂ©e contre vous. Lisette. - Vous savez si je le mĂ©rite. AngĂ©lique. - C'est vous qui ĂÂȘtes cause que je me suis accoutumĂ©e Ă le voir. Lisette. - Je n'avais pas dessein de vous rendre un mauvais service, et cette aventure-ci n'est triste que pour lui; avez-vous pris garde Ă l'Ă©tat oĂÂč il est? C'est un homme au dĂ©sespoir. AngĂ©lique. - Je n'y saurais que faire, pourquoi s'en va-t-il? Lisette. - Cela est aisĂ© Ă dire Ă qui ne se soucie pas de lui, mais vous savez avec quelle tendresse il vous aime. AngĂ©lique. - Et vous prĂ©tendez que je ne m'en soucie pas, moi? Que vous ĂÂȘtes mĂ©chante! Lisette. - Que voulez-vous que j'en croie? Je vous vois tranquille, et il versait des larmes en s'en allant. Lubin. - Comme alle l'enjole! AngĂ©lique. - Lui? Lisette. - Eh! sans doute! AngĂ©lique. - Et malgrĂ© cela, il part! Lisette. - Eh! vous l'avez congĂ©diĂ©. Quelle perte vous faites! AngĂ©lique, aprĂšs avoir rĂÂȘvĂ©. - Qu'il revienne donc, s'il y est encore, qu'on lui parle, puisqu'il est si affligĂ©. Lisette. - Il ne peut ĂÂȘtre qu'Ă l'Ă©cart dans ce bois il n'a pu aller loin, accablĂ© comme il l'Ă©tait. Monsieur Dorante, Monsieur Dorante! ScĂšne VI Dorante, AngĂ©lique, Lisette, Lubin, Ă©loignĂ©. Dorante. - Est-ce AngĂ©lique qui m'appelle? Lisette. - Oui, c'est moi qui parle, mais c'est elle qui vous demande. AngĂ©lique. - VoilĂ de ces faiblesses que je voudrais bien qu'on m'Ă©pargnĂÂąt. Dorante. - A quoi dois-je m'attendre, AngĂ©lique? Que souhaitez-vous d'un homme dont vous ne pouvez plus supporter la vue? AngĂ©lique. - Il y a une grande apparence que vous vous trompez. Dorante. - HĂ©las! vous ne m'estimez plus. AngĂ©lique. - Plaignez-vous, je vous laisse dire, car je suis un peu dans mon tort. Dorante. - AngĂ©lique a pu douter de mon amour! AngĂ©lique. - Elle en a doutĂ© pour en ĂÂȘtre plus sĂ»re, cela est-il si dĂ©sobligeant? Dorante. - Quoi! j'aurais le bonheur de n'ĂÂȘtre point haĂÂŻ? AngĂ©lique. - J'ai bien peur que ce ne soit tout le contraire. Dorante. - Vous me rendez la vie. AngĂ©lique. - OĂÂč est cette lettre que j'ai refusĂ© de recevoir? S'il ne tient qu'Ă la lire, on le veut bien. Dorante. - J'aime mieux vous entendre. AngĂ©lique. - Vous n'y perdez pas. Dorante. - Ne vous dĂ©fiez donc jamais d'un coeur qui vous adore. AngĂ©lique. - Oui, Dorante, je vous le promets, voilĂ qui est fini; excusez tous deux l'embarras oĂÂč se trouve une fille de mon ĂÂąge, timide et vertueuse; il y a tant de piĂšges dans la vie! j'ai si peu d'expĂ©rience! serait-il difficile de me tromper si on voulait? Je n'ai que ma sagesse et mon innocence pour toute ressource, et quand on n'a que cela, on peut avoir peur; mais me voilĂ bien rassurĂ©e. Il ne me reste plus qu'un chagrin Que deviendra cet amour? Je n'y vois que des sujets d'affliction! Savez-vous bien que ma mĂšre me propose un Ă©poux que je verrai peut-ĂÂȘtre dans un quart d'heure? Je ne vous disais pas tout ce qui m'agitait, il m'Ă©tait bien permis d'ĂÂȘtre fĂÂącheuse, comme vous voyez. Dorante. - AngĂ©lique, vous ĂÂȘtes toute mon espĂ©rance. Lisette. - Mais si vous avouiez votre amour Ă cette mĂšre qui vous aime tant, serait-elle inexorable? Il n'y a qu'Ă supposer que vous avez connu Monsieur Ă Paris, et qu'il y est. AngĂ©lique. - Cela ne mĂšnerait Ă rien, Lisette, Ă rien du tout, je sais bien ce que je dis. Dorante. - Vous consentirez donc d'ĂÂȘtre Ă un autre? AngĂ©lique. - Vous me faites trembler. Dorante. - Je m'Ă©gare Ă la seule idĂ©e de vous perdre, et il n'est point d'extrĂ©mitĂ© pardonnable que je ne sois tentĂ© de vous proposer. AngĂ©lique. - D'extrĂ©mitĂ© pardonnable! Lisette. - J'entrevois ce qu'il veut dire. AngĂ©lique. - Quoi! me jeter Ă ses genoux? C'est bien mon dessein de lui rĂ©sister, j'aurai bien de la peine, surtout avec une mĂšre aussi tendre. Lisette. - Bon! tendre, si elle l'Ă©tait tant, vous gĂÂȘnerait-elle lĂ -dessus? Avec le bien que vous avez, vous n'avez besoin que d'un honnĂÂȘte homme, encore une fois. AngĂ©lique. - Tu as raison, c'est une tendresse fort mal entendue, j'en conviens. Dorante. - Ah! belle AngĂ©lique, si vous avez tout l'amour que j'ai, vous auriez bientĂÂŽt pris votre parti, ne me demandez point ce que je pense, je me trouble, je ne sais oĂÂč je suis. AngĂ©lique, Ă Lisette. - Que de peines! TĂÂąche donc de lui remettre l'esprit; que veut-il dire? Lisette. - Eh bien! Monsieur, parlez, quelle est votre idĂ©e? Dorante, se jetant Ă ses genoux. - AngĂ©lique, voulez-vous que je meure? AngĂ©lique. - Non, levez-vous et parlez, je vous l'ordonne. Dorante. - J'obĂ©is; votre mĂšre sera inflexible, et dans le cas oĂÂč nous sommes... AngĂ©lique. - Que faire? Dorante. - Si j'avais des trĂ©sors Ă vous offrir, je vous le dirais plus hardiment. AngĂ©lique. - Votre coeur en est un, achevez, je le veux. Dorante. - A notre place, on se fait son sort Ă soi-mĂÂȘme. AngĂ©lique. - Et comment? Dorante. - On s'Ă©chappe... Lubin, de loin. - Au voleur! AngĂ©lique. - AprĂšs? Dorante. - Une mĂšre s'emporte, Ă la fin elle consent, on se rĂ©concilie avec elle, et on se trouve uni avec ce qu'on aime. AngĂ©lique. - Mais ou j'entends mal, ou cela ressemble Ă un enlĂšvement; en est-ce un, Dorante? Dorante. - Je n'ai plus rien Ă dire. AngĂ©lique, le regardant. - Je vous ai forcĂ© de parler, et je n'ai que ce que je mĂ©rite; Lisette. - Pardonnez quelque chose au trouble oĂÂč il est le moyen est dur, et il est fĂÂącheux qu'il n'y en ait point d'autre. AngĂ©lique. - Est-ce lĂ un moyen, est-ce un remĂšde qu'une extravagance! Ah! je ne vous reconnais pas Ă cela, Dorante, je me passerai mieux de bonheur que de vertus, me proposer d'ĂÂȘtre insensĂ©e, d'ĂÂȘtre mĂ©prisable? Je ne vous aime plus. Dorante. - Vous ne m'aimez plus! Ce mot m'accable, il m'arrache le coeur. Lisette. - En vĂ©ritĂ©, son Ă©tat me touche. Dorante. - Adieu, belle AngĂ©lique, je ne survivrai pas Ă la menace que vous m'avez faite. AngĂ©lique. - Mais, Dorante, ĂÂȘtes-vous raisonnable? Lisette. - Ce qu'il vous propose est hardi, mais ce n'est pas un crime. AngĂ©lique. - Un enlĂšvement, Lisette! Dorante. - Ma chĂšre AngĂ©lique, je vous perds. Concevez-vous ce que c'est que vous perdre? et si vous m'aimez un peu, n'ĂÂȘtes-vous pas effrayĂ©e vous-mĂÂȘme de l'idĂ©e de n'ĂÂȘtre jamais Ă moi? Et parce que vous ĂÂȘtes vertueuse, en avez-vous moins de droit d'Ă©viter un malheur? Nous aurions le secours d'une dame qui n'est heureusement qu'Ă un quart de lieue d'ici, et chez qui je vous mĂšnerais. Lubin, de loin. - Haye! Haye! AngĂ©lique. - Non, Dorante, laissons lĂ votre dame, je parlerai Ă ma mĂšre; elle est bonne, je la toucherai peut-ĂÂȘtre, je la toucherai, je l'espĂšre. Ah! ScĂšne VII Lubin, Lisette, AngĂ©lique, Dorante Lubin. - Et vite, et vite, qu'on s'Ă©parpille; velĂ ce grand monsieur que j'ons vu une fois Ă Paris, cheux vous, et qui ne parle point. Il s'Ă©carte. AngĂ©lique. - C'est peut-ĂÂȘtre celui Ă qui ma mĂšre me destine, fuyez, Dorante, nous nous reverrons tantĂÂŽt, ne vous inquiĂ©tez point. Dorante sort. ScĂšne VIII AngĂ©lique, Lisette, Ergaste AngĂ©lique, en le voyant. - C'est lui-mĂÂȘme. Ah! quel homme! Lisette. - Il n'a pas l'air Ă©veillĂ©. Ergaste, marchant lentement. - Je suis votre serviteur, Madame; je devance Madame votre mĂšre, qui est embarrassĂ©e, elle m'a dit que vous vous promeniez. AngĂ©lique. - Vous le voyez, Monsieur. Ergaste. - Et je me suis hĂÂątĂ© de venir vous faire la rĂ©vĂ©rence. Lisette, Ă part. - Appelle-t-il cela se hĂÂąter? Ergaste. - Ne suis-je pas importun? AngĂ©lique. - Non, Monsieur. Lisette, Ă part. - Ah! cela vous plaĂt Ă dire. Ergaste. - Vous ĂÂȘtes plus belle que jamais. AngĂ©lique. - Je ne l'ai jamais Ă©tĂ©. Ergaste. - Vous ĂÂȘtes bien modeste. Lisette, Ă part. - Il parle comme il marche. Ergaste. - Ce pays-ci est fort beau. AngĂ©lique. - Il est passable. Lisette, Ă part. - Quand il a dit un mot, il est si fatiguĂ© qu'il faut qu'il se repose. Ergaste. - Et solitaire. AngĂ©lique. - On n'y voit pas grand monde. Lisette. - Quelque importun par-ci par-lĂ . Ergaste. - Il y en a partout. On est du temps sans parler. Lisette, Ă part. - VoilĂ la conversation tombĂ©e, ce ne sera pas moi qui la relĂšverai. Ergaste. - Ah! bonjour, Lisette. Lisette. - Bonsoir, Monsieur; je vous dis bonsoir, parce que je m'endors, ne trouvez-vous pas qu'il fait un temps pesant? Ergaste. - Oui, ce me semble. Lisette. - Vous vous en retournez sans doute? Ergaste. - Rien que demain. Madame Argante m'a retenu. AngĂ©lique. - Et Monsieur se promĂšne-t-il? Ergaste. - Je vais d'abord Ă ce chĂÂąteau voisin, pour y porter une lettre qu'on m'a priĂ© de rendre en main propre, et je reviens ensuite. AngĂ©lique. - Faites, Monsieur, ne vous gĂÂȘnez pas. Ergaste. - Vous me le permettez donc? AngĂ©lique. - Oui, Monsieur. Lisette. - Ne vous pressez point, quand on a des commissions, il faut y mettre tout le temps nĂ©cessaire, n'avez-vous que celle-lĂ ? Ergaste. - Non, c'est l'unique. Lisette. - Quoi! pas le moindre petit compliment Ă faire ailleurs? Ergaste. - Non. AngĂ©lique. - Monsieur y soupera peut-ĂÂȘtre? Lisette. - Et Ă la campagne, on couche oĂÂč l'on soupe. Ergaste. - Point du tout, je reviens incessamment, Madame. A part, en s'en allant. Je ne sais que dire aux femmes, mĂÂȘme Ă celles qui me plaisent. Il sort. ScĂšne IX AngĂ©lique, Lisette Lisette. - Ce garçon-lĂ a de grands talents pour le silence; quelle abstinence de paroles! Il ne parlera bientĂÂŽt plus que par signes. AngĂ©lique. - Il a dit que ma mĂšre allait venir, et je m'Ă©loigne je ne saurais lui parler dans le dĂ©sordre d'esprit oĂÂč je suis; j'ai pourtant dessein de l'attendrir sur le chapitre de Dorante. Lisette. - Et moi, je ne vous conseille pas de lui en parler, vous ne ferez que la rĂ©volter davantage, et elle se hĂÂąterait de conclure. AngĂ©lique. - Oh! doucement! je me rĂ©volterais Ă mon tour. Lisette, riant. - Vous, contre cette mĂšre qui dit qu'elle vous aime tant? AngĂ©lique, s'en allant. - Eh bien! qu'elle aime donc mieux, car je ne suis point contente d'elle. Lisette. - Retirez-vous, je crois qu'elle vient. AngĂ©lique sort ScĂšne X Madame Argante, Lisette, qui veut s'en aller. Madame Argante, l'arrĂÂȘtant. - Voici cette fourbe de suivante. Un moment, oĂÂč est ma fille? J'ai cru la trouver ici avec Monsieur Ergaste. Lisette. - Ils y Ă©taient tous deux tout Ă l'heure, Madame, mais Monsieur Ergaste est allĂ© Ă cette maison d'ici prĂšs, remettre une lettre Ă quelqu'un, et Mademoiselle est lĂ -bas, je pense. Madame Argante. - Allez lui dire que je serais bien aise de la voir. Lisette, les premiers mots Ă part. - Elle me parle bien sĂšchement. J'y vais, Madame, mais vous me paraissez triste, j'ai eu peur que vous ne fussiez fĂÂąchĂ©e contre moi. Madame Argante. - Contre vous? Est-ce que vous le mĂ©ritez, Lisette? Lisette. - Non, Madame. Madame Argante. - Il est vrai que j'ai l'air plus occupĂ© qu'Ă l'ordinaire. Je veux marier ma fille Ă Ergaste, vous le savez, et je crains souvent qu'elle n'ait quelque chose dans le coeur; mais vous me le diriez, n'est-il pas vrai? Lisette. - Eh mais! je le saurais. Madame Argante. - Je n'en doute pas; allez, je connais votre fidĂ©litĂ©, Lisette, je ne m'y trompe pas, et je compte bien vous en rĂ©compenser comme il faut; dites Ă ma fille que je l'attends. Lisette, Ă part. - Elle prend bien son temps pour me louer! Elle sort. Madame Argante. - Toute fourbe qu'elle est, je l'ai embarrassĂ©e. ScĂšne XI Lubin, Madame Argante Madame Argante. - Ah! tu viens Ă propos. As-tu quelque chose Ă me dire? Lubin. - Jarnigoi! si jons queuque chose! J'avons vu des pardons, j'avons vu des offenses, des allĂ©es, des venues, et pis des moyens pour avoir un mari. Madame Argante. - HĂÂąte-toi de m'instruire, parce que j'attends AngĂ©lique. Que sais-tu? Lubin. - Pisque vous ĂÂȘtes pressĂ©e, je mettrons tout en un tas. Madame Argante. - Parle donc. Lubin. - Je sais une accusation, je sais une innocence, et pis un autre grand stratagĂšme, attendez, comment appelont-ils cela? Madame Argante. - Je ne t'entends pas mais va-t'en, Lubin, j'aperçois ma fille, tu me diras ce que c'est tantĂÂŽt, il ne faut pas qu'elle nous voie ensemble. Lubin. - Je m'en retorne donc Ă la provision. Il sort. ScĂšne XII Madame Argante, AngĂ©lique Madame Argante, Ă part. - Voyons de quoi il sera question. AngĂ©lique, les premiers mots Ă part. - Plus de confidence, Lisette a raison, c'est le plus sĂ»r. Lisette m'a dit que vous me demandiez, ma mĂšre. Madame Argante. - Oui, je sais que tu as vu Ergaste, ton Ă©loignement pour lui dure-t-il toujours? AngĂ©lique, souriant. - Ergaste n'a pas changĂ©. Madame Argante. - Te souvient-il qu'avant que nous vinssions ici, tu m'en disais du bien? AngĂ©lique. - Je vous en dirai volontiers encore, car je l'estime, mais je ne l'aime point, et l'estime et l'indiffĂ©rence vont fort bien ensemble. Madame Argante. - Parlons d'autre chose, n'as-tu rien Ă dire Ă ta confidente? AngĂ©lique. - Non, il n'y a plus rien de nouveau. Madame Argante. - Tu n'as pas revu le jeune homme? AngĂ©lique. - Oui, je l'ai retrouvĂ©, je lui ai dit ce qu'il fallait, et voilĂ qui est fini. Madame Argante, souriant. - Quoi! absolument fini? AngĂ©lique. - Oui, tout Ă fait. Madame Argante. - Tu me charmes, je ne saurais t'exprimer la satisfaction que tu me donnes; il n'y a rien de si estimable que toi, AngĂ©lique, ni rien aussi d'Ă©gal au plaisir que j'ai Ă te le dire, car je compte que tu me dis vrai, je me livre hardiment Ă ma joie, tu ne voudrais pas m'y abandonner, si elle Ă©tait fausse ce serait une cruautĂ© dont tu n'es pas capable. AngĂ©lique, d'un ton timide. - AssurĂ©ment Madame Argante. - Va, tu n'as pas besoin de me rassurer, ma fille, tu me ferais injure, si tu croyais que j'en doute; non, ma chĂšre AngĂ©lique, tu ne verras plus Dorante, tu l'as renvoyĂ©, j'en suis sĂ»re, ce n'est pas avec un caractĂšre comme le tien qu'on est exposĂ© Ă la douleur d'ĂÂȘtre trop crĂ©dule; n'ajoute donc rien Ă ce que tu m'as dit tu ne le verras plus, tu m'en assures, et cela suffit; parlons de la raison, du courage et de la vertu que tu viens de montrer. AngĂ©lique, d'un air interdit. - Que je suis confuse! Madame Argante. - GrĂÂące au ciel, te voilĂ donc encore plus respectable, plus digne d'ĂÂȘtre aimĂ©e, plus digne que jamais de faire mes dĂ©lices; que tu me rends glorieuse, AngĂ©lique! AngĂ©lique, pleurant. - Ah! ma mĂšre, arrĂÂȘtez, de grĂÂące. Madame Argante. - Que vois-je? Tu pleures, ma fille, tu viens de triompher de toi-mĂÂȘme, tu me vois enchantĂ©e, et tu pleures! AngĂ©lique, se jetant Ă ses genoux. - Non, ma mĂšre, je ne triomphe point, votre joie et vos tendresses me confondent, je ne les mĂ©rite point. Madame Argante la relĂšve. - RelĂšve-toi, ma chĂšre enfant, d'oĂÂč te viennent ces mouvements oĂÂč je te reconnais toujours? Que veulent-ils dire? AngĂ©lique. - HĂ©las! C'est que je vous trompe. Madame Argante. - Toi? Un moment sans rien dire. Non, tu ne me trompes point, puisque tu me l'avoues. AchĂšve; voyons de quoi il est question. AngĂ©lique. - Vous allez frĂ©mir on m'a parlĂ© d'enlĂšvement. Madame Argante. - Je n'en suis point surprise, je te l'ai dit il n'y a rien dont ces Ă©tourdis-lĂ ne soient capables; et je suis persuadĂ©e que tu en as plus frĂ©mi que moi. AngĂ©lique. - J'en ai tremblĂ©, il est vrai; j'ai pourtant eu la faiblesse de lui pardonner, pourvu qu'il ne m'en parle plus. Madame Argante. - N'importe, je m'en fie Ă tes rĂ©flexions, elles te donneront bien du mĂ©pris pour lui. AngĂ©lique. - Eh! voilĂ encore ce qui m'afflige dans l'aveu que je vous fais, c'est que vous allez le mĂ©priser vous-mĂÂȘme, il est perdu vous n'Ă©tiez dĂ©jĂ que trop prĂ©venue contre lui, et cependant il n'est point si mĂ©prisable; permettez que je le justifie je suis peut-ĂÂȘtre prĂ©venue moi-mĂÂȘme; mais vous m'aimez, daignez m'entendre, portez vos bontĂ©s jusque-lĂ . Vous croyez que c'est un jeune homme sans caractĂšre, qui a plus de vanitĂ© que d'amour, qui ne cherche qu'Ă me sĂ©duire, et ce n'est point cela, je vous assure. Il a tort de m'avoir proposĂ© ce que je vous ai dit; mais il faut regarder que c'est le tort d'un homme au dĂ©sespoir, que j'ai vu fondre en larmes quand j'ai paru irritĂ©e, d'un homme Ă qui la crainte de me perdre a tournĂ© la tĂÂȘte; il n'a point de bien, il ne s'en est point cachĂ©, il me l'a dit, il ne lui restait donc point d'autre ressource que celle dont je vous parle, ressource que je condamne comme vous, mais qu'il ne m'a proposĂ©e que dans la seule vue d'ĂÂȘtre Ă moi, c'est tout ce qu'il y a compris; car il m'adore, on n'en peut douter. Madame Argante. - Eh! ma fille! il y en aura tant d'autres qui t'aimeront encore plus que lui. AngĂ©lique. - Oui, mais je ne les aimerai pas, moi, m'aimassent-ils davantage, et cela n'est pas possible. Madame Argante. - D'ailleurs, il sait que tu es riche. AngĂ©lique. - Il l'ignorait quand il m'a vue, et c'est ce qui devrait l'empĂÂȘcher de m'aimer, il sait bien que quand une fille est riche, on ne la donne qu'Ă un homme qui a d'autres richesses, toutes inutiles qu'elles sont; c'est, du moins, l'usage, le mĂ©rite n'est comptĂ© pour rien. Madame Argante. - Tu le dĂ©fends d'une maniĂšre qui m'alarme. Que penses-tu donc de cet enlĂšvement, dis-moi? tu es la franchise mĂÂȘme, ne serais-tu point en danger d'y consentir? AngĂ©lique. - Ah! je ne crois pas, ma mĂšre. Madame Argante. - Ta mĂšre! Ah! le ciel la prĂ©serve de savoir seulement qu'on te le propose! ne te sers plus de ce nom, elle ne saurait le soutenir dans cette occasion-ci. Mais pourrais-tu la fuir, te sentirais-tu la force de l'affliger jusque-lĂ , de lui donner la mort, de lui porter le poignard dans le sein? AngĂ©lique. - J'aimerais mieux mourir moi-mĂÂȘme. Madame Argante. - Survivrait-elle Ă l'affront que tu te ferais? Souffre Ă ton tour que mon amitiĂ© te parle pour elle; lequel aimes-tu le mieux, ou de cette mĂšre qui t'a inspirĂ© mille vertus, ou d'un amant qui veut te les ĂÂŽter toutes? AngĂ©lique. - Vous m'accablez. Dites-lui qu'elle ne craigne rien de sa fille, dites-lui que rien ne m'est plus cher qu'elle, et que je ne verrai plus Dorante, si elle me condamne Ă le perdre. Madame Argante. - Eh! que perdras-tu dans un inconnu qui n'a rien? AngĂ©lique. - Tout le bonheur de ma vie; ayez la bontĂ© de lui dire aussi que ce n'est point la quantitĂ© de biens qui rend heureuse, que j'en ai plus qu'il n'en faudrait avec Dorante, que je languirais avec un autre rapportez-lui ce que je vous dis lĂ , et que je me soumets Ă ce qu'elle en dĂ©cidera. Madame Argante. - Si tu pouvais seulement passer quelque temps sans le voir, le veux-tu bien? Tu ne me rĂ©ponds pas, Ă quoi songes-tu? AngĂ©lique. - Vous le dirai-je? Je me repens d'avoir tout dit; mon amour m'est cher, je viens de m'ĂÂŽter la libertĂ© d'y cĂ©der, et peu s'en faut que je ne la regrette; je suis mĂÂȘme fĂÂąchĂ©e d'ĂÂȘtre Ă©clairĂ©e; je ne voyais rien de tout ce qui m'effraye, et me voilĂ plus triste que je ne l'Ă©tais. Madame Argante. - Dorante me connaĂt-il? AngĂ©lique. - Non, Ă ce qu'il m'a dit. Madame Argante. - Eh bien! laisse-moi le voir, je lui parlerai sous le nom d'une tante Ă qui tu auras tout confiĂ©, et qui veut te servir; viens, ma fille, et laisse Ă mon coeur le soin de conduire le tien. AngĂ©lique. - Je ne sais, mais ce que vous inspire votre tendresse m'est d'un bon augure. Acte III ScĂšne premiĂšre Madame Argante, Lubin Madame Argante. - Personne ne nous voit-il? Lubin. - On ne peut pas nous voir, drĂšs que nous ne voyons parsonne. Madame Argante. - C'est qu'il me semble avoir aperçu lĂ -bas Monsieur Ergaste qui se promĂšne. Lubin. - Qui, ce nouviau venu? Il n'y a pas de danger avec li, ça ne regarde rin, ça dort en marchant. Madame Argante. - N'importe, il faut l'Ă©viter. Voyons ce que tu avais Ă me dire tantĂÂŽt et que tu n'as pas eu le temps de m'achever. Est-ce quelque chose de consĂ©quence? Lubin. - Jarni, si c'est de consĂ©quence! il s'agit tant seulement que cet amoureux veut dĂ©tourner voute fille. Madame Argante. - Qu'appelles-tu la dĂ©tourner? Lubin. - La loger ailleurs, la changer de chambre velĂ cen que c'est. Madame Argante. - Qu'a-t-elle rĂ©pondu? Lubin. - Il n'y a encore rien de dĂ©cidĂ©; car voute fille a dit Comment, ventreguĂ©! un enlĂšvement, Monsieur, avec une mĂšre qui m'aime tant! Bon! belle amiquiĂ©! a dit Lisette. Voute fille a reparti que c'Ă©tait une honte, qu'alle vous parlerait, vous Ă©mouverait, vous embrasserait les jambes; et pis chacun a tirĂ© de son cĂÂŽtĂ©, et moi du mian. Madame Argante. - Je saurai y mettre ordre. Dorante va-t-il se rendre ici? Lubin. - TatiguĂ©, s'il viendra! Je li ons donnĂ© l'ordre de la part de noute damoiselle, il ne peut pas manquer d'ĂÂȘtre obĂ©issant, et la chaise de poste est au bout de l'allĂ©e. Madame Argante. - La chaise! Lubin. - Eh voirement oui! avec une dame entre deux ĂÂąges, qu'il a mĂÂȘmement descendue dans l'hĂÂŽtellerie du village. Madame Argante. - Et pourquoi l'a-t-il amenĂ©e? Lubin. - Pour Ă celle fin qu'alle fasse compagnie Ă noute damoiselle si alle veut faire un tour dans la chaise, et pis de lĂ aller souper en ville, Ă ce qui m'est avis, selon queuques paroles que j'avons attrapĂ©es et qu'ils disiont tout bas. Madame Argante. - VoilĂ de furieux desseins; adieu, je m'Ă©loigne; et surtout ne dis point Ă Lisette que je suis ici. Lubin. - Je vas donc courir aprĂšs elle, mais faut que chacun soit content, je sis leur commissionnaire itou Ă ces enfants, quand vous arriverez, leur dirai-je que vous venez? Madame Argante. - Tu ne leur diras pas que c'est moi, Ă cause de Dorante qui ne m'attendrait pas, mais seulement que c'est quelqu'un qui approche. A part. Je ne veux pas le mettre entiĂšrement au fait. Lubin. - Je vous entends, rien que queuqu'un, sans nommer parsonne, je ferai voute affaire, noute maĂtresse enfilez le taillis stanpendant que je reste pour la manigance. ScĂšne II Lubin, Ergaste Lubin. - MorguĂ©! je gaigne bien ma vie avec l'amour de cette jeunesse. Bon! Ă l'autre, qu'est-ce qu'il viant rĂÂŽder ici, stila? Ergaste, rĂÂȘveur. - Interrogeons ce paysan, il est de la maison. Lubin, chantant en se promenant. - La, la, la. Ergaste. - Bonjour, l'ami. Lubin. - Serviteur. La, la. Ergaste. - Y a-t-il longtemps que vous ĂÂȘtes ici? Lubin. - Il n'y a que l'horloge qui en sait le compte, moi, je n'y regarde pas. Ergaste. - Il est brusque. Lubin. - Les gens de Paris passont-ils leur chemin queuquefois? restez-vous lĂ , Monsieur? Ergaste. - Peut-ĂÂȘtre. Lubin. - Oh! que nanni! la civilitĂ© ne vous le parmet pas. Ergaste. - Et d'oĂÂč vient? Lubin. - C'est que vous me portez de l'incommoditĂ©, j'ons besoin de ce chemin-ci pour une confarence en cachette. Ergaste. - Je te laisserai libre, je n'aime Ă gĂÂȘner personne; mais dis-moi, connais-tu un nommĂ© Monsieur Dorante? Lubin. - Dorante? Oui-da. Ergaste. - Il vient quelquefois ici, je pense, et connaĂt Mademoiselle AngĂ©lique? Lubin. - Pourquoi non? Je la connais bian, moi. Ergaste. - N'est-ce pas lui que tu attends? Lubin. - C'est Ă moi Ă savoir ça tout seul, si je vous disais oui, nous le saurions tous deux. Ergaste. - C'est que j'ai vu de loin un homme qui lui ressemblait. Lubin. - Eh bien! cette ressemblance, ne faut pas que vous l'aperceviez de prĂšs, si vous ĂÂȘtes honnĂÂȘte. Ergaste. - Sans doute, mais j'ai compris d'abord qu'il Ă©tait amoureux d'AngĂ©lique, et je ne me suis approchĂ© de toi que pour en ĂÂȘtre mieux instruit. Lubin. - Mieux! Eh! par la sambille, allez donc oublier ce que vous savez dĂ©jĂ , comment instruire un homme qui est aussi savant que moi? Ergaste. - Je ne te demande plus rien. Lubin. - Voyez qu'il a de peine! Gageons que vous savez itou qu'alle est amoureuse de li? Ergaste. - Non, mais je l'apprends. Lubin. - Oui, parce que vous le saviez; mais transportez-vous plus loin, faites-li place, et gardez le secret, Monsieur, ça est de consĂ©quence. Ergaste. - Volontiers, je te laisse. Il sort. Lubin, le voyant partir. - Queu sorcier d'homme! Dame, s'il n'ignore de rin, ce n'est pas ma faute. ScĂšne III Dorante, Lubin Lubin. - Bon, vous ĂÂȘtes homme de parole, mais dites-moi, avez-vous souvenance de connaĂtre un certain Monsieur Ergaste, qui a l'air d'ĂÂȘtre gelĂ©, et qu'on dirait qu'il ne va ni ne grouille, quand il marche? Dorante. - Un homme sĂ©rieux? Lubin. - Oh! si sĂ©rieux que j'en sis tout triste. Dorante. - Vraiment oui! je le connais, s'il s'appelle Ergaste; est-ce qu'il est ici? Lubin. - Il y Ă©tait tout prĂ©sentement; mais je li avons finement persuadĂ© d'aller ĂÂȘtre ailleurs. Dorante. - Explique-toi, Lubin, que fait-il ici? Lubin. - Oh! jarniguienne, ne m'amusez pas, je n'ons pas le temps de vous acouter dire, je sis pressĂ© d'aller avartir AngĂ©lique, ne dĂ©marrez pas. Dorante. - Mais, dis-moi auparavant... Lubin, en colĂšre. - TantĂÂŽt je ferai le rĂ©cit de ça. ParguĂ©, allez, j'ons bian le temps de lantarner de la maniĂšre. Il sort. ScĂšne IV Dorante, Ergaste Dorante, un moment seul. - Ergaste, dit-il; connaĂt-il AngĂ©lique dans ce pays-ci? Ergaste, rĂÂȘvant. - C'est Dorante lui-mĂÂȘme. Dorante. - Le voici. Me trompĂ©-je, est-ce vous, Monsieur? Ergaste. - Oui, mon neveu. Dorante. - Par quelle aventure vous trouvĂ©-je dans ce pays-ci? Ergaste. - J'y ai quelques amis que j'y suis venu voir; mais qu'y venez-vous faire vous-mĂÂȘme? Vous m'avez tout l'air d'y ĂÂȘtre en bonne fortune; je viens de vous y voir parler Ă un domestique qui vous apporte quelque rĂ©ponse, ou qui vous y mĂ©nage quelque entrevue. Dorante. - Je ferais scrupule de vous rien dĂ©guiser, il y est question d'amour, Monsieur, j'en conviens. Ergaste. - Je m'en doutais, on parle ici d'une trĂšs aimable fille, qui s'appelle AngĂ©lique; est-ce Ă elle Ă qui s'adressent vos voeux? Dorante. - C'est Ă elle-mĂÂȘme. Ergaste. - Vous avez donc accĂšs chez la mĂšre? Dorante. - Point du tout, je ne la connais pas, et c'est par hasard que j'ai vu sa fille. Ergaste. - Cet engagement-lĂ ne vous rĂ©ussira pas, Dorante, vous y perdez votre temps, car AngĂ©lique est extrĂÂȘmement riche, on ne la donnera pas Ă un homme sans bien. Dorante. - Aussi la quitterais-je, s'il n'y avait que son bien qui m'arrĂÂȘtĂÂąt, mais je l'aime et j'ai le bonheur d'en ĂÂȘtre aimĂ©. Ergaste. - Vous l'a-t-elle dit positivement? Dorante. - Oui, je suis sĂ»r de son coeur. Ergaste. - C'est beaucoup, mais il vous reste encore un autre inconvĂ©nient c'est qu'on dit que sa mĂšre a pour elle actuellement un riche parti en vue. Dorante. - Je ne le sais que trop, AngĂ©lique m'en a instruit. Ergaste. - Et dans quelle disposition est-elle lĂ -dessus? Dorante. - Elle est au dĂ©sespoir; et dit-on quel homme est ce rival? Ergaste. - Je le connais; c'est un honnĂÂȘte homme. Dorante. - Il faut du moins qu'il soit bien peu dĂ©licat s'il Ă©pouse une fille qui ne pourra le souffrir; et puisque vous le connaissez, Monsieur, ce serait en vĂ©ritĂ© lui rendre service, aussi bien qu'Ă moi, que de lui apprendre combien on le hait d'avance. Ergaste. - Mais on prĂ©tend qu'il s'en doute un peu. Dorante. - Il s'en doute et ne se retire pas! Ce n'est pas lĂ un homme estimable. Ergaste. - Vous ne savez pas encore le parti qu'il prendra. Dorante. - Si AngĂ©lique veut m'en croire, je ne le craindrai plus; mais quoi qu'il arrive, il ne peut l'Ă©pouser qu'en m'ĂÂŽtant la vie. Ergaste. - Du caractĂšre dont je le connais, je ne crois pas qu'il voulĂ»t vous ĂÂŽter la vĂÂŽtre, ni que vous fussiez d'humeur Ă attaquer la sienne; et si vous lui disiez poliment vos raisons, je suis persuadĂ© qu'il y aurait Ă©gard; voulez-vous le voir? Dorante. - C'est risquer beaucoup, peut-ĂÂȘtre avez-vous meilleure opinion de lui qu'il ne le mĂ©rite. S'il allait me trahir? Et d'ailleurs, oĂÂč le trouver? Ergaste. - Oh! rien de plus aisĂ©, car le voilĂ tout portĂ© pour vous entendre. Dorante. - Quoi! c'est vous, Monsieur? Ergaste. - Vous l'avez dit, mon neveu. Dorante. - Je suis confus de ce qui m'est Ă©chappĂ©, et vous avez raison, votre vie est bien en sĂ»retĂ©. Ergaste. - La vĂÂŽtre ne court pas plus de hasard, comme vous voyez. Dorante. - Elle est plus Ă vous qu'Ă moi, je vous dois tout, et je ne dispute plus AngĂ©lique. Ergaste. - L'attendez-vous ici? Dorante. - Oui, Monsieur, elle doit y venir; mais je ne la verrai que pour lui apprendre l'impossibilitĂ© oĂÂč je suis de la revoir davantage. Ergaste. - Point du tout, allez votre chemin, ma façon d'aimer est plus tranquille que la vĂÂŽtre, j'en suis plus le maĂtre, et je me sens touchĂ© de ce que vous me dites. Dorante. - Quoi! vous me laissez la libertĂ© de poursuivre? Ergaste. - LibertĂ© tout entiĂšre, continuez, vous dis-je, faites comme si vous ne m'aviez pas vu, et ne dites ici Ă personne qui je suis, je vous le dĂ©fends bien. Voici AngĂ©lique, elle ne m'aperçoit pas encore, je vais lui dire un mot en passant, ne vous alarmez point. ScĂšne V Dorante, Ergaste, AngĂ©lique, qui s'est approchĂ©e, mais qui, apercevant Ergaste, veut se retirer. Ergaste. - Ce n'est pas la peine de vous retirer, Madame; je suis instruit, je sais que Monsieur vous aime, qu'il n'est qu'un cadet, Lubin m'a tout dit, et mon parti est pris. Adieu, Madame. Il sort. ScĂšne VI Dorante, AngĂ©lique Dorante. - VoilĂ notre secret dĂ©couvert, cet homme-lĂ , pour se venger, va tout dire Ă votre mĂšre. AngĂ©lique. - Et malheureusement il a du crĂ©dit sur son esprit. Dorante. - Il y a apparence que nous nous voyons ici pour la derniĂšre fois, AngĂ©lique. AngĂ©lique. - Je n'en sais rien, pourquoi Ergaste se trouve-t-il ici? A part. Ma mĂšre aurait-elle quelque dessein? Dorante. - Tout est dĂ©sespĂ©rĂ©, le temps nous presse. Je finis par un mot, m'aimez-vous? m'estimez-vous? AngĂ©lique. - Si je vous aime! Vous dites que le temps presse, et vous faites des questions inutiles! Dorante. - Achevez de m'en convaincre; j'ai une chaise au bout de la grande allĂ©e, la dame dont je vous ai parlĂ©, et dont la maison est Ă un quart de lieue d'ici, nous attend dans le village, hĂÂątons-nous de l'aller trouver, et vous rendre chez elle. AngĂ©lique. - Dorante, ne songez plus Ă cela, je vous le dĂ©fends. Dorante. - Vous voulez donc me dire un Ă©ternel adieu? AngĂ©lique. - Encore une fois je vous le dĂ©fends; mettez-vous dans l'esprit que, si vous aviez le malheur de me persuader, je serais inconsolable; je dis le malheur, car n'en serait-ce pas un pour vous de me voir dans cet Ă©tat? Je crois qu'oui. Ainsi, qu'il n'en soit plus question; ne nous effrayons point, nous avons une ressource. Dorante. - Et quelle est-elle? AngĂ©lique. - Savez-vous Ă quoi je me suis engagĂ©e? A vous montrer Ă une dame de mes parentes. Dorante. - De vos parentes? AngĂ©lique. - Oui, je suis sa niĂšce, et elle va venir ici. Dorante. - Et vous lui avez confiĂ© notre amour? AngĂ©lique. - Oui. Dorante. - Et jusqu'oĂÂč l'avez-vous instruite? AngĂ©lique. - Je lui ai tout contĂ© pour avoir son avis. Dorante. - Quoi! la fuite mĂÂȘme que je vous ai proposĂ©e? AngĂ©lique. - Quand on ouvre son coeur aux gens, leur cache-t-on quelque chose? Tout ce que j'ai mal fait, c'est que je ne lui ai pas paru effrayĂ©e de votre proposition autant qu'il le fallait; voilĂ ce qui m'inquiĂšte. Dorante. - Et vous appelez cela une ressource? AngĂ©lique. - Pas trop, cela est Ă©quivoque, je ne sais plus que penser. Dorante. - Et vous hĂ©sitez encore de me suivre? AngĂ©lique. - Non seulement j'hĂ©site, mais je ne le veux point. Dorante. - Non, je n'Ă©coute plus rien. Venez, AngĂ©lique, au nom de notre amour; venez, ne nous quittons plus, sauvez-moi ce que j'aime, conservez-vous un homme qui vous adore. AngĂ©lique. - De grĂÂące, laissez-moi, Dorante; Ă©pargnez-moi cette dĂ©marche, c'est abuser de ma tendresse en vĂ©ritĂ©, respectez ce que je vous dis. Dorante. - Vous nous avez trahis; il ne nous reste qu'un moment Ă nous voir, et ce moment dĂ©cide de tout. AngĂ©lique, combattue. - Dorante, je ne saurais m'y rĂ©soudre. Dorante. - Il faut donc vous quitter pour jamais. AngĂ©lique. - Quelle persĂ©cution! Je n'ai point Lisette, et je suis sans conseil. Dorante. - Ah! vous ne m'aimez point. AngĂ©lique. - Pouvez-vous le dire? ScĂšne VII Dorante, AngĂ©lique, Lubin Lubin, passant au milieu d'eux sans s'arrĂÂȘter. - Prenez garde, reboutez le propos Ă une autre fois, voici queuqu'un. Dorante. - Et qui? Lubin. - Queuqu'un qui est fait comme une mĂšre. Dorante, fuyant avec Lubin. - Votre mĂšre! Adieu, AngĂ©lique, je l'avais prĂ©vu, il n'y a plus d'espĂ©rance. AngĂ©lique, voulant le retenir. - Non, je crois qu'il se trompe, c'est ma parente. Il ne m'Ă©coute point, que ferai-je? Je ne sais oĂÂč j'en suis. ScĂšne VIII Madame Argante, AngĂ©lique AngĂ©lique, allant Ă sa mĂšre. - Ah! ma mĂšre. Madame Argante. - Qu'as-tu donc, ma fille? d'oĂÂč vient que tu es si troublĂ©e? AngĂ©lique. - Ne me quittez point, secourez-moi, je ne me reconnais plus. Madame Argante. - Te secourir, et contre qui, ma chĂšre fille? AngĂ©lique. - HĂ©las! contre moi, contre Dorante et contre vous, qui nous sĂ©parerez peut-ĂÂȘtre. Lubin est venu dire que c'Ă©tait vous. Dorante s'est sauvĂ©, il se meurt, et je vous conjure qu'on le rappelle, puisque vous voulez lui parler. Madame Argante. - Sa franchise me pĂ©nĂštre. Oui, je te l'ai promis, et j'y consens, qu'on le rappelle, je veux devant toi le forcer lui-mĂÂȘme Ă convenir de l'indignitĂ© qu'il te proposait. Elle appelle Lubin. Lubin, cherche Dorante, et dis-lui que je l'attends ici avec ma niĂšce. Lubin. - Voute niĂšce! Est-ce que vous ĂÂȘtes itou la tante de voute fille? Il sort. Madame Argante. - Va, ne t'embarrasse point. Mais j'aperçois Lisette, c'est un inconvĂ©nient; renvoie-la comme tu pourras, avant que Dorante arrive, elle ne me reconnaĂtra pas sous cet habit, et je me cache avec ma coiffe. ScĂšne IX Madame Argante, AngĂ©lique, Lisette Lisette, Ă AngĂ©lique. - Apparemment que Dorante attend plus loin. A Madame Argante. Que je ne vous sois point suspecte, Madame; je suis du secret, et vous allez tirer ma maĂtresse d'une dĂ©pendance bien dure et bien gĂÂȘnante, sa mĂšre aurait infailliblement forcĂ© son inclination. A AngĂ©lique. Pour vous, Madame, ne vous faites pas un monstre de votre fuite. Que peut-on vous reprocher, dĂšs que vous fuyez avec Madame? Madame Argante, se dĂ©couvrant. - Retirez-vous. Lisette, fuyant. - Oh! Madame Argante. - C'Ă©tait le plus court pour nous en dĂ©faire. AngĂ©lique. - Voici Dorante, je frissonne. Ah! ma mĂšre, songez que je me suis ĂÂŽtĂ© tous les moyens de vous dĂ©plaire, et que cette pensĂ©e vous attendrisse un peu pour nous. ScĂšne X Dorante, Madame Argante, AngĂ©lique, Lubin AngĂ©lique. - Approchez, Dorante, Madame n'a que de bonnes intentions, je vous ai dit que j'Ă©tais sa niĂšce. Dorante, saluant. - Je vous croyais avec Madame votre mĂšre. Madame Argante. - C'est Lubin qui s'est mal expliquĂ© d'abord. Dorante. - Mais ne viendra-t-elle pas? Madame Argante. - Lubin y prendra garde. Retire-toi, et nous avertis si Madame Argante arrive. Lubin, riant par intervalles. - Madame Argante? allez, allez, n'apprĂ©hendez rin pus, je la dĂ©fie de vous surprendre; alle pourra arriver, si le guiable s'en mĂÂȘle. Il sort en riant. ScĂšne XI Madame Argante, AngĂ©lique, Dorante Madame Argante. - Eh bien! Monsieur, ma niĂšce m'a tout contĂ©, rassurez-vous il me paraĂt que vous ĂÂȘtes inquiet. Dorante. - J'avoue, Madame, que votre prĂ©sence m'a d'abord un peu troublĂ©. AngĂ©lique, Ă part. - Comment le trouvez-vous, ma mĂšre? Madame Argante, Ă part le premier mot. - Doucement. Je ne viens ici que pour Ă©couter vos raisons sur l'enlĂšvement dont vous parlez Ă ma niĂšce. Dorante. - Un enlĂšvement est effrayant, Madame, mais le dĂ©sespoir de perdre ce qu'on aime rend bien des choses pardonnables. AngĂ©lique. - Il n'a pas trop insistĂ©, je suis obligĂ©e de le dire. Dorante. - Il est certain qu'on ne consentira pas Ă nous unir. Ma naissance est Ă©gale Ă celle d'AngĂ©lique, mais la diffĂ©rence de nos fortunes ne me laisse rien Ă espĂ©rer de sa mĂšre. Madame Argante. - Prenez garde, Monsieur; votre dĂ©sespoir de la perdre pourrait ĂÂȘtre suspect d'intĂ©rĂÂȘt; et quand vous dites que non, faut-il vous en croire sur votre parole? Dorante. - Ah! Madame, qu'on retienne tout son bien, qu'on me mette hors d'Ă©tat de l'avoir jamais; le ciel me punisse si j'y songe! AngĂ©lique. - Il m'a toujours parlĂ© de mĂÂȘme. Madame Argante. - Ne nous interrompez point, ma niĂšce. A Dorante. L'amour seul vous fait agir, soit; mais vous ĂÂȘtes, m'a-t-on dit, un honnĂÂȘte homme, et un honnĂÂȘte homme aime autrement qu'un autre; le plus violent amour ne lui conseille jamais rien qui puisse tourner Ă la honte de sa maĂtresse, vous voyez, reconnaissez-vous ce que je dis lĂ , vous qui voulez engager AngĂ©lique Ă une dĂ©marche aussi dĂ©shonorante? AngĂ©lique, Ă part. - Ceci commence mal. Madame Argante. - Pouvez-vous ĂÂȘtre content de votre coeur; et supposons qu'elle vous aime, le mĂ©ritez-vous? Je ne viens point ici pour me fĂÂącher, et vous avez la libertĂ© de me rĂ©pondre, mais n'est-elle pas bien Ă plaindre d'aimer un homme aussi peu jaloux de sa gloire, aussi peu touchĂ© des intĂ©rĂÂȘts de sa vertu, qui ne se sert de sa tendresse que pour Ă©garer sa raison, que pour lui fermer les yeux sur tout ce qu'elle se doit Ă elle-mĂÂȘme, que pour l'Ă©tourdir sur l'affront irrĂ©parable qu'elle va se faire? Appelez-vous cela de l'amour, et la puniriez-vous plus cruellement du sien, si vous Ă©tiez son ennemi mortel? Dorante. - Madame, permettez-moi de vous le dire, je ne vois rien dans mon coeur qui ressemble Ă ce que je viens d'entendre. Un amour infini, un respect qui m'est peut-ĂÂȘtre encore plus cher et plus prĂ©cieux que cet amour mĂÂȘme, voilĂ tout ce que je sens pour AngĂ©lique; je suis d'ailleurs incapable de manquer d'honneur, mais il y a des rĂ©flexions austĂšres qu'on n'est point en Ă©tat de faire quand on aime, un enlĂšvement n'est pas un crime, c'est une irrĂ©gularitĂ© que le mariage efface; nous nous serions donnĂ© notre foi mutuelle, et AngĂ©lique, en me suivant, n'aurait fui qu'avec son Ă©poux. AngĂ©lique, Ă part. - Elle ne se payera pas de ces raisons-lĂ . Madame Argante. - Son Ă©poux, Monsieur, suffit-il d'en prendre le nom pour l'ĂÂȘtre? Et de quel poids, s'il vous plaĂt, serait cette foi mutuelle dont vous parlez? Vous vous croiriez donc mariĂ©s, parce que, dans l'Ă©tourderie d'un transport amoureux, il vous aurait plu de vous dire Nous le somme? Les passions seraient bien Ă leur aise, si leur emportement rendait tout lĂ©gitime. AngĂ©lique. - Juste ciel! Madame Argante. - Songez-vous que de pareils engagements dĂ©shonorent une fille! que sa rĂ©putation en demeure ternie, qu'elle en perd l'estime publique, que son Ă©poux peut rĂ©flĂ©chir un jour qu'elle a manquĂ© de vertu, que la faiblesse honteuse oĂÂč elle est tombĂ©e doit la flĂ©trir Ă ses yeux mĂÂȘmes, et la lui rendre mĂ©prisable? AngĂ©lique, vivement. - Ah! Dorante, que vous Ă©tiez coupable! Madame, je me livre Ă vous, Ă vos conseils, conduisez-moi, ordonnez, que faut-il que je devienne, vous ĂÂȘtes la maĂtresse, je fais moins cas de la vie que des lumiĂšres que vous venez de me donner; et vous, Dorante, tout ce que je puis Ă prĂ©sent pour vous, c'est de vous pardonner une proposition qui doit vous paraĂtre affreuse. Dorante. - N'en doutez pas, chĂšre AngĂ©lique; oui, je me rends, je la dĂ©savoue; ce n'est pas la crainte de voir diminuer mon estime pour vous qui me frappe, je suis sĂ»r que cela n'est pas possible; c'est l'horreur de penser que les autres ne vous estimeraient plus, qui m'effraye; oui, je le comprends, le danger est sĂ»r, Madame vient de m'Ă©clairer Ă mon tour je vous perdrais, et qu'est-ce que c'est que mon amour et ses intĂ©rĂÂȘts, auprĂšs d'un malheur aussi terrible? Madame Argante. - Et d'un malheur qui aurait entraĂnĂ© la mort d'AngĂ©lique, parce que sa mĂšre n'aurait pu le supporter. AngĂ©lique. - HĂ©las! jugez combien je dois l'aimer, cette mĂšre, rien ne nous a gĂÂȘnĂ©s dans nos entrevues; eh bien! Dorante, apprenez qu'elle les savait toutes, que je l'ai instruite de votre amour, du mien, de vos desseins, de mes irrĂ©solutions. Dorante. - Qu'entends-je? AngĂ©lique. - Oui, je l'avais instruite, ses bontĂ©s, ses tendresses m'y avaient obligĂ©e, elle a Ă©tĂ© ma confidente, mon amie, elle n'a jamais gardĂ© que le droit de me conseiller, elle ne s'est reposĂ©e de ma conduite que sur ma tendresse pour elle, et m'a laissĂ©e la maĂtresse de tout, il n'a tenu qu'Ă moi de vous suivre, d'ĂÂȘtre une ingrate envers elle, de l'affliger impunĂ©ment, parce qu'elle avait promis que je serais libre. Dorante. - Quel respectable portrait me faites-vous d'elle! Tout amant que je suis, vous me mettez dans ses intĂ©rĂÂȘts mĂÂȘme, je me range de son parti, et me regarderais comme le plus indigne des hommes, si j'avais pu dĂ©truire une aussi belle, aussi vertueuse union que la vĂÂŽtre. AngĂ©lique, Ă part. - Ah! ma mĂšre, lui dirai-je qui vous ĂÂȘtes? Dorante. - Oui, belle AngĂ©lique, vous avez raison. Abandonnez-vous toujours Ă ces mĂÂȘmes bontĂ©s qui m'Ă©tonnent, et que j'admire; continuez de les mĂ©riter, je vous y exhorte, que mon amour y perde ou non, vous le devez, je serais au dĂ©sespoir, si je l'avais emportĂ© sur elle. Madame Argante, aprĂšs avoir rĂÂȘvĂ© quelque temps. - Ma fille, je vous permets d'aimer Dorante. Dorante. - Vous, Madame, la mĂšre d'AngĂ©lique! AngĂ©lique. - C'est elle-mĂÂȘme; en connaissez-vous qui lui ressemble? Dorante. - Je suis si pĂ©nĂ©trĂ© de respect... Madame Argante. - ArrĂÂȘtez, voici Monsieur Ergaste. ScĂšne XII Ergaste, acteurs susdits. Ergaste. - Madame, quelques affaires pressantes me rappellent Ă Paris. Mon mariage avec AngĂ©lique Ă©tait comme arrĂÂȘtĂ©, mais j'ai fait quelques rĂ©flexions, je craindrais qu'elle ne m'Ă©pousĂÂąt par pure obĂ©issance, et je vous remets votre parole. Ce n'est pas tout, j'ai un Ă©poux Ă vous proposer pour AngĂ©lique, un jeune homme riche et estimĂ© elle peut avoir le coeur prĂ©venu, mais n'importe. AngĂ©lique. - Je vous suis obligĂ©e, Monsieur; ma mĂšre n'est pas pressĂ©e de me marier. Madame Argante. - Mon parti est pris, Monsieur, j'accorde ma fille Ă Dorante que vous voyez. Il n'est pas riche, mais il vient de me montrer un caractĂšre qui me charme, et qui fera le bonheur d'AngĂ©lique; Dorante, je ne veux que le temps de savoir qui vous ĂÂȘtes. Dorante veut se jeter aux genoux de Madame Argante qui le relĂšve. Ergaste. - Je vais vous le dire, Madame, c'est mon neveu, le jeune homme dont je vous parle, et Ă qui j'assure tout mon bien. Madame Argante. - Votre neveu! AngĂ©lique, Ă Dorante, Ă part. - Ah! que nous avons d'excuses Ă lui faire! Dorante. - Eh! Monsieur, comment payer vos bienfaits? Ergaste. - Point de remerciements. Ne vous avais-je pas promis qu'AngĂ©lique n'Ă©pouserait pas un homme sans bien? Je n'ai plus qu'une chose Ă dire j'intercĂšde pour Lisette, et je demande sa grĂÂące. Madame Argante. - Je lui pardonne; que nos jeunes gens la rĂ©compensent, mais qu'ils s'en dĂ©fassent. Lubin. - Et moi, pour bian faire, faut qu'an me rĂ©compense, et qu'an me garde. Madame Argante. - Je t'accorde les deux. Le Legs Acteurs ComĂ©die en un acte et en prose reprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois le 11 juin 1736 par les comĂ©diens Français Acteurs La Comtesse. Le Marquis. Le Chevalier Lisette, suivante de la Comtesse. LĂ©pine, valet de chambre du Marquis. La scĂšne est Ă une maison de campagne de la Comtesse. ScĂšne premiĂšre Le Chevalier, Hortense Le Chevalier. - La dĂ©marche que vous allez faire auprĂšs du Marquis m'alarme. Hortense. - Je ne risque rien, vous dis-je. Raisonnons. DĂ©funt son parent et le mien lui laisse six cent mille francs, Ă la charge il est vrai de m'Ă©pouser, ou de m'en donner deux cent mille; cela est Ă son choix; mais le Marquis ne sent rien pour moi. Je suis sĂ»re qu'il a de l'inclination pour la Comtesse; d'ailleurs, il est dĂ©jĂ assez riche par lui-mĂÂȘme; voilĂ encore une succession de six cent mille francs qui lui vient, Ă laquelle il ne s'attendait pas; et vous croyez que, plutĂÂŽt que d'en distraire deux cent mille, il aimera mieux m'Ă©pouser, moi qui lui suis indiffĂ©rente, pendant qu'il a de l'amour pour la Comtesse, qui peut-ĂÂȘtre ne le hait pas, et qui a plus de bien que moi? Il n'y a pas d'apparence. Le Chevalier. - Mais Ă quoi jugez-vous que la Comtesse ne le hait pas? Hortense. - A mille petites remarques que je fais tous les jours; et je n'en suis pas surprise. Du caractĂšre dont elle est, celui du Marquis doit ĂÂȘtre de son goĂ»t. La Comtesse est une femme brusque, qui aime Ă primer, Ă gouverner, Ă ĂÂȘtre la maĂtresse. Le Marquis est un homme doux, paisible, aisĂ© Ă conduire; et voilĂ ce qu'il faut Ă la Comtesse. Aussi ne parle-t-elle de lui qu'avec Ă©loge. Son air de naĂÂŻvetĂ© lui plaĂt; c'est, dit-elle, le meilleur homme, le plus complaisant, le plus sociable. D'ailleurs, le Marquis est d'un ĂÂąge qui lui convient; elle n'est plus de cette grande jeunesse il a trente-cinq ou quarante ans, et je vois bien qu'elle serait charmĂ©e de vivre avec lui. Le Chevalier. - J'ai peur que l'Ă©vĂ©nement ne vous trompe. Ce n'est pas un petit objet que deux cent mille francs qu'il faudra qu'on vous donne si l'on ne vous Ă©pouse pas; et puis, quand le Marquis et la Comtesse s'aimeraient, de l'humeur dont ils sont tous deux, ils auront bien de la peine Ă se le dire. Hortense. - Oh! moyennant l'embarras oĂÂč je vais jeter le Marquis, il faudra bien qu'il parle, et je veux savoir Ă quoi m'en tenir. Depuis le temps que nous sommes Ă cette campagne chez la Comtesse, il ne me dit rien. Il y a six semaines qu'il se tait; je veux qu'il s'explique. Je ne perdrai pas le legs qui me revient, si je n'Ă©pouse pas le Marquis. Le Chevalier. - Mais, s'il accepte votre main? Hortense. - Eh! non, vous dis-je. Laissez-moi faire. Je crois qu'il espĂšre que ce sera moi qui le refuserai. Peut-ĂÂȘtre mĂÂȘme feindra-t-il de consentir Ă notre union; mais que cela ne vous Ă©pouvante pas. Vous n'ĂÂȘtes point assez riche pour m'Ă©pouser avec deux cent mille francs de moins; je suis bien aise de vous les apporter en mariage. Je suis persuadĂ©e que la Comtesse et le Marquis ne se haĂÂŻssent pas. Voyons ce que me diront lĂ -dessus LĂ©pine et Lisette, qui vont venir me parler. L'un est un Gascon froid, mais adroit; Lisette a de l'esprit. Je sais qu'ils ont tous deux la confiance de leurs maĂtres; je les intĂ©resserai Ă m'instruire, et tout ira bien. Les voilĂ qui viennent. Retirez-vous. ScĂšne II Lisette, LĂ©pine, Hortense Hortense. - Venez, Lisette; approchez. Lisette. - Que souhaitez-vous de nous, Madame? Hortense. - Rien que vous ne puissiez me dire sans blesser la fidĂ©litĂ© que vous devez, vous au Marquis, et vous Ă la Comtesse. Lisette. - Tant mieux, Madame. LĂ©pine. - Ce dĂ©but encourage. Nos services vous sont acquis. Hortense tire quelque argent de sa poche. - Tenez, Lisette; tout service mĂ©rite rĂ©compense. Lisette refusant d'abord. - Du moins, Madame, faudrait-il savoir auparavant de quoi il s'agit. Hortense. - Prenez; je vous le donne, quoi qu'il arrive. VoilĂ pour vous, Monsieur de LĂ©pine. LĂ©pine. - Madame, je serais volontiers de l'avis de Mademoiselle; mais je prends le respect dĂ©fend que je raisonne. Hortense. - Je ne prĂ©tends vous engager Ă rien et voici de quoi il est question; le Marquis, votre maĂtre, vous estime, LĂ©pine? LĂ©pine, froidement. - ExtrĂÂȘmement, Madame; il me connaĂt. Hortense. - Je remarque qu'il vous confie aisĂ©ment ce qu'il pense. LĂ©pine. - Oui, Madame; de toutes ses pensĂ©es, incontinent j'en ai copie; il n'en sait pas le compte mieux que moi. Hortense. - Vous, Lisette, vous ĂÂȘtes sur le mĂÂȘme ton avec la Comtesse? Lisette. - J'ai cet honneur-lĂ , Madame. Hortense. - Dites-moi, LĂ©pine, je me figure que le Marquis aime la Comtesse; me trompĂ©-je? il n'y a point d'inconvĂ©nient Ă me dire ce qui en est. LĂ©pine. - Je n'affirme rien; mais patience. Nous devons ce soir nous entretenir lĂ -dessus. Hortense. - Et soupçonnez-vous qu'il l'aime? LĂ©pine. - De soupçons, j'en ai de violents. Je m'en Ă©claircirai tantĂÂŽt. Hortense. - Et vous, Lisette, quel est votre sentiment sur la Comtesse? Lisette. - Qu'elle ne songe point du tout au Marquis, Madame. LĂ©pine. - Je diffĂšre avec vous de pensĂ©e. Hortense. - Je crois aussi qu'ils s'aiment. Et supposons que je ne me trompe pas; du caractĂšre dont ils sont, ils auront de la peine Ă s'en parler. Vous, LĂ©pine, voudriez-vous exciter le Marquis Ă le dĂ©clarer Ă la Comtesse? et vous, Lisette, disposer la Comtesse Ă se l'entendre dire. Ce sera une industrie fort innocente. LĂ©pine. - Et mĂÂȘme louable. Lisette, rendant l'argent. - Madame, permettez que je vous rende votre argent. Hortense. - Gardez. D'oĂÂč vient?... Lisette. - C'est qu'il me semble que voilĂ prĂ©cisĂ©ment le service que vous exigez de moi, et c'est prĂ©cisĂ©ment celui que je ne puis vous rendre. Ma maĂtresse est veuve; elle est tranquille; son Ă©tat est heureux; ce serait dommage de l'en tirer; je prie le Ciel qu'elle y reste. LĂ©pine, froidement. - Quant Ă moi, je garde mon lot; rien ne m'oblige Ă restitution. J'ai la volontĂ© de vous ĂÂȘtre utile. Monsieur le Marquis vit dans le cĂ©libat; mais le mariage, il est bon, trĂšs bon, il a ses peines, chaque Ă©tat a les siennes; quelquefois le mien me pĂšse; le tout est Ă©gal. Oui, je vous servirai, Madame, je vous servirai. Je n'y vois point de mal. On s'Ă©pouse de tout temps, on s'Ă©pousera toujours; on n'a que cette honnĂÂȘte ressource quand on aime. Hortense. - Vous me surprenez, Lisette, d'autant plus que je m'imaginais que vous pouviez vous aimer tous deux. Lisette. - C'est de quoi il n'est pas question de ma part. LĂ©pine. - De la mienne, j'en suis demeurĂ© Ă l'estime. NĂ©anmoins Mademoiselle est aimable; mais j'ai passĂ© mon chemin sans y prendre garde. Lisette. - J'espĂšre que vous passerez toujours de mĂÂȘme. Hortense. - VoilĂ ce que j'avais Ă vous dire. Adieu, Lisette; vous ferez ce qu'il vous plaira; je ne vous demande que le secret. J'accepte vos services, LĂ©pine. ScĂšne III LĂ©pine, Lisette Lisette. - Nous n'avons rien Ă nous dire, Mons de LĂ©pine. J'ai affaire, et je vous laisse. LĂ©pine. - Doucement, Mademoiselle, retardez d'un moment; je trouve Ă propos de vous informer d'un petit accident qui m'arrive. Lisette. - Voyons. LĂ©pine. - D'homme d'honneur, je n'avais pas envisagĂ© vos grĂÂąces; je ne connaissais pas votre mine. Lisette. - Qu'importe? Je vous en offre autant; c'est tout au plus si je connais actuellement la vĂÂŽtre. LĂ©pine. - Cette dame se figurait que nous nous aimions. Lisette. - Eh bien! elle se figurait mal. LĂ©pine. - Attendez; voici l'accident. Son discours a fait que mes yeux se sont arrĂÂȘtĂ©s dessus vous plus attentivement que de coutume. Lisette. - Vos yeux ont pris bien de la peine. LĂ©pine. - Et vous ĂÂȘtes jolie, sandis, oh! trĂšs jolie. Lisette. - Ma foi, Monsieur de LĂ©pine, vous ĂÂȘtes galant, oh! trĂšs galant; mais l'ennui me prend dĂšs qu'on me loue. AbrĂ©geons. Est-ce lĂ tout? LĂ©pine. - A mon exemple, envisagez-moi, je vous prie; faites-en l'Ă©preuve. Lisette. - Oui-da. Tenez, je vous regarde. LĂ©pine. - Eh donc! est-ce lĂ ce LĂ©pine, que vous connaissiez? N'y voyez-vous rien de nouveau? Que vous dit le coeur? Lisette. - Pas le mot. Il n'y a rien lĂ pour lui. LĂ©pine. - Quelquefois pourtant nombre de gens ont estimĂ© que j'Ă©tais un garçon assez revenant; mais nous y retournerons; c'est partie Ă remettre. Ecoutez le restant. Il est certain que mon maĂtre distingue tendrement votre maĂtresse. Aujourd'hui mĂÂȘme il m'a confiĂ© qu'il mĂ©ditait de vous communiquer ses sentiments. Lisette. - Comme il lui plaira. La rĂ©ponse que j'aurai l'honneur de lui communiquer sera courte. LĂ©pine. - Remarquons d'abondance que la Comtesse se plaĂt avec mon maĂtre, qu'elle a l'ĂÂąme joyeuse en le voyant. Vous me direz que nos gens sont Ă©tranges personnes, et je vous l'accorde. Le Marquis, homme tout simple, peu hasardeux dans le discours, n'osera jamais aventurer la dĂ©claration; et des dĂ©clarations, la Comtesse les Ă©pouvante; femme qui nĂ©glige les compliments, qui vous parle entre l'aigre et le doux, et dont l'entretien a je ne sais quoi de sec, de froid, de purement raisonnable. Le moyen que l'amour puisse ĂÂȘtre mis en avant avec cette femme. Il ne sera jamais Ă propos de lui dire "Je vous aime", Ă moins qu'on ne le lui dise Ă propos de rien. Cette matiĂšre, avec elle, ne peut tomber que des nues. On dit qu'elle traite l'amour de bagatelle d'enfant; moi, je prĂ©tends qu'elle a pris goĂ»t Ă cette enfance. Dans cette conjoncture, j'opine que nous encouragions ces deux personnages. Qu'en sera-t-il? qu'ils s'aimeront bonnement, en toute simplesse, et qu'ils s'Ă©pouseront de mĂÂȘme. Qu'en sera-t-il? Qu'en me voyant votre camarade, vous me rendrez votre mari par la douce habitude de me voir. Eh donc! parlez, ĂÂȘtes-vous d'accord? Lisette. - Non. LĂ©pine. - Mademoiselle, est-ce mon amour qui vous dĂ©plaĂt? Lisette. - Oui. LĂ©pine. - En peu de mots vous dites beaucoup; mais considĂ©rez l'occurrence. Je vous prĂ©dis que nos maĂtres se marieront; que la commoditĂ© vous tente. Lisette. - Je vous prĂ©dis qu'ils ne se marieront point. Je ne veux pas, moi. Ma maĂtresse, comme vous dites fort habilement, tient l'amour au-dessous d'elle; et j'aurai soin de l'entretenir dans cette humeur, attendu qu'il n'est pas de mon petit intĂ©rĂÂȘt qu'elle se marie. Ma condition n'en serait pas si bonne, entendez-vous? Il n'y a point d'apparence que la Comtesse y gagne, et moi j'y perdrais beaucoup. J'ai fait un petit calcul lĂ -dessus, au moyen duquel je trouve que tous vos arrangements me dĂ©rangent et ne me valent rien. Ainsi, quelque jolie que je sois, continuez de n'en rien voir; laissez lĂ la dĂ©couverte que vous avez faite de mes grĂÂąces, et passez toujours sans y prendre garde. LĂ©pine, froidement. - Je les ai vues, Mademoiselle; j'en suis frappĂ© et n'ai de remĂšde que votre coeur. Lisette. - Tenez-vous donc pour incurable. LĂ©pine. - Me donnez-vous votre dernier mot? Lisette. - Je n'y changerai pas une syllabe. Elle veut s'en aller. LĂ©pine, l'arrĂÂȘtant. - Permettez que je reparte. Vous calculez; moi de mĂÂȘme. Selon vous, il ne faut pas que nos gens se marient; il faut qu'ils s'Ă©pousent, selon moi, je le prĂ©tends. Lisette. - Mauvaise gasconnade! LĂ©pine. - Patience. Je vous aime, et vous me refusez le rĂ©ciproque. Je calcule qu'il me fait besoin, et je l'aurai, sandis! je le prĂ©tends. Lisette. - Vous ne l'aurez pas, sandis! LĂ©pine. - J'ai tout dit. Laissez parler mon maĂtre qui nous arrive. ScĂšne IV Le Marquis, LĂ©pine, Lisette Le Marquis. - Ah! vous voici, Lisette! je suis bien aise de vous trouver. Lisette. - Je vous suis obligĂ©e, Monsieur; mais je m'en allais. Le Marquis. - Vous vous en alliez? J'avais pourtant quelque chose Ă vous dire. Etes-vous un peu de nos amis? LĂ©pine. - Petitement. Lisette. - J'ai beaucoup d'estime et de respect pour Monsieur le Marquis. Le Marquis. - Tout de bon? Vous me faites plaisir, Lisette; je fais beaucoup de cas de vous aussi. Vous me paraissez une trĂšs bonne fille, et vous ĂÂȘtes Ă une maĂtresse qui a bien du mĂ©rite. Lisette. - Il y a longtemps que je le sais, Monsieur. Le Marquis. - Ne vous parle-t-elle jamais de moi? Que vous en dit-elle? Lisette. - Oh! rien. Le Marquis. - C'est que, entre nous, il n'y a point de femme que j'aime tant qu'elle. Lisette. - Qu'appelez-vous aimer, Monsieur le Marquis? Est-ce de l'amour que vous entendez? Le Marquis. - Eh! mais oui, de l'amour, de l'inclination, comme tu voudras; le nom n'y fait rien. Je l'aime mieux qu'un autre. VoilĂ tout. Lisette. - Cela se peut. Le Marquis. - Mais elle n'en sait rien; je n'ai pas osĂ© le lui apprendre. Je n'ai pas trop le talent de parler d'amour. Lisette. - C'est ce qui me semble. Le Marquis. - Oui, cela m'embarrasse, et, comme ta maĂtresse est une femme fort raisonnable, j'ai peur qu'elle ne se moque de moi, et je ne saurais plus que lui dire; de sorte que j'ai rĂÂȘvĂ© qu'il serait bon que tu la prĂ©vinsses en ma faveur. Lisette. - Je vous demande pardon, Monsieur, mais il fallait rĂÂȘver tout le contraire. Je ne puis rien pour vous, en vĂ©ritĂ©. Le Marquis. - Eh! d'oĂÂč vient? Je t'aurai grande obligation. Je payerai bien tes peines; et si ce garçon-lĂ montrant LĂ©pine te convenait, je vous ferais un fort bon parti Ă tous les deux. LĂ©pine, froidement, et sans regarder Lisette. - Derechef, recueillez-vous lĂ -dessus, Mademoiselle. Lisette. - Il n'y a pas moyen, Monsieur le Marquis. Si je parlais de vos sentiments Ă ma maĂtresse, vous avez beau dire que le nom n'y fait rien, je me brouillerais avec elle, je vous y brouillerais vous-mĂÂȘme. Ne la connaissez-vous pas? Le Marquis. - Tu crois donc qu'il n'y a rien Ă faire? Lisette. - Absolument rien. Le Marquis. - Tant pis, cela me chagrine. Elle me fait tant d'amitiĂ©, cette femme! Allons, il ne faut donc plus y penser. LĂ©pine, froidement. - Monsieur, ne vous dĂ©confortez pas. Du rĂ©cit de Mademoiselle, n'en tenez compte, elle vous triche. Retirons-nous; venez me consulter Ă l'Ă©cart, je serai plus consolant. Partons. Le Marquis. - Viens; voyons ce que tu as Ă me dire. Adieu, Lisette; ne me nuis pas, voilĂ tout ce que j'exige. ScĂšne V LĂ©pine, Lisette LĂ©pine. - N'exigez rien; ne gĂÂȘnons point Mademoiselle. Soyons galamment ennemis dĂ©clarĂ©s; faisons-nous du mal en toute franchise. Adieu, gentille personne, je vous chĂ©ris ni plus ni moins; gardez-moi votre coeur, c'est un dĂ©pĂÂŽt que je vous laisse. Lisette. - Adieu, mon pauvre LĂ©pine; vous ĂÂȘtes peut-ĂÂȘtre de tous les fous de la Garonne le plus effrontĂ©, mais aussi le plus divertissant. ScĂšne VI La Comtesse, Lisette Lisette. - Voici ma maĂtresse. De l'humeur dont elle est, je crois que cet amour-ci ne la divertira guĂšre. Gare que le Marquis ne soit bientĂÂŽt congĂ©diĂ©! La Comtesse, tenant une lettre. - Tenez, Lisette, dites qu'on porte cette lettre Ă la poste; en voilĂ dix que j'Ă©cris depuis trois semaines. La sotte chose qu'un procĂšs! Que j'en suis lasse! Je ne m'Ă©tonne pas s'il y a tant de femmes qui se remarient. Lisette, riant. - Bon, votre procĂšs, une affaire de mille francs, voilĂ quelque chose de bien considĂ©rable pour vous! Avez-vous envie de vous remarier? J'ai votre affaire. La Comtesse. - Qu'est-ce que c'est qu'envie de me remarier? Pourquoi me dites-vous cela? Lisette. - Ne vous fĂÂąchez pas; je ne veux que vous divertir. La Comtesse. - Ce pourrait ĂÂȘtre quelqu'un de Paris qui vous aurait fait une confidence; en tout cas, ne me le nommez pas. Lisette. - Oh! il faut pourtant que vous connaissiez celui dont je parle. La Comtesse. - Brisons lĂ -dessus. Je rĂÂȘve Ă une chose; le Marquis n'a ici qu'un valet de chambre dont il a peut-ĂÂȘtre besoin; et je voulais lui demander s'il n'a pas quelque paquet Ă porter Ă la poste, on le porterait avec le mien. OĂÂč est-il, le Marquis? L'as-tu vu ce matin? Lisette. - Oh! oui; malepeste, il a ses raisons pour ĂÂȘtre Ă©veillĂ© de bonne heure. Revenons au mari que j'ai Ă vous donner, celui qui brĂ»le pour vous, et que vous avez enflammĂ© de passion... La Comtesse. - Qui est ce benĂÂȘt-lĂ ? Lisette. - Vous le devinez. La Comtesse. - Celui qui brĂ»le est un sot. Je ne veux rien savoir de Paris. Lisette. - Ce n'est point de Paris; votre conquĂÂȘte est dans le chĂÂąteau. Vous l'appelez benĂÂȘt; moi je vais le flatter; c'est un soupirant qui a l'air fort simple, un air de bon homme. Y ĂÂȘtes-vous? La Comtesse. - Nullement. Qui est-ce qui ressemble Ă cela ici? Lisette. - Eh! le Marquis. La Comtesse. - Celui qui est avec nous? Lisette. - Lui-mĂÂȘme. La Comtesse. - Je n'avais garde d'y ĂÂȘtre. OĂÂč as-tu pris son air simple et de bon homme? Dis donc un air franc et ouvert, Ă la bonne heure; il sera reconnaissable. Lisette. - Ma foi, Madame, je vous le rends comme je le vois. La Comtesse. - Tu le vois trĂšs mal, on ne peut pas plus mal; en mille ans on ne le devinerait pas Ă ce portrait-lĂ . Mais de qui tiens-tu ce que tu me contes de son amour? Lisette. - De lui qui me l'a dit; rien que cela. N'en riez-vous pas? Ne faites pas semblant de le savoir. Au reste, il n'y a qu'Ă vous en dĂ©faire tout doucement. La Comtesse. - HĂ©las! je ne lui en veux point de mal. C'est un fort honnĂÂȘte homme, un homme dont je fais cas, qui a d'excellentes qualitĂ©s; et j'aime encore mieux que ce soit lui qu'un autre. Mais ne te trompes-tu pas aussi? Il ne t'aura peut-ĂÂȘtre parlĂ© que d'estime; il en a beaucoup pour moi, beaucoup; il me l'a marquĂ©e en mille occasions d'une maniĂšre fort obligeante. Lisette. - Non, Madame, c'est de l'amour qui regarde vos appas; il en a prononcĂ© le mot sans bredouiller comme Ă l'ordinaire. C'est de la flamme; il languit, il soupire. La Comtesse. - Est-il possible? Sur ce pied-lĂ , je le plains; car ce n'est pas un Ă©tourdi; il faut qu'il le sente puisqu'il le dit, et ce n'est pas de ces gens-lĂ qu'on se moque; jamais leur amour n'est ridicule. Mais il n'osera m'en parler, n'est-ce pas? Lisette. - Oh! ne craignez rien, j'y ai mis bon ordre; il ne s'y jouera pas. Je lui ai ĂÂŽtĂ© toute espĂ©rance; n'ai-je pas bien fait? La Comtesse. - Mais... oui, sans doute, oui...; pourvu que vous ne l'ayez pas brusquĂ©, pourtant; il fallait y prendre garde; c'est un ami que je veux conserver, et vous avez quelquefois le ton dur et revĂÂȘche, Lisette; il valait mieux le laisser dire. Lisette. - Point du tout. Il voulait que je vous parlasse en sa faveur. La Comtesse. - Ce pauvre homme! Lisette. - Et je lui ai rĂ©pondu que je ne pouvais pas m'en mĂÂȘler, que je me brouillerais avec vous si je vous en parlais, que vous me donneriez mon congĂ©, que vous lui donneriez le sien. La Comtesse. - Le sien? Quelle grossiĂšretĂ©?! Ah! que c'est mal parler! Son congĂ©? Et mĂÂȘme est-ce que je vous aurais donnĂ© le vĂÂŽtre? Vous savez bien que non. D'oĂÂč vient mentir, Lisette? c'est un ennemi que vous m'allez faire d'un des hommes du monde que je considĂšre le plus, et qui le mĂ©rite le mieux. Quel sot langage de domestique! Eh! il Ă©tait si simple de vous en tenir Ă lui dire "Monsieur, je ne saurais; ce ne sont pas lĂ mes affaires; parlez-en vous-mĂÂȘme." Je voudrais qu'il osĂÂąt m'en parler, pour raccommoder un peu votre malhonnĂÂȘtetĂ©. Son congĂ©! son congĂ©! Il va se croire insultĂ©. Lisette. - Eh! non, Madame; il Ă©tait impossible de vous en dĂ©barrasser Ă moins de frais. Faut-il que vous l'aimiez, de peur de le fĂÂącher? Voulez-vous ĂÂȘtre sa femme par politesse, lui qui doit Ă©pouser Hortense? Je ne lui ai rien dit de trop, et vous en voilĂ quitte. Mais je l'aperçois qui vient en rĂÂȘvant; Ă©vitez-le, vous avez le temps. La Comtesse. - L'Ă©viter? lui qui me voit? Ah! je m'en garderai bien. AprĂšs les discours que vous lui avez tenus, il croirait que je les ai dictĂ©s. Non, non, je ne changerai rien Ă ma façon de vivre avec lui. Allez porter ma lettre. Lisette, Ă part. - Hum! il y a ici quelque chose. Haut. Madame, je suis d'avis de rester auprĂšs de vous; cela m'arrive souvent, et vous en serez plus Ă abri d'une dĂ©claration. La Comtesse. - Belle finesse! quand je lui Ă©chapperais aujourd'hui, ne me retrouvera-t-il pas demain? Il faudrait donc vous avoir toujours Ă mes cĂÂŽtĂ©s? Non, non, partez. S'il me parle, je sais rĂ©pondre. Lisette. - Je suis Ă vous dans l'instant; je n'ai qu'Ă donner cette lettre Ă un laquais. La Comtesse. - Non, Lisette; c'est une lettre de consĂ©quence, et vous me ferez plaisir de la porter vous-mĂÂȘme, parce que, si le courrier est passĂ©, vous me la rapporterez, et je l'enverrai par une autre voie. Je ne me fie point aux valets, ils ne sont point exacts. Lisette. - Le courrier ne passe que dans deux heures, Madame. La Comtesse. - Eh! allez, vous dis-je. Que sait-on? Lisette, Ă part. - Quel prĂ©texte! Cette femme-lĂ ne va pas droit avec moi. ScĂšne VII La Comtesse, seule. Elle avait la fureur de rester. Les domestiques sont haĂÂŻssables; il n'y a pas jusqu'Ă leur zĂšle qui ne vous dĂ©soblige. C'est toujours de travers qu'ils vous servent. ScĂšne VIII La Comtesse, LĂ©pine LĂ©pine. - Madame, Monsieur le Marquis vous a vue de loin avec Lisette. Il demande s'il n'y a point de mal qu'il approche; il a le dĂ©sir de vous consulter, mais il se fait le scrupule de vous ĂÂȘtes importun. La Comtesse. - Lui importun! Il ne saurait l'ĂÂȘtre. Dites-lui que je l'attends, LĂ©pine; qu'il vienne. LĂ©pine. - Je vais le rĂ©jouir de la nouvelle. Vous l'allez voir dans la minute. ScĂšne IX La Comtesse, LĂ©pine, Le Marquis LĂ©pine, appelant le Marquis. - Monsieur, venez prendre audience; Madame l'accorde. Quand le Marquis est venu, il lui dit Ă part Courage, Monsieur; l'accueil est gracieux, presque tendre; c'est un coeur qui demande qu'on le prenne. ScĂšne X La Comtesse, Le Marquis La Comtesse. - Eh! d'oĂÂč vient donc la cĂ©rĂ©monie que vous faites, Marquis? Vous n'y songez pas. Le Marquis. - Madame, vous avez bien de la bontĂ©; c'est que j'ai bien des choses Ă vous dire. La Comtesse. - Effectivement, vous me paraissez rĂÂȘveur, inquiet. Le Marquis. - Oui, j'ai l'esprit en peine. J'ai besoin de conseil, j'ai besoin de grĂÂąces, et le tout de votre part. La Comtesse. - Tant mieux. Vous avez encore moins besoin de tout cela, que je n'ai d'envie de vous ĂÂȘtre bonne Ă quelque chose. Le Marquis. - Oh! bonne? Il ne tient qu'Ă vous de m'ĂÂȘtre excellente, si vous voulez. La Comtesse. - Comment! si je veux? Manquez-vous de confiance? Ah! je vous prie, ne me mĂ©nagez point; vous pouvez tout sur moi, marquis; je suis bien aise de vous le dire. Le Marquis. - Cette assurance m'est bien agrĂ©able, et je serais tentĂ© d'en abuser. La Comtesse. - J'ai grande peur que vous ne rĂ©sistiez Ă la tentation. Vous ne comptez pas assez sur vos amis; car vous ĂÂȘtes si rĂ©servĂ©, si retenu! Le Marquis. - Oui, j'ai beaucoup de timiditĂ©. La Comtesse. - Je fais de mon mieux pour vous l'ĂÂŽter, comme vous voyez. Le Marquis. - Vous savez dans quelle situation je suis avec Hortense, que je dois l'Ă©pouser ou lui donner deux cent mille francs. La Comtesse. - Oui, et je me suis aperçue que vous n'aviez pas grand goĂ»t pour elle. Le Marquis. - Oh! on ne peut pas moins; je ne l'aime point du tout. La Comtesse. - Je n'en suis pas surprise. Son caractĂšre est si diffĂ©rent du vĂÂŽtre! elle a quelque chose de trop arrangĂ© pour vous. Le Marquis. - Vous y ĂÂȘtes; elle songe trop Ă ses grĂÂąces. Il faudrait toujours l'entretenir de compliments, et moi, ce n'est pas lĂ mon fort. La coquetterie me gĂÂȘne; elle me rend muet. La Comtesse. - Ah! Ah! je conviens qu'elle en a un peu; mais presque toutes les femmes sont de mĂÂȘme. Vous ne trouverez que cela partout, Marquis. Le Marquis. - Hors chez vous. Quelle diffĂ©rence, par exemple! vous plaisez sans y penser, ce n'est pas votre faute. Vous ne savez pas seulement que vous ĂÂȘtes aimable; mais d'autres le savent pour vous. La Comtesse. - Moi, Marquis? Je pense qu'Ă cet Ă©gard-lĂ les autres songent aussi peu Ă moi que j'y songe moi-mĂÂȘme. Le Marquis. - Oh! j'en connais qui ne vous disent pas tout ce qu'ils songent. La Comtesse. - Eh! qui sont-ils, Marquis? Quelques amis comme vous, sans doute? Le Marquis. - Bon, des amis! voilĂ bien de quoi; vous n'en aurez encore de longtemps. La Comtesse. - Je vous suis obligĂ©e du petit compliment que vous me faites en passant. Le Marquis. - Point du tout. Je ne passe jamais, moi; je dis toujours exprĂšs. La Comtesse, riant. - Comment? vous qui ne voulez pas que j'aie encore des amis! est-ce que vous n'ĂÂȘtes pas le mien? Le Marquis. - Vous m'excuserez; mais quand je serais autre chose, il n'y aurait rien de surprenant. La Comtesse. - Eh bien! je ne laisserais pas d'en ĂÂȘtre surprise. Le Marquis. - Et encore plus fĂÂąchĂ©e? La Comtesse. - En vĂ©ritĂ©, surprise. Je veux pourtant croire que je suis aimable, puisque vous le dites. Le Marquis. - Oh! charmante, et je serais bien heureux si Hortense vous ressemblait; je l'Ă©pouserais d'un grand coeur; et j'ai bien de la peine Ă m'y rĂ©soudre. La Comtesse. - Je le crois; et ce serait encore pis si vous aviez de l'inclination pour une autre. Le Marquis. - Eh bien! c'est que justement le pis s'y trouve. La Comtesse, par exclamation. - Oui! vous aimez ailleurs? Le Marquis. - De toute mon ĂÂąme. La Comtesse, en souriant. - Je m'en suis doutĂ©e, Marquis. Le Marquis. - Et vous ĂÂȘtes-vous doutĂ©e de la personne? La Comtesse. - Non; mais vous me la direz. Le Marquis. - Vous me feriez grand plaisir de la deviner. La Comtesse. - Pourquoi m'en donneriez-vous la peine, puisque vous voilĂ ? Le Marquis. - C'est que vous ne connaissez qu'elle; c'est la plus aimable femme, la plus franche... Vous parlez de gens sans façon? il n'y a personne comme elle; plus je la vois, plus je l'admire. La Comtesse. - Epousez-la, Marquis, Ă©pousez-la, et laissez lĂ Hortense; il n'y a point Ă hĂ©siter, vous n'avez point d'autre parti Ă prendre. Le Marquis. - Oui; mais je songe Ă une chose; n'y aurait-il pas moyen de me sauver le deux cent mille francs? Je vous parle Ă coeur ouvert. La Comtesse. - Regardez-moi dans cette occasion-ci comme une autre vous-mĂÂȘme. Le Marquis. - Ah! que c'est bien dit, une autre moi-mĂÂȘme! La Comtesse. - Ce qui me plaĂt en vous, c'est votre franchise, qui est une qualitĂ© admirable. Revenons. Comment vous sauver ces deux cent mille francs? Le Marquis. - C'est qu'Hortense aime le Chevalier. Mais, Ă propos, c'est votre parent? La Comtesse. - Oh! parent, ...de loin. Le Marquis. - Or, de cet amour qu'elle a pour lui, je conclus qu'elle ne se soucie pas de moi. Je n'ai donc qu'Ă faire semblant de vouloir l'Ă©pouser; elle me refusera, et je ne lui devrai plus rien; son refus me servira de quittance. La Comtesse. - Oui-da, vous pouvez le tenter. Ce n'est pas qu'il n'y ait du risque; elle a du discernement, Marquis. Vous supposez qu'elle vous refusera? Je n'en sais rien; vous n'ĂÂȘtes pas un homme Ă dĂ©daigner. Le Marquis. - Est-il vrai? La Comtesse. - C'est mon sentiment. Le Marquis. - Vous me flattez, vous encouragez ma franchise. La Comtesse. - Je vous encourage! eh! mais en ĂÂȘtes-vous encore lĂ ? Mettez-vous donc dans l'esprit que je ne demande qu'Ă vous obliger, qu'il n'y a que l'impossible qui m'arrĂÂȘtera, et que vous devez compter sur tout ce qui dĂ©pendra de moi. Ne perdez point cela de vue, Ă©trange homme que vous ĂÂȘtes, et achevez hardiment. Vous voulez des conseils, je vous en donne. Quand nous en serons Ă l'article des grĂÂąces, il n'y aura qu'Ă parler; elles ne feront pas plus de difficultĂ© que le reste, entendez-vous? et que cela soit dit pour toujours. Le Marquis. - Vous me ravissez d'espĂ©rance. La Comtesse. - Allons par ordre. Si Hortense allait vous prendre au mot? Le Marquis. - J'espĂšre que non. En tout cas, je lui payerais sa somme, pourvu qu'auparavant la personne qui a pris mon coeur ait la bontĂ© de me dire qu'elle veut bien de moi. La Comtesse. - HĂ©las! elle serait donc bien difficile? Mais, Marquis, est-ce qu'elle ne sait pas que vous l'aimez? Le Marquis. - Non vraiment; je n'ai pas osĂ© le lui dire. La Comtesse. - Et le tout par timiditĂ©. Oh! en vĂ©ritĂ©, c'est la pousser trop loin, et, toute amie des biensĂ©ances que je suis, je ne vous approuve pas; ce n'est pas se rendre justice. Le Marquis. - Elle est si sensĂ©e, que j'ai peur d'elle. Vous me conseillez donc de lui en parler? La Comtesse. - Eh! cela devrait ĂÂȘtre fait. Peut-ĂÂȘtre vous attend-elle. Vous dites qu'elle est sensĂ©e; que craignez-vous? Il est louable de penser modestement de soi; mais avec de la modestie, on parle, on se propose. Parlez, Marquis; parlez, tout ira bien. Le Marquis. - HĂ©las! si vous saviez qui c'est, vous ne m'exhorteriez pas tant. Que vous ĂÂȘtes heureuse de n'aimer rien, et de mĂ©priser l'amour! La Comtesse. - Moi, mĂ©priser ce qu'il y a au monde de plus naturel! cela ne serait pas raisonnable. Ce n'est pas l'amour, ce sont les amants, tels qu'ils sont la plupart, que je mĂ©prise, et non pas le sentiment qui fait qu'on aime, qui n'a rien en soi que de fort honnĂÂȘte, de fort permis, et de fort involontaire. C'est le plus doux sentiment de la vie; comment le haĂÂŻrais-je? Non, certes, et il y a tel homme Ă qui je pardonnerais de m'aimer s'il me l'avouait avec cette simplicitĂ© de caractĂšre que je louais tout Ă l'heure en vous. Le Marquis. - En effet, quand on le dit naĂÂŻvement, comme on le sent... La Comtesse. - Il n'y a point de mal alors. On a toujours bonne grĂÂące; voilĂ ce que pense. Je ne suis pas une ĂÂąme sauvage. Le Marquis. - Ce serait bien dommage... Vous avez la plus belle santĂ©! La Comtesse, Ă part. - Il est bien question de ma santĂ©! Haut. C'est l'air de la campagne. Le Marquis. - L'air de la ville vous fait de mĂÂȘme l'oeil le plus vif, le teint le plus frais! La Comtesse. - Je me porte assez bien. Mais savez-vous bien que vous me dites des douceurs sans y penser? Le Marquis. - Pourquoi sans y penser? Moi, j'y pense. La Comtesse. - Gardez-les pour la personne que vous aimez. Le Marquis. - Eh! si c'Ă©tait vous, il n'y aurait que faire de les garder. La Comtesse. - Comment, si c'Ă©tait moi! Est-ce de moi dont il s'agit? Qu'est-ce que cela signifie? Est-ce une dĂ©claration d'amour que vous me faites? Le Marquis. - Oh! Point du tout. La Comtesse. - Eh! de quoi vous avisez-vous donc de m'entretenir de ma santĂ©? Qui est-ce qui ne s'y tromperait pas? Le Marquis. - Ce n'est que façon de parler je dis seulement qu'il est fĂÂącheux que vous ne vouliez ni aimer, ni vous remarier, et que j'en suis mortifiĂ©, parce que je ne vois pas de femme qui peut convenir autant que vous. Mais je ne vous en dis mot, de peur de vous dĂ©plaire. La Comtesse. - Mais encore une fois, vous me parlez d'amour. Je ne me trompe pas c'est moi que vous aimez, vous me le dites en termes exprĂšs. Le Marquis. - HĂ© bien, oui, quand ce serait vous, il n'est pas nĂ©cessaire de se fĂÂącher. Ne dirait-on pas que tout est perdu? Calmez-vous; prenez que je n'aie rien dit. La Comtesse. - La belle chute! vous ĂÂȘtes bien singulier. Le Marquis. - Et vous de bien mauvaise humeur. Eh! tout Ă l'heure, Ă votre avis, on avait si bonne grĂÂące Ă dire naĂÂŻvement qu'on aime! Voyez comme cela rĂ©ussit. Me voilĂ bien avancĂ©! La Comtesse, Ă part. - Ne le voilĂ -t-il pas bien reculĂ©? Haut. A qui en avez-vous? Je vous demande Ă qui vous parlez? Le Marquis. - A personne, Madame, Ă personne. Je ne dirai plus mot; ĂÂȘtes-vous contente? Si vous vous mettez en colĂšre contre tous ceux qui me ressemblent, vous en querellerez bien d'autres. La Comtesse, Ă part. - Quel original! Haut. Et qui est-ce qui vous querelle? Le Marquis. - Ah! la maniĂšre dont vous me refusez n'est pas douce. La Comtesse. - Allez, vous rĂÂȘvez. Le Marquis. - Courage! Avec la qualitĂ© d'original dont vous venez de m'honorer tout bas, il ne me manquait plus que celle de rĂÂȘveur; au surplus, je ne m'en plains pas. Je ne vous conviens point; qu'y faire? il n'y a plus qu'Ă me taire, et je me tairai. Adieu, Comtesse; n'en soyons pas moins bons amis, et du moins ayez la bontĂ© de m'aider Ă me tirer d'affaire avec Hortense. La Comtesse, seule un moment comme il s'en va. - Quel homme! Celui-ci ne m'ennuiera pas du rĂ©cit de mes rigueurs. J'aime les gens simples et unis; mais en vĂ©ritĂ© celui-lĂ l'est trop. ScĂšne XI Hortense, La Comtesse, Le Marquis Hortense, arrĂÂȘtant le Marquis. - Monsieur le Marquis, je vous prie, ne vous en allez pas; nous avons Ă nous parler, et Madame peut ĂÂȘtre prĂ©sente. Le Marquis. - Comme vous voudrez, Madame. Hortense. - Vous savez ce dont il s'agit? Le Marquis. - Non, je ne sais pas ce que c'est; je ne m'en souviens plus. Hortense. - Vous me surprenez! Je me flattais que vous seriez le premier Ă rompre le silence. Il est humiliant pour moi d'ĂÂȘtre obligĂ©e de vous prĂ©venir. Avez-vous oubliĂ© qu'il y a un testament qui nous regarde? Le Marquis. - Oh! oui, je me souviens du testament. Hortense. - Et qui dispose de ma main en votre faveur? Le Marquis. - Oui, Madame, oui; il faut que je vous Ă©pouse, cela est vrai. Hortense. - Eh bien, Monsieur, Ă quoi vous dĂ©terminez-vous? Il est temps de fixer mon Ă©tat. Je ne vous cache point que vous avez un rival; c'est le Chevalier, qui est parent de Madame, que je ne vous prĂ©fĂšre pas, mais que je prĂ©fĂšre Ă tout autre, et que j'estime assez pour en faire mon Ă©poux si vous ne devenez pas le mien; c'est ce que je lui ai dit jusqu'ici; et comme il m'assure avoir des raisons pressantes de savoir aujourd'hui mĂÂȘme Ă quoi s'en tenir, je n'ai pu lui refuser de vous parler. Monsieur, le congĂ©dierai-je, ou non? Que voulez-vous que je lui dise? Ma main est Ă vous, si vous la demandez. Le Marquis. - Vous me faites bien de la grĂÂące; je la prends, Mademoiselle. Hortense. - Est-ce votre coeur qui me choisit, Monsieur le Marquis? Le Marquis. - N'ĂÂȘtes-vous pas assez aimable pour cela? Hortense. - Et vous m'aimez? Le Marquis. - Qui est-ce qui vous dit le contraire? Tout Ă l'heure j'en parlais Ă Madame. La Comtesse. - Il est vrai, c'Ă©tait de vous dont il m'entretenait; il songeait Ă vous proposer ce mariage. Hortense. - Et vous disait-il aussi qu'il m'aimait? La Comtesse. - Il me semble que oui; du moins me parlait-il de penchant. Hortense. - D'oĂÂč vient donc, Monsieur le Marquis, me l'avez-vous laissĂ© ignorer depuis six semaines? Quand on aime, on en donne quelques marques, et dans le cas oĂÂč nous sommes, vous aviez droit de vous dĂ©clarer. Le Marquis. - J'en conviens; mais le temps se passe; on est distrait; on ne sait pas si les gens sont de votre avis. Hortense. - Vous ĂÂȘtes bien modeste. VoilĂ qui est donc arrĂÂȘtĂ©, et je vais l'annoncer au Chevalier qui entre. ScĂšne XII Le Chevalier, Hortense, Le Marquis, La Comtesse Hortense, allant au-devant du Chevalier pour lui dire un mot Ă part. - Il accepte ma main, mais de mauvaise grĂÂące; ce n'est qu'une ruse, ne vous effrayez pas. Le Chevalier, Ă part. - Vous m'inquiĂ©tez. Haut. Eh bien! Madame, il ne me reste plus d'espĂ©rance, sans doute? Je n'ai pas dĂ» m'attendre que Monsieur le Marquis pĂ»t consentir Ă vous perdre. Hortense. - Oui, Chevalier, je l'Ă©pouse; la chose est conclue, et le ciel vous destine Ă une autre qu'Ă moi. Le Marquis m'aimait en secret, et c'Ă©tait, dit-il, par distraction qu'il ne me le dĂ©clarait pas. Par distraction! Le Chevalier. - J'entends; il avait oubliĂ© de vous le dire. Hortense. - Oui, c'est cela mĂÂȘme; mais il vient de me l'avouer, et il l'avait confiĂ© Ă Madame. Le Chevalier. - Eh! que ne m'avertissiez-vous, Comtesse? J'ai cru quelquefois qu'il vous aimait vous-mĂÂȘme. La Comtesse. - Quelle imagination! A propos de quoi me citer ici? Hortense. - Il y a eu des instants oĂÂč je le soupçonnais aussi. La Comtesse. - Encore! OĂÂč est donc la plaisanterie, Hortense? Le Marquis. - Pour moi, je ne dis mot. Le Chevalier. - Vous me dĂ©sespĂ©rez, Marquis. Le Marquis. - J'en suis fĂÂąchĂ©, mais mettez-vous Ă ma place; il y a un testament, vous le savez bien; je ne peux pas faire autrement. Le Chevalier. - Sans le testament, vous n'aimeriez peut-ĂÂȘtre pas autant que moi. Le Marquis. - Oh! vous me pardonnerez, je n'aime que trop. Hortense. - Je tĂÂącherai de le mĂ©riter, Monsieur. A part, au Chevalier. Demandez qu'on presse notre mariage. Le Chevalier, Ă part, Ă Hortense. - N'est-ce pas trop risquer? Haut. Dans l'Ă©tat oĂÂč je suis, Marquis, achevez de me prouver que mon malheur est sans remĂšde. Le Marquis. - La preuve s'en verra quand je l'Ă©pouserai. Je ne peux pas l'Ă©pouser tout Ă l'heure. Le Chevalier, d'un air inquiet. - Vous avez raison. A part, Ă Hortense. Il vous Ă©pousera. Hortense, Ă part, au Chevalier. - Vous gĂÂątez tout. Au Marquis. J'entends bien ce que le Chevalier veut dire; c'est qu'il espĂšre toujours que nous ne nous marierons pas, Monsieur le Marquis; n'est-ce pas, Chevalier? Le Chevalier. - Non, Madame, je n'espĂšre plus rien. Hortense. - Vous m'excuserez; vous n'ĂÂȘtes pas convaincu, vous ne l'ĂÂȘtes pas; et comme il faut, m'avez-vous dit, que vous alliez demain Ă Paris pour y prendre des mesures nĂ©cessaires en cette occasion-ci, vous voudriez, avant que de partir, savoir bien prĂ©cisĂ©ment s'il ne vous reste plus d'espoir? VoilĂ ce que c'est; vous avez besoin d'une entiĂšre certitude? A part, au Chevalier. Dites qu'oui. Le Chevalier. - Mais oui. Hortense. - Monsieur le Marquis, nous ne sommes qu'Ă une lieue de Paris; il est de bonne heure; envoyez LĂ©pine chercher un notaire, et passons notre contrat aujourd'hui, pour donner au Chevalier la triste conviction qu'il demande. La Comtesse. - Mais il me paraĂt que vous lui faites accroire qu'il la demande; je suis persuadĂ©e qu'il ne s'en soucie pas. Hortense, Ă part, au Chevalier. - Soutenez donc. Le Chevalier. - Oui, Comtesse, un notaire me ferait plaisir. La Comtesse. - VoilĂ un sentiment bien bizarre! Hortense. - Point du tout. Ses affaires exigent qu'il sache Ă quoi s'en tenir; il n'y a rien de si simple, et il a raison; il n'osait le dire, et je le dis pour lui. Allez-vous envoyer LĂ©pine, Monsieur le Marquis? Le Marquis. - Comme il vous plaira. Mais qui est-ce qui songeait Ă avoir un notaire aujourd'hui? Hortense, au Chevalier. - Insistez. Le Chevalier. - Je vous en prie, Marquis. La Comtesse. - Oh! vous aurez la bontĂ© d'attendre Ă demain, Monsieur le Chevalier; vous n'ĂÂȘtes pas si pressĂ©; votre fantaisie n'est pas d'une espĂšce Ă mĂ©riter qu'on se gĂÂȘne tant pour elle; ce serait ce soir ici un embarras qui nous dĂ©rangerait. J'ai quelques affaires; demain, il sera temps. Hortense, Ă part, au Chevalier. - Pressez. Le Chevalier. - Eh! Comtesse, de grĂÂące. La Comtesse. - De grĂÂące! L'hĂ©tĂ©roclite priĂšre! Il est donc bien ragoĂ»tant de voir sa maĂtresse mariĂ©e Ă son rival? Comme Monsieur voudra, au reste! Le Marquis. - Il serait impoli de gĂÂȘner Madame; au surplus, je m'en rapporte Ă elle; demain serait bon. Hortense. - DĂšs qu'elle y consent, il n'y a qu'Ă envoyer LĂ©pine. ScĂšne XIII La Comtesse, Hortense, Le Chevalier, Le Marquis, Lisette Hortense. - Voici Lisette qui entre; je vais lui dire de nous l'aller chercher. Lisette, on doit passer ce soir un contrat de mariage entre Monsieur le Marquis et moi; il veut tout Ă l'heure faire partir LĂ©pine pour amener son notaire de Paris; ayez la bontĂ© de lui dire qu'il vienne recevoir ses ordres. Lisette. - J'y cours, Madame. La Comtesse, l'arrĂÂȘtant. - OĂÂč allez-vous? En fait de mariage, je ne veux ni m'en mĂÂȘler, ni que mes gens s'en mĂÂȘlent. Lisette. - Moi, ce n'est que pour rendre service. Tenez, je n'ai que faire de sortir; je le vois sur la terrasse. Elle appelle. Monsieur de LĂ©pine! La Comtesse, Ă part. - Cette sotte! ScĂšne XIV Le Marquis, La Comtesse, Le Chevalier, Hortense, LĂ©pine, Lisette LĂ©pine. - Qui est-ce qui m'appelle? Lisette. - Vite, vite, Ă cheval. Il s'agit d'un contrat de mariage entre Madame et votre maĂtre, et il faut aller Ă Paris chercher le notaire de Monsieur le Marquis. LĂ©pine, au Marquis. - Le notaire! Ce qu'elle conte est-il vrai, Monsieur? nous avons la partie de chasse pour tantĂÂŽt; je me suis arrangĂ© pour courir le liĂšvre, et non pas le notaire. Le Marquis. - C'est pourtant le dernier qu'on veut. LĂ©pine. - Ce n'est pas la peine que je voyage pour avoir le vĂÂŽtre; je le compte pour mort. Ne le savez-vous pas? La fiĂšvre le travaillait quand nous partĂmes, avec le mĂ©decin par-dessus; il en avait le transport au cerveau. Le Marquis. - Vraiment, oui; Ă propos, il Ă©tait trĂšs malade. LĂ©pine. - Il agonisait, sandis!... Lisette, d'un air indiffĂ©rent. - Il n'y a qu'Ă prendre celui de Madame. La Comtesse. - Il n'y a qu'Ă vous taire; car si celui de Monsieur est mort, le mien l'est aussi. Il y a quelque temps qu'il me dit qu'il Ă©tait le sien. Lisette, indiffĂ©remment, d'un air modeste. - Il me semble qu'il n'y a pas longtemps que vous lui avez Ă©crit, Madame. La Comtesse. - La belle consĂ©quence! Ma lettre a-t-elle empĂÂȘchĂ© qu'il ne mourĂ»t? Il est certain que je lui ai Ă©crit; mais aussi ne m'a-t-il point fait de rĂ©ponse. Le Chevalier, Ă part, Ă Hortense. - Je commence Ă me rassurer. Hortense, lui souriant, Ă part. - Il y a plus d'un notaire Ă Paris. LĂ©pine verra s'il se porte mieux. Depuis six semaines que nous sommes ici, il a eu le temps de revenir en bonne santĂ©. Allez lui Ă©crire un mot, Monsieur le Marquis, et priez-le, s'il ne peut venir, d'en indiquer un autre. LĂ©pine ira se prĂ©parer pendant que vous Ă©crirez. LĂ©pine. - Non, Madame; si je monte Ă cheval, c'est autant de restĂ© par les chemins. Je parlais de la partie de chasse; mais voici que je me sens mal, extrĂÂȘmement mal; d'aujourd'hui je ne prendrai ni gibier, ni notaire. Lisette, en souriant nĂ©gligemment. - Est-ce que vous ĂÂȘtes mort aussi? LĂ©pine, en feignant la douleur. - Non, Mademoiselle; mais je vis souffrant et je ne pourrais fournir la course. Ahi! sans le respect de la compagnie, je ferais des cris perçants. Je me brisai hier d'une chute sur l'escalier; je roulai tout un Ă©tage, et je commençais d'en entamer un autre quand on me retint sur le penchant. Jugez de la douleur; je la sens qui m'enveloppe. Le Chevalier. - Eh bien! tu n'as qu'Ă prendre ma chaise. Dites-lui qu'il parte, Marquis. Le Marquis. - Ce garçon qui est tout froissĂ©, qui a roulĂ© un Ă©tage, je m'Ă©tonne qu'il ne soit pas au lit. Pars si tu peux, au reste. Hortense. - Allez, partez, LĂ©pine; on n'est point fatiguĂ© dans une chaise. LĂ©pine. - Vous dirai-je le vrai, Mademoiselle? obligez-moi de me dispenser de la commission. Monsieur traite avec vous de sa ruine; vous ne l'aimez point, Madame; j'en ai connaissance, et ce mariage ne peut ĂÂȘtre que fatal; je me ferais un reproche d'y avoir part. Je parle en conscience. Si mon scrupule dĂ©plaĂt, qu'on me dise Va-t'en; qu'on me casse, je m'y soumets; ma probitĂ© me console. La Comtesse. - VoilĂ ce qu'on appelle un excellent domestique! ils sont bien rares! Le Marquis, Ă Hortense. - Vous l'entendez. Comment voulez-vous que je m'y prenne avec cet opiniĂÂątre? Quand je me fĂÂącherais, il n'en sera ni plus ni moins. Il faut donc le chasser. A LĂ©pine. Retire-toi. Hortense. - On se passera de lui. Allez toujours Ă©crire; un de mes gens portera la lettre, ou quelqu'un du village. ScĂšne XV Hortense, Le Marquis, La Comtesse, Le Chevalier Hortense. - Ah! çà , vous allez faire votre billet; j'en vais Ă©crire un qu'on laissera chez moi en passant. Le Marquis. - Oui-da; mais consultez-vous; si par hasard vous ne m'aimiez pas, tant pis; car j'y vais de bon eu. Le Chevalier, Ă part, Ă Hortense. - Vous le poussez trop. Hortense, Ă part. - Paix! Haut. Tout est consultĂ©, Monsieur; adieu. Chevalier, vous voyez bien qu'il ne m'est plus permis de vous Ă©couter. Le Chevalier. - Adieu, Mademoiselle; je vais me livrer Ă la douleur oĂÂč vous me laissez. ScĂšne XVI Le Marquis, consternĂ©, La Comtesse Le Marquis. - Je n'en reviens point! C'est le diable qui m'en veut. Vous voulez que cette fille-lĂ m'aime? La Comtesse. - Non; mais elle est assez mutine pour vous Ă©pouser. Croyez-moi, terminez avec elle. Le Marquis. - Si je lui offrais cent mille francs? Mais ils ne sont pas prĂÂȘts; je ne les ai point. La Comtesse. - Que cela ne vous retienne pas; je vous les prĂÂȘterai, moi; je les ai Ă Paris. Rappelez-les; votre situation me fait de la peine. Courez, je les vois encore tous deux. Le Marquis. - Je vous rends mille grĂÂąces. Il appelle. Madame! Monsieur le Chevalier! ScĂšne XVII Le Chevalier, Hortense, Le Marquis, La Comtesse Le Marquis. - Voulez-vous bien revenir? J'ai un petit mot Ă vous communiquer. Hortense. - De quoi s'agit-il donc? Le Chevalier. - Vous me rappelez aussi; dois-je en tirer un bon augure? Hortense. - Je croyais que vous alliez Ă©crire. Le Marquis. - Rien n'empĂÂȘche. Mais c'est que j'ai une proposition Ă vous faire, et qui est tout Ă fait raisonnable. Hortense. - Une proposition, Monsieur le Marquis? Vous m'avez donc trompĂ©e? Votre amour n'est pas aussi vrai que vous me l'avez dit. Le Marquis. - Que diantre voulez-vous? On prĂ©tend aussi que vous ne m'aimez point; cela me chicane. Hortense. - Je ne vous aime pas encore, mais je vous aimerai. Et puis, Monsieur, avec de la vertu, on se passe d'amour pour un mari. Le Marquis. - Oh! je serais un mari qui ne s'en passerait pas, moi. Nous ne gagnerions, Ă nous marier, que le loisir de nous quereller Ă notre aise, et ce n'est pas lĂ une partie de plaisir bien touchante; ainsi, tenez, accommodons-nous plutĂÂŽt. Partageons le diffĂ©rend en deux; il y a deux cent mille francs sur le testament; prenez-en la moitiĂ©, quoique vous ne m'aimiez pas, et laissons lĂ tous les notaires, tant vivants que morts. Le Chevalier, Ă part, Ă Hortense. - Je ne crains plus rien. Hortense. - Vous n'y pensez pas, Monsieur; cent mille francs ne peuvent entrer en comparaison avec l'avantage de vous Ă©pouser, et vous ne vous Ă©valuez pas ce que vous valez. Le Marquis. - Ma foi, je ne les vaux pas quand je suis de mauvaise humeur, et je vous annonce que j'y serai toujours. Hortense. - Ma douceur naturelle me rassure. Le Marquis. - Vous ne voulez donc pas? Allons notre chemin; vous serez mariĂ©e. Hortense. - C'est le plus court et je m'en retourne. Le Marquis. - Ne suis-je pas bien malheureux d'ĂÂȘtre obligĂ© de donner la moitiĂ© d'une pareille somme Ă une personne qui ne se soucie pas de moi? Il n'y a qu'Ă plaider, Madame; nous verrons un peu si on me condamnera Ă Ă©pouser une fille qui ne m'aime pas. Hortense. - Et moi je dirai que je vous aime; qui est-ce qui me prouvera le contraire dĂšs que je vous accepte? Je soutiendrai que c'est vous qui ne m'aimez pas, et qui mĂÂȘme, dit-on, en aime une autre. Le Marquis. - Du moins, en tout cas, ne la connaĂt-on point comme on connaĂt le Chevalier? Hortense. - Tout de mĂÂȘme, Monsieur; je la connais, moi. La Comtesse. - Eh! finissez, Monsieur, finissez. Ah! l'odieuse contestation! Hortense. - Oui, finissons. Je vous Ă©pouserai, Monsieur; il n'y a que cela Ă dire. Le Marquis. - Eh bien! et moi aussi, Madame, et moi aussi. Hortense. - Epousez donc. Le Marquis. - Oui, parbleu! j'en aurai le plaisir; il faudra bien que l'amour vous vienne; et, pour dĂ©but de mariage, je prĂ©tends, s'il vous plaĂt, que Monsieur le Chevalier ait la bontĂ© d'ĂÂȘtre notre ami de loin. Le Chevalier, Ă part, Ă Hortense. - Ceci ne vaut rien; il se pique. Hortense, au Chevalier. - Taisez-vous. Au Marquis. Monsieur le Chevalier me connaĂt assez pour ĂÂȘtre persuadĂ© qu'il ne me verra plus. Adieu, Monsieur; je vais Ă©crire mon billet; tenez le vĂÂŽtre prĂÂȘt; ne perdons point de temps. La Comtesse. - Oh! pour votre contrat, je vous certifie que vous irez le signer oĂÂč il vous plaira, mais que ce ne sera pas chez moi. C'est s'Ă©gorger que se marier comme vous faites, et je ne prĂÂȘterai jamais ma maison pour une si funeste cĂ©rĂ©monie; vos fureurs iront se passer ailleurs, si vous le trouvez bon. Hortense. - Eh bien! Comtesse, la Marquise est votre voisine; nous irons chez elle. Le Marquis. - Oui, si j'en suis d'avis; car, enfin, cela dĂ©pend de moi. Je ne connais point votre Marquise. Hortense, en s'en allant. - N'importe, vous y consentirez, Monsieur. Je vous quitte. Le Chevalier, en s'en allant. - A tout ce que je vois, mon espĂ©rance renaĂt un peu. ScĂšne XVIII La Comtesse, Le Marquis, Le Chevalier La Comtesse, arrĂÂȘtant le Chevalier. - Restez, Chevalier; parlons un peu de ceci. Y eut-il jamais rien de pareil? Qu'en pensez-vous, vous qui aimez Hortense, vous qu'elle aime? Le mariage ne vous fait-il pas trembler? Moi qui ne suis pas son amant, il m'effraie. Le Chevalier, avec un effroi hypocrite. - C'est une chose affreuse! il n'y a point d'exemple de cela. Le Marquis. - Je ne m'en soucie guĂšre; elle sera ma femme, mais en revanche je serai son mari; c'est ce qui me console, et ce sont plus ses affaires que les miennes. Aujourd'hui le contrat, demain la noce, et ce soir confinĂ©e dans son appartement; pas plus de façon. Je suis piquĂ©, je ne donnerais pas cela de plus. La Comtesse. - Pour moi, je serais d'avis qu'on les empĂÂȘchĂÂąt absolument de s'engager; et un notaire honnĂÂȘte homme, s'il Ă©tait instruit, leur refuserait tout net son ministĂšre. Je les enfermerais si j'Ă©tais la maĂtresse. Hortense peut-elle se sacrifier Ă un aussi vil intĂ©rĂÂȘt? Vous qui ĂÂȘtes nĂ© gĂ©nĂ©reux, Chevalier, et qui avez du pouvoir sur elle, retenez-la; faites-lui, par pitiĂ©, entendre raison, si ce n'est par amour. Je suis sĂ»re qu'elle ne marchande si vilainement qu'Ă cause de vous. Le Chevalier, Ă part. - Il n'y a plus de risque Ă tenir bon. Haut. Que voulez-vous que j'y fasse, Comtesse? Je n'y vois point de remĂšde. La Comtesse. - Comment? que dites-vous? Il faut que j'aie mal entendu; car je vous estime. Le Chevalier. - Je dis que je ne puis rien lĂ -dedans, et que c'est ma tendresse qui me dĂ©fend de la rĂ©soudre Ă ce que vous souhaitez. La Comtesse. - Et par quel trait d'esprit me prouverez-vous la justesse de ce petit raisonnement-lĂ ? Le Chevalier. - Oui, Madame, je veux qu'elle soit heureuse. Si je l'Ă©pouse, elle ne le serait pas assez avec la fortune que j'ai; la douceur de notre union s'altĂ©rerait; je la verrais se repentir de m'avoir Ă©pousĂ©, de n'avoir pas Ă©pousĂ© Monsieur, et c'est Ă quoi je ne m'exposerai point. La Comtesse. - On ne peut vous rĂ©pondre qu'en haussant les Ă©paules. Est-ce vous qui me parlez, Chevalier? Le Chevalier. - Oui, Madame. La Comtesse. - Vous avez donc l'ĂÂąme mercenaire aussi, mon petit cousin? je ne m'Ă©tonne plus de l'inclination que vous avez l'un pour l'autre. Oui, vous ĂÂȘtes digne d'elle; vos coeurs sont bien assortis. Ah! l'horrible façon d'aimer! Le Chevalier. - Madame, la vraie tendresse ne raisonne pas autrement que la mienne. La Comtesse. - Ah! Monsieur, ne prononcez pas seulement le mot de tendresse; vous le profanez. Le Chevalier. - Mais... La Comtesse. - Vous me scandalisez, vous dis-je. Vous ĂÂȘtes mon parent malheureusement, mais je ne m'en vanterai point. N'avez-vous pas de honte? Vous parlez de votre fortune, je la connais; elle vous met fort en Ă©tat de supporter le retranchement d'une aussi misĂ©rable somme que celle dont il s'agit, et qui ne peut jamais ĂÂȘtre que mal acquise. Ah ciel! moi qui vous estimais! Quelle avarice sordide! Quel coeur sans sentiment! Et de pareils gens disent qu'ils aiment! Ah! le vilain amour! Vous pouvez vous retirer; je n'ai plus rien Ă vous dire. Le Marquis, brusquement. - Ni moi non plus rien Ă entendre. Le billet va partir; vous avez encore trois heures Ă entretenir Hortense, aprĂšs quoi j'espĂšre qu'on ne vous verra plus. Le Chevalier. - Monsieur, le contrat signĂ©, je pars. Pour vous, Comtesse, quand vous y penserez bien sĂ©rieusement, vous excuserez votre parent et vous lui rendrez plus de justice. La Comtesse. - Ah! non; voilĂ qui est fini, je ne saurais le mĂ©priser davantage. ScĂšne XIX Le Marquis, La Comtesse Le Marquis. - Eh bien! suis-je assez Ă plaindre? La Comtesse. - Eh! Monsieur, dĂ©livrez-vous d'elle et donnez-lui les deux cent mille francs. Le Marquis. - Deux cent mille francs plutĂÂŽt que de l'Ă©pouser! Non, parbleu! je n'irai pas m'incommoder jusque-lĂ ; je ne pourrais pas les trouver sans me dĂ©ranger. La Comtesse, nĂ©gligemment. - Ne vous ai-je pas dit que j'ai justement la moitiĂ© de cette somme-lĂ toute prĂÂȘte? A l'Ă©gard du reste, on tĂÂąchera de vous la faire. Le Marquis. - Eh! quand on emprunte, ne faut-il pas rendre? Si vous aviez voulu de moi, Ă la bonne heure; mais dĂšs qu'il n'y a rien Ă faire, je retiens la demoiselle; elle serait trop chĂšre Ă renvoyer. La Comtesse. - Trop chĂšre! Prenez donc garde, vous parlez comme eux. Seriez-vous capable de sentiments si mesquins? Il vaudrait mieux qu'il vous en coĂ»tĂÂąt tout votre bien que de la retenir, puisque vous ne l'aimez pas, Monsieur. Le Marquis. - Eh! en aimerais-je une autre davantage? A l'exception de vous, toute femme m'est Ă©gale; brune, blonde, petite ou grande, tout cela revient au mĂÂȘme, puisque je ne vous ai pas, que je ne puis vous avoir, et qu'il n'y a que vous que j'aimais. La Comtesse. - Voyez donc comment vous ferez; car enfin, est-ce une nĂ©cessitĂ© que je vous Ă©pouse Ă cause de la situation dĂ©sagrĂ©able oĂÂč vous ĂÂȘtes? En vĂ©ritĂ©, cela me paraĂt bien fort, Marquis. Le Marquis. - Oh! je ne dis pas que ce soit une nĂ©cessitĂ©; vous me faites plus ridicule que je ne le suis. Je sais bien que vous n'ĂÂȘtes obligĂ©e Ă rien. Ce n'est pas votre faute si je vous aime, et je ne prĂ©tends pas que vous m'aimiez; je ne vous en parle point non plus. La Comtesse, impatiente et d'un ton sĂ©rieux. - Vous faites fort bien, Monsieur; votre discrĂ©tion est tout Ă fait raisonnable; je m'y attendais, et vous avez tort de croire que je vous fais plus ridicule que vous ne l'ĂÂȘtes. Le Marquis. - Tout le mal qu'il y a, c'est que j'Ă©pouserai cette fille-ci avec un peu plus de peine que je n'en aurais eu sans vous. VoilĂ toute l'obligation que je vous ai. Adieu, Comtesse. La Comtesse. - Adieu, Marquis; vous vous en allez donc gaillardement comme cela, sans imaginer d'autre expĂ©dient que ce contrat extravagant! Le Marquis. - Eh! quel expĂ©dient? Je n'en savais qu'un qui n'a pas rĂ©ussi, et je n'en sais plus. Je suis votre trĂšs humble serviteur. Il se retire en faisant plusieurs rĂ©vĂ©rences. La Comtesse. - Bonsoir, Monsieur. Ne perdez point de temps en rĂ©vĂ©rences, la chose presse. ScĂšne XX La Comtesse La Comtesse, quand il est parti. - Qu'on me dise en vertu de quoi cet homme-lĂ s'est mis dans la tĂÂȘte que je ne l'aime point! Je suis quelquefois, par impatience, tentĂ©e de lui dire que je l'aime, pour lui montrer qu'il n'est qu'un idiot. Il faut que je me satisfasse. ScĂšne XXI LĂ©pine, La Comtesse LĂ©pine. - Puis-je prendre la licence de m'approcher de Madame la Comtesse? La Comtesse. - Qu'as-tu Ă me dire? LĂ©pine. - De nous rendre rĂ©conciliĂ©s, Monsieur le Marquis et moi. La Comtesse. - Il est vrai qu'avec l'esprit tournĂ© comme il l'a, il est homme Ă te punir de l'avoir bien servi. LĂ©pine. - J'ai le contentement que vous avez approuvĂ© mon refus de partir. Il vous a semblĂ© que j'Ă©tais un serviteur excellent; Madame, ce sont les termes de la louange dont votre justice m'a gratifiĂ©. La Comtesse. - Oui, excellent, je le dis encore. LĂ©pine. - C'est cependant mon excellence qui fait aujourd'hui que je chancelle dans mon poste. Tout estimĂ© que je suis de la plus aimable Comtesse, elle verra qu'on me supprime. La Comtesse. - Non, non, il n'y a pas d'apparence. Je parlerai pour toi. LĂ©pine. - Madame, enseignez Ă Monsieur le Marquis le mĂ©rite de mon procĂ©dĂ©. Ce notaire me consternait dans l'excĂšs de mon zĂšle, je l'ai fait malade, je l'ai fait mort; je l'aurais enterrĂ©, sandis, le tout par affection, et nĂ©anmoins on me gronde! S'approchant de la Comtesse d'un air mystĂ©rieux. Je sais au demeurant que Monsieur le Marquis vous aime; Lisette le sait; nous l'avions mĂÂȘme priĂ©e de vous en toucher deux mots pour exciter votre compassion, mais elle a craint la diminution de ses petits profits. La Comtesse. - Je n'entends pas ce que cela veut dire. LĂ©pine. - Le voici au net. Elle prĂ©tend que votre Ă©tat de veuve lui rapporte davantage que ne ferait votre Ă©tat de femme en puissance d'Ă©poux, que vous lui ĂÂȘtes plus profitable, autrement dit, plus lucrative. La Comtesse. - Plus lucrative! c'Ă©tait donc lĂ le motif de ses refus? Lisette est une jolie petite personne! LĂ©pine. - Cette prudence ne vous rit pas, elle vous rĂ©pugne; votre belle ĂÂąme de comtesse s'en scandalise; mais tout le monde n'est pas comtesse; c'est une pensĂ©e de soubrette que je rapporte. Il faut excuser la servitude. Se fĂÂąche-t-on qu'une fourmi rampe? La mĂ©diocritĂ© de l'Ă©tat fait que les pensĂ©es sont mĂ©diocres. Lisette n'a point de bien, et c'est avec de petits sentiments qu'on en amasse. La Comtesse. - L'impertinente! La voici. Va, laisse-nous; je te raccommoderai avec ton maĂtre; dis-lui que je le prie de me venir parler. ScĂšne XXII Lisette, La Comtesse, LĂ©pine LĂ©pine, Ă Lisette, en sortant. - Mademoiselle, vous allez trouver le temps orageux; mais ce n'est qu'une gentillesse de ma façon pour obtenir votre coeur. LĂ©nine part. ScĂšne XXIII Lisette, La Comtesse Lisette, en s'approchant. - Que veut-il dire? La Comtesse. - Ah! c'est donc vous? Lisette. - Oui, Madame; et la poste n'Ă©tait point partie. Eh bien! que vous a dit le Marquis? La Comtesse. - Vous mĂ©ritez bien que je l'Ă©pouse! Lisette. - Je ne sais pas en quoi je le mĂ©rite; mais ce qui est de certain, c'est que, toute rĂ©flexion faite, je venais pour vous le conseiller. A part. Il faut cĂ©der au torrent. La Comtesse. - Vous me surprenez. Et vos profits, que deviendront-ils? Lisette. - Qu'est-ce que c'est que mes profits? La Comtesse. - Oui, vous ne gagneriez plus tant avec moi si j'avais un mari, avez-vous dit Ă LĂ©pine. Penserait-on que je serai peut-ĂÂȘtre obligĂ©e de me remarier, pour Ă©chapper Ă la fourberie et aux services intĂ©ressĂ©s de mes domestiques? Lisette. - Ah! le coquin! il m'a donc tenu parole. Vous ne savez pas qu'il m'aime, Madame; que par lĂ il a intĂ©rĂÂȘt que vous Ă©pousiez son maĂtre; et, comme j'ai refusĂ© de vous parler en faveur du Marquis, LĂ©pine a cru que je le desservais auprĂšs de vous; il m'a dit que je m'en repentirais; et voilĂ comme il s'y prend! Mais, en bonne foi, me reconnaissez-vous au discours qu'il me fait tenir? Y a-t-il mĂÂȘme du bon sens? M'en aimerez-vous moins quand vous serez mariĂ©e? En serez-vous moins bonne, moins gĂ©nĂ©reuse? La Comtesse. - Je ne pense pas. Lisette. - Surtout avec le Marquis, qui, de son cĂÂŽtĂ©, est le meilleur homme du monde? Ainsi, qu'est-ce que j'y perdrais? Au contraire, si j'aime tant mes profits, avec vos bienfaits je pourrai encore espĂ©rer les siens. La Comtesse. - Sans difficultĂ©. Lisette. - Et enfin, je pense si diffĂ©remment, que je venais actuellement, comme je vous l'ai dit, tĂÂącher de vous porter au mariage en question, parce que je le juge nĂ©cessaire. La Comtesse. - VoilĂ qui est bien, je vous crois. Je ne savais pas que LĂ©pine vous aimait; et cela change tout, c'est un article qui vous justifie. Lisette. - Oui; mais on vous prĂ©vient bien aisĂ©ment contre moi, Madame; vous ne rendez guĂšre justice Ă mon attachement pour vous. La Comtesse. - Tu te trompes; je sais ce que tu vaux, et je n'Ă©tais pas si persuadĂ©e que tu te l'imagines. N'en parlons plus. Qu'est-ce que tu voulais me dire? Lisette. - Que je songeais que le Marquis est un homme estimable. La Comtesse. - Sans contredit, je n'ai jamais pensĂ© autrement. Lisette. - Un homme avec qui vous aurez l'agrĂ©ment d'avoir un ami sĂ»r, sans avoir de maĂtre. La Comtesse. - Cela est encore vrai; ce n'est pas lĂ ce que je dispute. Lisette. - Vos affaires vous fatiguent. La Comtesse. - Plus que je ne puis dire; je les entends mal, et je suis une paresseuse. Lisette. - Vous en avez des instants de mauvaise humeur qui nuisent Ă votre santĂ©. La Comtesse. - Je n'ai connu mes migraines que depuis mon veuvage. Lisette. - Procureurs, avocats, fermiers, le Marquis vous dĂ©livrerait de tous ces gens-lĂ . La Comtesse. - Je t'avoue que tu as rĂ©flĂ©chi lĂ -dessus plus sĂ»rement que moi. Jusqu'ici je n'ai point de raisons qui combattent les tiennes. Lisette. - Savez-vous bien que c'est peut-ĂÂȘtre le seul homme qui vous convienne? La Comtesse. - Il faut donc que j'y rĂÂȘve. Lisette. - Vous ne vous sentez point de l'Ă©loignement pour lui? La Comtesse. - Non, aucun. Je ne dis pas que je l'aime de ce qu'on appelle passion; mais je n'ai rien dans le coeur qui lui soit contraire. Lisette. - Eh! n'est-ce pas assez, vraiment! De la passion! Si, pour vous marier, vous attendez qu'il vous en vienne, vous resterez toujours veuve; et Ă proprement parler, ce n'est pas lui que je vous propose d'Ă©pouser, c'est son caractĂšre. La Comtesse. - Qui est admirable, j'en conviens. Lisette. - Et puis, voyez le service que vous lui rendrez chemin faisant, en rompant le triste mariage qu'il va conclure plus par dĂ©sespoir que par intĂ©rĂÂȘt! La Comtesse. - Oui, c'est une bonne action que je ferai, et il est louable d'en faire autant qu'on peut. Lisette. - Surtout quand il n'en coĂ»te rien au coeur. La Comtesse. - D'accord. On peut dire assurĂ©ment que tu plaides bien pour lui. Tu me disposes on ne peut pas mieux; mais il n'aura pas l'esprit d'en profiter, mon enfant. Lisette. - D'oĂÂč vient donc? Ne vous a-t-il pas parlĂ© de son amour? La Comtesse. - Oui, il m'a dit qu'il m'aimait, et mon premier mouvement a Ă©tĂ© d'en paraĂtre Ă©tonnĂ©e; c'Ă©tait bien le moins. Sais-tu ce qui est arrivĂ©? Qu'il a pris mon Ă©tonnement pour de la colĂšre. Il a commencĂ© par Ă©tablir que je ne pouvais pas le souffrir. En un mot, je le dĂ©teste, je suis furieuse contre son amour; voilĂ d'oĂÂč il part; moyennant quoi je ne saurais le dĂ©sabuser sans lui dire Monsieur, vous ne savez ce que vous dites. Ce serait me jeter Ă sa tĂÂȘte; aussi n'en ferai-je rien. Lisette. - Oh! c'est une autre affaire vous avez raison; ce n'est point ce que je vous conseille non plus, et il n'y a qu'Ă le laisser lĂ . La Comtesse. - Bon! tu veux que je l'Ă©pouse, tu veux que je le laisse lĂ ; tu me promĂšnes d'une extrĂ©mitĂ© Ă l'autre. Eh! peut-ĂÂȘtre n'a-t-il pas tant de tort, et que c'est ma faute. Je lui rĂ©ponds quelquefois avec aigreur. Lisette. - J'y pensais c'est ce que j'allais vous dire. Voulez-vous que j'en parle Ă LĂ©pine, et que je lui insinue de l'encourager? La Comtesse. - Non, je te le dĂ©fends, Lisette, Ă moins que je n'y sois pour rien. Lisette. - Apparemment, ce n'est pas vous qui vous en avisez, c'est moi. La Comtesse. - En ce cas, je n'y prends point de part. Si je l'Ă©pouse, c'est Ă toi Ă qui il en aura l'obligation; et je prĂ©tends qu'il le sache, afin qu'il t'en rĂ©compense. Lisette. - Comme il vous plaira, Madame. La Comtesse. - A propos, cette robe brune qui me dĂ©plaĂt, l'as-tu prise? J'ai oubliĂ© de te dire que je te la donne. Lisette. - Voyez comme votre mariage diminuera mes profits. Je vous quitte pour chercher LĂ©pine, mais ce n'est pas la peine; je vois le Marquis, et je vous laisse. ScĂšne XXIV Le Marquis, La Comtesse Le Marquis, Ă part, sans voir la Comtesse. - Voici cette lettre que je viens de faire pour le notaire, mais je ne sais pas si elle partira; je ne suis pas d'accord avec moi-mĂÂȘme. A la Comtesse. On dit que vous souhaitez me parler, Comtesse? La Comtesse. - Oui, c'est en faveur de LĂ©pine. Il n'a voulu que vous rendre service; il craint que vous ne le congĂ©diiez, et vous m'obligerez de le garder; c'est une grĂÂące que vous ne me refuserez pas, puisque vous dites que vous m'aimez. Le Marquis. - Vraiment oui, je vous aime, et ne vous aimerai encore que trop longtemps. La Comtesse. - Je ne vous en empĂÂȘche pas. Le Marquis. - Parbleu! je vous en dĂ©fierais, puisque je ne saurais m'en empĂÂȘcher moi-mĂÂȘme. La Comtesse, riant. - Ah! ah! ah! Ce ton brusque me fait rire. Le Marquis. - Oh! oui, la chose est fort plaisante! La Comtesse. - Plus que vous ne pensez. Le Marquis. - Ma foi, je pense que je voudrais ne vous avoir jamais vue. La Comtesse. - Votre inclination s'explique avec des grĂÂąces infinies. Le Marquis. - Bon! des grĂÂąces! A quoi me serviraient-elles? N'a-t-il pas plu Ă votre coeur de me trouver haĂÂŻssable? La Comtesse. - Que vous ĂÂȘtes impatientant avec votre haine! Eh! quelles preuves avez-vous de la mienne? Vous n'en avez que de ma patience Ă Ă©couter la bizarrerie des discours que vous me tenez toujours. Vous ai-je jamais dit un mot de ce que vous m'avez fait dire, ni que vous me fĂÂąchiez, ni que je vous hais, ni que je vous raille? Toutes visions que vous prenez, je ne sais comment, dans votre tĂÂȘte, et que vous vous figurez venir de moi; visions que vous grossissez, que vous multipliez Ă chaque fois que vous me rĂ©pondez ou que vous croyez me rĂ©pondre; car vous ĂÂȘtes d'une maladresse! Ce n'est non plus Ă moi que vous rĂ©pondez, qu'Ă qui ne vous parla jamais; et cependant Monsieur se plaint! Le Marquis. - C'est que Monsieur est un extravagant. La Comtesse. - C'est du moins le plus insupportable homme que je connaisse. Oui, vous pouvez ĂÂȘtre persuadĂ© qu'il n'y a rien de si original que vos conversations avec moi, de si incroyable! Le Marquis. - Comme votre aversion m'accommode! La Comtesse. - Vous allez voir. Tenez; vous dites que vous m'aimez, n'est-ce pas? Et je vous crois. Mais voyons, que souhaiteriez-vous que je vous rĂ©pondisse? Le Marquis. - Ce que je souhaiterais? VoilĂ qui est bien difficile Ă deviner. Parbleu, vous le savez de reste. La Comtesse. - Eh bien! ne l'ai-je pas dit? Est-ce lĂ me rĂ©pondre? Allez, Monsieur, je ne vous aimerai jamais, non, jamais. Le Marquis. - Tant pis, Madame, tant pis; je vous prie de trouver bon que j'en sois fĂÂąchĂ©. La Comtesse. - Apprenez donc, lorsqu'on dit aux gens qu'on les aime, qu'il faut du moins leur demander ce qu'ils en pensent. Le Marquis. - Quelle chicane vous me faites! La Comtesse. - Je n'y saurais tenir; adieu. Elle veut s'en aller. Le Marquis, la retenant. - Eh bien! Madame, je vous aime; qu'en pensez-vous? et encore une fois, qu'en pensez-vous? La Comtesse. - Ah! ce que j'en pense? Que je le veux bien, Monsieur; et encore une fois, que je le veux bien; car, si je ne m'y prenais pas de cette façon, nous ne finirions jamais. Le Marquis, charmĂ©. - Ah! Vous le voulez bien? Ah! je respire, Comtesse, donnez-moi votre main, que je la baise. Il baise avec transport la main de la Comtesse. ScĂšne XXV et derniĂšre La Comtesse, Le Marquis, Hortense, Le Chevalier, Lisette, LĂ©pine Hortense. - Votre billet est-il prĂÂȘt, Marquis? Mais vous baisez la main de la Comtesse, ce me semble? Le Marquis. - Oui; c'est pour la remercier du peu de regret que j'ai aux deux cent mille francs que je vous donne. Hortense. - Et moi, sans compliment, je vous remercie de vouloir bien les perdre. Le Chevalier. - Nous voilĂ donc contents. Que je vous embrasse, Marquis. A la Comtesse. Comtesse, voilĂ le dĂ©nouement que nous attendions. La Comtesse, en s'en allant. - Eh bien! vous n'attendrez plus. Lisette, Ă LĂ©pine. - Maraud! je crois en effet qu'il faudra que je t'Ă©pouse. LĂ©pine. - Je l'avais entrepris. Fin Les Fausses confidences Acteurs ComĂ©die en trois actes, en prose, reprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens Italiens le 16 mars 1737 Acteurs Araminte, fille de Madame Argante. Dorante, neveu de Monsieur Remy. Monsieur Remy, procureur. Madame Argante. Arlequin, valet d'Araminte. Dubois, ancien valet de Dorante. Marton, suivante d'Araminte. Le Comte. Un domestique parlant. Un garçon joaillier. La scĂšne est chez Madame Argante. Acte premier ScĂšne premiĂšre Dorante, Arlequin Arlequin, introduisant Dorante. - Ayez la bontĂ©, Monsieur, de vous asseoir un moment dans cette salle; Mademoiselle Marton est chez Madame et ne tardera pas Ă descendre. Dorante. - Je vous suis obligĂ©. Arlequin. - Si vous voulez, je vous tiendrai compagnie, de peur que l'ennui ne vous prenne; nous discourrons en attendant. Dorante. - Je vous remercie; ce n'est pas la peine, ne vous dĂ©tournez point. Arlequin. - Voyez, Monsieur, n'en faites pas de façon nous avons ordre de Madame d'ĂÂȘtre honnĂÂȘte, et vous ĂÂȘtes tĂ©moin que je le suis. Dorante. - Non, vous dis-je, je serai bien aise d'ĂÂȘtre un moment seul. Arlequin. - Excusez, Monsieur, et restez Ă votre fantaisie. ScĂšne II Dorante, Dubois, entrant avec un air de mystĂšre. Dorante. - Ah! te voilĂ ? Dubois. - Oui, je vous guettais. Dorante. - J'ai cru que je ne pourrais me dĂ©barrasser d'un domestique qui m'a introduit ici et qui voulait absolument me dĂ©sennuyer en restant. Dis-moi, Monsieur Remy n'est donc pas encore venu? Dubois. - Non mais voici l'heure Ă peu prĂšs qu'il vous a dit qu'il arriverait. Il cherche et regarde. N'y a-t-il lĂ personne qui nous voie ensemble? Il est essentiel que les domestiques ici ne sachent pas que je vous connaisse. Dorante. - Je ne vois personne. Dubois. - Vous n'avez rien dit de notre projet Ă Monsieur Remy, votre parent? Dorante. - Pas le moindre mot. Il me prĂ©sente de la meilleure foi du monde, en qualitĂ© d'intendant, Ă cette dame-ci dont je lui ai parlĂ©, et dont il se trouve le procureur; il ne sait point du tout que c'est toi qui m'as adressĂ© Ă lui il la prĂ©vint hier; il m'a dit que je me rendisse ce matin ici, qu'il me prĂ©senterait Ă elle, qu'il y serait avant moi, ou que s'il n'y Ă©tait pas encore, je demandasse une Mademoiselle Marton. VoilĂ tout, et je n'aurais garde de lui confier notre projet, non plus qu'Ă personne, il me paraĂt extravagant, Ă moi qui m'y prĂÂȘte. Je n'en suis pourtant pas moins sensible Ă ta bonne volontĂ©, Dubois; tu m'as servi, je n'ai pu te garder, je n'ai pu mĂÂȘme te bien rĂ©compenser de ton zĂšle; malgrĂ© cela, il t'est venu dans l'esprit de faire ma fortune! en vĂ©ritĂ©, il n'est point de reconnaissance que je ne te doive. Dubois. - Laissons cela, Monsieur; tenez, en un mot, je suis content de vous; vous m'avez toujours plu; vous ĂÂȘtes un excellent homme, un homme que j'aime; et si j'avais bien de l'argent, il serait encore Ă votre service. Dorante. - Quand pourrai-je reconnaĂtre tes sentiments pour moi? Ma fortune serait la tienne; mais je n'attends rien de notre entreprise, que la honte d'ĂÂȘtre renvoyĂ© demain. Dubois. - Eh bien, vous vous en retournerez. Dorante. - Cette femme-ci a un rang dans le monde; elle est liĂ©e avec tout ce qu'il y a de mieux, veuve d'un mari qui avait une grande charge dans les finances, et tu crois qu'elle fera quelque attention Ă moi, que je l'Ă©pouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n'ai point de bien? Dubois. - Point de bien! votre bonne mine est un PĂ©rou! Tournez-vous un peu, que je vous considĂšre encore; allons, Monsieur, vous vous moquez, il n'y a point de plus grand seigneur que vous Ă Paris voilĂ une taille qui vaut toutes les dignitĂ©s possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible; il me semble que je vous vois dĂ©jĂ en dĂ©shabillĂ© dans l'appartement de Madame. Dorante. - Quelle chimĂšre! Dubois. - Oui, je le soutiens. Vous ĂÂȘtes actuellement dans votre salle et vos Ă©quipages sont sous la remise. Dorante. - Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois. Dubois. - Ah! vous en avez bien soixante pour le moins. Dorante. - Et tu me dis qu'elle est extrĂÂȘmement raisonnable? Dubois. - Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se dĂ©battra tant, elle deviendra si faible, qu'elle ne pourra se soutenir qu'en Ă©pousant; vous m'en direz des nouvelles. Vous l'avez vue et vous l'aimez? Dorante. - Je l'aime avec passion, et c'est ce qui fait que je tremble! Dubois. - Oh! vous m'impatientez avec vos terreurs eh que diantre! un peu de confiance; vous rĂ©ussirez, vous dis-je. Je m'en charge, je le veux, je l'ai mis lĂ ; nous sommes convenus de toutes nos actions; toutes nos mesures sont prises; je connais l'humeur de ma maĂtresse, je sais votre mĂ©rite, je sais mes talents, je vous conduis, et on vous aimera, toute raisonnable qu'on est; on vous Ă©pousera, toute fiĂšre qu'on est, et on vous enrichira, tout ruinĂ© que vous ĂÂȘtes, entendez-vous? FiertĂ©, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l'amour parle, il est le maĂtre, et il parlera adieu; je vous quitte; j'entends quelqu'un, c'est peut-ĂÂȘtre Monsieur Remy; nous voilĂ embarquĂ©s poursuivons. Il fait quelques pas, et revient. A propos, tĂÂąchez que Marton prenne un peu de goĂ»t pour vous. L'amour et moi nous ferons le reste. ScĂšne III Monsieur Remy, Dorante Monsieur Remy. - Bonjour, mon neveu; je suis bien aise de vous voir exact. Mademoiselle Marton va venir, on est allĂ© l'avertir. La connaissez-vous? Dorante. - Non, monsieur, pourquoi me le demandez-vous? Monsieur Remy. - C'est qu'en venant ici, j'ai rĂÂȘvĂ© Ă une chose... Elle est jolie, au moins. Dorante. - Je le crois. Monsieur Remy. - Et de fort bonne famille c'est moi qui ai succĂ©dĂ© Ă son pĂšre; il Ă©tait fort ami du vĂÂŽtre; homme un peu dĂ©rangĂ©; sa fille est restĂ©e sans bien; la dame d'ici a voulu l'avoir; elle l'aime, la traite bien moins en suivante qu'en amie, lui a fait beaucoup de bien, lui en fera encore, et a offert mĂÂȘme de la marier. Marton a d'ailleurs une vieille parente asthmatique dont elle hĂ©rite, et qui est Ă son aise; vous allez ĂÂȘtre tous deux dans la mĂÂȘme maison; je suis d'avis que vous l'Ă©pousiez qu'en dites-vous? Dorante. - Eh!... mais je ne pensais pas Ă elle. Monsieur Remy. - Eh bien, je vous avertis d'y penser; tĂÂąchez de lui plaire. Vous n'avez rien, mon neveu, je dis rien qu'un peu d'espĂ©rance. Vous ĂÂȘtes mon hĂ©ritier; mais je me porte bien, et je ferai durer cela le plus longtemps que je pourrai, sans compter que je puis me marier je n'en ai point d'envie; mais cette envie-lĂ vient tout d'un coup il y a tant de minois qui vous la donnent; avec une femme on a des enfants, c'est la coutume; auquel cas, serviteur au collatĂ©ral. Ainsi, mon neveu, prenez toujours vos petites prĂ©cautions, et vous mettez en Ă©tat de vous passer de mon bien, que je vous destine aujourd'hui, et que je vous ĂÂŽterai demain peut-ĂÂȘtre. Dorante. - Vous avez raison, Monsieur, et c'est aussi Ă quoi je vais travailler. Monsieur Remy. - Je vous y exhorte. Voici Mademoiselle Marton Ă©loignez-vous de deux pas pour me donner le temps de lui demander comment elle vous trouve. Dorante s'Ă©carte un peu. ScĂšne IV Monsieur Remy, Marton, Dorante Marton. - Je suis fĂÂąchĂ©e, Monsieur, de vous avoir fait attendre; mais j'avais affaire chez Madame. Monsieur Remy. - Il n'y a pas grand mal, Mademoiselle, j'arrive. Que pensez-vous de ce grand garçon-lĂ ? Montrant Dorante. Marton, riant. - Eh! par quelle raison, Monsieur Remy, faut-il que je vous le dise? Monsieur Remy. - C'est qu'il est mon neveu. Marton. - Eh bien! ce neveu-lĂ est bon Ă montrer; il ne dĂ©pare point la famille. Monsieur Remy. - Tout de bon? C'est de lui dont j'ai parlĂ© Ă Madame pour intendant, et je suis charmĂ© qu'il vous revienne il vous a dĂ©jĂ vue plus d'une fois chez moi quand vous y ĂÂȘtes venue; vous en souvenez-vous? Marton. - Non, je n'en ai point d'idĂ©e. Monsieur Remy. - On ne prend pas garde Ă tout. Savez-vous ce qu'il me dit la premiĂšre fois qu'il vous vit? Quelle est cette jolie fille-lĂ ? Marton sourit. Approchez, mon neveu. Mademoiselle, votre pĂšre et le sien s'aimaient beaucoup; pourquoi les enfants ne s'aimeraient-ils pas? En voilĂ un qui ne demande pas mieux; c'est un coeur qui se prĂ©sente bien. Dorante, embarrassĂ©. - Il n'y a rien lĂ de difficile Ă croire. Monsieur Remy. - Voyez comme il vous regarde; vous ne feriez pas lĂ une si mauvaise emplette. Marton. - J'en suis persuadĂ©e; Monsieur prĂ©vient en sa faveur, et il faudra voir. Monsieur Remy. - Bon, bon! il faudra! Je ne m'en irai point que cela ne soit vu. Marton, riant. - Je craindrais d'aller trop vite. Dorante. - Vous importunez Mademoiselle, Monsieur. Marton, riant. - Je n'ai pourtant pas l'air si indocile. Monsieur Remy, joyeux. - Ah! je suis content, vous voilĂ d'accord. Oh! ça, mes enfants il leur prend les mains Ă tous deux, je vous fiance, en attendant mieux. Je ne saurais rester; je reviendrai tantĂÂŽt. Je vous laisse le soin de prĂ©senter votre futur Ă Madame. Adieu, ma niĂšce. Il sort. Marton, riant. - Adieu donc, mon oncle. ScĂšne V Marton, Dorante Marton. - En vĂ©ritĂ©, tout ceci a l'air d'un songe. Comme Monsieur Remy expĂ©die! Votre amour me paraĂt bien prompt, sera-t-il aussi durable? Dorante. - Autant l'un que l'autre, Mademoiselle. Marton. - Il s'est trop hĂÂątĂ© de partir. J'entends Madame qui vient, et comme, grĂÂące aux arrangements de Monsieur Remy, vos intĂ©rĂÂȘts sont presque les miens, ayez la bontĂ© d'aller un moment sur la terrasse, afin que je la prĂ©vienne. Dorante. - Volontiers, Mademoiselle. Marton, en le voyant sortir. - J'admire ce penchant dont on se prend tout d'un coup l'un pour l'autre. ScĂšne VI Araminte, Marton Araminte. - Marton, quel est donc cet homme qui vient de me saluer si gracieusement, et qui passe sur la terrasse? Est-ce Ă vous Ă qui il en veut? Marton. - Non, Madame, c'est Ă vous-mĂÂȘme. Araminte, d'un air assez vif. - Eh bien, qu'on le fasse venir; pourquoi s'en va-t-il? Marton. - C'est qu'il a souhaitĂ© que je vous parlasse auparavant. C'est le neveu de Monsieur Remy, celui qu'il vous a proposĂ© pour homme d'affaires. Araminte. - Ah! c'est lĂ lui! Il a vraiment trĂšs bonne façon. Marton. - Il est gĂ©nĂ©ralement estimĂ©, je le sais. Araminte. - Je n'ai pas de peine Ă le croire il a tout l'air de le mĂ©riter. Mais, Marton, il a si bonne mine pour un intendant, que je me fais quelque scrupule de le prendre; n'en dira-t-on rien? Marton. - Et que voulez-vous qu'on dise? Est-on obligĂ© de n'avoir que des intendants mal faits? Araminte. - Tu as raison. Dis-lui qu'il revienne. Il n'Ă©tait pas nĂ©cessaire de me prĂ©parer Ă le recevoir dĂšs que c'est Monsieur Remy qui me le donne, c'en est assez; je le prends. Marton, comme s'en allant. - Vous ne sauriez mieux choisir. Et puis revenant. Etes-vous convenue du parti que vous lui faites? Monsieur Remy m'a chargĂ©e de vous en parler. Araminte. - Cela est inutile. Il n'y aura point de dispute lĂ -dessus. DĂšs que c'est un honnĂÂȘte homme, il aura lieu d'ĂÂȘtre content. Appelez-le. Marton, hĂ©sitant Ă partir. - On lui laissera ce petit appartement qui donne sur le jardin, n'est-ce pas? Araminte. - Oui, comme il voudra; qu'il vienne. Marton va dans la coulisse. ScĂšne VII Dorante, Araminte, Marton Marton. - Monsieur Dorante, Madame vous attend. Araminte. - Venez, Monsieur; je suis obligĂ©e Ă Monsieur Remy d'avoir songĂ© Ă moi. Puisqu'il me donne son neveu, je ne doute pas que ce ne soit un prĂ©sent qu'il me fasse. Un de mes amis me parla avant-hier d'un intendant qu'il doit m'envoyer aujourd'hui; mais je m'en tiens Ă vous. Dorante. - J'espĂšre, Madame, que mon zĂšle justifiera la prĂ©fĂ©rence dont vous m'honorez, et que je vous supplie de me conserver. Rien ne m'affligerait tant Ă prĂ©sent que de la perdre. Marton. - Madame n'a pas deux paroles. Araminte. - Non, Monsieur; c'est une affaire terminĂ©e, je renverrai tout. Vous ĂÂȘtes au fait des affaires apparemment; vous y avez travaillĂ©? Dorante. - Oui, Madame; mon pĂšre Ă©tait avocat, et je pourrais l'ĂÂȘtre moi-mĂÂȘme. Araminte. - C'est-Ă -dire que vous ĂÂȘtes un homme de trĂšs bonne famille, et mĂÂȘme au-dessus du parti que vous prenez? Dorante. - Je ne sens rien qui m'humilie dans le parti que je prends, Madame; l'honneur de servir une dame comme vous n'est au-dessous de qui que ce soit, et je n'envierai la condition de personne. Araminte. - Mes façons ne vous feront point changer de sentiment. Vous trouverez ici tous les Ă©gards que vous mĂ©ritez; et si, dans les suites, il y avait occasion de vous rendre service, je ne la manquerai point. Marton. - VoilĂ Madame je la reconnais. Araminte. - Il est vrai que je suis toujours fĂÂąchĂ©e de voir d'honnĂÂȘtes gens sans fortune, tandis qu'une infinitĂ© de gens de rien et sans mĂ©rite en ont une Ă©clatante. C'est une chose qui me blesse, surtout dans les personnes de son ĂÂąge; car vous n'avez que trente ans tout au plus? Dorante. - Pas tout Ă fait encore, Madame. Araminte. - Ce qu'il y a de consolant pour vous, c'est que vous avez le temps de devenir heureux. Dorante. - Je commence Ă l'ĂÂȘtre aujourd'hui, Madame. Araminte. - On vous montrera l'appartement que je vous destine; s'il ne vous convient pas, il y en a d'autres, et vous choisirez. Il faut aussi quelqu'un qui vous serve et c'est Ă quoi je vais pourvoir. Qui lui donnerons-nous, Marton? Marton. - Il n'y a qu'Ă prendre Arlequin, Madame. Je le vois Ă l'entrĂ©e de la salle et je vais l'appeler. Arlequin, parlez Ă Madame. ScĂšne VIII Araminte, Dorante, Marton, Arlequin, un domestique Arlequin. - Me voilĂ , Madame. Araminte. - Arlequin, vous ĂÂȘtes Ă prĂ©sent Ă Monsieur; vous le servirez; je vous donne Ă lui. Arlequin. - Comment, Madame, vous me donnez Ă lui! Est-ce que je ne serai plus Ă moi? Ma personne ne m'appartiendra donc plus? Marton. - Quel benĂÂȘt! Araminte. - J'entends qu'au lieu de me servir, ce sera lui que tu serviras. Arlequin, comme pleurant. - Je ne sais pas pourquoi Madame me donne mon congĂ© je n'ai pas mĂ©ritĂ© ce traitement; je l'ai toujours servie Ă faire plaisir. Araminte. - Je ne te donne point ton congĂ©, je te payerai pour ĂÂȘtre Ă Monsieur. Arlequin. - Je reprĂ©sente Ă Madame que cela ne serait pas juste je ne donnerai pas ma peine d'un cĂÂŽtĂ©, pendant que l'argent me viendra d'un autre. Il faut que vous ayez mon service, puisque j'aurai vos gages; autrement je friponnerais, Madame. Araminte. - Je dĂ©sespĂšre de lui faire entendre raison. Marton. - Tu es bien sot! quand je t'envoie quelque part ou que je te dis fais telle ou telle chose, n'obĂ©is-tu pas? Arlequin. - Toujours. Marton. - Eh bien! ce sera Monsieur qui te le dira comme moi, et ce sera Ă la place de Madame et par son ordre. Arlequin. - Ah! c'est une autre affaire. C'est Madame qui donnera ordre Ă Monsieur de souffrir mon service, que je lui prĂÂȘterai par le commandement de Madame. Marton. - VoilĂ ce que c'est. Arlequin. - Vous voyez bien que cela mĂ©ritait explication. Un domestique. - Voici votre marchande qui vous apporte des Ă©toffes, Madame. Araminte. - Je vais les voir et je reviendrai. Monsieur, j'ai Ă vous parler d'une affaire; ne vous Ă©loignez pas. ScĂšne IX Dorante, Marton, Arlequin Arlequin. - Oh ça, Monsieur, nous sommes donc l'un Ă l'autre, et vous avez le pas sur moi? Je sera le valet qui sert, et vous le valet qui serez servi par ordre. Marton. - Ce faquin avec ses comparaisons! Va-t'en. Arlequin. - Un moment, avec votre permission. Monsieur, ne payerez-vous rien? Vous a-t-on donnĂ© ordre d'ĂÂȘtre servi gratis? Dorante rit. Marton. - Allons, laisse-nous. Madame te payera; n'est-ce pas assez? Arlequin. - Pardi, Monsieur, je ne vous coĂ»terai donc guĂšre? On ne saurait avoir un valet Ă meilleur marchĂ©. Dorante. - Arlequin a raison. Tiens, voilĂ d'avance ce que je te donne. Arlequin. - Ah! voilĂ une action de maĂtre. A votre aise le reste. Dorante. - Va boire Ă ma santĂ©. Arlequin, s'en allant. - Oh! s'il ne faut que boire afin qu'elle soit bonne, tant que je vivrai, je vous la promets excellente. A part. Le gracieux camarade qui m'est venu lĂ par hasard! ScĂšne X Dorante, Marton, Madame Argante, qui arrive un instant aprĂšs. Marton. - Vous avez lieu d'ĂÂȘtre satisfait de l'accueil de Madame; elle paraĂt faire cas de vous, et tant mieux, nous n'y perdons point. Mais voici Madame Argante; je vous avertis que c'est sa mĂšre, et je devine Ă peu prĂšs ce qui l'amĂšne. Madame Argante, femme brusque et vaine. - Eh bien, Marton, ma fille a un nouvel intendant que son procureur lui a donnĂ©, m'a-t-elle dit j'en suis fĂÂąchĂ©e; cela n'est point obligeant pour Monsieur le Comte, qui lui en avait retenu un. Du moins devait-elle attendre, et les voir tous deux. D'oĂÂč vient prĂ©fĂ©rer celui-ci? Quelle espĂšce d'homme est-ce? Marton. - C'est Monsieur, Madame. Madame Argante. - HĂ©! c'est Monsieur! Je ne m'en serais pas doutĂ©e; il est bien jeune. Marton. - A trente ans, on est en ĂÂąge d'ĂÂȘtre intendant de maison, Madame. Madame Argante. - C'est selon. Etes-vous arrĂÂȘtĂ©, Monsieur? Dorante. - Oui, Madame. Madame Argante. - Et de chez qui sortez-vous? Dorante. - De chez moi, Madame je n'ai encore Ă©tĂ© chez personne. Madame Argante. - De chez vous! Vous allez donc faire ici votre apprentissage? Marton. - Point du tout. Monsieur entend les affaires; il est fils d'un pĂšre extrĂÂȘmement habile. Madame Argante, Ă Marton, Ă part. - Je n'ai pas grande opinion de cet homme-lĂ . Est-ce lĂ la figure d'un intendant? Il n'en a non plus l'air... Marton, Ă part aussi. - L'air n'y fait rien. Je vous rĂ©ponds de lui; c'est l'homme qu'il nous faut. Madame Argante. - Pourvu que Monsieur ne s'Ă©carte pas des intentions que nous avons, il me sera indiffĂ©rent que ce soit lui ou un autre. Dorante. - Peut-on savoir ces intentions, Madame? Madame Argante. - Connaissez-vous Monsieur le comte Dorimont? C'est un homme d'un beau nom; ma fille et lui allaient avoir un procĂšs ensemble au sujet d'une terre considĂ©rable, il ne s'agissait pas moins que de savoir Ă qui elle resterait, et on a songĂ© Ă les marier, pour empĂÂȘcher qu'ils ne plaident. Ma fille est veuve d'un homme qui Ă©tait fort considĂ©rĂ© dans le monde, et qui l'a laissĂ©e fort riche. Mais Madame la comtesse Dorimont aurait un rang si Ă©levĂ©, irait de pair avec des personnes d'une si grande distinction, qu'il me tarde de voir ce mariage conclu; et, je l'avoue, je serai charmĂ©e moi-mĂÂȘme d'ĂÂȘtre la mĂšre de Madame la comtesse Dorimont, et de plus que cela peut-ĂÂȘtre; car Monsieur le comte Dorimont est en passe d'aller Ă tout. Dorante. - Les paroles sont-elles donnĂ©es de part et d'autre? Madame Argante. - Pas tout Ă fait encore, mais Ă peu prĂšs; ma fille n'en est pas Ă©loignĂ©e. Elle souhaiterait seulement, dit-elle, d'ĂÂȘtre bien instruite de l'Ă©tat de l'affaire et savoir si elle n'a pas meilleur droit que Monsieur le Comte, afin que, si elle l'Ă©pouse, il lui en ait plus d'obligation. Mais j'ai quelquefois peur que ce ne soit une dĂ©faite. Ma fille n'a qu'un dĂ©faut; c'est que je ne lui trouve pas assez d'Ă©lĂ©vation. Le beau nom de Dorimont et le rang de comtesse ne la touchent pas assez; elle ne sent pas le dĂ©sagrĂ©ment qu'il y a de n'ĂÂȘtre qu'une bourgeoise. Elle s'endort dans cet Ă©tat, malgrĂ© le bien qu'elle a. Dorante, doucement. - Peut-ĂÂȘtre n'en sera-t-elle pas plus heureuse, si elle en sort. Madame Argante, vivement. - Il ne s'agit pas de ce que vous en pensez. Gardez votre petite rĂ©flexion roturiĂšre, et servez-nous, si vous voulez ĂÂȘtre de nos amis. Marton. - C'est un petit trait de morale qui ne gĂÂąte rien Ă notre affaire. Madame Argante. - Morale subalterne qui me dĂ©plaĂt. Dorante. - De quoi est-il question, Madame? Madame Argante. - De dire Ă ma fille, quand vous aurez vu ses papiers, que son droit est le moins bon; que si elle plaidait, elle perdrait. Dorante. - Si effectivement son droit est le plus faible, je ne manquerai pas de l'en avertir, Madame. Madame Argante, Ă part, Ă Marton. - Hum! quel esprit bornĂ©! A Dorante. Vous n'y ĂÂȘtes point; ce n'est pas lĂ ce qu'on vous dit; on vous charge de lui parler ainsi, indĂ©pendamment de son droit bien ou mal fondĂ©. Dorante. - Mais, Madame, il n'y aurait point de probitĂ© Ă la tromper. Madame Argante. - De probitĂ©! J'en manque donc, moi? Quel raisonnement! C'est moi qui suis sa mĂšre, et qui vous ordonne de la tromper Ă son avantage, entendez-vous? c'est moi, moi. Dorante. - Il y aura toujours de la mauvaise foi de ma part. Madame Argante, Ă part, Ă Marton. - C'est un ignorant que cela, qu'il faut renvoyer. Adieu, Monsieur l'homme d'affaires, qui n'avez fait celles de personne. Elle sort. ScĂšne XI Dorante, Marton Dorante. - Cette mĂšre-lĂ ne ressemble guĂšre Ă sa fille. Marton. - Oui, il y a quelque diffĂ©rence; et je suis fĂÂąchĂ©e de n'avoir pas eu le temps de vous prĂ©venir sur son humeur brusque. Elle est extrĂÂȘmement entĂÂȘtĂ©e de ce mariage, comme vous voyez. Au surplus, que vous importe ce que vous direz Ă la fille, dĂšs que la mĂšre sera votre garant? Vous n'aurez rien Ă vous reprocher, ce me semble; ce ne sera pas lĂ une tromperie. Dorante. - Eh! vous m'excuserez ce sera toujours l'engager Ă prendre un parti qu'elle ne prendrait peut-ĂÂȘtre pas sans cela. Puisque l'on veut que j'aide Ă l'y dĂ©terminer, elle y rĂ©siste donc? Marton. - C'est par indolence. Dorante. - Croyez-moi, disons la vĂ©ritĂ©. Marton. - Oh ça, il y a une petite raison Ă laquelle vous devez vous rendre; c'est que Monsieur le Comte me fait prĂ©sent de mille Ă©cus le jour de la signature du contrat; et cet argent-lĂ , suivant le projet de Monsieur Remy, vous regarde aussi bien que moi, comme vous voyez. Dorante. - Tenez, Mademoiselle Marton, vous ĂÂȘtes la plus aimable fille du monde; mais ce n'est que faute de rĂ©flexion que ces mille Ă©cus vous tentent. Marton. - Au contraire, c'est par rĂ©flexion qu'ils me tentent plus j'y rĂÂȘve, et plus je les trouve bons. Dorante. - Mais vous aimez votre maĂtresse et si elle n'Ă©tait pas heureuse avec cet homme-lĂ , ne vous reprocheriez-vous pas d'y avoir contribuĂ© pour une si misĂ©rable somme? Marton. - Ma foi, vous avez beau dire d'ailleurs, le Comte est un honnĂÂȘte homme, et je n'y entends point de finesse. VoilĂ Madame qui revient, elle a Ă vous parler. Je me retire; mĂ©ditez sur cette somme, vous la goĂ»terez aussi bien que moi. Elle sort. Dorante. - Je ne suis plus si fĂÂąchĂ© de la tromper. ScĂšne XII Araminte, Dorante Araminte. - Vous avez donc vu ma mĂšre? Dorante. - Oui, Madame, il n'y a qu'un moment. Araminte. - Elle me l'a dit, et voudrait bien que j'en eusse pris un autre que vous. Dorante. - Il me l'a paru. Araminte. - Oui, mais ne vous embarrassez point, vous me convenez. Dorante. - Je n'ai point d'autre ambition. Araminte. - Parlons de ce que j'ai Ă vous dire; mais que ceci soit secret entre nous, je vous prie. Dorante. - Je me trahirais plutĂÂŽt moi-mĂÂȘme. Araminte. - Je n'hĂ©site point non plus Ă vous donner ma confiance. Voici ce que c'est on veut me marier avec Monsieur le comte Dorimont pour Ă©viter un grand procĂšs que nous aurions ensemble au sujet d'une terre que je possĂšde. Dorante. - Je le sais, Madame, et j'ai le malheur d'avoir dĂ©plu tout Ă l'heure lĂ -dessus Ă Madame Argante. Araminte. - Eh! d'oĂÂč vient? Dorante. - C'est que si, dans votre procĂšs, vous avez le bon droit de votre cĂÂŽtĂ©, on souhaite que je vous dise le contraire, afin de vous engager plus vite Ă ce mariage; et j'ai priĂ© qu'on m'en dispensĂÂąt. Araminte. - Que ma mĂšre est frivole! Votre fidĂ©litĂ© ne me surprend point; j'y comptais. Faites toujours de mĂÂȘme, et ne vous choquez point de ce que ma mĂšre vous a dit; je la dĂ©sapprouve a-t-elle tenu quelque discours dĂ©sagrĂ©able? Dorante. - Il n'importe, Madame, mon zĂšle et mon attachement en augmentent voilĂ tout. Araminte. - Et voilĂ pourquoi aussi je ne veux pas qu'on vous chagrine, et j'y mettrai bon ordre. Qu'est-ce que cela signifie? Je me fĂÂącherai, si cela continue. Comment donc? vous ne seriez pas en repos! On aura de mauvais procĂ©dĂ©s avec vous, parce que vous en avez d'estimables; cela serait plaisant! Dorante. - Madame, par toute la reconnaissance que je vous dois, n'y prenez point garde je suis confus de vos bontĂ©s, et je suis trop heureux d'avoir Ă©tĂ© querellĂ©. Araminte. - Je loue vos sentiments. Revenons Ă ce procĂšs dont il est question si je n'Ă©pouse point Monsieur le Comte... ScĂšne XIII Dorante, Araminte, Dubois Dubois. - Madame la Marquise se porte mieux, Madame il feint de voir Dorante avec surprise, et vous est fort obligĂ©e... fort obligĂ©e de votre attention. Dorante feint de dĂ©tourner la tĂÂȘte, pour se cacher de Dubois. Araminte. - VoilĂ qui est bien. Dubois, regardant toujours Dorante. - Madame, on m'a chargĂ© aussi de vous dire un mot qui presse. Araminte. - De quoi s'agit-il? Dubois. - Il m'est recommandĂ© de ne vous parler qu'en particulier. Araminte, Ă Dorante. - Je n'ai point achevĂ© ce que je voulais vous dire; laissez-moi, je vous prie, un moment, et revenez. ScĂšne XIV Araminte, Dubois Araminte. - Qu'est-ce que c'est donc que cet air Ă©tonnĂ© que tu as marquĂ©, ce me semble, en voyant Dorante? D'oĂÂč vient cette attention Ă le regarder? Dubois. - Ce n'est rien, sinon que je ne saurais plus avoir l'honneur de servir Madame, et qu'il faut que je lui demande mon congĂ©. Araminte, surprise. - Quoi! seulement pour avoir vu Dorante ici? Dubois. - Savez-vous Ă qui vous avez affaire? Araminte. - Au neveu de Monsieur Remy, mon procureur. Dubois. - Eh! par quel tour d'adresse est-il connu de Madame? comment a-t-il fait pour arriver jusqu'ici? Araminte. - C'est Monsieur Remy qui me l'a envoyĂ© pour intendant. Dubois. - Lui, votre intendant! Et c'est Monsieur Remy qui vous l'envoie hĂ©las! le bon homme, il ne sait pas qui il vous donne; c'est un dĂ©mon que ce garçon-lĂ . Araminte. - Mais que signifient tes exclamations? Explique-toi est-ce que tu le connais? Dubois. - Si je le connais, Madame! si je le connais! Ah vraiment oui; et il me connaĂt bien aussi. N'avez-vous pas vu comme il se dĂ©tournait de peur que je ne le visse? Araminte. - Il est vrai; et tu me surprends Ă mon tour. Serait-il capable de quelque mauvaise action, que tu saches? Est-ce que ce n'est pas un honnĂÂȘte homme? Dubois. - Lui! il n'y a point de plus brave homme dans toute la terre; il a, peut-ĂÂȘtre, plus d'honneur Ă lui tout seul que cinquante honnĂÂȘtes gens ensemble. Oh! c'est une probitĂ© merveilleuse; il n'a peut-ĂÂȘtre pas son pareil. Araminte. - Eh! de quoi peut-il donc ĂÂȘtre question? D'oĂÂč vient que tu m'alarmes? En vĂ©ritĂ©, j'en suis toute Ă©mue. Dubois. - Son dĂ©faut, c'est lĂ . Il se touche le front. C'est Ă la tĂÂȘte que le mal le tient. Araminte. - A la tĂÂȘte? Dubois. - Oui, il est timbrĂ©, mais timbrĂ© comme cent. Araminte. - Dorante! il m'a paru de trĂšs bon sens. Quelle preuve as-tu de sa folie? Dubois. - Quelle preuve? Il y a six mois qu'il est tombĂ© fou; il y a six mois qu'il extravague d'amour, qu'il en a la cervelle brĂ»lĂ©e, qu'il en est comme un perdu; je dois bien le savoir, car j'Ă©tais Ă lui, je le servais; et c'est ce qui m'a obligĂ© de le quitter, et c'est ce qui me force de m'en aller encore, ĂÂŽtez cela, c'est un homme incomparable. Araminte, un peu boudant. - Oh bien! il fera ce qu'il voudra; mais je ne le garderai pas on a bien affaire d'un esprit renversĂ©; et peut-ĂÂȘtre encore, je gage, pour quelque objet qui n'en vaut pas la peine; car les hommes ont des fantaisies... Dubois. - Ah! vous m'excuserez; pour ce qui est de l'objet, il n'y a rien Ă dire. Malepeste! sa folie est de bon goĂ»t. Araminte. - N'importe, je veux le congĂ©dier. Est-ce que tu la connais, cette personne? Dubois. - J'ai l'honneur de la voir tous les jours; c'est vous, Madame. Araminte. - Moi, dis-tu? Dubois. - Il vous adore; il y a six mois qu'il n'en vit point, qu'il donnerait sa vie pour avoir le plaisir de vous contempler un instant. Vous avez dĂ» voir qu'il a l'air enchantĂ©, quand il vous parle. Araminte. - Il y a bien en effet quelque petite chose qui m'a paru extraordinaire. Eh! juste ciel! le pauvre garçon, de quoi s'avise-t-il? Dubois. - Vous ne croiriez pas jusqu'oĂÂč va sa dĂ©mence; elle le ruine, elle lui coupe la gorge. Il est bien fait, d'une figure passable, bien Ă©levĂ© et de bonne famille; mais il n'est pas riche; et vous saurez qu'il n'a tenu qu'Ă lui d'Ă©pouser des femmes qui l'Ă©taient, et de fort aimables, ma foi, qui offraient de lui faire sa fortune et qui auraient mĂ©ritĂ© qu'on la leur fĂt Ă elles-mĂÂȘmes il y en a une qui n'en saurait revenir, et qui le poursuit encore tous les jours; je le sais, car je l'ai rencontrĂ©e. Araminte, avec nĂ©gligence. - Actuellement? Dubois. - Oui, Madame, actuellement, une grande brune trĂšs piquante, et qu'il fuit. Il n'y a pas moyen; Monsieur refuse tout. Je les tromperais, me disait-il; je ne puis les aimer, mon coeur est parti. Ce qu'il disait quelquefois la larme Ă l'oeil; car il sent bien son tort. Araminte. - Cela est fĂÂącheux; mais oĂÂč m'a-t-il vue, avant que de venir chez moi, Dubois? Dubois. - HĂ©las! Madame, ce fut un jour que vous sortĂtes de l'OpĂ©ra, qu'il perdit la raison; c'Ă©tait un vendredi, je m'en ressouviens; oui, un vendredi; il vous vit descendre l'escalier, Ă ce qu'il me raconta, et vous suivit jusqu'Ă votre carrosse; il avait demandĂ© votre nom, et je le trouvai qui Ă©tait comme extasiĂ©; il ne remuait plus. Araminte. - Quelle aventure! Dubois. - J'eus beau lui crier Monsieur! Point de nouvelles, il n'y avait personne au logis. A la fin, pourtant, il revint Ă lui avec un air Ă©garĂ©; je le jetai dans une voiture, et nous retournĂÂąmes Ă la maison. J'espĂ©rais que cela se passerait, car je l'aimais c'est le meilleur maĂtre! Point du tout, il n'y avait plus de ressource ce bon sens, cet esprit jovial, cette humeur charmante, vous aviez tout expĂ©diĂ©; et dĂšs le lendemain nous ne fĂmes plus tous deux, lui, que rĂÂȘver Ă vous, que vous aimer; moi, d'Ă©pier depuis le matin jusqu'au soir oĂÂč vous alliez. Araminte. - Tu m'Ă©tonnes Ă un point!... Dubois. - Je me fis mĂÂȘme ami d'un de vos gens qui n'y est plus, un garçon fort exact, et qui m'instruisait, et Ă qui je payais bouteille. C'est Ă la ComĂ©die qu'on va, me disait-il; et je courais faire mon rapport, sur lequel, dĂšs quatre heures, mon homme Ă©tait Ă la porte. C'est chez Madame celle-ci, c'est chez Madame celle-lĂ ; et sur cet avis, nous allions toute la soirĂ©e habiter la rue, ne vous dĂ©plaise, pour voir Madame entrer et sortir, lui dans un fiacre, et moi derriĂšre, tous deux morfondus et gelĂ©s; car c'Ă©tait dans l'hiver; lui, ne s'en souciant guĂšre; moi, jurant par-ci par-lĂ pour me soulager. Araminte. - Est-il possible? Dubois. - Oui, Madame. A la fin, ce train de vie m'ennuya; ma santĂ© s'altĂ©rait, la sienne aussi. Je lui fis accroire que vous Ă©tiez Ă la campagne, il le crut, et j'eus quelque repos. Mais n'alla-t-il pas, deux jours aprĂšs, vous rencontrer aux Tuileries, oĂÂč il avait Ă©tĂ© s'attrister de votre absence. Au retour il Ă©tait furieux, il voulut me battre, tout bon qu'il est; moi, je ne le voulus point, et je le quittai. Mon bonheur ensuite m'a mis chez Madame, oĂÂč, Ă force de se dĂ©mener, je le trouve parvenu Ă votre intendance, ce qu'il ne troquerait pas contre la place de l'empereur. Araminte. - Y a-t-il rien de si particulier? Je suis si lasse d'avoir des gens qui me trompent, que je me rĂ©jouissais de l'avoir, parce qu'il a de la probitĂ©; ce n'est pas que je sois fĂÂąchĂ©e, car je suis bien au-dessus de cela. Dubois. - Il y aura de la bontĂ© Ă le renvoyer. Plus il voit Madame, plus il s'achĂšve. Araminte. - Vraiment, je le renverrais bien; mais ce n'est pas lĂ ce qui le guĂ©rira. D'ailleurs, je ne sais que dire Ă Monsieur Remy, qui me l'a recommandĂ©, et ceci m'embarrasse. Je ne vois pas trop comment m'en dĂ©faire, honnĂÂȘtement. Dubois. - Oui; mais vous ferez un incurable, Madame. Araminte, vivement. - Oh! tant pis pour lui. Je suis dans des circonstances oĂÂč je ne saurais me passer d'un intendant; et puis, il n'y a pas tant de risque que tu le crois au contraire, s'il y avait quelque chose qui pĂ»t ramener cet homme, c'est l'habitude de me voir plus qu'il n'a fait, ce serait mĂÂȘme un service Ă lui rendre. Dubois. - Oui; c'est un remĂšde bien innocent. PremiĂšrement, il ne vous dira mot; jamais vous n'entendrez parler de son amour. Araminte. - En es-tu bien sĂ»r? Dubois. - Oh! il ne faut pas en avoir peur; il mourrait plutĂÂŽt. Il a un respect, une adoration, une humilitĂ© pour vous, qui n'est pas concevable. Est-ce que vous croyez qu'il songe Ă ĂÂȘtre aimĂ©? Nullement. Il dit que dans l'univers il n'y a personne qui le mĂ©rite; il ne veut que vous voir, vous considĂ©rer, regarder vos yeux, vos grĂÂąces, votre belle taille; et puis c'est tout il me l'a dit mille fois. Araminte, haussant les Ă©paules. - VoilĂ qui est bien digne de compassion! Allons, je patienterai quelques jours, en attendant que j'en aie un autre; au surplus, ne crains rien, je suis contente de toi; je rĂ©compenserai ton zĂšle, et je ne veux pas que tu me quittes, entends-tu, Dubois. Dubois. - Madame, je vous suis dĂ©vouĂ© pour la vie. Araminte. - J'aurai soin de toi; surtout qu'il ne sache pas que je suis instruite; garde un profond secret; et que tout le monde, jusqu'Ă Marton, ignore ce que tu m'as dit; ce sont de ces choses qui ne doivent jamais percer. Dubois. - Je n'en ai jamais parlĂ© qu'Ă Madame. Araminte. - Le voici qui revient; va-t'en. ScĂšne XV Dorante, Araminte Araminte, un moment seule. - La vĂ©ritĂ© est que voici une confidence dont je me serais bien passĂ©e moi-mĂÂȘme. Dorante. - Madame, je me rends Ă vos ordres. Araminte. - Oui, Monsieur; de quoi vous parlais-je? Je l'ai oubliĂ©. Dorante. - D'un procĂšs avec Monsieur le comte Dorimont. Araminte. - Je me remets; je vous disais qu'on veut nous marier. Dorante. - Oui, Madame, et vous alliez, je crois, ajouter que vous n'Ă©tiez pas portĂ©e Ă ce mariage. Araminte. - Il est vrai. J'avais envie de vous charger d'examiner l'affaire, afin de savoir si je ne risquerais rien Ă plaider; mais je crois devoir vous dispenser de ce travail; je ne suis pas sĂ»re de pouvoir vous garder. Dorante. - Ah! Madame, vous avez eu la bontĂ© de me rassurer lĂ -dessus. Araminte. - Oui; mais je ne faisais pas rĂ©flexion que j'ai promis Ă Monsieur le Comte de prendre un intendant de sa main; vous voyez bien qu'il ne serait pas honnĂÂȘte de lui manquer de parole; et du moins faut-il que je parle Ă celui qu'il m'amĂšnera. Dorante. - Je ne suis pas heureux; rien ne me rĂ©ussit, et j'aurai la douleur d'ĂÂȘtre renvoyĂ©. Araminte, par faiblesse. - Je ne dis pas cela; il n'y a rien de rĂ©solu lĂ -dessus. Dorante. - Ne me laissez point dans l'incertitude oĂÂč je suis, Madame. Araminte. - Eh! mais, oui, je tĂÂącherai que vous restiez; je tĂÂącherai. Dorante. - Vous m'ordonnez donc de vous rendre compte de l'affaire en question? Araminte. - Attendons; si j'allais Ă©pouser le Comte, vous auriez pris une peine inutile. Dorante. - Je croyais avoir entendu dire Ă Madame qu'elle n'avait point de penchant pour lui. Araminte. - Pas encore. Dorante. - Et d'ailleurs, votre situation est si tranquille et si douce. Araminte, Ă part. - Je n'ai pas le courage de l'affliger!... Eh bien, oui-da; examinez toujours, examinez. J'ai des papiers dans mon cabinet, je vais les chercher. Vous viendrez les prendre, et je vous les donnerai. En s'en allant. Je n'oserais presque le regarder. ScĂšne XVI Dorante, Dubois, venant d'un air mystĂ©rieux et comme passant. Dubois. - Marton vous cherche pour vous montrer l'appartement qu'on vous destine. Arlequin est allĂ© boire. J'ai dit que j'allais vous avertir. Comment vous traite-t-on? Dorante. - Qu'elle est aimable! Je suis enchantĂ©! De quelle façon a-t-elle reçu ce que tu lui as dit? Dubois, comme en fuyant. - Elle opine tout doucement Ă vous garder par compassion elle espĂšre vous guĂ©rir par l'habitude de la voir. Dorante, charmĂ©. - SincĂšrement? Dubois. - Elle n'en rĂ©chappera point; c'est autant de pris. Je m'en retourne. Dorante. - Reste, au contraire; je crois que voici Marton. Dis-lui que Madame m'attend pour me remettre des papiers, et que j'irai la trouver dĂšs que je les aurai. Dubois. - Partez; aussi bien ai-je un petit avis Ă donner Ă Marton. Il est bon de jeter dans tous les esprits les soupçons dont nous avons besoin. ScĂšne XVII Dubois, Marton Marton. - OĂÂč est donc Dorante? il me semble l'avoir vu avec toi. Dubois, brusquement. - Il dit que Madame l'attend pour des papiers, il reviendra ensuite. Au reste, qu'est-il nĂ©cessaire qu'il voie cet appartement? S'il n'en voulait pas, il serait bien dĂ©licat pardi, je lui conseillerais... Marton. - Ce ne sont pas lĂ tes affaires je suis les ordres de Madame. Dubois. - Madame est bonne et sage; mais prenez garde, ne trouvez-vous pas que ce petit galant-lĂ fait les yeux doux? Marton. - Il les fait comme il les a. Dubois. - Je me trompe fort, si je n'ai pas vu la mine de ce freluquet considĂ©rer, je ne sais oĂÂč, celle de Madame. Marton. - Eh bien, est-ce qu'on te fĂÂąche quand on la trouve belle? Dubois. - Non. Mais je me figure quelquefois qu'il n'est venu ici que pour la voir de plus prĂšs. Marton, riant. - Ah! ah! quelle idĂ©e! Va, tu n'y entends rien; tu t'y connais mal. Dubois, riant. - Ah! ah! je suis donc bien sot. Marton, riant en s'en allant. - Ah! ah! l'original avec ses observations! Dubois, seul. - Allez, allez, prenez toujours. J'aurais soin de vous les faire trouver meilleures. Allons faire jouer toutes nos batteries. Acte II ScĂšne premiĂšre Araminte, Dorante Dorante. - Non, Madame, vous ne risquez rien; vous pouvez plaider en toute sĂ»retĂ©. J'ai mĂÂȘme consultĂ© plusieurs personnes, l'affaire est excellente; et si vous n'avez que le motif dont vous parlez pour Ă©pouser Monsieur le Comte, rien ne vous oblige Ă ce mariage. Araminte. - Je l'affligerai beaucoup, et j'ai de la peine Ă m'y rĂ©soudre. Dorante. - Il ne serait pas juste de vous sacrifier Ă la crainte de l'affliger. Araminte. - Mais avez-vous bien examinĂ©? Vous me disiez tantĂÂŽt que mon Ă©tat Ă©tait doux et tranquille; n'aimeriez-vous pas mieux que j'y restasse? N'ĂÂȘtes-vous pas un peu trop prĂ©venu contre le mariage, et par consĂ©quent contre Monsieur le Comte? Dorante. - Madame, j'aime mieux vos intĂ©rĂÂȘts que les siens, et que ceux de qui que ce soit au monde. Araminte. - Je ne saurais y trouver Ă redire. En tout cas, si je l'Ă©pouse, et qu'il veuille en mettre un autre ici Ă votre place, vous n'y perdrez point; je vous promets de vous en trouver une meilleure. Dorante, tristement. - Non, Madame, si j'ai le malheur de perdre celle-ci, je ne serai plus Ă personne; et apparemment que je la perdrai; je m'y attends. Araminte. - Je crois pourtant que je plaiderai nous verrons. Dorante. - J'avais encore une petite chose Ă vous dire, Madame. Je viens d'apprendre que le concierge d'une de vos terres est mort on pourrait y mettre un de vos gens; et j'ai songĂ© Ă Dubois, que je remplacerai ici par un domestique dont je rĂ©ponds. Araminte. - Non, envoyez plutĂÂŽt votre homme au chĂÂąteau, et laissez-moi Dubois c'est un garçon de confiance, qui me sert bien et que je veux garder. A propos, il m'a dit, ce me semble, qu'il avait Ă©tĂ© Ă vous quelque temps? Dorante, feignant un peu d'embarras. - Il est vrai, Madame; il est fidĂšle, mais peu exact. Rarement, au reste, ces gens-lĂ parlent-ils bien de ceux qu'ils ont servis. Ne me nuirait-il point dans votre esprit? Araminte, nĂ©gligemment. - Celui-ci dit beaucoup de bien de vous, et voilĂ tout. Que me veut Monsieur Remy? ScĂšne II Araminte, Dorante, Monsieur Remy Monsieur Remy. - Madame, je suis votre trĂšs humble serviteur. Je viens vous remercier de la bontĂ© que vous avez eue de prendre mon neveu Ă ma recommandation. Araminte. - Je n'ai pas hĂ©sitĂ©, comme vous l'avez vu. Monsieur Remy. - Je vous rends mille grĂÂąces. Ne m'aviez-vous pas dit qu'on vous en offrait un autre? Araminte. - Oui, Monsieur. Monsieur Remy. - Tant mieux; car je viens vous demander celui-ci pour une affaire d'importance. Dorante, d'un air de refus. - Et d'oĂÂč vient, Monsieur? Monsieur Remy. - Patience! Araminte. - Mais, Monsieur Remy, ceci est un peu vif; vous prenez assez mal votre temps, et j'ai refusĂ© l'autre personne. Dorante. - Pour moi, je ne sortirai jamais de chez Madame, qu'elle ne me congĂ©die. Monsieur Remy, brusquement. - Vous ne savez ce que vous dites. Il faut pourtant sortir; vous allez voir. Tenez, Madame, jugez-en vous-mĂÂȘme; voici de quoi il est question c'est une dame de trente-cinq ans, qu'on dit jolie femme, estimable, et de quelque distinction; qui ne dĂ©clare pas son nom; qui dit que j'ai Ă©tĂ© son procureur; qui a quinze mille livres de rente pour le moins, ce qu'elle prouvera; qui a vu Monsieur chez moi, qui lui a parlĂ©, qui sait qu'il n'a pas de bien, et qui offre de l'Ă©pouser sans dĂ©lai. Et la personne qui est venue chez moi de sa part doit revenir tantĂÂŽt pour savoir la rĂ©ponse, et vous mener tout de suite chez elle. Cela est-il net? Y a-t-il Ă consulter lĂ -dessus? Dans deux heures il faut ĂÂȘtre au logis. Ai-je tort, Madame? Araminte, froidement. - C'est Ă lui Ă rĂ©pondre. Monsieur Remy. - Eh bien! Ă quoi pense-t-il donc? Viendrez-vous? Dorante. - Non, Monsieur, je ne suis pas dans cette disposition-lĂ . Monsieur Remy. - Hum! Quoi? Entendez-vous ce que je vous dis, qu'elle a quinze mille livres de rente? entendez-vous? Dorante. - Oui, Monsieur; mais en eĂ»t-elle vingt fois davantage, je ne l'Ă©pouserais pas; nous ne serions heureux ni l'un ni l'autre j'ai le coeur pris; j'aime ailleurs. Monsieur Remy, d'un ton railleur, et traĂnant ses mots. - J'ai le coeur pris voilĂ qui est fĂÂącheux! Ah, ah, le coeur est admirable! Je n'aurais jamais devinĂ© la beautĂ© des scrupules de ce coeur-lĂ , qui veut qu'on reste intendant de la maison d'autrui pendant qu'on peut l'ĂÂȘtre de la sienne! Est-ce lĂ votre dernier mot, berger fidĂšle? Dorante. - Je ne saurais changer de sentiment; Monsieur. Monsieur Remy. - Oh! le sot coeur, mon neveu; vous ĂÂȘtes un imbĂ©cile, un insensĂ©; et je tiens celle que vous aimez pour une guenon, si elle n'est pas de mon sentiment, n'est-il pas vrai, Madame, et ne le trouvez-vous pas extravagant? Araminte, doucement. - Ne le querellez point. Il paraĂt avoir tort; j'en conviens. Monsieur Remy, vivement. - Comment, Madame! il pourrait... Araminte. - Dans sa façon de penser je l'excuse. Voyez pourtant, Dorante, tĂÂąchez de vaincre votre penchant, si vous le pouvez. Je sais bien que cela est difficile. Dorante. - Il n'y a pas moyen, Madame, mon amour m'est plus cher que ma vie. Monsieur Remy, d'un air Ă©tonnĂ©. - Ceux qui aiment les beaux sentiments doivent ĂÂȘtre contents; en voilĂ un des plus curieux qui se fassent. Vous trouvez donc cela raisonnable, Madame? Araminte. - Je vous laisse, parlez-lui vous-mĂÂȘme. A part. Il me touche tant, qu'il faut que je m'en aille. Elle sort. Dorante, Ă part. - Il ne croit pas si bien me servir. ScĂšne III Dorante, Monsieur Remy, Marton Monsieur Remy, regardant son neveu. - Dorante, sais-tu bien qu'il n'y a pas de fou aux Petites-Maisons de ta force? Marton arrive. Venez, Mademoiselle Marton. Marton. - Je viens d'apprendre que vous Ă©tiez ici. Monsieur Remy. - Dites-nous un peu votre sentiment; que pensez-vous de quelqu'un qui n'a point de bien, et qui refuse d'Ă©pouser une honnĂÂȘte et fort jolie femme, avec quinze mille livres de rente bien venants? Marton. - Votre question est bien aisĂ©e Ă dĂ©cider. Ce quelqu'un rĂÂȘve. Monsieur Remy, montrant Dorante. - VoilĂ le rĂÂȘveur; et pour excuse, il allĂšgue son coeur que vous avez pris; mais comme apparemment il n'a pas encore emportĂ© le vĂÂŽtre, et que je vous crois encore Ă peu prĂšs dans tout votre bon sens, vu le peu de temps qu'il y a que vous le connaissez, je vous prie de m'aider Ă le rendre plus sage. AssurĂ©ment vous ĂÂȘtes fort jolie, mais vous ne le disputerez point Ă un pareil Ă©tablissement; il n'y a point de beaux yeux qui vaillent ce prix-lĂ . Marton. - Quoi! Monsieur Remy, c'est de Dorante que vous parlez? C'est pour se garder Ă moi qu'il refuse d'ĂÂȘtre riche? Monsieur Remy. - Tout juste, et vous ĂÂȘtes trop gĂ©nĂ©reuse pour le souffrir. Marton, avec un air de passion. - Vous vous trompez, Monsieur, je l'aime trop moi-mĂÂȘme pour l'en empĂÂȘcher, et je suis enchantĂ©e oh! Dorante, que je vous estime! Je n'aurais pas cru que vous m'aimassiez tant. Monsieur Remy. - Courage! je ne fais que vous le montrer, et vous en ĂÂȘtes dĂ©jĂ coiffĂ©e! Pardi, le coeur d'une femme est bien Ă©tonnant! le feu y prend bien vite. Marton, comme chagrine. - Eh! Monsieur, faut-il tant de bien pour ĂÂȘtre heureux? Madame, qui a de la bontĂ© pour moi, supplĂ©era en partie par sa gĂ©nĂ©rositĂ© Ă ce qu'il me sacrifie. Que je vous ai d'obligation, Dorante! Dorante. - Oh! non, Mademoiselle, aucune; vous n'avez point de grĂ© Ă me savoir de ce que je fais; je me livre Ă mes sentiments, et ne regarde que moi lĂ -dedans. Vous ne me devez rien; je ne pense pas Ă votre reconnaissance. Marton. - Vous me charmez que de dĂ©licatesse! Il n'y a encore rien de si tendre que ce que vous me dites. Monsieur Remy. - Par ma foi, je ne m'y connais donc guĂšre; car je le trouve bien plat. A Marton. Adieu, la belle enfant; je ne vous aurais, ma foi, pas Ă©valuĂ©e ce qu'il vous achĂšte. Serviteur, idiot, garde ta tendresse, et moi ma succession. Il sort. Marton. - Il est en colĂšre, mais nous l'apaiserons. Dorante. - Je l'espĂšre. Quelqu'un vient. Marton. - C'est le Comte, celui dont je vous ai parlĂ©, et qui doit Ă©pouser Madame. Dorante. - Je vous laisse donc; il pourrait me parler de son procĂšs vous savez ce que je vous ai dit lĂ -dessus, et il est inutile que je le voie. ScĂšne IV Le Comte, Marton Le Comte. - Bonjour, Marton. Marton. - Vous voilĂ donc revenu, Monsieur? Le Comte. - Oui. On m'a dit qu'Araminte se promenait dans le jardin, et je viens d'apprendre de sa mĂšre une chose qui me chagrine je lui avais retenu un intendant, qui devait aujourd'hui entrer chez elle, et cependant elle en a pris un autre, qui ne plaĂt point Ă la mĂšre, et dont nous n'avons rien Ă espĂ©rer. Marton. - Nous n'en devons rien craindre non plus, Monsieur. Allez, ne vous inquiĂ©tez point, c'est un galant homme; et si la mĂšre n'en est pas contente, c'est un peu de sa faute; elle a dĂ©butĂ© tantĂÂŽt par le brusquer d'une maniĂšre si outrĂ©e, l'a traitĂ© si mal, qu'il n'est pas Ă©tonnant qu'elle ne l'ait point gagnĂ©. Imaginez-vous qu'elle l'a querellĂ© de ce qu'il est bien fait. Le Comte. - Ne serait-ce point lui que je viens de voir sortir d'avec vous? Marton. - Lui-mĂÂȘme. Le Comte. - Il a bonne mine, en effet, et n'a pas trop l'air de ce qu'il est. Marton. - Pardonnez-moi, Monsieur; car il est honnĂÂȘte homme. Le Comte. - N'y aurait-il pas moyen de raccommoder cela? Araminte ne me hait pas, je pense, mais elle est lente Ă se dĂ©terminer; et pour achever de la rĂ©soudre, il ne s'agirait plus que de lui dire que le sujet de notre discussion est douteux pour elle. Elle ne voudra pas soutenir l'embarras d'un procĂšs. Parlons Ă cet intendant; s'il ne faut que de l'argent pour le mettre dans nos intĂ©rĂÂȘts, je ne l'Ă©pargnerai pas. Marton. - Oh! non, ce n'est point un homme Ă mener par lĂ ; c'est le garçon de France le plus dĂ©sintĂ©ressĂ©. Le Comte. - Tant pis! ces gens-lĂ ne sont bons Ă rien. Marton. - Laissez-moi faire. ScĂšne V Le Comte, Arlequin, Marton Arlequin. - Mademoiselle, voilĂ un homme qui en demande un autre; savez-vous qui c'est? Marton, brusquement. - Et qui est cet autre? A quel homme en veut-il? Arlequin. - Ma foi, je n'en sais rien; c'est de quoi je m'informe Ă vous. Marton. - Fais-le entrer. Arlequin, le faisant sortir des coulisses. - HĂ©! le garçon venez ici dire votre affaire. ScĂšne VI Le Comte, Marton, Le Garçon Marton. - Qui cherchez-vous? Le Garçon. - Mademoiselle, je cherche un certain Monsieur Ă qui j'ai Ă rendre un portrait avec une boĂte qu'il nous a fait faire. Il nous a dit qu'on ne la remĂt qu'Ă lui-mĂÂȘme, et qu'il viendrait la prendre; mais comme mon pĂšre est obligĂ© de partir demain pour un petit voyage, il m'a envoyĂ© pour la lui rendre, et on m'a dit que je saurais de ses nouvelles ici. Je le connais de vue, mais je ne sais pas son nom. Marton. - N'est-ce pas vous, Monsieur le Comte? Le Comte. - Non, sĂ»rement. Le Garçon. - Je n'ai point affaire Ă Monsieur, Mademoiselle; c'est une autre personne. Marton. - Et chez qui vous a-t-on dit que vous le trouveriez? Le Garçon. - Chez un procureur qui s'appelle Monsieur Remy. Le Comte. - Ah! n'est-ce pas le procureur de Madame? montrez-nous la boĂte. Le Garçon. - Monsieur, cela m'est dĂ©fendu; je n'ai ordre de la donner qu'Ă celui Ă qui elle est le portrait de la dame est dedans. Le Comte. - Le portrait d'une dame? Qu'est-ce que cela signifie? Serait-ce celui d'Araminte? Je vais tout Ă l'heure savoir ce qu'il en est. ScĂšne VII Marton, Le Garçon Marton. - Vous avez mal fait de parler de ce portrait devant lui. Je sais qui vous cherchez; c'est le neveu de Monsieur Remy, de chez qui vous venez. Le Garçon. - Je le crois aussi, Mademoiselle. Marton. - Un grand homme qui s'appelle Monsieur Dorante. Le Garçon. - Il me semble que c'est son nom. Marton. - Il me l'a dit; je suis dans sa confidence. Avez-vous remarquĂ© le portrait? Le Garçon. - Non, je n'ai pas pris garde Ă qui il ressemble. Marton. - Eh bien, c'est de moi dont il s'agit. Monsieur Dorante n'est pas ici, et ne reviendra pas sitĂÂŽt. Vous n'avez qu'Ă me remettre la boĂte; vous le pouvez en toute sĂ»retĂ©; vous lui ferez mĂÂȘme plaisir. Vous voyez que je suis au fait. Le Garçon. - C'est ce qui me paraĂt. La voilĂ , Mademoiselle. Ayez donc, je vous prie, le soin de la lui rendre quand il sera venu. Marton. - Oh! je n'y manquerai pas. Le Garçon. - Il y a encore une bagatelle qu'il doit dessus, mais je tĂÂącherai de repasser tantĂÂŽt, et s'il n'y Ă©tait pas, vous auriez la bontĂ© d'achever de payer. Marton. - Sans difficultĂ©. Allez. A part. Voici Dorante. Au Garçon. Retirez-vous vite. ScĂšne VIII Marton, Dorante Marton, un moment seule et joyeuse. - Ce ne peut ĂÂȘtre que mon portrait. Le charmant homme! Monsieur Remy avait raison de dire qu'il y avait quelque temps qu'il me connaissait. Dorante. - Mademoiselle, n'avez-vous pas vu ici quelqu'un qui vient d'arriver? Arlequin croit que c'est moi qu'il demande. Marton, le regardant avec tendresse. - Que vous ĂÂȘtes aimable, Dorante! je serais bien injuste de ne pas vous aimer. Allez, soyez en repos; l'ouvrier est venu, je lui ai parlĂ©, j'ai la boĂte, je la tiens. Dorante. - J'ignore... Marton. - Point de mystĂšre; je la tiens, vous dis-je, et je ne m'en fĂÂąche pas. Je vous la rendrai quand je l'aurai vue. Retirez-vous, voici Madame avec sa mĂšre et le Comte; c'est peut-ĂÂȘtre de cela qu'ils s'entretiennent. Laissez-moi les calmer lĂ -dessus, et ne les attendez pas. Dorante, en s'en allant, et riant. - Tout a rĂ©ussi, elle prend le change Ă merveille! ScĂšne IX Araminte, Le Comte, Madame Argante, Marton Araminte. - Marton, qu'est-ce que c'est qu'un portrait dont Monsieur le Comte me parle, qu'on vient d'apporter ici Ă quelqu'un qu'on ne nomme pas, et qu'on soupçonne ĂÂȘtre le mien? Instruisez-moi de cette histoire-lĂ . Marton, d'un air rĂÂȘveur. - Ce n'est rien, Madame; je vous dirai ce que c'est je l'ai dĂ©mĂÂȘlĂ© aprĂšs que Monsieur le Comte est parti; il n'a que faire de s'alarmer. Il n'y a rien lĂ qui vous intĂ©resse. Le Comte. - Comment le savez-vous, Mademoiselle? vous n'avez point vu le portrait. Marton. - N'importe, c'est tout comme si je l'avais vu. Je sais qui il regarde; n'en soyez point en peine. Le Comte. - Ce qu'il y a de certain, c'est un portrait de femme, et c'est ici qu'on vient chercher la personne qui l'a fait faire, Ă qui on doit le rendre, et ce n'est pas moi. Marton. - D'accord. Mais quand je vous dis que Madame n'y est pour rien, ni vous non plus. Araminte. - Eh bien! si vous ĂÂȘtes instruite, dites-nous donc de quoi il est question; car je veux le savoir. On a des idĂ©es qui ne me plaisent point. Parlez. Madame Argante. - Oui; ceci a un air de mystĂšre qui est dĂ©sagrĂ©able. Il ne faut pourtant pas vous fĂÂącher, ma fille. Monsieur le Comte vous aime, et un peu de jalousie, mĂÂȘme injuste, ne messied pas Ă un amant. Le Comte. - Je ne suis jaloux que de l'inconnu qui ose se donner le plaisir d'avoir le portrait de Madame. Araminte, vivement. - Comme il vous plaira, Monsieur; mais j'ai entendu ce que vous vouliez dire, et je crains un peu ce caractĂšre d'esprit-lĂ . Eh bien, Marton? Marton. - Eh bien, Madame, voilĂ bien du bruit! c'est mon portrait. Le Comte. - Votre portrait? Marton. - Oui, le mien. Eh! pourquoi non, s'il vous plaĂt? il ne faut pas tant se rĂ©crier. Madame Argante. - Je suis assez comme Monsieur le Comte; la chose me paraĂt singuliĂšre. Marton. - Ma foi, Madame, sans vanitĂ©, on en peint tous les jours, et des plus huppĂ©es, qui ne me valent pas. Araminte. - Et qui est-ce qui a fait cette dĂ©pense-lĂ pour vous? Marton. - Un trĂšs aimable homme qui m'aime, qui a de la dĂ©licatesse et des sentiments, et qui me recherche; et puisqu'il faut vous le nommer, c'est Dorante. Araminte. - Mon intendant? Marton. - Lui-mĂÂȘme. Madame Argante. - Le fat, avec ses sentiments! Araminte, brusquement. - Eh! vous nous trompez; depuis qu'il est ici, a-t-il eu le temps de vous faire peindre? Marton. - Mais ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il me connaĂt. Araminte, vivement. - Donnez donc. Marton. - Je n'ai pas encore ouvert la boĂte, mais c'est moi que vous y allez voir. Araminte l'ouvre, tous regardent. Le Comte. - Eh! je m'en doutais bien; c'est Madame. Marton. - Madame!... Il est vrai, et me voilĂ bien loin de mon compte! A part. Dubois avait raison tantĂÂŽt. Araminte, Ă part. - Et moi, je vois clair. A Marton. Par quel hasard avez-vous cru que c'Ă©tait vous? Marton. - Ma foi, Madame, toute autre que moi s'y serait trompĂ©e. Monsieur Remy me dit que son neveu m'aime, qu'il veut nous marier ensemble; Dorante est prĂ©sent, et ne dit point non; il refuse devant moi un trĂšs riche parti; l'oncle s'en prend Ă moi, me dit que j'en suis cause. Ensuite vient un homme qui apporte ce portrait, qui vient chercher ici celui Ă qui il appartient; je l'interroge Ă tout ce qu'il rĂ©pond, je reconnais Dorante. C'est un petit portrait de femme, Dorante m'aime jusqu'Ă refuser sa fortune pour moi. Je conclus donc que c'est moi qu'il a fait peindre. Ai-je eu tort? J'ai pourtant mal conclu. J'y renonce; tant d'honneur ne m'appartient point. Je crois voir toute l'Ă©tendue de ma mĂ©prise, et je me tais. Araminte. - Ah! ce n'est pas lĂ une chose bien difficile Ă deviner. Vous faites le fĂÂąchĂ©, l'Ă©tonnĂ©, Monsieur le Comte; il y a eu quelque malentendu dans les mesures que vous avez prises; mais vous ne m'abusez point; c'est Ă vous qu'on apportait le portrait. Un homme dont on ne sait pas le nom, qu'on vient chercher ici, c'est vous, Monsieur, c'est vous. Marton, d'un air sĂ©rieux. - Je ne crois pas. Madame Argante. - Oui, oui, c'est Monsieur Ă quoi bon vous en dĂ©fendre? Dans les termes oĂÂč vous en ĂÂȘtes avec ma fille, ce n'est pas lĂ un si grand crime; allons, convenez-en. Le Comte, froidement. - Non, Madame, ce n'est point moi, sur mon honneur, je ne connais pas ce Monsieur Remy comment aurait-on dit chez lui qu'on aurait de mes nouvelles ici? Cela ne se peut pas. Madame Argante, d'un air pensif. - Je ne faisais pas attention Ă cette circonstance. Araminte. - Bon! qu'est-ce qu'une circonstance de plus ou de moins? Je n'en rabats rien. Quoi qu'il en soit, je le garde, personne ne l'aura. Mais quel bruit entendons-nous? Voyez ce que c'est, Marton. ScĂšne X Araminte, Le Comte, Madame Argante, Marton, Dubois, Arlequin Arlequin, en entrant. - Tu es un plaisant magot! Marton. - A qui en avez-vous donc? vous autres? Dubois. - Si je disais un mot, ton maĂtre sortirait bien vite. Arlequin. - Toi? nous nous soucions de toi et de toute ta race de canaille comme de cela. Dubois. - Comme je te bĂÂątonnerais, sans le respect de Madame! Arlequin. - Arrive, arrive la voilĂ , Madame. Araminte. - Quel sujet avez-vous donc de quereller? De quoi s'agit-il? Madame Argante. - Approchez, Dubois. Apprenez-nous ce que c'est que ce mot que vous diriez contre Dorante; il serait bon de savoir ce que c'est. Arlequin. - Prononce donc ce mot. Araminte. - Tais-toi, laisse-le parler. Dubois. - Il y a une heure qu'il me dit mille invectives, Madame. Arlequin. - Je soutiens les intĂ©rĂÂȘts de mon maĂtre, je tire des gages pour cela, et je ne souffrirai point qu'un ostrogoth menace mon maĂtre d'un mot; j'en demande justice Ă Madame. Madame Argante. - Mais, encore une fois, sachons ce que veut dire Dubois par ce mot c'est le plus pressĂ©. Arlequin. - Je le dĂ©fie d'en dire seulement une lettre. Dubois. - C'est par pure colĂšre que j'ai fait cette menace, Madame; et voici la cause de la dispute. En arrangeant l'appartement de Monsieur Dorante, j'ai vu par hasard un tableau oĂÂč Madame est peinte, et j'ai cru qu'il fallait l'ĂÂŽter, qu'il n'avait que faire lĂ , qu'il n'Ă©tait point dĂ©cent qu'il y restĂÂąt; de sorte que j'ai Ă©tĂ© pour le dĂ©tacher; ce butor est venu pour m'en empĂÂȘcher, et peu s'en est fallu que nous ne nous soyons battus. Arlequin. - Sans doute, de quoi t'avises-tu d'ĂÂŽter ce tableau qui est tout Ă fait gracieux, que mon maĂtre considĂ©rait il n'y avait qu'un moment avec toute la satisfaction possible? Car je l'avais vu qui l'avait contemplĂ© de tout son coeur, et il prend fantaisie Ă ce brutal de le priver d'une peinture qui rĂ©jouit cet honnĂÂȘte homme. Voyez la malice! Ote-lui quelque autre meuble, s'il en a trop, mais laisse-lui cette piĂšce, animal. Dubois. - Et moi, je te dis qu'on ne la laissera point, que je la dĂ©tacherai moi-mĂÂȘme, que tu en auras le dĂ©menti, et que Madame le voudra ainsi. Araminte. - Eh! que m'importe? Il Ă©tait bien nĂ©cessaire de faire ce bruit-lĂ pour un vieux tableau qu'on a mis lĂ par hasard, et qui y est restĂ©. Laissez-nous. Cela vaut-il la peine qu'on en parle? Madame Argante, d'un ton aigre. - Vous m'excuserez, ma fille; ce n'est point lĂ sa place, et il n'y a qu'Ă l'ĂÂŽter; votre intendant se passera bien de ses contemplations. Araminte, souriant d'un air railleur. - Oh! vous avez raison. Je ne pense pas qu'il les regrette. A Arlequin et Ă Dubois. Retirez-vous tous deux. ScĂšne XI Araminte, Le Comte, Madame Argante, Marton Le Comte, d'un ton railleur. - Ce qui est de sĂ»r, c'est que cet homme d'affaires-lĂ est de bon goĂ»t. Araminte, ironiquement. - Oui, la rĂ©flexion est juste. Effectivement, il est fort extraordinaire qu'il ait jetĂ© les yeux sur ce tableau. Madame Argante. - Cet homme-lĂ ne m'a jamais plu un instant, ma fille; vous le savez, j'ai le coup d'oeil assez bon, et je ne l'aime point. Croyez-moi, vous avez entendu la menace que Dubois a faite en parlant de lui, j'y reviens encore, il faut qu'il ait quelque chose Ă en dire. Interrogez-le; sachons ce que c'est. Je suis persuadĂ©e que ce petit monsieur-lĂ ne vous convient point; nous le voyons tous; il n'y a que vous qui n'y prenez pas garde. Marton, nĂ©gligemment. - Pour moi je n'en suis pas contente. Araminte, riant ironiquement. - Qu'est-ce donc que vous voyez, et que je ne vois point? Je manque de pĂ©nĂ©tration j'avoue que je m'y perds! Je ne vois pas le sujet de me dĂ©faire d'un homme qui m'est donnĂ© de bonne main, qui est un homme de quelque chose, qui me sert bien, et que trop bien peut-ĂÂȘtre; voilĂ ce qui n'Ă©chappe pas Ă ma pĂ©nĂ©tration, par exemple. Madame Argante. - Que vous ĂÂȘtes aveugle! Araminte, d'un air souriant. - Pas tant; chacun a ses lumiĂšres. Je consens, au reste, d'Ă©couter Dubois, le conseil est bon, et je l'approuve. Allez, Marton, allez lui dire que je veux lui parler. S'il me donne des motifs raisonnables de renvoyer cet intendant assez hardi pour regarder un tableau, il ne restera pas longtemps chez moi; sans quoi, on aura la bontĂ© de trouver bon que je le garde, en attendant qu'il me dĂ©plaise Ă moi. Madame Argante, vivement. - Eh bien! il vous dĂ©plaira; je ne vous en dis pas davantage, en attendant de plus fortes preuves. Le Comte. - Quant Ă moi, Madame, j'avoue que j'ai craint qu'il ne me servĂt mal auprĂšs de vous, qu'il ne vous inspirĂÂąt l'envie de plaider, et j'ai souhaitĂ© par pure tendresse qu'il vous en dĂ©tournĂÂąt. Il aura pourtant beau faire, je dĂ©clare que je renonce Ă tout procĂšs avec vous; que je ne veux pour arbitre de notre discussion que vous et vos gens d'affaires, et que j'aime mieux perdre tout que de rien disputer. Madame Argante, d'un ton dĂ©cisif. - Mais oĂÂč serait la dispute? Le mariage terminerait tout, et le vĂÂŽtre est comme arrĂÂȘtĂ©. Le Comte. - Je garde le silence sur Dorante; je reviendrai simplement voir ce que vous pensez de lui, et si vous le congĂ©diez, comme je le prĂ©sume, il ne tiendra qu'Ă vous de prendre celui que je vous offrais, et que je retiendrai encore quelque temps. Madame Argante. - Je ferai comme Monsieur, je ne vous parlerai plus de rien non plus, vous m'accuseriez de vision, et votre entĂÂȘtement finira sans notre secours. Je compte beaucoup sur Dubois que voici, et avec lequel nous vous laissons. ScĂšne XII Dubois, Araminte Dubois. - On m'a dit que vous vouliez me parler, Madame? Araminte. - Viens ici tu es bien imprudent, Dubois, bien indiscret; moi qui ai si bonne opinion de toi, tu n'as guĂšre d'attention pour ce que je te dis. Je t'avais recommandĂ© de te taire sur le chapitre de Dorante; tu en sais les consĂ©quences ridicules, et tu me l'avais promis pour quoi donc avoir prise, sur ce misĂ©rable tableau, avec un sot qui fait un vacarme Ă©pouvantable, et qui vient ici tenir des discours tous propres Ă donner des idĂ©es que je serais au dĂ©sespoir qu'on eĂ»t? Dubois. - Ma foi, Madame, j'ai cru la chose sans consĂ©quence, et je n'ai agi d'ailleurs que par un mouvement de respect et de zĂšle. Araminte, d'un air vif. - Eh! laisse lĂ ton zĂšle, ce n'est pas lĂ celui que je veux, ni celui qu'il me faut; c'est de ton silence dont j'ai besoin pour me tirer de l'embarras oĂÂč je suis, et oĂÂč tu m'as jetĂ©e toi-mĂÂȘme; car sans toi je ne saurais pas que cet homme-lĂ m'aime, et je n'aurais que faire d'y regarder de si prĂšs. Dubois. - J'ai bien senti que j'avais tort. Araminte. - Passe encore pour la dispute; mais pourquoi s'Ă©crier si je disais un mot? Y a-t-il rien de plus mal Ă toi? Dubois. - C'est encore une suite de zĂšle mal entendu. Araminte. - Eh bien! tais-toi donc, tais-toi; je voudrais pouvoir te faire oublier ce que tu m'as dit. Dubois. - Oh! je suis bien corrigĂ©. Araminte. - C'est ton Ă©tourderie qui me force actuellement de te parler, sous prĂ©texte de t'interroger sur ce que tu sais de lui. Ma mĂšre et Monsieur le Comte s'attendent que tu vas m'en apprendre des choses Ă©tonnantes; quel rapport leur ferai-je Ă prĂ©sent? Dubois. - Ah! il n'y a rien de plus facile Ă raccommoder ce rapport sera que des gens qui le connaissent m'ont dit que c'Ă©tait un homme incapable de l'emploi qu'il a chez vous; quoiqu'il soit fort habile, au moins ce n'est pas cela qui lui manque. Araminte. - A la bonne heure; mais il y aura un inconvĂ©nient. S'il en est incapable, on me dira de le renvoyer, et il n'est pas encore temps; j'y ai pensĂ© depuis; la prudence ne le veut pas, et je suis obligĂ©e de prendre des biais, et d'aller tout doucement avec cette passion si excessive que tu dis qu'il a, et qui Ă©claterait peut-ĂÂȘtre dans sa douleur. Me fierais-je Ă un dĂ©sespĂ©rĂ©? Ce n'est plus le besoin que j'ai de lui qui me retient, c'est moi que je mĂ©nage. Elle radoucit le ton. A moins que ce qu'a dit Marton ne soit vrai, auquel cas je n'aurais plus rien Ă craindre. Elle prĂ©tend qu'il l'avait dĂ©jĂ vue chez Monsieur Remy, et que le procureur a dit mĂÂȘme devant lui qu'il l'aimait depuis longtemps, et qu'il fallait qu'ils se mariassent; je le voudrais. Dubois. - Bagatelle! Dorante n'a vu Marton ni de prĂšs ni de loin; c'est le procureur qui a dĂ©bitĂ© cette fable-lĂ Ă Marton, dans le dessein de les marier ensemble. Et moi je n'ai pas osĂ© l'en dĂ©dire, m'a dit Dorante, parce que j'aurais indisposĂ© contre moi cette fille, qui a du crĂ©dit auprĂšs de sa maĂtresse, et qui a cru ensuite que c'Ă©tait pour elle que je refusais les quinze mille livres de rente qu'on m'offrait. Araminte, nĂ©gligemment. - Il t'a donc tout contĂ©? Dubois. - Oui, il n'y a qu'un moment, dans le jardin oĂÂč il a voulu presque se jeter Ă mes genoux pour me conjurer de lui garder le secret sur sa passion, et d'oublier l'emportement qu'il eut avec moi quand je le quittai. Je lui ai dit que je me tairais, mais que je ne prĂ©tendais pas rester dans la maison avec lui, et qu'il fallait qu'il sortĂt; ce qui l'a jetĂ© dans des gĂ©missements, dans des pleurs, dans le plus triste Ă©tat du monde. Araminte. - Eh! tant pis; ne le tourmente point; tu vois bien que j'ai raison de dire qu'il faut aller doucement avec cet esprit-lĂ , tu le vois bien. J'augurais beaucoup de ce mariage avec Marton; je croyais qu'il m'oublierait, et point du tout, il n'est question de rien. Dubois, comme s'en allant. - Pure fable! Madame a-t-elle encore quelque chose Ă me dire? Araminte. - Attends comment faire? Si lorsqu'il me parle il me mettait en droit de me plaindre de lui; mais il ne lui Ă©chappe rien; je ne sais de son amour que ce que tu m'en dis; et je ne suis pas assez fondĂ©e pour le renvoyer; il est vrai qu'il me fĂÂącherait s'il parlait; mais il serait Ă propos qu'il me fĂÂąchĂÂąt. Dubois. - Vraiment oui; Monsieur Dorante n'est point digne de Madame. S'il Ă©tait dans une plus grande fortune, comme il n'y a rien Ă dire Ă ce qu'il est nĂ©, ce serait une autre affaire, mais il n'est riche qu'en mĂ©rite, et ce n'est pas assez. Araminte, d'un ton comme triste. - Vraiment non, voilĂ les usages; je ne sais pas comment je le traiterai; je n'en sais rien, je verrai. Dubois. - Eh bien! Madame a un si beau prĂ©texte... Ce portrait que Marton a cru ĂÂȘtre le sien Ă ce qu'elle m'a dit... Araminte. - Eh! non, je ne saurais l'en accuser; c'est le Comte qui l'a fait faire. Dubois. - Point du tout, c'est de Dorante, je le sais de lui-mĂÂȘme, et il y travaillait encore il n'y a que deux mois, lorsque je le quittai. Araminte. - Va-t'en; il y a longtemps que je te parle. Si on me demande ce que tu m'as appris de lui, je dirai ce dont nous sommes convenus. Le voici, j'ai envie de lui tendre un piĂšge. Dubois. - Oui, Madame, il se dĂ©clarera peut-ĂÂȘtre, et tout de suite je lui dirais Sortez. Araminte. - Laisse-nous. ScĂšne XIII Dorante, Araminte, Dubois Dubois, sortant, et en passant auprĂšs de Dorante, et rapidement. - Il m'est impossible de l'instruire; mais qu'il se dĂ©couvre ou non, les choses ne peuvent aller que bien. Dorante. - Je viens, Madame, vous demander votre protection. Je suis dans le chagrin et dans l'inquiĂ©tude j'ai tout quittĂ© pour avoir l'honneur d'ĂÂȘtre Ă vous, je vous suis plus attachĂ© que je ne puis le dire; on ne saurait vous servir avec plus de fidĂ©litĂ© ni de dĂ©sintĂ©ressement; et cependant je ne suis pas sĂ»r de rester. Tout le monde ici m'en veut, me persĂ©cute et conspire pour me faire sortir. J'en suis consternĂ©; je tremble que vous ne cĂ©diez Ă leur inimitiĂ© pour moi, et j'en serais dans la derniĂšre affliction. Araminte, d'un ton doux. - Tranquillisez-vous; vous ne dĂ©pendez point de ceux qui vous en veulent; ils ne vous ont encore fait aucun tort dans mon esprit, et tous leurs petits complots n'aboutiront Ă rien; je suis la maĂtresse. Dorante, d'un air bien inquiet. - Je n'ai que votre appui, Madame. Araminte. - Il ne vous manquera pas; mais je vous conseille une chose ne leur paraissez pas si alarmĂ©, vous leur feriez douter de votre capacitĂ©, et il leur semblerait que vous m'auriez beaucoup d'obligation de ce que je vous garde. Dorante. - Ils ne se tromperaient pas, Madame; c'est une bontĂ© qui me pĂ©nĂštre de reconnaissance. Araminte. - A la bonne heure; mais il n'est pas nĂ©cessaire qu'ils le croient. Je vous sais bon grĂ© de votre attachement et de votre fidĂ©litĂ©; mais dissimulez-en une partie, c'est peut-ĂÂȘtre ce qui les indispose contre vous. Vous leur avez refusĂ© de m'en faire accroire sur le chapitre du procĂšs; conformez-vous Ă ce qu'ils exigent; regagnez-les par lĂ , je vous le permets l'Ă©vĂ©nement leur persuadera que vous les avez bien servis; car toute rĂ©flexion faite, je suis dĂ©terminĂ©e Ă Ă©pouser le Comte. Dorante, d'un ton Ă©mu. - DĂ©terminĂ©e, Madame! Araminte. - Oui, tout Ă fait rĂ©solue. Le Comte croira que vous y avez contribuĂ©; je le lui dirai mĂÂȘme, et je vous garantis que vous resterez ici; je vous le promets. A part. Il change de couleur. Dorante. - Quelle diffĂ©rence pour moi, Madame! Araminte, d'un air dĂ©libĂ©rĂ©. - Il n'y en aura aucune, ne vous embarrassez pas, et Ă©crivez le billet que je vais vous dicter; il y a tout ce qu'il faut sur cette table. Dorante. - Et pour qui, Madame? Araminte. - Pour le Comte, qui est sorti d'ici extrĂÂȘmement inquiet, et que je vais surprendre bien agrĂ©ablement par le petit mot que vous allez lui Ă©crire en mon nom. Dorante reste rĂÂȘveur, et par distraction ne va point Ă la table. Eh! vous n'allez pas Ă la table? A quoi rĂÂȘvez-vous? Dorante, toujours distrait. - Oui, Madame. Araminte, Ă part, pendant qu'il se place. - Il ne sait ce qu'il fait; voyons si cela continuera. Dorante, Ă part, cherchant du papier. - Ah! Dubois m'a trompĂ©! Araminte, poursuivant. - Etes-vous prĂÂȘt Ă Ă©crire? Dorante. - Madame, je ne trouve point de papier. Araminte, allant elle-mĂÂȘme. - Vous n'en trouvez point! En voilĂ devant vous. Dorante. - Il est vrai. Araminte. - Ecrivez. HĂÂątez-vous de venir, Monsieur; votre mariage est sĂ»r... Avez-vous Ă©crit? Dorante. - Comment, Madame? Araminte. - Vous ne m'Ă©coutez donc pas? Votre mariage est sĂ»r; Madame veut que je vous l'Ă©crive, et vous attend pour vous le dire. A part. Il souffre, mais il ne dit mot; est-ce qu'il ne parlera pas? N'attribuez point cette rĂ©solution Ă la crainte que Madame pourrait avoir des suites d'un procĂšs douteux. Dorante. - Je vous ai assurĂ© que vous le gagneriez, Madame douteux, il ne l'est point. Araminte. - N'importe, achevez. Non, Monsieur, je suis chargĂ© de sa part de vous assurer que la seule justice qu'elle rend Ă votre mĂ©rite la dĂ©termine. Dorante, Ă part. - Ciel! je suis perdu. Haut. Mais, Madame, vous n'aviez aucune inclination pour lui. Araminte. - Achevez, vous dis-je... Qu'elle rend Ă votre mĂ©rite la dĂ©termine... Je crois que la main vous tremble! vous paraissez changĂ©. Qu'est-ce que cela signifie? Vous trouvez-vous mal? Dorante. - Je ne me trouve pas bien, Madame. Araminte. - Quoi! si subitement! cela est singulier. Pliez la lettre et mettez A Monsieur le comte Dorimont. Vous direz Ă Dubois qu'il la lui porte. A part. Le coeur me bat! A Dorante. VoilĂ qui est Ă©crit tout de travers! Cette adresse-lĂ n'est presque pas lisible. A part. Il n'y a pas encore lĂ de quoi le convaincre. Dorante, Ă part. - Ne serait-ce point aussi pour m'Ă©prouver? Dubois ne m'a averti de rien. ScĂšne XIV Araminte, Dorante, Marton Marton. - Je suis bien aise, Madame, de trouver Monsieur ici; il vous confirmera tout de suite ce que j'ai Ă vous dire. Vous avez offert en diffĂ©rentes occasions de me marier, Madame; et jusqu'ici je ne me suis point trouvĂ©e disposĂ©e Ă profiter de vos bontĂ©s. Aujourd'hui Monsieur me recherche; il vient mĂÂȘme de refuser un parti infiniment plus riche, et le tout pour moi; du moins me l'a-t-il laissĂ© croire, et il est Ă propos qu'il s'explique; mais comme je ne veux dĂ©pendre que de vous, c'est de vous aussi, Madame, qu'il faut qu'il m'obtienne ainsi, Monsieur, vous n'avez qu'Ă parler Ă Madame. Si elle m'accorde Ă vous, vous n'aurez point de peine Ă m'obtenir de moi-mĂÂȘme. ScĂšne XV Dorante, Araminte Araminte, Ă part, Ă©mue. - Cette folle! Haut. Je suis charmĂ©e de ce qu'elle vient de m'apprendre. Vous avez fait lĂ un trĂšs bon choix c'est une fille aimable et d'un excellent caractĂšre. Dorante, d'un air abattu. - HĂ©las! Madame, je ne songe point Ă elle. Araminte. - Vous ne songez point Ă elle! Elle dit que vous l'aimez, que vous l'aviez vue avant de venir ici. Dorante, tristement. - C'est une erreur oĂÂč Monsieur Remy l'a jetĂ©e sans me consulter; et je n'ai point osĂ© dire le contraire, dans la crainte de m'en faire une ennemie auprĂšs de vous. Il en est de mĂÂȘme de ce riche parti qu'elle croit que je refuse Ă cause d'elle; et je n'ai nulle part Ă tout cela. Je suis hors d'Ă©tat de donner mon coeur Ă personne je l'ai perdu pour jamais, et la plus brillante de toutes les fortunes ne me tenterait pas. Araminte. - Vous avez tort. Il fallait dĂ©sabuser Marton. Dorante. - Elle vous aurait peut-ĂÂȘtre empĂÂȘchĂ©e de me recevoir, et mon indiffĂ©rence lui en dit assez. Araminte. - Mais dans la situation oĂÂč vous ĂÂȘtes, quel intĂ©rĂÂȘt aviez-vous d'entrer dans ma maison, et de la prĂ©fĂ©rer Ă une autre? Dorante. - Je trouve plus de douceur Ă ĂÂȘtre chez vous, Madame. Araminte. - Il y a quelque chose d'incomprĂ©hensible en tout ceci! Voyez-vous souvent la personne que vous aimez? Dorante, toujours abattu. - Pas souvent Ă mon grĂ©, Madame; et je la verrais Ă tout instant, que je ne croirais pas la voir assez. Araminte, Ă part. - Il a des expressions d'une tendresse! Haut. Est-elle fille? A-t-elle Ă©tĂ© mariĂ©e? Dorante. - Madame, elle est veuve. Araminte. - Et ne devez-vous pas l'Ă©pouser? Elle vous aime, sans doute? Dorante. - HĂ©las! Madame, elle ne sait pas seulement que je l'adore. Excusez l'emportement du terme dont je me sers. Je ne saurais presque parler d'elle qu'avec transport! Araminte. - Je ne vous interroge que par Ă©tonnement. Elle ignore que vous l'aimez, dites-vous, et vous lui sacrifiez votre fortune? VoilĂ de l'incroyable. Comment, avec tant d'amour, avez-vous pu vous taire? On essaie de se faire aimer, ce me semble cela est naturel et pardonnable. Dorante. - Me prĂ©serve le ciel d'oser concevoir la plus lĂ©gĂšre espĂ©rance! Etre aimĂ©, moi! non, Madame. Son Ă©tat est bien au-dessus du mien. Mon respect me condamne au silence; et je mourrai du moins sans avoir eu le malheur de lui dĂ©plaire. Araminte. - Je n'imagine point de femme qui mĂ©rite d'inspirer une passion si Ă©tonnante je n'en imagine point. Elle est donc au-dessus de toute comparaison? Dorante. - Dispensez-moi de la louer, Madame je m'Ă©garerais en la peignant. On ne connaĂt rien de si beau ni de si aimable qu'elle! et jamais elle ne me parle ou ne me regarde, que mon amour n'en augmente. Araminte baisse les yeux et continue. - Mais votre conduite blesse la raison. Que prĂ©tendez-vous avec cet amour pour une personne qui ne saura jamais que vous l'aimez? Cela est bien bizarre. Que prĂ©tendez-vous? Dorante. - Le plaisir de la voir quelquefois, et d'ĂÂȘtre avec elle, est tout ce que je me propose. Araminte. - Avec elle! Oubliez-vous que vous ĂÂȘtes ici? Dorante. - Je veux dire avec son portrait, quand je ne la vois point. Araminte. - Son portrait! Est-ce que vous l'avez fait faire? Dorante. - Non, Madame; mais j'ai, par amusement, appris Ă peindre, et je l'ai peinte moi-mĂÂȘme. Je me serais privĂ© de son portrait, si je n'avais pu l'avoir que par le secours d'un autre. Araminte, Ă part. - Il faut le pousser Ă bout. Haut. Montrez-moi ce portrait. Dorante. - Daignez m'en dispenser, Madame; quoique mon amour soit sans espĂ©rance, je n'en dois pas moins un secret inviolable Ă l'objet aimĂ©. Araminte. - Il m'en est tombĂ© un par hasard entre les mains on l'a trouvĂ© ici. Montrant la boĂte. Voyez si ce ne serait point celui dont il s'agit. Dorante. - Cela ne se peut pas. Araminte, ouvrant la boĂte. - Il est vrai que la chose serait assez extraordinaire examinez. Dorante. - Ah! Madame, songez que j'aurais perdu mille fois la vie, avant d'avouer ce que le hasard vous dĂ©couvre. Comment pourrai-je expier?... Il se jette Ă ses genoux. Araminte. - Dorante, je ne me fĂÂącherai point. Votre Ă©garement me fait pitiĂ©. Revenez-en, je vous le pardonne. Marton paraĂt et s'enfuit. - Ah! Dorante se lĂšve vite. Araminte. - Ah ciel! c'est Marton! Elle vous a vu. Dorante, feignant d'ĂÂȘtre dĂ©concertĂ©. - Non, Madame, non je ne crois pas. Elle n'est point entrĂ©e. Araminte. - Elle vous a vu, vous dis-je laissez-moi, allez-vous-en vous m'ĂÂȘtes insupportable. Rendez-moi ma lettre. Quand il est parti. VoilĂ pourtant ce que c'est que de l'avoir gardĂ©! ScĂšne XVI Araminte, Dubois Dubois. - Dorante s'est-il dĂ©clarĂ©, Madame? et est-il nĂ©cessaire que je lui parle? Araminte. - Non, il ne m'a rien dit. Je n'ai rien vu d'approchant Ă ce que tu m'as contĂ©; et qu'il n'en soit plus question ne t'en mĂÂȘle plus. Elle sort. Dubois. - Voici l'affaire dans sa crise. ScĂšne XVII Dubois, Dorante Dorante. - Ah! Dubois. Dubois. - Retirez-vous. Dorante. - Je ne sais qu'augurer de la conversation que je viens d'avoir avec elle. Dubois. - A quoi songez-vous? Elle n'est qu'Ă deux pas voulez-vous tout perdre? Dorante. - Il faut que tu m'Ă©claircisses... Dubois. - Allez dans le jardin. Dorante. - D'un doute... Dubois. - Dans le jardin, vous dis-je; je vais m'y rendre. Dorante. - Mais... Dubois. - Je ne vous Ă©coute plus. Dorante. - Je crains plus que jamais. Acte III ScĂšne premiĂšre Dorante, Dubois Dubois. - Non, vous dis-je; ne perdons point de temps. La lettre est-elle prĂÂȘte? Dorante, la lui montrant. - Oui, la voilĂ , et j'ai mis dessus rue du Figuier. Dubois. - Vous ĂÂȘtes bien assurĂ© qu'Arlequin ne connaĂt pas ce quartier-lĂ ? Dorante. - Il m'a dit que non. Dubois. - Lui avez-vous bien recommandĂ© de s'adresser Ă Marton ou Ă moi pour savoir ce que c'est? Dorante. - Sans doute, et je lui recommanderai encore. Dubois. - Allez donc la lui donner je me charge du reste auprĂšs de Marton que je vais trouver. Dorante. - Je t'avoue que j'hĂ©site un peu. N'allons-nous pas trop vite avec Araminte? Dans l'agitation des mouvements oĂÂč elle est, veux-tu encore lui donner l'embarras de voir subitement Ă©clater l'aventure? Dubois. - Oh! oui point de quartier. Il faut l'achever, pendant qu'elle est Ă©tourdie. Elle ne sait plus ce qu'elle fait. Ne voyez-vous pas bien qu'elle triche avec moi, qu'elle me fait accroire que vous ne lui avez rien dit? Ah! je lui apprendrai Ă vouloir me souffler mon emploi de confident pour vous aimer en fraude. Dorante. - Que j'ai souffert dans ce dernier entretien! Puisque tu savais qu'elle voulait me faire dĂ©clarer, que ne m'en avertissais-tu par quelques signes? Dubois. - Cela aurait Ă©tĂ© joli, ma foi! Elle ne s'en serait point aperçue, n'est-ce pas? Et d'ailleurs, votre douleur n'en a paru que plus vraie. Vous repentez-vous de l'effet qu'elle a produit? Monsieur a souffert! Parbleu! il me semble que cette aventure-ci mĂ©rite un peu d'inquiĂ©tude. Dorante. - Sais-tu bien ce qui arrivera? Qu'elle prendra son parti, et qu'elle me renverra tout d'un coup. Dubois. - Je lui en dĂ©fie. Il est trop tard. L'heure du courage est passĂ©e. Il faut qu'elle nous Ă©pouse. Dorante. - Prends-y garde tu vois que sa mĂšre la fatigue. Dubois. - Je serais bien fĂÂąchĂ© qu'elle la laissĂÂąt en repos. Dorante. - Elle est confuse de ce que Marton m'a surpris Ă ses genoux. Dubois. - Ah! vraiment, des confusions! Elle n'y est pas. Elle va en essuyer bien d'autres! C'est moi qui, voyant le train que prenait la conversation, ai fait venir Marton une seconde fois. Dorante. - Araminte pourtant m'a dit que je lui Ă©tais insupportable. Dubois. - Elle a raison. Voulez-vous qu'elle soit de bonne humeur avec un homme qu'il faut qu'elle aime en dĂ©pit d'elle? Cela est-il agrĂ©able? Vous vous emparez de son bien, de son coeur; et cette femme ne criera pas! Allez vite, plus de raisonnements laissez-vous conduire. Dorante. - Songe que je l'aime, et que, si notre prĂ©cipitation rĂ©ussit mal, tu me dĂ©sespĂšres. Dubois. - Ah! oui, je sais bien que vous l'aimez c'est Ă cause de cela que je ne vous Ă©coute pas. Etes-vous en Ă©tat de juger de rien? Allons, allons, vous vous moquez; laissez faire un homme de sang-froid. Partez, d'autant plus que voici Marton qui vient Ă propos, et que je vais tĂÂącher d'amuser, en attendant que vous envoyiez Arlequin. Dorante sort. ScĂšne II Dubois, Marton Marton, d'un air triste. - Je te cherchais. Dubois. - Qu'y a-t-il pour votre service, Mademoiselle? Marton. - Tu me l'avais bien dit, Dubois. Dubois. - Quoi donc? Je ne me souviens plus de ce que c'est. Marton. - Que cet intendant osait lever les yeux sur Madame. Dubois. - Ah! oui; vous parlez de ce regard que je lui vis jeter sur elle. Oh! jamais je ne l'ai oubliĂ©. Cette oeillade-lĂ ne valait rien. Il y avait quelque chose dedans qui n'Ă©tait pas dans l'ordre. Marton. - Oh ça, Dubois, il s'agit de faire sortir cet homme-ci. Dubois. - Pardi! tant qu'on voudra; je ne m'y Ă©pargne pas. J'ai dĂ©jĂ dit Ă Madame qu'on m'avait assurĂ© qu'il n'entendait pas les affaires. Marton. - Mais est-ce lĂ tout ce que tu sais de lui? C'est de la part de Madame Argante et de Monsieur le Comte que je te parle, et nous avons peur que tu n'aies pas tout dit Ă Madame, ou qu'elle ne cache ce que c'est. Ne nous dĂ©guise rien, tu n'en seras pas fĂÂąchĂ©. Dubois. - Ma foi! je ne sais que son insuffisance, dont j'ai instruit Madame. Marton. - Ne dissimule point. Dubois. - Moi! un dissimulĂ©! moi! garder un secret! Vous avez bien trouvĂ© votre homme! En fait de discrĂ©tion, je mĂ©riterais d'ĂÂȘtre femme. Je vous demande pardon de la comparaison mais c'est pour vous mettre l'esprit en repos. Marton. - Il est certain qu'il aime Madame. Dubois. - Il n'en faut point douter je lui en ai mĂÂȘme dit ma pensĂ©e Ă elle. Marton. - Et qu'a-t-elle rĂ©pondu? Dubois. - Que j'Ă©tais un sot. Elle est si prĂ©venue... Marton. - PrĂ©venue Ă un point que je n'oserais le dire, Dubois. Dubois. - Oh! le diable n'y perd rien, ni moi non plus; car je vous entends. Marton. - Tu as la mine d'en savoir plus que moi lĂ -dessus. Dubois. - Oh! point du tout, je vous jure. Mais, Ă propos, il vient tout Ă l'heure d'appeler Arlequin pour lui donner une lettre si nous pouvions la saisir, peut-ĂÂȘtre en saurions-nous davantage. Marton. - Une lettre, oui-da; ne nĂ©gligeons rien. Je vais de ce pas parler Ă Arlequin, s'il n'est pas encore parti. Dubois. - Vous n'irez pas loin. Je crois qu'il vient. ScĂšne III Marton, Dubois, Arlequin Arlequin, voyant Dubois. - Ah! te voilĂ donc, mal bĂÂąti. Dubois. - Tenez n'est-ce pas lĂ une belle figure pour se moquer de la mienne? Marton. - Que veux-tu, Arlequin? Arlequin. - Ne sauriez-vous pas oĂÂč demeure la rue du Figuier, Mademoiselle? Marton. - Oui. Arlequin. - C'est que mon camarade, que je sers, m'a dit de porter cette lettre Ă quelqu'un qui est dans cette rue, et comme je ne la sais pas, il m'a dit que je m'en informasse Ă vous ou Ă cet animal-lĂ ; mais cet animal-lĂ ne mĂ©rite pas que je lui en parle, sinon pour l'injurier. J'aimerais mieux que le diable eĂ»t emportĂ© toutes les rues, que d'en savoir une par le moyen d'un malotru comme lui. Dubois, Ă Marton, Ă part. - Prenez la lettre. Haut. Non, non, Mademoiselle, ne lui enseignez rien qu'il galope. Arlequin. - Veux-tu te taire? Marton, nĂ©gligemment. - Ne l'interrompez donc point, Dubois. Eh bien! veux-tu me donner ta lettre? Je vais envoyer dans ce quartier-lĂ , et on la rendra Ă son adresse. Arlequin. - Ah! voilĂ qui est bien agrĂ©able! Vous ĂÂȘtes une fille de bonne amitiĂ©, Mademoiselle. Dubois, s'en allant. - Vous ĂÂȘtes bien bonne d'Ă©pargner de la peine Ă ce fainĂ©ant-lĂ . Arlequin. - Ce malhonnĂÂȘte! Va, va trouver le tableau pour voir comme il se moque de toi. Marton, seule avec Arlequin. - Ne lui rĂ©ponds rien donne ta lettre. Arlequin. - Tenez, Mademoiselle; vous me rendez un service qui me fait grand bien. Quand il y aura Ă trotter pour votre serviable personne, n'ayez point d'autre postillon que moi. Marton. - Elle sera rendue exactement. Arlequin. - Oui, je vous recommande l'exactitude Ă cause de Monsieur Dorante, qui mĂ©rite toutes sortes de fidĂ©litĂ©s. Marton, Ă part. - L'indigne! Arlequin, s'en allant. - Je suis votre serviteur Ă©ternel. Marton. - Adieu. Arlequin, revenant. - Si vous le rencontrez, ne lui dites point qu'un autre galope Ă ma place. ScĂšne IV Madame Argante, Le Comte, Marton. Marton, un moment seule. - Ne disons mot que je n'aie vu ce que ceci contient. Madame Argante. - Eh bien, Marton, qu'avez-vous appris de Dubois? Marton. - Rien que ce que vous saviez dĂ©jĂ , Madame, et ce n'est pas assez. Madame Argante. - Dubois est un coquin qui nous trompe. Le Comte. - Il est vrai que sa menace signifiait quelque chose de plus. Madame Argante. - Quoi qu'il en soit, j'attends Monsieur Remy que j'ai envoyĂ© chercher; et s'il ne nous dĂ©fait pas de cet homme-lĂ , ma fille saura qu'il ose l'aimer, je l'ai rĂ©solu. Nous en avons les prĂ©somptions les plus fortes; et ne fĂ»t-ce que par biensĂ©ance, il faudra bien qu'elle le chasse. D'un autre cĂÂŽtĂ©, j'ai fait venir l'intendant que Monsieur le Comte lui proposait. Il est ici, et je le lui prĂ©senterai sur-le-champ. Marton. - Je doute que vous rĂ©ussissiez si nous n'apprenons rien de nouveau mais je tiens peut-ĂÂȘtre son congĂ©, moi qui vous parle... Voici Monsieur Remy je n'ai pas le temps de vous en dire davantage, et je vais m'Ă©claircir. Elle veut sortir. ScĂšne V Monsieur Remy, Madame Argante, Le Comte, Marton Monsieur Remy, Ă Marton qui se retire. - Bonjour, ma niĂšce, puisque enfin il faut que vous la soyez. Savez-vous ce qu'on me veut ici? Marton, brusquement. - Passez, Monsieur, et cherchez votre niĂšce ailleurs je n'aime point les mauvais plaisants. Elle sort. Monsieur Remy. - VoilĂ une petite fille bien incivile. A Madame Argante. On m'a dit de votre part de venir ici, Madame de quoi est-il donc question? Madame Argante, d'un ton revĂÂȘche. - Ah! c'est donc vous, Monsieur le Procureur? Monsieur Remy. - Oui, Madame, je vous garantis que c'est moi-mĂÂȘme. Madame Argante. - Et de quoi vous ĂÂȘtes-vous avisĂ©, je vous prie, de nous embarrasser d'un intendant de votre façon? Monsieur Remy. - Et par quel hasard Madame y trouve-t-elle Ă redire? Madame Argante. - C'est que nous nous serions bien passĂ©s du prĂ©sent que vous nous avez fait. Monsieur Remy. - Ma foi! Madame, s'il n'est pas Ă votre goĂ»t, vous ĂÂȘtes bien difficile. Madame Argante. - C'est votre neveu, dit-on? Monsieur Remy. - Oui, Madame. Madame Argante. - Eh bien! tout votre neveu qu'il est, vous nous ferez un grand plaisir de le retirer. Monsieur Remy. - Ce n'est pas Ă vous que je l'ai donnĂ©. Madame Argante. - Non; mais c'est Ă nous qu'il dĂ©plaĂt, Ă moi et Ă Monsieur le Comte que voilĂ , et qui doit Ă©pouser ma fille. Monsieur Remy, Ă©levant la voix. - Celui-ci est nouveau! Mais, Madame, dĂšs qu'il n'est pas Ă vous, il me semble qu'il n'est pas essentiel qu'il vous plaise. On n'a pas mis dans le marchĂ© qu'il vous plairait, personne n'a songĂ© Ă cela; et, pourvu qu'il convienne Ă Madame Araminte, tout doit ĂÂȘtre content. Tant pis pour qui ne l'est pas. Qu'est-ce que cela signifie? Madame Argante. - Mais vous avez le ton bien rogue, Monsieur Remy. Monsieur Ma foi! vos compliments ne sont pas propres Ă l'adoucir, Madame Argante. Le Comte. - Doucement, Monsieur le Procureur, doucement il me paraĂt que vous avez tort. Monsieur Remy. - Comme vous voudrez, Monsieur le Comte, comme vous voudrez; mais cela ne vous regarde pas. Vous savez bien que je n'ai pas l'honneur de vous connaĂtre, et nous n'avons que faire ensemble, pas la moindre chose. Le Comte. - Que vous me connaissiez ou non, il n'est pas si peu essentiel que vous le dites que notre neveu plaise Ă Madame. Elle n'est pas une Ă©trangĂšre dans la maison. Monsieur Remy. - Parfaitement Ă©trangĂšre pour cette affaire-ci, Monsieur; on ne peut pas plus Ă©trangĂšre au surplus, Dorante est un homme d'honneur, connu pour tel, dont j'ai rĂ©pondu, dont je rĂ©pondrai toujours, et dont Madame parle ici d'une maniĂšre choquante. Madame Argante. - Votre Dorante est un impertinent. Monsieur Remy. - Bagatelle! ce mot-lĂ ne signifie rien dans votre bouche. Madame Argante. - Dans ma bouche! A qui parle donc ce petit praticien, Monsieur le Comte? Est-ce que vous ne lui imposerez pas silence? Monsieur Remy. - Comment donc! m'imposer silence! Ă moi, Procureur! Savez-vous bien qu'il y a cinquante ans que je parle, Madame Argante? Madame Argante. - Il y a donc cinquante ans que vous ne savez ce que vous dites. ScĂšne VI Araminte, Madame Argante, Monsieur Remy, le Comte Araminte. - Qu'y a-t-il donc? On dirait que vous vous querellez. Monsieur Remy. - Nous ne sommes pas fort en paix, et vous venez trĂšs Ă propos, Madame il s'agit de Dorante; avez-vous sujet de vous plaindre de lui? Araminte. - Non, que je sache. Monsieur Remy. - Vous ĂÂȘtes-vous aperçue qu'il ait manquĂ© de probitĂ©? Araminte. - Lui? non vraiment. Je ne le connais que pour un homme trĂšs estimable. Monsieur Remy. - Au discours que Madame en tient, ce doit pourtant ĂÂȘtre un fripon, dont il faut que je vous dĂ©livre, et on se passerait bien du prĂ©sent que je vous ai fait, et c'est un impertinent qui dĂ©plaĂt Ă Monsieur qui parle en qualitĂ© d'Ă©poux futur; et Ă cause que je le dĂ©fends, on veut me persuader que je radote. Araminte, froidement. - On se jette lĂ dans de grands excĂšs. Je n'y ai point de part, Monsieur. Je suis bien Ă©loignĂ©e de vous traiter si mal. A l'Ă©gard de Dorante, la meilleure justification qu'il y ait pour lui, c'est que je le garde. Mais je venais pour savoir une chose, Monsieur le Comte. Il y a lĂ -bas, m'a-t-on dit, un homme d'affaires que vous avez amenĂ© pour moi. On se trompe apparemment. Le Comte. - Madame, il est vrai qu'il est venu avec moi; mais c'est Madame Argante... Madame Argante. - Attendez, je vais rĂ©pondre. Oui, ma fille, c'est moi qui ai priĂ© Monsieur de le faire venir pour remplacer celui que vous avez et que vous allez mettre dehors je suis sĂ»re de mon fait. J'ai laissĂ© dire votre procureur, au reste, mais il amplifie. Monsieur Remy. - Courage! Madame Argante, vivement. - Paix; vous avez assez parlĂ©. A Araminte. Je n'ai point dit que son neveu fĂ»t un fripon. Il ne serait pas impossible qu'il le fĂ»t, je n'en serais pas Ă©tonnĂ©e. Monsieur Remy. - Mauvaise parenthĂšse, avec votre permission, supposition injurieuse, et tout Ă fait hors d'oeuvre. Madame Argante. - HonnĂÂȘte homme, soit du moins n'a-t-on pas encore de preuves du contraire, et je veux croire qu'il l'est. Pour un impertinent et trĂšs impertinent, j'ai dit qu'il en Ă©tait un, et j'ai raison. Vous dites que vous le garderez vous n'en ferez rien. Araminte, froidement. - Il restera, je vous assure. Madame Argante. - Point du tout; vous ne sauriez. Seriez-vous d'humeur Ă garder un intendant qui vous aime? Monsieur Remy. - Eh! Ă qui voulez-vous donc qu'il s'attache? A vous, Ă qui il n'a pas affaire? Araminte. - Mais en effet, pourquoi faut-il que mon intendant me haĂÂŻsse? Madame Argante. - Eh! non, point d'Ă©quivoque. Quand je vous dis qu'il vous aime, j'entends qu'il est amoureux de vous, en bon français; qu'il est ce qu'on appelle amoureux; qu'il soupire pour vous; que vous ĂÂȘtes l'objet secret de sa tendresse. Monsieur Remy, Ă©tonnĂ©. - Dorante? Araminte, riant. - L'objet secret de sa tendresse! Oh! oui, trĂšs secret, je pense. Ah! ah! je ne me croyais pas si dangereuse Ă voir. Mais dĂšs que vous devinez de pareils secrets, que ne devinez-vous que tous mes gens sont comme lui? Peut-ĂÂȘtre qu'ils m'aiment aussi que sait-on? Monsieur Remy, vous qui me voyez assez souvent, j'ai envie de deviner que vous m'aimez aussi. Monsieur Remy. - Ma foi, Madame, Ă l'ĂÂąge de mon neveu, je ne m'en tirerais pas mieux qu'on dit qu'il s'en tire. Madame Argante. - Ceci n'est pas matiĂšre Ă plaisanterie, ma fille. Il n'est pas question de votre Monsieur Remy; laissons lĂ ce bonhomme, et traitons la chose un peu plus sĂ©rieusement. Vos gens ne vous font pas peindre, vos gens ne se mettent point Ă contempler vos portraits, vos gens n'ont point l'air galant, la mine doucereuse. Monsieur Remy, Ă Araminte. - J'ai laissĂ© passer le bonhomme Ă cause de vous, au moins; mais le bonhomme est quelquefois brutal. Araminte. - En vĂ©ritĂ©, ma mĂšre, vous seriez la premiĂšre Ă vous moquer de moi, si ce que vous dites me faisait la moindre impression; ce serait une enfance Ă moi que de le renvoyer sur un pareil soupçon. Est-ce qu'on ne peut me voir sans m'aimer? Je n'y saurais que faire il faut bien m'y accoutumer et prendre mon parti lĂ -dessus. Vous lui trouvez l'air galant, dites-vous? Je n'y avais pas pris garde, et je ne lui en ferai point un reproche. Il y aurait de la bizarrerie Ă se fĂÂącher de ce qu'il est bien fait. Je suis d'ailleurs comme tout le monde j'aime assez les gens de bonne mine. ScĂšne VII Araminte, Madame Argante, Monsieur Remy, Le Comte, Dorante Dorante. - Je vous demande pardon, Madame, si je vous interromps. J'ai lieu de prĂ©sumer que mes services ne vous sont plus agrĂ©ables, et dans la conjoncture prĂ©sente, il est naturel que je sache mon sort. Madame Argante, ironiquement. - Son sort! Le sort d'un intendant que cela est beau! Monsieur Remy. - Et pourquoi n'aurait-il pas un sort? Araminte, d'un air vif Ă sa mĂšre. - VoilĂ des emportements qui m'appartiennent. A Dorante. Quelle est cette conjoncture, Monsieur, et le motif de votre inquiĂ©tude? Dorante. - Vous le savez, Madame. Il y a quelqu'un ici que vous avez envoyĂ© chercher pour occuper ma place. Araminte. - Ce quelqu'un-lĂ est fort mal conseillĂ©. DĂ©sabusez-vous ce n'est point moi qui l'ai fait venir. Dorante. - Tout a contribuĂ© Ă me tromper, d'autant plus que Mademoiselle Marton vient de m'assurer que dans une heure je ne serais plus ici. Araminte. - Marton vous a tenu un fort sot discours. Madame Argante. - Le terme est encore trop long il devrait en sortir tout Ă l'heure. Monsieur Remy, comme Ă part. - Voyons par oĂÂč cela finira. Araminte. - Allez, Dorante, tenez-vous en repos; fussiez-vous l'homme du monde qui me convĂnt le moins, vous resteriez dans cette occasion-ci, c'est Ă moi-mĂÂȘme que je dois cela; je me sens offensĂ©e du procĂ©dĂ© qu'on a avec moi, et je vais faire dire Ă cet homme d'affaires qu'il se retire; que ceux qui l'ont amenĂ© sas me consulter le remmĂšnent, et qu'il n'en soit plus parlĂ©. ScĂšne VIII Araminte, Madame Argante, Monsieur Remy, Le Comte, Dorante, Marton Marton, froidement. - Ne vous pressez pas de le renvoyer, Madame; voilĂ une lettre de recommandation pour lui, et c'est Monsieur Dorante qui l'a Ă©crite. Araminte. - Comment! Marton, donnant la lettre au Comte. - Un instant, Madame, cela mĂ©rite d'ĂÂȘtre Ă©coutĂ©. La lettre est de Monsieur, vous dis-je. Le Comte lit haut. - Je vous conjure, mon cher ami, d'ĂÂȘtre demain sur les neuf heures du matin chez vous; j'ai bien des choses Ă vous dire; je crois que je vais sortir de chez la dame que vous savez; elle ne peut plus ignorer la malheureuse passion que j'ai prise pour elle, et dont je ne guĂ©rirai jamais. Madame Argante. - De la passion, entendez-vous, ma fille? Le Comte lit. - Un misĂ©rable ouvrier que je n'attendais pas est venu ici pour m'apporter la boĂte de ce portrait que j'ai fait d'elle. Madame Argante. - C'est-Ă -dire que le personnage sait peindre. Le Comte lit. - J'Ă©tais absent, il l'a laissĂ©e Ă une fille de la maison. Madame Argante, Ă Marton. - Fille de la maison, cela vous regarde. Le Comte lit. - On a soupçonnĂ© que ce portrait m'appartenait; ainsi, je pense qu'on va tout dĂ©couvrir, et qu'avec le chagrin d'ĂÂȘtre renvoyĂ© et de perdre le plaisir de voir tous les jours celle que j'adore... Madame Argante. - Que j'adore! ah! que j'adore! Le Comte lit. - J'aurai encore celui d'ĂÂȘtre mĂ©prisĂ© d'elle. Madame Argante. - Je crois qu'il n'a pas mal devinĂ© celui-lĂ , ma fille. Le Comte lit. - Non pas Ă cause de la mĂ©diocritĂ© de ma fortune, sorte de mĂ©pris dont je n'oserais la croire capable... Madame Argante. - Eh! pourquoi non? Le Comte lit. - Mais seulement du peu que je vaux auprĂšs d'elle, tout honorĂ© que je suis de l'estime de tant d'honnĂÂȘtes gens. Madame Argante. - Et en vertu de quoi l'estiment-ils tant? Le Comte lit. - Auquel cas je n'ai plus que faire Ă Paris. Vous ĂÂȘtes Ă la veille de vous embarquer, et je suis dĂ©terminĂ© Ă vous suivre. Madame Argante. - Bon voyage au galant. Monsieur Remy. - Le beau motif d'embarquement! Madame Argante. - Eh bien! en avez-vous le coeur net, ma fille? Le Comte. - L'Ă©claircissement m'en paraĂt complet. Araminte, Ă Dorante. - Quoi! cette lettre n'est pas d'une Ă©criture contrefaite? vous ne la niez point? Dorante. - Madame... Araminte. - Retirez-vous. Dorante sort. Monsieur Remy. - Eh bien! quoi? c'est de l'amour qu'il a; ce n'est pas d'aujourd'hui que les belles personnes en donnent et, tel que vous le voyez, il n'en a pas pris pour toutes celles qui auraient bien voulu lui en donner. Cet amour-lĂ lui coĂ»te quinze mille livres de rente, sans compter les mers qu'il veut courir; voilĂ le mal; car au reste, s'il Ă©tait riche, le personnage en vaudrait bien un autre; il pourrait bien dire qu'il adore. Contrefaisant Madame Argante. Et cela ne serait point si ridicule. Accommodez-vous, au reste; je suis votre serviteur, Madame. Il sort. Marton. - Fera-t-on monter l'intendant que Monsieur le Comte a amenĂ©, Madame? Araminte. - N'entendrai-je parler que d'intendant! Allez-vous-en, vous prenez mal votre temps pour me faire des questions. Marton sort. Madame Argante. - Mais, ma fille, elle a raison; c'est Monsieur le Comte qui vous en rĂ©pond, il n'y a qu'Ă le prendre. Araminte. - Et moi, je n'en veux point. Le Comte. - Est-ce Ă cause qu'il vient de ma part, Madame? Araminte. - Vous ĂÂȘtes le maĂtre d'interprĂ©ter, Monsieur; mais je n'en veux point. Le Comte. - Vous vous expliquez lĂ -dessus d'un air de vivacitĂ© qui m'Ă©tonne. Madame Argante. - Mais en effet, je ne vous reconnais pas. Qu'est-ce qui vous fĂÂąche? Araminte. - Tout; on s'y est mal pris; il y a dans tout ceci des façons si dĂ©sagrĂ©ables, des moyens si offensants, que tout m'en choque. Madame Argante, Ă©tonnĂ©e. - On ne vous entend point. Le Comte. - Quoique je n'aie aucune part Ă ce qui vient de se passer, je ne m'aperçois que trop, Madame, que je ne suis pas exempt de votre mauvaise humeur, et je serais fĂÂąchĂ© d'y contribuer davantage par ma prĂ©sence. Madame Argante. - Non, Monsieur, je vous suis. Ma fille, je retiens Monsieur le Comte; vous allez venir nous trouver apparemment. Vous n'y songez pas, Araminte; on ne sait que penser. ScĂšne IX Araminte, Dubois Dubois. - Enfin, Madame, Ă ce que je vois, vous en voilĂ dĂ©livrĂ©e. Qu'il devienne tout ce qu'il voudra Ă prĂ©sent, tout le monde a Ă©tĂ© tĂ©moin de sa folie, et vous n'avez plus rien Ă craindre de sa douleur; il ne dit mot. Au reste, je viens seulement de le rencontrer plus mort que vif, qui traversait la galerie pour aller chez lui. Vous auriez trop ri de le voir soupirer; il m'a pourtant fait pitiĂ© je l'ai vu si dĂ©fait, si pĂÂąle et si triste, que j'ai eu peur qu'il ne se trouve mal. Araminte, qui ne l'a pas regardĂ© jusque-lĂ , et qui a toujours rĂÂȘvĂ©, dit d'un ton haut. - Mais qu'on aille donc voir quelqu'un l'a-t-il suivi? que ne le secouriez-vous? faut-il le tuer, cet homme? Dubois. - J'y ai pourvu, Madame; j'ai appelĂ© Arlequin, qui ne le quittera pas, et je crois d'ailleurs qu'il n'arrivera rien; voilĂ qui est fini. Je ne suis venu que pour dire une chose; c'est que je pense qu'il demandera Ă vous parler, et je ne conseille pas Ă Madame de le voir davantage; ce n'est pas la peine. Araminte, sĂšchement. - Ne vous embarrassez pas, ce sont mes affaires. Dubois. - En un mot, vous en ĂÂȘtes quitte, et cela par le moyen de cette lettre qu'on vous a lue et que Mademoiselle Marton a tirĂ©e d'Arlequin par mon avis; je me suis doutĂ© qu'elle pourrait vous ĂÂȘtre utile, et c'est une excellente idĂ©e que j'ai eue lĂ , n'est-ce pas, Madame? Araminte, froidement. - Quoi! c'est Ă vous que j'ai l'obligation de la scĂšne qui vient de se passer? Dubois, librement. - Oui, Madame. Araminte. - MĂ©chant valet! ne vous prĂ©sentez plus devant moi. Dubois, comme Ă©tonnĂ©. - HĂ©las! Madame, j'ai cru bien faire. Araminte. - Allez, malheureux! il fallait m'obĂ©ir; je vous avais dit de ne plus vous en mĂÂȘler; vous m'avez jetĂ©e dans tous les dĂ©sagrĂ©ments que je voulais Ă©viter. C'est vous qui avez rĂ©pandu tous les soupçons qu'on a eus sur son compte, et ce n'est pas par attachement pour moi que vous m'avez appris qu'il m'aimait; ce n'est que par le plaisir de faire du mal. Il m'importait peu d'en ĂÂȘtre instruite, c'est un amour que je n'aurais jamais su, et je le trouve bien malheureux d'avoir eu affaire Ă vous, lui qui a Ă©tĂ© votre maĂtre, qui vous affectionnait, qui vous a bien traitĂ©, qui vient, tout rĂ©cemment encore, de vous prier Ă genoux de lui garder le secret. Vous l'assassinez, vous me trahissez moi-mĂÂȘme. Il faut que vous soyez capable de tout, que je ne vous voie jamais, et point de rĂ©plique. Dubois s'en va en riant. - Allons, voilĂ qui est parfait. ScĂšne X Araminte, Marton Marton, triste. - La maniĂšre dont vous m'avez renvoyĂ©e, il n'y a qu'un moment, me montre que je vous suis dĂ©sagrĂ©able, Madame, et je crois vous faire plaisir en vous demandant mon congĂ©. Araminte, froidement. - Je vous le donne. Marton. - Votre intention est-elle que je sorte dĂšs aujourd'hui, Madame? Araminte. - Comme vous voudrez. Marton. - Cette aventure-ci est bien triste pour moi! Araminte. - Oh! point d'explication, s'il vous plaĂt. Marton. - Je suis au dĂ©sespoir. Araminte, avec impatience. - Est-ce que vous ĂÂȘtes fĂÂąchĂ©e de vous en aller? Eh bien, restez, Mademoiselle, restez j'y consens; mais finissons. Marton. - AprĂšs les bienfaits dont vous m'avez comblĂ©e, que ferais-je auprĂšs de vous, Ă prĂ©sent que je vous suis suspecte, et que j'ai perdu toute votre confiance? Araminte. - Mais que voulez-vous que je vous confie? Inventerai-je des secrets pour vous les dire? Marton. - Il est pourtant vrai que vous me renvoyez, Madame, d'oĂÂč vient ma disgrĂÂące? Araminte. - Elle est dans votre imagination. Vous me demandez votre congĂ©, je vous le donne. Marton. - Ah! Madame, pourquoi m'avez-vous exposĂ©e au malheur de vous dĂ©plaire? J'ai persĂ©cutĂ© par ignorance l'homme du monde le plus aimable, qui vous aime plus qu'on n'a jamais aimĂ©. Araminte, Ă part. - HĂ©las! Marton. - Et Ă qui je n'ai rien Ă reprocher; car il vient de me parler. J'Ă©tais son ennemie, et je ne la suis plus. Il m'a tout dit. Il ne m'avait jamais vue c'est Monsieur Remy qui m'a trompĂ©e, et j'excuse Dorante. Araminte. - A la bonne heure. Marton. - Pourquoi avez-vous eu la cruautĂ© de m'abandonner au hasard d'aimer un homme qui n'est pas fait pour moi, qui est digne de vous, et que j'ai jetĂ© dans une douleur dont je suis pĂ©nĂ©trĂ©e? Araminte, d'un ton doux. - Tu l'aimais donc, Marton? Marton. - Laissons lĂ mes sentiments. Rendez-moi votre amitiĂ© comme je l'avais, et je serai contente. Araminte. - Ah! je te la rends tout entiĂšre. Marton, lui baisant la main. - Me voilĂ consolĂ©e. Araminte. - Non, Marton, tu ne l'es pas encore. Tu pleures et tu m'attendris. Marton. - N'y prenez point garde. Rien ne m'est si cher que vous. Araminte. - Va, je prĂ©tends bien te faire oublier tous tes chagrins. Je pense que voici Arlequin. ScĂšne XI Araminte, Marton, Arlequin Araminte. - Que veux-tu? Arlequin, pleurant et sanglotant. - J'aurais bien de la peine Ă vous le dire; car je suis dans une dĂ©tresse qui me coupe entiĂšrement la parole, Ă cause de la trahison que Mademoiselle Marton m'a faite. Ah! quelle ingrate perfidie! Marton. - Laisse lĂ ta perfidie et nous dis ce que tu veux. Arlequin. - Ah! cette pauvre lettre. Quelle escroquerie! Araminte. - Dis donc. Arlequin. - Monsieur Dorante vous demande Ă genoux qu'il vienne ici vous rendre compte des paperasses qu'il a eues dans les mains depuis qu'il est ici. Il m'attend Ă la porte oĂÂč il pleure. Marton. - Dis-lui qu'il vienne. Arlequin. - Le voulez-vous, Madame? car je ne me fie pas Ă elle. Quand on m'a une fois affrontĂ©, je n'en reviens point. Marton, d'un air triste et attendri. - Parlez-lui, Madame, je vous laisse. Arlequin, quand Marton est partie. - Vous ne me rĂ©pondez point, Madame? Araminte. - Il peut venir. ScĂšne XII Dorante, Araminte Araminte. - Approchez, Dorante. Dorante. - Je n'ose presque paraĂtre devant vous. Araminte, Ă part. - Ah! je n'ai guĂšre plus d'assurance que lui. Haut. Pourquoi vouloir me rendre compte de mes papiers? Je m'en fie bien Ă vous. Ce n'est pas lĂ -dessus que j'aurai Ă me plaindre. Dorante. - Madame... j'ai autre chose Ă dire... je suis si interdit, si tremblant que je ne saurais parler. Araminte, Ă part, avec Ă©motion. - Ah! que je crains la fin de tout ceci! Dorante, Ă©mu. - Un de vos fermiers est venu tantĂÂŽt, Madame. Araminte, Ă©mu. - Un de mes fermiers!... cela se peut bien. Dorante. - Oui, Madame... il est venu. Araminte, toujours Ă©mue. - Je n'en doute pas. Dorante, Ă©mu. - Et j'ai de l'argent Ă vous remettre. Araminte. - Ah! de l'argent... nous verrons. Dorante. - Quand il vous plaira, Madame, de le recevoir. Araminte. - Oui... je le recevrai... vous me le donnerez. A part. Je ne sais ce que je lui rĂ©ponds. Dorante. - Ne serait-il pas temps de vous l'apporter ce soir ou demain, Madame? Araminte. - Demain, dites-vous! Comment vous garder jusque-lĂ , aprĂšs ce qui est arrivĂ©? Dorante, plaintivement. - De tout le temps de ma vie que je vais passer loin de vous, je n'aurais plus que ce seul jour qui m'en serait prĂ©cieux. Araminte. - Il n'y a pas moyen, Dorante; il faut se quitter. On sait que vous m'aimez, et l'on croirait que je n'en suis pas fĂÂąchĂ©e. Dorante. - HĂ©las! Madame, que je vais ĂÂȘtre Ă plaindre! Araminte. - Ah! allez, Dorante, chacun a ses chagrins. Dorante. - J'ai tout perdu! J'avais un portrait, et je ne l'ai plus. Araminte. - A quoi vous sert de l'avoir? vous savez peindre. Dorante. - Je ne pourrai de longtemps m'en dĂ©dommager. D'ailleurs, celui-ci m'aurait Ă©tĂ© bien cher! Il a Ă©tĂ© entre vos mains, Madame. Araminte. - Mais vous n'ĂÂȘtes pas raisonnable. Dorante. - Ah! Madame, je vais ĂÂȘtre Ă©loignĂ© de vous. Vous serez assez vengĂ©e. N'ajoutez rien Ă ma douleur. Araminte. - Vous donner mon portrait! songez-vous que ce serait avouer que je vous aime? Dorante. - Que vous m'aimez, Madame! Quelle idĂ©e! qui pourrait se l'imaginer? Araminte, d'un ton vif et naĂÂŻf. - Et voilĂ pourtant ce qui m'arrive. Dorante, se jetant Ă ses genoux. - Je me meurs! Araminte. - Je ne sais plus oĂÂč je suis. ModĂ©rez votre joie levez-vous, Dorante. Dorante se lĂšve et dit tendrement. - Je ne la mĂ©rite pas. Cette joie me transporte. Je ne la mĂ©rite pas, Madame. Vous allez me l'ĂÂŽter, mais n'importe, il faut que vous soyez instruite. Araminte, Ă©tonnĂ©e. - Comment! que voulez-vous dire? Dorante. - Dans tout ce qui s'est passĂ© chez vous, il n'y a rien de vrai que ma passion qui est infinie, et que le portrait que j'ai fait. Tous les incidents qui sont arrivĂ©s partent de l'industrie d'un domestique qui savait mon amour, qui m'en plaint, qui par le charme de l'espĂ©rance, du plaisir de vous voir, m'a pour ainsi dire forcĂ© de consentir Ă son stratagĂšme; il voulait me faire valoir auprĂšs de vous. VoilĂ , Madame, ce que mon respect, mon amour et mon caractĂšre ne me permettent pas de vous cacher. J'aime encore mieux regretter votre tendresse que de la devoir Ă l'artifice qui me l'a acquise; j'aime mieux votre haine que le remords d'avoir trompĂ© ce que j'adore. Araminte, le regardant quelque temps sans parler. - Si j'apprenais cela d'un autre que de vous, je vous haĂÂŻrais sans doute; mais l'aveu que vous m'en faites vous-mĂÂȘme dans un moment comme celui-ci, change tout. Ce trait de sincĂ©ritĂ© me charme, me paraĂt incroyable, et vous ĂÂȘtes le plus honnĂÂȘte homme du monde. AprĂšs tout, puisque vous m'aimez vĂ©ritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon coeur n'est point blĂÂąmable il est permis Ă un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner lorsqu'il a rĂ©ussi. Dorante. - Quoi! la charmante Araminte daigne me justifier! Araminte. - Voici le Comte avec ma mĂšre, ne dites mot, et laissez-moi parler. ScĂšne XIII Dorante, Araminte, Le Comte, Madame Argante, Dubois, Arlequin Madame Argante, voyant Dorante. - Quoi! le voilĂ encore! Araminte, froidement. - Oui, ma mĂšre. Au Comte. Monsieur le Comte, il Ă©tait question de mariage entre vous et moi, et il n'y faut plus penser vous mĂ©ritez qu'on vous aime; mon coeur n'est point en Ă©tat de vous rendre justice, et je ne suis pas d'un rang qui vous convienne. Madame Argante. - Quoi donc! que signifie ce discours? Le Comte. - Je vous entends, Madame, et sans l'avoir dit Ă Madame montrant Madame Argante je songeais Ă me retirer; j'ai devinĂ© tout; Dorante n'est venu chez vous qu'Ă cause qu'il vous aimait; il vous a plu; vous voulez lui faire sa fortune voilĂ tout ce que vous alliez dire. Araminte. - Je n'ai rien Ă ajouter. Madame Argante, outrĂ©e. - La fortune Ă cet homme-lĂ ! Le Comte, tristement. - Il n'y a plus que notre discussion, que nous rĂ©glerons Ă l'amiable; j'ai dit que je ne plaiderais point, et je tiendrai parole. Araminte. - Vous ĂÂȘtes bien gĂ©nĂ©reux; envoyez-moi quelqu'un qui en dĂ©cide, et ce sera assez. Madame Argante. - Ah! la belle chute! ah! ce maudit intendant! Qu'il soit votre mari tant qu'il vous plaira; mais il ne sera jamais mon gendre. Araminte. Laissons passer sa colĂšre, et finissons. Ils sortent. Dubois. - Ouf! ma gloire m'accable; je mĂ©riterais bien d'appeler cette femme-lĂ ma bru. Arlequin. - Pardi, nous nous soucions bien de ton tableau Ă prĂ©sent; l'original nous en fournira bien d'autres copies. La Joie imprĂ©vue Acteurs ComĂ©die en un acte et en prose reprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens Italiens le 7 juillet 1738 Acteurs Monsieur Orgon. Madame Dorville. Constance, fille de Madame Dorville, maĂtresse de Damon. Damon, fils de Monsieur Orgon, amant de Constance. Le Chevalier. Lisette, suivante de Constance. Pasquin, valet de Damon. La scĂšne est Ă Paris dans un jardin qui communique Ă un hĂÂŽtel garni. ScĂšne PremiĂšre Damon, Pasquin Damon paraĂt triste. Pasquin, suivant son maĂtre, et d'un ton douloureux, un moment aprĂšs qu'ils sont sur le thĂ©ĂÂątre. - Fasse le ciel, Monsieur, que votre chagrin vous profite, et vous apprenne Ă mener une vie plus raisonnable! Damon. - Tais-toi, laisse-moi seul. Pasquin. - Non, Monsieur, il faut que je vous parle, cela est de consĂ©quence. Damon. - De quoi s'agit-il donc? Pasquin. - Il y a quinze jours que vous ĂÂȘtes Ă Paris... Damon. - AbrĂšge. Pasquin. - Patience, Monsieur votre pĂšre vous a envoyĂ© pour acheter une charge l'argent de cette charge Ă©tait en entier entre les mains de votre banquier, de qui vous avez dĂ©jĂ reçu la moitiĂ©, que vous avez jouĂ©e et perdue; ce qui fait, par consĂ©quent, que vous ne pouvez plus avoir que la moitiĂ© de votre charge; et voilĂ ce qui est terrible. Damon. - Est-ce lĂ tout ce que tu as Ă me dire? Pasquin. - Doucement, Monsieur; c'est qu'actuellement j'ai une charge aussi, moi, laquelle est de veiller sur votre conduite et de vous donner mes conseils. Pasquin, me dit Monsieur votre pĂšre la veille de notre dĂ©part, je connais ton zĂšle, ton jugement et ta prudence; ne quitte jamais mon fils, sers-lui de guide, gouverne ses actions et sa tĂÂȘte, regarde-le comme un dĂ©pĂÂŽt que je te confie. Je le lui promis bien, je lui en donnai ma parole je me fondais sur votre docilitĂ©, et je me suis trompĂ©. Votre conduite, vous la voyez, elle est dĂ©testable; mes conseils, vous les avez mĂ©prisĂ©s, vos fonds sont entamĂ©s, la moitiĂ© de votre argent est partie, et voilĂ mon dĂ©pĂÂŽt dans le plus dĂ©plorable Ă©tat du monde il faut pourtant que j'en rende compte, et c'est ce qui fait ma douleur. Damon. - Tu conviendras qu'il y a plus de malheur dans tout ceci que de ma faute. En arrivant Ă Paris, je me mets dans cet hĂÂŽtel garni j'y vois un jardin qui est commun Ă une autre maison, je m'y promĂšne, j'y rencontre le Chevalier, avec qui, par hasard, je lie conversation; il loge au mĂÂȘme hĂÂŽtel, nous mangeons Ă la mĂÂȘme table, je vois que tout le monde joue aprĂšs dĂner, il me propose d'en faire autant, je joue, je gagne d'abord, je continue par compagnie, et insensiblement je perds beaucoup, sans aucune inclination pour le jeu; voilĂ d'oĂÂč cela vient; mais ne t'inquiĂšte point, je ne veux plus jouer qu'une fois pour regagner mon argent; et j'ai un pressentiment que je serai heureux. Pasquin. - Ah! Monsieur, quel pressentiment! Soyez sĂ»r que c'est le diable qui vous parle Ă l'oreille. Damon. - Non, Pasquin, on ne perd pas toujours, je veux me remettre en Ă©tat d'acheter la charge en question, afin que mon pĂšre ne sache rien de ce qui s'est passĂ© au surplus, c'est dans ce jardin que j'ai connu l'aimable Constance; c'est ici oĂÂč je la vois quelquefois, oĂÂč je crois m'apercevoir qu'elle ne me hait pas, et ce bonheur est bien au-dessus de toutes mes pertes. Pasquin. - Oh! quant Ă votre amour pour elle, j'y consens, j'y donne mon approbation; je vous dirai mĂÂȘme que le plaisir de voir Lisette qui la suit a extrĂÂȘmement adouci les afflictions que vous m'avez donnĂ©es, je n'aurais pu les supporter sans elle; il n'y a qu'une chose qui m'intrigue c'est que la mĂšre de Constance, quand elle se promĂšne ici avec sa fille, et que vous les abordez, ne me paraĂt pas fort touchĂ©e de votre compagnie, sa mine s'allonge, j'ai peur qu'elle ne vous trouve un Ă©tourdi; vous ĂÂȘtes pourtant un assez joli garçon, assez bien fait mais, de temps en temps, vous avez dans votre air je ne sais quoi... qui marquerait... une tĂÂȘte lĂ©gĂšre... vous entendez bien? Et ces tĂÂȘtes-lĂ ne sont pas du goĂ»t des mĂšres. Damon, riant. - Que veut dire cet impertinent?... Mais qui est-ce qui vient par cette autre allĂ©e du jardin? Pasquin. - C'est peut-ĂÂȘtre ce fripon de Chevalier qui vient chercher le reste de votre argent. Damon. - Prends garde Ă ce que tu dis, et avance pour voir qui c'est. ScĂšne II Le Chevalier, Damon, Pasquin On voit paraĂtre le Chevalier. Le Chevalier. - OĂÂč est ton maĂtre, Pasquin? Pasquin. - Il est sorti, Monsieur. Le Chevalier. - Sorti! Eh! je le vois qui se promĂšne. D'oĂÂč vient est-ce que tu me le caches? Pasquin, brusquement. - Je fais tout pour le mieux. Le Chevalier. - Bonjour, Damon. Ce valet ne voulait pas que je vous visse. Est-ce que vous avez affaire? Damon. - Non, c'est qu'il me rendait quelque compte qui ne presse pas. Pasquin. - C'est que je n'aime pas ceux qui gagnent l'argent de mon maĂtre. Le Chevalier. - Il le gagnera peut-ĂÂȘtre une autre fois. Pasquin. - Tarare! Damon, Ă Pasquin. - Tais-toi. Le Chevalier. - Laissez-le dire; je lui sais bon grĂ© de sa mĂ©chante humeur, puisqu'elle vient de son zĂšle. Pasquin. - Ajoutez de ma prudence. Damon, Ă Pasquin. - Finiras-tu? Le Chevalier. - Je n'y prends pas garde. Je vais dĂner en ville, et je n'ai pas voulu partir sans vous voir. Damon. - Ne reviendrez-vous pas ce soir ici pour ĂÂȘtre au bal? Le Chevalier. - Je ne crois pas il y a toute apparence qu'on m'engagera Ă souper oĂÂč je vais. Damon. - Comment donc? Mais j'ai comptĂ© que ce soir vous me donneriez ma revanche. Le Chevalier. - Cela me sera difficile, j'ai mĂÂȘme, ce matin, reçu une lettre qui, je crois, m'obligera Ă aller demain en campagne pour quelques jours. Damon. - En campagne? Pasquin. - Eh oui! Monsieur, il fait si beau Partez, Monsieur le Chevalier, et ne revenez pas, nos affaires ont grand besoin de votre absence; il y a tant de chĂÂąteaux dans les champs, amusez-vous Ă en ruiner quelqu'un. Damon, Ă Pasquin. - Encore? Le Chevalier. - Il commence Ă m'ennuyer. Damon. - Chevalier, encore une fois, je vous attends ce soir. Le Chevalier. - Vous parlerai-je franchement? Je ne joue jamais qu'argent comptant, et vous me dites hier que vous n'en aviez plus. Damon. - Que cela ne vous arrĂÂȘte point, je n'ai qu'un pas Ă faire pour en avoir. Le Chevalier. - En ce cas-lĂ , nous nous reverrons tantĂÂŽt. Pasquin, d'un ton dolent. - HĂ©las! nous n'Ă©tions que blessĂ©s, nous voilĂ morts. A son maĂtre. Monsieur, cet argent qui est Ă deux pas d'ici, n'est pas Ă vous, il est Ă Monsieur votre pĂšre, et vous savez bien que son intention n'est pas que Monsieur le Chevalier y ait part; il ne lui en destine pas une obole. Damon. - Oh! je me fĂÂącherai Ă la fin retire-toi. Pasquin, en colĂšre. - Monsieur, je suis sĂ»r que vous perdrez. Le Chevalier, en riant. - Puisse-t-il dire vrai, au reste. Pasquin, au Chevalier. - Ah! vous savez bien que je ne me trompe pas. Le Chevalier, comme Ă©mu. - Hem? Pasquin. - Je dis qu'il perdra, vous ĂÂȘtes un si habile homme, que vous jouez Ă coup sĂ»r. Damon. - Je crois que l'esprit lui tourne. Pasquin. - Il n'y a pas de mal Ă dire que vous perdrez, quand c'est la vĂ©ritĂ©. Le Chevalier. - VoilĂ un insolent valet. Pasquin, sans regarder. - Cela n'empĂÂȘchera pas qu'il ne perde. Le Chevalier. - Adieu, jusqu'au revoir. Damon. - Ne me manquez donc pas. Pasquin. - Oh que non! il vise trop juste pour cela. ScĂšne III Pasquin, Damon Damon. - Il faut avouer que tu abuses furieusement de ma patience sais-tu la valeur des mauvais discours que tu viens de tenir, et qu'Ă la place du Chevalier, je refuserais de jouer davantage? Pasquin. - C'est que vous avez du coeur, et lui de l'adresse. Damon. - Mais pourquoi t'obstines-tu Ă soutenir qu'il gagnera? Pasquin. - C'est qu'il voudra gagner. Damon. - T'a-t-on dit quelque chose de lui? T'a-t-on donnĂ© quelque avis? Pasquin. - Non, je n'en ai point reçu d'autre que de sa mine; c'est elle qui m'a dit tout le mal que j'en sais. Damon. - Tu extravagues. Pasquin. - Monsieur, je m'y ferais hacher, il n'y a point d'honnĂÂȘte homme qui puisse avoir ce visage-lĂ Lisette, en le voyant ici, en convenait hier avec moi. Damon. - Lisette? Belle autoritĂ©! Pasquin. - Belle autoritĂ©! C'est pourtant une fille qui, du premier coup d'oeil, a senti tout ce que je valais. Damon, riant et partant. - Ah! ah! ah! Tu me donnes une grande idĂ©e de sa pĂ©nĂ©tration; je vais chez mon banquier, c'est aujourd'hui jour de poste, ne t'Ă©loigne pas. Pasquin. - ArrĂÂȘtez, Monsieur, on nous a interrompus, je ne vous ai pas quand je veux, et mes ordres portent aussi, attendu cette lĂ©gĂšretĂ© d'esprit dont je vous ai parlĂ©, que je tiendrai la main Ă ce que vous exĂ©cutiez tout ce que Monsieur votre pĂšre vous a dit de faire, et voici un petit agenda oĂÂč j'ai tout Ă©crit. Il lit. Liste des articles et commissions recommandĂ©s par Monsieur Orgon Ă Monsieur Damon son fils aĂnĂ©, sur les dĂ©portements, faits, gestes, et exactitude duquel il est enjoint Ă moi Pasquin, son serviteur, d'apporter mon inspection et contrĂÂŽle. Damon, riant. - Inspection et contrĂÂŽle! Pasquin. - Oui, Monsieur, ce sont mes fonctions; c'est, comme qui dirait, gouverneur. Damon. - AchĂšve. Pasquin. - PremiĂšrement. Aller chez Monsieur Lourdain, banquier, recevoir la somme de... Le coeur me manque, je ne saurais la prononcer. La belle et copieuse somme que c'Ă©tait! Nous n'en avons plus que les dĂ©bris; vous ne vous ĂÂȘtes que trop ressouvenu d'elle, et voilĂ l'article de mon mĂ©moire le plus maltraitĂ©. Damon. - Finis, ou je te laisse. Pasquin. - Secondement. Le pupille ne manquera de se transporter chez Monsieur Raffle, procureur, pour lui remettre des papiers. Damon. - Passe, cela est fait. Pasquin. - TroisiĂšmement. Aura soin le sieur Pasquin de presser le sieur Damon... Damon. - Parle donc, maraud, avec ton sieur Damon. Pasquin. - Style de prĂ©cepteur... De presser le sieur Damon de porter une lettre Ă l'adresse de Madame... Attendez... ma foi, c'est Madame Dorville, rue Galante, dans la rue oĂÂč nous sommes. Damon. - Madame Dorville Est-ce lĂ le nom de l'adresse? je ne l'avais pas seulement lue. Eh! parbleu! ce serait donc la mĂšre de Constance, Pasquin? Pasquin. - C'est elle-mĂÂȘme, sans doute, qui loge dans cette maison, d'oĂÂč elle passe dans le jardin de votre hĂÂŽtel. Voyez ce que c'est, faute d'exactitude, nous nĂ©gligions la lettre du monde la plus importante, et qui va nous donner accĂšs dans la maison. Damon. - J'Ă©tais bien Ă©loignĂ© de penser que j'avais en main quelque chose d'aussi favorable; je ne l'ai pas mĂÂȘme sur moi, cette lettre, que je ne devais rendre qu'Ă loisir. Mais par oĂÂč mon pĂšre connaĂt-il Madame Dorville? Pasquin. - Oh! pardi, depuis le temps qu'il vit, il a eu le temps de faire des connaissances. Damon. - Tu me fais grand plaisir de me rappeler cette lettre; voilĂ de quoi m'introduire chez Madame Dorville, et j'irai la lui remettre au retour de chez mon banquier je pars, ne t'Ă©carte pas. Pasquin, d'un ton triste. - Monsieur, comme vous en rapporterez le reste de votre argent, je vous demande en grĂÂące que je le voie avant que vous le jouiez, je serais bien aise de lui dire adieu. Damon, en s'en allant. - Je me moque de ton pronostic. ScĂšne IV Damon, Lisette, Pasquin Damon, s'en allant, rencontre Lisette qui arrive. - Ah! te voilĂ , Lisette? ta maĂtresse viendra-t-elle tantĂÂŽt se promener ici avec sa mĂšre? Lisette. - Je crois qu'oui, Monsieur. Damon. - Lui parles-tu quelquefois de moi? Lisette. - Le plus souvent c'est elle qui me prĂ©vient. Damon. - Que tu me charmes! Adieu, Lisette, continue, je te prie, d'ĂÂȘtre dans mes intĂ©rĂÂȘts. ScĂšne V Lisette, Pasquin Pasquin, s'approchant de Lisette. - Bonjour, ma fille, bonjour, mon coeur; serviteur Ă mes amours. Lisette, le repoussant un peu. - Tout doucement. Pasquin. - Qu'est-ce donc, beautĂ© de mon ĂÂąme? D'oĂÂč te vient cet air grave et rembruni? Lisette. - C'est que j'ai Ă te parler, et que je rĂÂȘve tu dis que tu m'aimes, et je suis en peine de savoir si je fais bien de te le rendre. Pasquin. - Mais, ma mie, je ne comprends pas votre scrupule; n'ĂÂȘtes-vous pas convenue avec moi que je suis aimable? Eh donc! Lisette. - Parlons sĂ©rieusement; je n'aime point les amours qui n'aboutissent Ă rien. Pasquin. - Qui n'aboutissent Ă rien! Pour qui me prends-tu donc? Veux-tu des sĂ»retĂ©s? Lisette. - J'entends qu'il me faut un mari, et non pas un amant. Pasquin. - Pour ce qui est d'un amant, avec un mari comme moi, tu n'en auras que faire. Lisette. - Oui mais si notre mariage ne se fait jamais? si Madame Dorville, qui ne connaĂt point ton maĂtre, marie sa fille Ă un autre, comme il y a quelque apparence. Il y a quelques jours qu'il lui Ă©chappa qu'elle avait des vues, et c'est sur quoi nous raisonnions tantĂÂŽt, Constance et moi, de façon qu'elle est fort inquiĂšte, et de temps en temps, nous sommes toutes deux tentĂ©es de vous laisser lĂ . Pasquin. - Malepeste! gardez-vous en bien; je suis d'avis mĂÂȘme que nous vous donnions, mon maĂtre et moi, chacun notre portrait, que vous regarderez, pour vaincre la tentation de nous quitter. Lisette. - Ne badine point j'ai charge de ma maĂtresse de t'interroger adroitement sur de certaines choses. Il s'agit de savoir ce que tout cela peut devenir, et non pas de s'attacher imprudemment Ă des inconnus qu'il faut quitter, et qu'on regrette souvent plus qu'ils ne valent. Pasquin. - M'amour, un peu de politesse dans vos rĂ©flexions. Lisette. - Tu sens bien qu'il serait dĂ©sagrĂ©able d'ĂÂȘtre obligĂ©e de donner sa main d'un cĂÂŽtĂ©, pendant qu'on laisserait son coeur d'un autre ainsi voyons tu dis que ton maĂtre a du bien et de la naissance que ne se propose-t-il donc? Que ne nous fait-il donc demander en mariage? Que n'Ă©crit-il Ă son pĂšre qu'il nous aime, et que nous lui convenons? Pasquin. - Eh! morbleu! laisse-nous donc arriver Ă Paris; Ă peine y sommes-nous. Il n'y a que huit jours que nous nous connaissons... Encore, comment nous connaissons-nous? Nous nous sommes rencontrĂ©s, et voilĂ tout. Lisette. - Qu'est-ce que cela signifie, rencontrĂ©s? Pasquin. - Oui, vraiment ce fut le Chevalier, avec qui nous Ă©tions, qui aborda la mĂšre dans le jardin; ce qui continue de notre part de façon que nous ne sommes encore que des amants qui s'abordent, en attendant qu'ils se frĂ©quentent il est vrai que c'en est assez pour s'aimer, et non pas pour se demander en mariage, surtout quand on a des mĂšres qui ne voudraient pas d'un gendre de rencontre. Pour ce qui est de nos parents, nous ne leur avons, depuis notre arrivĂ©e, Ă©crit que deux petites lettres, oĂÂč il n'a pu ĂÂȘtre question de vous, ma fille Ă la premiĂšre, nous ne savions pas seulement que vos beautĂ©s Ă©taient au monde; nous ne l'avons su qu'une heure avant la seconde; mais Ă la troisiĂšme, on mandera qu'on les a vues, et Ă la quatriĂšme, qu'on les adore. Je dĂ©fie qu'on aille plus vite. Lisette. - Je crains que la mĂšre, qui a ses desseins, n'aille plus vite encore. Pasquin, d'un ton adroit. - En ce cas-lĂ , si vous voulez, nous pourrons aller encore plus vite qu'elle. Lisette, froidement. - Oui, mais les expĂ©dients ne sont pas de notre goĂ»t; et en mon particulier, je congĂ©dierais, avec un soufflet ou deux, le coquin qui oserait me le proposer. Pasquin. - S'il n'y avait que le soufflet Ă essuyer, je serais volontiers ce coquin-lĂ , mais je ne veux pas du congĂ©. Lisette. - Achevons dis-moi, cette charge que doit avoir ton maĂtre est-elle achetĂ©e? Pasquin. - Pas encore, mais nous la marchandons. Lisette, d'un air incrĂ©dule et tout riant. - Vous la marchandez? Pasquin. - Sans doute; t'imagines-tu qu'on achĂšte une charge considĂ©rable comme on achĂšte un ruban? Toi qui parles, quand tu fais l'emplette d'une Ă©toffe, prends-tu le marchand au mot? On te surfait, tu rabats, tu te retires, on te rappelle, et Ă la fin on lĂÂąche la main de part et d'autre, et nous la lĂÂącherons, quand il en sera temps. Lisette, d'un air incrĂ©dule. - Pasquin, est-il rĂ©ellement question d'une charge? Ne me trompes-tu pas? Pasquin. - Allons, allons, tu te moques; je n'ai point d'autre rĂ©ponse Ă cela que de te montrer ce minois. Il montre son visage. Cette face d'honnĂÂȘte homme que tu as trouvĂ©e si belle et si pleine de candeur... Lisette. - Que sait-on? ta physionomie vaut peut-ĂÂȘtre mieux que toi? Pasquin. - Non, ma mie, non, on n'y voit qu'un Ă©chantillon de mes bonnes qualitĂ©s, tout le monde en convient; informez-vous. Lisette. - Quoi qu'il en soit, je conseille Ă ton maĂtre de faire ses diligences. Mais voilĂ quelqu'un qui paraĂt avoir envie de te parler; adieu, nous nous reverrons tantĂÂŽt. ScĂšne VI Monsieur Orgon, Pasquin Pasquin, considĂ©rant Monsieur Orgon, qui de loin l'observe. - J'ĂÂŽterais mon chapeau Ă cet homme-lĂ , si je ne m'en empĂÂȘchais pas, tant il ressemble au pĂšre de mon maĂtre. Orgon se rapproche. Mais, ma foi, il lui ressemble trop, c'est lui-mĂÂȘme. Allant aprĂšs Orgon. Monsieur, Monsieur Orgon! Monsieur Orgon. - Tu as donc bien de la peine Ă me reconnaĂtre, faquin? Pasquin, les premiers mots Ă part. - Ce dĂ©but-lĂ m'inquiĂšte... Monsieur... comme vous ĂÂȘtes ici, pour ainsi dire, en fraude, je vous prenais pour une copie de vous-mĂÂȘme... tandis que l'original Ă©tait en province. Monsieur Orgon. - Eh! tais-toi, maraud, avec ton original et ta copie. Pasquin. - Monsieur, j'ai bien de la joie Ă vous revoir, mais votre accueil est triste; vous n'avez pas l'air aussi serein qu'Ă votre ordinaire. Monsieur Orgon. - Il est vrai que j'ai fort sujet d'ĂÂȘtre content de ce qui se passe. Pasquin. - Ma foi, je n'en suis pas plus content que vous; mais vous savez donc nos aventures? Monsieur Orgon. - Oui, je les sais, oui, il y a quinze jours que vous ĂÂȘtes ici, et il y en a autant que j'y suis; je partis le lendemain de votre dĂ©part, je vous ai rattrapĂ© en chemin, je vous ai suivi jusqu'ici, et vous ai fait observer depuis que vous y ĂÂȘtes; c'est moi qui ai dit au banquier de ne dĂ©livrer Ă mon fils qu'une partie de l'argent destinĂ© Ă l'acquisition de sa charge, et de le remettre pour le reste; on m'a appris qu'il a jouĂ©, et qu'il a perdu. Je sors actuellement de chez ce banquier, j'y ai laissĂ© mon fils qui ne m'y a pas vu, et qu'on va achever de payer; mais je ne laisserai pas le reste de la somme Ă sa discrĂ©tion, et j'ai dit qu'on l'amusĂÂąt pour me donner le temps de venir te parler. Pasquin. - Monsieur, puisque vous savez tout, vous savez sans doute que ce n'est pas ma faute. Monsieur Orgon. - Ne devais-tu pas parler Ă Damon, et tĂÂącher de le dĂ©tourner de son extravagance? Jouer, contre le premier venu, un argent dont je lui avais marquĂ© l'emploi! Pasquin. - Ah! Monsieur, si vous saviez les remontrances que je lui ai faites! Ce jardin-ci m'en est tĂ©moin, il m'a vu pleurer, Monsieur mes larmes apparemment ne sont pas touchantes; car votre fils n'en a tenu compte, et je conviens avec vous que c'est un Ă©tourdi, un Ă©vaporĂ©, un libertin qui n'est pas digne de vos bontĂ©s. Monsieur Orgon. - Doucement, il mĂ©rite les noms que tu lui donnes, mais ce n'est pas Ă toi Ă les lui donner. Pasquin. - HĂ©las! Monsieur, il ne les mĂ©rite pas non plus; et je ne les lui donnais que par complaisance pour votre colĂšre et pour ma justification mais la vĂ©ritĂ© est que c'est un fort estimable jeune homme, qui n'a jouĂ© que par politesse, et qui n'a perdu que par malheur. Monsieur Orgon. - Passe encore s'il n'avait point d'inclination pour le jeu. Pasquin. - Eh! non, Monsieur, je vous dis que le jeu l'ennuie; il y bĂÂąille, mĂÂȘme en y gagnant vous le trouverez un peu changĂ©, car il vous craint, il vous aime. Oh! cet enfant-lĂ a pour vous un amour qui n'est pas croyable. Monsieur Orgon. - Il me l'a toujours paru, et j'avoue que jusqu'ici je n'ai rien vu que de louable en lui; je voulais achever de le connaĂtre il est jeune, il a fait une faute, il n'y a rien d'Ă©tonnant, et je la lui pardonne, pourvu qu'il la sente; c'est ce qui dĂ©cidera de son caractĂšre ce sera un peu d'argent qu'il m'en coĂ»tera, mais je ne le regretterai point si son imprudence le corrige. Pasquin. - Oh! voilĂ qui est fait, Monsieur, je vous le garantis rangĂ© pour le reste de sa vie, il m'a jurĂ© qu'il ne jouerait plus qu'une fois. Monsieur Orgon. - Comment donc! il veut jouer encore? Pasquin. - Oui, Monsieur, rien qu'une fois, parce qu'il vous aime; il veut rattraper son argent, afin que vous n'ayez pas le chagrin de savoir qu'il l'a perdu; il n'y a rien de si tendre; et ce que je vous dis lĂ est exactement vrai. Monsieur Orgon. - Est-ce aujourd'hui qu'il doit jouer? Pasquin. - Ce soir mĂÂȘme, pendant le bal qu'on doit donner ici, et oĂÂč se doit trouver un certain Chevalier qui lui a gagnĂ© son argent, et qui est homme Ă lui gagner le reste. Monsieur Orgon. - C'est donc pour ce beau projet qu'il est allĂ© chez le banquier? Pasquin. - Oui, Monsieur. Monsieur Orgon. - Le Chevalier et lui seront-ils masquĂ©s? Pasquin. - Je n'en sais rien, mais je crois qu'oui, car il y a quelques jours qu'il y eut un bal oĂÂč ils l'Ă©taient tous deux; mon maĂtre a mĂÂȘme encore son domino vert qu'il a gardĂ© pour ce bal-ci, et je pense que le Chevalier, qui loge au mĂÂȘme hĂÂŽtel, a aussi gardĂ© le sien qui est jaune. Monsieur Orgon. - TĂÂąche de savoir cela bien prĂ©cisĂ©ment, et viens m'en informer tantĂÂŽt Ă ce cafĂ© attenant l'hĂÂŽtel, oĂÂč tu me trouveras; j'y serai sur les six heures du soir. Pasquin. - Et moi, vous m'y verrez Ă six heures frappantes. Monsieur Orgon, tirant une lettre de sa poche. - Garde-toi, surtout, de dire Ă mon fils que je suis ici, je te le dĂ©fends, et remets-lui cette lettre comme venant de la poste; mais ce n'est pas lĂ tout on m'a dit aussi qu'il voit souvent dans ce jardin une jeune personne qui vient s'y promener avec sa mĂšre; est-ce qu'il l'aime? Pasquin. - Ma foi, Monsieur, vous ĂÂȘtes bien servi; sans doute qu'on vous aura parlĂ© aussi de ma tendresse... n'est-il pas vrai? Monsieur Orgon. - Passons, il n'est pas question de toi. Pasquin. - C'est que nos dĂ©esses sont camarades. Monsieur Orgon. - N'est-ce pas la fille de Madame Dorville? Pasquin. - Oui, celle de mon maĂtre. Monsieur Orgon. - Je la connais, cette Madame Dorville, et il faut que mon fils ne lui ait pas rendu la lettre que je lui ai Ă©crite, puisqu'il ne la voit pas chez elle. Pasquin. - Il l'avait oubliĂ©e, et il doit la lui remettre Ă son retour; mais, Monsieur, cette Madame Dorville est-elle bien de vos amies? Monsieur Orgon. - Beaucoup. Pasquin, enchantĂ© et caressant Monsieur Orgon. - Ah, que vous ĂÂȘtes charmant! Pardonnez mon transport, c'est l'amour qui le cause; il ne tiendra qu'Ă vous de faire notre fortune. Monsieur Orgon. - C'est Ă quoi je pense. Constance et Damon doivent ĂÂȘtre mariĂ©s ensemble. Pasquin, enchantĂ©. - Cela est adorable! Monsieur Orgon. - Sois discret, au moins. Pasquin. - Autant qu'amoureux. Monsieur Orgon. - Souviens-toi de tout ce que je t'ai dit. Quelqu'un vient, je ne veux pas qu'on me voie, et je me retire avant que mon fils arrive. Pasquin, quand Orgon s'en va. - C'est Lisette, Monsieur, voyez qu'elle a bonne mine! Monsieur Orgon, se retournant. - Tais-toi. ScĂšne VII Pasquin, Lisette Pasquin, Ă part. - Allons, modĂ©rons-nous. Lisette, d'un air sĂ©rieux et triste. - Je te cherchais. Pasquin, d'un air souriant. - Et moi j'avais envie de te voir. Lisette. - Regarde-moi bien, ce sera pour longtemps, j'ai ordre de ne te plus voir. Pasquin, d'un air badin. - Ordre! Lisette. - Oui, ordre, oui, il n'y a point Ă plaisanter. Pasquin, toujours riant. - Et dis-moi, auras-tu de la peine Ă obĂ©ir? Lisette. - Et dis-moi, Ă ton tour, un animal qui me rĂ©pond sur ce ton-lĂ mĂ©rite-t-il qu'il m'en coĂ»te? Pasquin, toujours riant. - Tu es donc fĂÂąchĂ©e de ce que je ris? Lisette, le regardant. - La cervelle t'aurait-elle subitement tournĂ©, par hasard? Pasquin. - Point du tout, je n'eus jamais tant de bon sens, ma tĂÂȘte est dans toute sa force. Lisette. - C'est donc la tĂÂȘte d'un grand maraud ah, l'indigne! Pasquin. - Ah, quelles dĂ©lices! Tu ne m'as jamais rien dit de si touchant. Lisette, le considĂ©rant. - La maudite race que les hommes! J'aurais jurĂ© qu'il m'aimait. Pasquin, riant. - Bon, t'aimer! je t'adore. Lisette. - Ecoute-moi, monstre, et ne rĂ©plique plus. Tu diras Ă ton maĂtre, de la part de Madame Dorville, qu'elle le prie de ne plus parler Ă Constance, que c'est une libertĂ© qui lui dĂ©plaĂt, et qu'il s'en abstiendra, s'il est galant homme; ce dont l'impudence du valet fait que je doute. Adieu. Pasquin. - Oh! j'avoue que je ne me sens pas d'aise, et cependant tu t'abuses je suis plein d'amour, lĂ , ce qu'on appelle plein, mon coeur en a pour quatre, en vĂ©ritĂ©, tu le verras. Lisette, s'arrĂÂȘtant. - Je le verrai? Que veux-tu dire? Pasquin. - Je dis... que tu verras; oui, ce qu'on appelle voir... Prends patience. Lisette, comme Ă part. - Tout bien examinĂ©, je lui crois pourtant l'esprit en mauvais Ă©tat. ScĂšne VIII Lisette, Pasquin, Damon Damon. - Ah! Lisette, je te trouve Ă propos. Lisette. - Un peu moins que vous ne pensez; ne me retenez pas, Monsieur, je ne saurais rester votre homme sait les nouvelles, qu'il vous les dise. Pasquin, riant. - Ha, ha, ha. Ce n'est rien, c'est qu'elle a des ordres qui me divertissent. Madame Dorville s'emporte, et prĂ©tend que nous supprimions tout commerce avec elle; notre frĂ©quentation dans le jardin n'est pas de son goĂ»t, dit-elle; elle s'imagine que nous lui dĂ©plaisons, cette bonne femme! Damon. - Comment? Lisette. - Oui, Monsieur voilĂ ce qui le rĂ©jouit, il n'est plus permis Ă Constance de vous dire le moindre mot, on vous prie de la laisser en repos, vous ĂÂȘtes proscrit, tout entretien nous est interdit avec vous, et mĂÂȘme, en vous parlant, je fais actuellement un crime. Damon, Ă Pasquin. - MisĂ©rable! et tu ris de ce qui m'arrive. Pasquin. - Oui, Monsieur, c'est une bagatelle; Madame Dorville ne sait ce qu'elle dit, ni de qui elle parle; je vous retiens ce soir Ă souper chez elle. Votre vin est-il bon, Lisette? Damon. - Tais-toi, faquin, tu m'indignes. Lisette, Ă part, Ă Damon. - Monsieur, ne lui trouvez-vous pas dans les yeux quelque chose d'Ă©garĂ©? Pasquin, Ă Damon, en riant. - Elle me croit timbrĂ©, n'est-ce pas? Lisette. - Voici Madame que je vois de loin se promener; adieu, Monsieur, je vous quitte, et je vais la joindre. Elle s'en va. Pasquin bat du pied sans rĂ©pondre. ScĂšne IX Damon, Pasquin Damon, parlant Ă lui-mĂÂȘme. - Que je suis Ă plaindre! Pasquin, froidement. - Point du tout, c'est une erreur. Damon. - Va-t'en, va-t'en, il faut effectivement que tu sois ivre ou fou. Pasquin, sĂ©rieusement. - Erreur sur erreur. OĂÂč est votre lettre pour cette Madame Dorville? Damon. - Ne t'en embarrasse pas. Je vais la lui remettre, dĂšs que j'aurai portĂ© mon argent chez moi. Viens, suis-moi. Pasquin, froidement. - Non, je vous attends ici; allez vite, nous nous amuserions l'un et l'autre, et il n'y a point de temps Ă perdre; tenez, prenez ce paquet que je viens de recevoir du facteur, il est de votre pĂšre. Damon prend la lettre, et s'en va en regardant Pasquin. ScĂšne X Madame Dorville, Constance, Lisette, Pasquin Pasquin, seul. - Nos gens s'approchent, ne bougeons. Il chante. La, la, rela. Madame Dorville, Ă Lisette. - Avez-vous parlĂ© Ă ce garçon de ce que je vous ai dit? Lisette. - Oui, Madame. Pasquin, saluant Madame Dorville. - Par ce garçon, n'est-ce pas moi que vous entendez, Madame? Oui, je sais ce dont il est question, et j'en ai instruit mon maĂtre; mais ce n'est pas lĂ votre dernier mot, Madame, vous changerez de sentiment; je prends la libertĂ© de vous le dire, nous ne sommes pas si mal dans votre esprit. Madame Dorville. - Vous ĂÂȘtes bien hardi, mon ami; allez, passez votre chemin. Pasquin, doucement. - Madame, je vous demande pardon; mais je ne passe point, je reste, je ne vais pas plus loin. Madame Dorville. - Qu'est-ce que c'est que cet impertinent-lĂ ? Lisette, dites-lui qu'il se retire. Lisette, en priant Pasquin. - Eh! va-t'en, mon pauvre Pasquin, je t'en prie. A part. VoilĂ une dĂ©mence bien Ă©tonnante! Et Ă sa maĂtresse. Madame, c'est qu'il est un peu imbĂ©cile. Pasquin, souriant froidement. - Point du tout, c'est seulement que je sais dire la bonne aventure. Jamais Madame ne sĂ©parera sa fille et mon maĂtre. Ils sont faits pour s'aimer; c'est l'avis des astres et le vĂÂŽtre. Madame Dorville. - Va-t'en. Et puis regardant Constance. Ils sont nĂ©s pour s'aimer! Ma fille, vous aurait-il entendu dire quelque chose qui ait pu lui donner cette idĂ©e? Je me persuade que non, vous ĂÂȘtes trop bien nĂ©e pour cela. Constance, timidement et tristement. - AssurĂ©ment, ma mĂšre. Madame Dorville. - C'est que Damon vous aura dit, sans doute, quelques galanteries? Constance. - Mais, oui. Lisette. - C'est un jeune homme fort estimable. Madame Dorville. - Peut-ĂÂȘtre mĂÂȘme vous a-t-il parlĂ© d'amour? Constance, tendrement. - Quelques mots approchants. Lisette. - Je ne plains pas celle qui l'Ă©pousera. Madame Dorville, Ă Lisette. - Taisez-vous. A Constance. Et vous en avez badinĂ©? Constance. - Comme il s'expliquait d'une façon trĂšs respectueuse, et de l'air de la meilleure foi; que, d'ailleurs, j'Ă©tais le plus souvent avec vous, et que je ne prĂ©voyais pas que vous me dĂ©fendriez de le voir, je n'ai pas cru devoir me fĂÂącher contre un si honnĂÂȘte homme. Madame Dorville, d'un air mystĂ©rieux. - Constance, il Ă©tait temps que vous ne le vissiez plus. Pasquin, de loin. - Et moi, je dis que voici le temps qu'ils se verront bien autrement. Madame Dorville. - Retirons-nous, puisqu'il n'y a pas moyen de se dĂ©faire de lui. Pasquin, Ă part. - OĂÂč est cet Ă©tourdi qui ne vient point avec sa lettre? ScĂšne XI Madame Dorville, Constance, Lisette, Pasquin, Damon, qui arrĂÂȘte Madame Dorville comme elle s'en va, et la salue, la lettre Ă la main, sans lui rien dire. Madame Dorville. - Monsieur, vous ĂÂȘtes instruit de mes intentions, et j'espĂ©rais que vous y auriez plus d'Ă©gard. Retirez-vous, Constance. Damon. - Quoi! Constance sera privĂ©e du plaisir de se promener, parce que j'arrive! Madame Dorville. - Il n'est plus question de se voir, Monsieur, j'ai des vues pour ma fille qui ne s'accordent plus avec de pareilles galanteries. A Constance. Retirez-vous donc. Constance. - VoilĂ la premiĂšre fois que vous me le dites. Elle part et retourne la tĂÂȘte. Pasquin, Ă Damon, Ă part. - Allons vite Ă la lettre. Damon. - Je suis si mortifiĂ© du trouble que je cause ici, que je ne songeais pas Ă vous rendre cette lettre, Madame. Il lui prĂ©sente la lettre. Madame Dorville. - A moi, Monsieur, et de quelle part, s'il vous plaĂt? Damon. - De mon pĂšre, Madame. Pasquin. - Oui, d'un gentilhomme de votre ancienne connaissance. Lisette, Ă Pasquin pendant que Madame Dorville ouvre le paquet. - Tu ne m'as rien dit de cette lettre. Pasquin, vite. - Ne t'abaisse point Ă parler Ă un fou. Madame Dorville, Ă part, en regardant Pasquin. - Ce valet n'est pas si extravagant. A Damon. Monsieur, cette lettre me fait grand plaisir, je suis charmĂ©e d'apprendre des nouvelles de Monsieur votre pĂšre. Lisette, Ă Pasquin. - Je te fais rĂ©paration. Damon. - Oserais-je me flatter que ces nouvelles me seront un peu favorables? Madame Dorville. - Oui, Monsieur, vous pouvez continuer de nous voir, je vous le permets; je ne saurais m'en dispenser avec le fils d'un si honnĂÂȘte homme. Lisette, Ă part, Ă Pasquin. - A merveille, Pasquin. Pasquin, Ă part, Ă Lisette. - Non, j'extravague. Madame Dorville, Ă Damon. - Cependant, les vues que j'avais pour ma fille subsistent toujours, et plus que jamais, puisque je la marie incessamment. Damon. - Qu'entends-je? Lisette, Ă part, Ă Pasquin. - Je n'y suis plus. Pasquin. - J'y suis toujours. Madame Dorville. - Suivez-moi dans cette autre allĂ©e, Lisette, j'ai Ă vous parler. A Damon. Monsieur, je suis votre servante. Damon, tristement. - Non, Madame, il vaut mieux que je me retire pour vous laisser libre. ScĂšne XII Madame Dorville, Lisette Lisette. - HĂ©las! vous venez de le dĂ©sespĂ©rer. Madame Dorville. - Dis-moi naturellement ma fille a-t-elle de l'inclination pour lui? Lisette. - Ma foi, tenez, c'est lui qu'elle choisirait, si elle Ă©tait sa maĂtresse. Madame Dorville. - Il me paraĂt avoir du mĂ©rite. Lisette. - Si vous me consultez, je lui donne ma voix; je le choisirais pour moi. Madame Dorville. - Et moi je le choisis pour elle. Lisette. - Tout de bon? Madame Dorville. - C'est positivement Ă lui que je destinais Constance. Lisette. - VoilĂ quatre jeunes gens qui seront bien contents. Madame Dorville. - Quatre! Je n'en connais que deux. Lisette. - Si fait Pasquin et moi nous sommes les deux autres. Madame Dorville. - Ne dis rien de ceci Ă ma fille, non plus qu'Ă Damon, Lisette; je veux les surprendre, et c'est aussi l'intention du pĂšre qui doit arriver incessamment, et qui me prie de cacher Ă son fils, s'il aime ma fille, que nous avons dessein d'en faire mon gendre; il se mĂ©nage, dit-il, le plaisir de paraĂtre obliger Damon en consentant Ă ce mariage. Lisette. - Je vous promets le secret; il faut que Pasquin soit instruit, et qu'il ait eu ses raisons pour m'avoir tu ce qu'il sait; je ne m'Ă©tonne plus que mes injures l'aient tant diverti; je lui ai donnĂ© la comĂ©die, et je prĂ©tends qu'il me la rende. Madame Dorville. - Rappelez Constance. Lisette. - La voici qui vient vous trouver, et je vais vous aider Ă la tromper. ScĂšne XIII Madame Dorville, Constance, Lisette Madame Dorville. - Approchez, Constance. Je disais Ă Lisette que je vais vous marier. Lisette, d'un ton froid. - Oui, et depuis que Madame m'a confiĂ© ses desseins, je suis fort de son sentiment; je trouve que le parti vous convient. Constance, mutine avec timiditĂ©. - Ce ne sont pas lĂ vos affaires. Lisette. - Je dois m'intĂ©resser Ă ce qui vous regarde, et puis on m'a fait l'honneur de me communiquer les choses. Constance, Ă part, Ă Lisette en lui faisant la moue. - Vous ĂÂȘtes jolie! Madame Dorville. - Qu'avez-vous, ma fille? Vous me paraissez triste. Constance. - Il y a des moments oĂÂč l'on n'est pas gai. Lisette. - Qui est-ce qui n'a pas l'humeur inconstante? Constance, toujours piquĂ©e. - Qui est-ce qui vous parle? Lisette. - Eh! mais je vous excuse. Madame Dorville. - A l'aigreur que vous montrez, Constance, on dirait que vous regrettez Damon... Vous ne rĂ©pondez rien? Constance. - Mais je l'aurais trouvĂ© assez Ă mon grĂ©, si vous me l'aviez permis, au lieu que je ne connais pas l'autre. Lisette. - Allez, si j'en crois Madame, l'autre le vaut bien. Constance, Ă part, Ă Lisette. - Vous me fatiguez. Madame Dorville. - Damon vous plaĂt, ma fille? je m'en suis doutĂ©e, vous l'aimez. Constance. - Non, ma mĂšre, je n'ai pas osĂ©. Lisette. - Quand elle l'aimerait, Madame, vous connaissez sa soumission, et vous n'avez pas de rĂ©sistance Ă craindre. Constance, Ă part, Ă Lisette. - Y a-t-il rien de plus mĂ©chant que vous? Madame Dorville. - Ne dissimulez point, ma fille, on peut ou hĂÂąter ou retarder le mariage dont il s'agit; parlez nettement est-ce que vous aimez Damon? Constance, timidement et hĂ©sitant. - Je ne l'ai encore dit Ă personne. Lisette, froidement. - Je suis pourtant une personne, moi. Constance. - Vous mentez, je ne vous ai jamais dit que je l'aimais, mais seulement qu'il Ă©tait aimable vous m'en avez dit mille biens vous-mĂÂȘme; et puisque ma mĂšre veut que je m'explique avec franchise, j'avoue qu'il m'a prĂ©venue en sa faveur. Je ne demande pourtant pas que vous ayez Ă©gard Ă mes sentiments, ils me sont venus sans que je m'en aperçusse. Je les aurais combattus, si j'y avais pris garde, et je tĂÂącherai de les surmonter, puisque vous me l'ordonnez; il aurait pu devenir mon Ă©poux, si vous l'aviez voulu; il a de la naissance et de la fortune, il m'aime beaucoup; ce qui est avantageux en pareil cas, et ce qu'on ne rencontre pas toujours. Celui que vous me destinez feindra peut-ĂÂȘtre plus d'amour qu'il n'en aura; je n'en aurai peut-ĂÂȘtre point pour lui, quelque envie que j'aie d'en avoir; cela ne dĂ©pend pas de nous. Mais n'importe, mon obĂ©issance dĂ©pend de moi. Vous rejetez Damon, vous prĂ©fĂ©rez l'autre, je l'Ă©pouserai. La seule grĂÂące dont j'ai besoin, c'est que vous m'accordiez du temps pour me mettre en Ă©tat de vous obĂ©ir d'une maniĂšre moins pĂ©nible. Lisette. - Bon! quand vous aurez vu le futur, vous ne serez peut-ĂÂȘtre pas fĂÂąchĂ©e qu'on expĂ©die, et mon avis n'est pas qu'on recule. Constance. - Ma mĂšre, je vous conjure de la faire taire, elle abuse de vos bontĂ©s; il est indĂ©cent qu'un domestique se mĂÂȘle de cela. Madame Dorville, en s'en allant. - Je pense pourtant comme elle, il sera mieux de ne pas diffĂ©rer votre mariage. Adieu; promenez-vous, je vous laisse. Si vous rencontrez Damon, je vous permets de souffrir qu'il vous aborde; vous me paraissez si raisonnable que ce n'est pas la peine de vous rien dĂ©fendre lĂ -dessus. ScĂšne XIV Constance, Lisette Lisette, d'un air plaisant. - En vĂ©ritĂ©, voilĂ une mĂšre fort raisonnable aussi, elle a un trĂšs bon procĂ©dĂ©. Constance. - Faites vos rĂ©flexions Ă part, et point de conversation ensemble. Lisette. - A la bonne heure, mais je n'aime point le silence, je vous en avertis; si je ne parle, je m'en vais, vous ne pourrez rester seule, il faudra que vous vous retiriez, et vous ne verrez point Damon; ainsi, discourons, faites-vous cette petite violence. Constance, soupirant. - Ah! eh bien! parlez, je ne vous en empĂÂȘche pas; mais ne vous attendez pas que je vous rĂ©ponde. Lisette. - Ce n'est pas lĂ mon compte; il faut que vous me rĂ©pondiez. Constance, outrĂ©e. - J'aurai le chagrin de me marier au grĂ© de ma mĂšre; mais j'aurai le plaisir de vous mettre dehors. Lisette. - Point du tout. Constance. - Je serai pourtant la maĂtresse. Lisette. - C'est Ă cause de cela que vous me garderez. Constance, soupirant. - Ah! quel mauvais sujet! Allons, je ne veux plus me promener, vous n'avez qu'Ă me suivre. Lisette, riant. - Ha! ha! partons! ScĂšne XV Damon, Constance, Lisette Damon, accourant. - Ah! Constance, je vous revois donc encore! Auriez-vous part Ă la dĂ©fense qu'on m'a faite? Je me meurs de douleur! Lisette, observe de grĂÂące si Madame Dorville ne vient point. Lisette ne bouge. Constance. - Ne vous adressez point Ă elle, Damon, elle est votre ennemie et la mienne. Vous dites que vous m'aimez, vous ne savez pas encore que j'y suis sensible; mais le temps nous presse, et je vous l'avoue. Ma mĂšre veut me marier Ă un autre que je hais, quel qu'il soit. Lisette, se retournant. - Je gage que non. Constance, Ă Lisette. - Je vous dĂ©fends de m'interrompre. A Damon. Sur tout ce que vous m'avez dit, vous ĂÂȘtes un parti convenable; votre pĂšre a sans doute quelques amis Ă Paris, allez les trouver, engagez-les Ă parler Ă ma mĂšre. Quand elle vous connaĂtra mieux, peut-ĂÂȘtre vous prĂ©fĂ©rera-t-elle. Damon. - Ah! Madame, rien ne manque Ă mon malheur. Lisette. - Point de mouvements, croyez-moi, tout est fait, tout est conclu, je vous parle en amie. Constance. - Laissez-la dire, et continuez. Damon, lui montrant une lettre. - Il ne me servirait Ă rien d'avoir recours Ă des amis, on vous a promise d'un cĂÂŽtĂ©, et on m'a engagĂ© d'un autre Voici ce que m'Ă©crit mon pĂšre. Il lit. J'arrive incessamment Ă Paris, mon fils; je compte que les affaires de votre charge sont terminĂ©es, et que je n'aurai plus qu'Ă remplir un engagement que j'ai pris pour vous, et qui est de terminer votre mariage avec une des plus aimables filles de Paris. Adieu. Lisette. - Une des plus aimables filles de Paris! Votre pĂšre s'y connaĂt, apparemment? Damon. - Eh! n'achevez pas de me dĂ©soler. Constance, tendrement. - Quelle conjoncture! Il n'y a donc plus de ressource, Damon? Damon. - Il ne m'en reste qu'une, c'est d'attendre ici mon rival; je ne m'explique pas sur le reste. Lisette, en riant. - Il ne serait pas difficile de vous le montrer. Damon. - Quoi! il est ici? Lisette. - Depuis que vous y ĂÂȘtes figurez-vous qu'il n'est pas arrivĂ© un moment plus tĂÂŽt ni plus tard. Damon. - Il n'ose donc se montrer? Lisette. - Il se montre aussi hardiment que vous, et n'a pas moins de coeur que vous. Damon. - C'est ce que nous verrons. Constance. - Point d'emportement, Damon; je vous quitte peut-ĂÂȘtre qu'elle nous trompe pour nous Ă©pouvanter; il est du moins certain que je n'ai point vu ce rival. Quoi qu'il en soit, je vais encore me jeter aux pieds de ma mĂšre, et tĂÂącher d'obtenir un dĂ©lai qu'elle m'aurait dĂ©jĂ accordĂ©, si cette fourbe que voilĂ ne l'en avait pas dissuadĂ©e. Adieu, Damon, ne laissez pas que d'agir de votre cĂÂŽtĂ©, et ne perdons point de temps. Elle part. Damon. - Oui, Constance, je ne nĂ©gligerai rien; peut-ĂÂȘtre nous arrivera-t-il quelque chose de favorable. Il veut partir. Lisette l'arrĂÂȘte par le bras. - Non, Monsieur; restez en repos sur ma parole, je suis pour vous, et j'y ai toujours Ă©tĂ© je plaisante, je ne saurais vous dire pourquoi; mais ne vous dĂ©sespĂ©rez pas, tout ira bien, trĂšs bien, c'est moi qui vous le dis; moi, vous dis-je, tranquillisez-vous, partez. Damon. - Quoi! tout ce que je vois... Lisette. - N'est rien; point de questions, je suis muette. Damon, en s'en allant. - Je n'y comprends rien. ScĂšne XVI Lisette, Pasquin Lisette. - Ah! voilĂ mon homme qui m'a tantĂÂŽt ballottĂ©e. A Pasquin. Je te rencontre fort Ă propos. D'oĂÂč viens-tu? Pasquin. - Du cafĂ© voisin, oĂÂč j'avais Ă parler Ă un homme de mon pays qui m'y attendait pour affaire sĂ©rieuse. Eh bien! comment suis-je dans ton esprit? Quelle opinion as-tu de ma cervelle? Me loges-tu toujours aux Petites-Maisons? Lisette. - Non, au lieu d'ĂÂȘtre fou, tu ne seras plus que sot. Pasquin. - Moi, sot! Je ne suis pas tournĂ© dans ce goĂ»t-lĂ ; tu me menaces de l'impossible. Lisette. - Ce n'est pourtant que l'affaire d'un instant. Tiens, tu t'imagines que je serai Ă toi; point du tout; il faut que je t'oublie, il n'y a plus moyen de te conserver. Pasquin. - Tu n'y entends rien, moitiĂ© de mon ĂÂąme. Lisette. - Je te dis que tu te blouses, mon butor. Pasquin. - Ma poule, votre ignorance est comique. Lisette. - BenĂÂȘt, ta science me fait pitiĂ©; veux-tu que je te confonde? Damon devait Ă©pouser ma maĂtresse, suivant la lettre qu'il a tantĂÂŽt remise Ă Madame Dorville de la part de son pĂšre; on en Ă©tait convenu; n'est-il pas vrai? Pasquin. - Mais effectivement; je sens que ma mine s'allonge as-tu commerce avec le diable? Il n'y a que lui qui puisse t'avoir rĂ©vĂ©lĂ© cela. Lisette. - Il m'a rĂ©vĂ©lĂ© un secret de mince valeur, car tout est changĂ©; votre lettre est venue trop tard; Madame Dorville ne peut plus tenir parole, et Constance et moi nous sommes toutes deux arrĂÂȘtĂ©es pour d'autres. Pasquin. - Tu m'anĂ©antis! Lisette. - Es-tu sot, Ă prĂ©sent? Tu en as du moins l'air. Pasquin. - J'ai l'air de ce que je suis. Lisette, riant. - Ah! ah! ah! ah!... Pasquin. - Tu m'assommes! tu me poignardes! je me meurs! j'en mourrai! Lisette. - Tu es donc fĂÂąchĂ© de me perdre? Quelles dĂ©lices! Pasquin. - Ah! scĂ©lĂ©rate, ah! masque! Lisette. - Courage! tu ne m'as jamais rien dit de si touchant. Pasquin. - Girouette! Lisette. - A merveille, tu rĂ©gales bien ma vanitĂ©; mais Ă©coute, Pasquin, fais-moi encore un plaisir. Celui que j'Ă©pouse Ă ta place est jaloux, ne te montre plus. Pasquin, outrĂ©. - Quand je l'aurai Ă©tranglĂ©, il sera le maĂtre. Lisette, riant. - Tu es ravissant! Pasquin. - Je suis furieux, ĂÂŽte ta cornette, que je te batte. Lisette. - Oh! doucement, ceci est brutal. Pasquin. - Allons, je cours vite avertir le pĂšre de mon maĂtre. Lisette. - Le pĂšre de ton maĂtre? Est-ce qu'il est ici? Pasquin. - L'esprit familier qui t'a dit le reste, doit t'avoir dit sa secrĂšte arrivĂ©e. Lisette. - Non, tu me l'apprends, nigaud. Pasquin. - Que m'importe? Adieu, vous ĂÂȘtes Ă nous, vos personnes nous appartiennent; il faut qu'on nous en fasse la dĂ©livrance, ou que le diable vous emporte, et nous aussi. Lisette, l'arrĂÂȘtant. - Tout beau, ne dĂ©rangeons rien; ne va point faire de sottises qui gĂÂąteraient tout peut-ĂÂȘtre; il n'y a pas le mot de ce que je t'ai dit; la lettre en question est toujours bonne, et les conventions tiennent; c'est ce que m'a confiĂ© Madame Dorville et je me suis divertie de ta douleur, pour me venger de la scĂšne de tantĂÂŽt. Pasquin. - Ah! Je respire. Convenons que nous nous aimons prodigieusement; aussi le mĂ©ritons-nous-bien. Lisette. - A force de joie, tu deviens fat; il se fait tard, tu me diras une autre fois pourquoi ton maĂtre se cache voici l'heure oĂÂč l'on s'assemble dans la salle du bal; Madame Dorville m'a dit qu'elle y mĂšnerait Constance, et je vais voir si elles n'auront pas besoin de moi. Pasquin, l'arrĂÂȘtant. - Attends, Lisette; vois-tu ce domino jaune qui arrive? C'est le Chevalier qui vient pour jouer avec mon maĂtre, et qui lui gagnerait le reste de son argent; je vais tĂÂącher de l'amuser, pour l'empĂÂȘcher d'aller joindre Damon; mais reviens, si tu peux, dans un instant, pour m'aider Ă le retenir. Lisette. - Tout Ă l'heure, je te rejoins; il me vient une idĂ©e, je t'en dĂ©barrasserai laisse-moi faire. ScĂšne XVII Pasquin, Monsieur Orgon, en domino pareil Ă celui que, suivant l'instruction de Pasquin, doit porter le Chevalier. Monsieur Orgon, un moment dĂ©masquĂ©, en entrant. - Voici Pasquin. Au domino que je porte, il me prendra pour le Chevalier. Pasquin. - Ah! vraiment, celui-ci n'avait garde de manquer. Monsieur Orgon, contrefaisant sa voix. - OĂÂč est ton maĂtre? Pasquin. - Je n'en sais rien; et en quelque endroit qu'il soit, il ferait mieux de s'y tenir, il y serait mieux qu'avec vous; mais il ne tardera pas attendez. Monsieur Orgon. - Tu es bien brusque. Pasquin. - Vous ĂÂȘtes bien alerte, vous. Monsieur Orgon. - Ne sais-tu pas que je dois jouer avec ton maĂtre? Pasquin. - Ah! jouer. Cela vous plaĂt Ă dire; ce sera lui qui jouera; tout le hasard sera de son cĂÂŽtĂ©, toute la fortune du vĂÂŽtre; vous ne jouez pas, vous, vous gagnez. Monsieur Orgon. - C'est que je suis plus heureux que lui. Pasquin. - Bon! du bonheur; ce n'est pas lĂ votre fort, vous ĂÂȘtes trop sage pour en avoir affaire. Monsieur Orgon. - Je crois que tu m'insultes. Pasquin. - Point du tout, je vous devine. Monsieur Orgon, se dĂ©masquant. - Tiens, me devinais-tu? Pasquin, Ă©tonnĂ©. - Quoi! Monsieur, c'est vous? Ah! je commence Ă vous deviner mieux. Monsieur Orgon. - OĂÂč est mon fils? Pasquin. - Apparemment qu'il est dans la salle. Monsieur Orgon. - Paix! je pense que le voilĂ . Pasquin. - Ne restez pas ici avec lui, de peur que le Chevalier, qui va sans doute arriver, ne vous trouve ensemble. ScĂšne XVIII Monsieur Orgon, Damon, Pasquin Damon, son masque Ă la main. - Ah! c'est vous, Chevalier, je commençais Ă m'impatienter hĂÂątons-nous de passer dans le cabinet qui est Ă cĂÂŽtĂ© de la salle. Ils sortent. Pasquin. - Oui, Monsieur, jouez hardiment, je me dĂ©dis; vous ne sauriez perdre, vous avez affaire au plus beau joueur du monde. ScĂšne XIX Pasquin et le vĂ©ritable Chevalier dĂ©masquĂ©. Pasquin. - Il Ă©tait temps qu'ils partissent; voici mon homme, le vĂ©ritable. Le Chevalier. - Damon est-il venu? Pasquin. - Non, il va venir, et vous m'ĂÂȘtes consignĂ©; j'ai ordre de vous tenir compagnie, en attendant qu'il vienne. Le Chevalier. - Penses-tu qu'il tarde? Pasquin. - Il devrait ĂÂȘtre arrivĂ©. Et Ă part. Lisette me manque de parole. Le Chevalier. - C'est peut-ĂÂȘtre son banquier qui l'a remis. Pasquin. - Oh! non, Monsieur, il a la somme comptĂ©e en bel et bon or, je l'ai vue ce sont des louis tout frais battus, qui ont une mine... A part. Quel appĂ©tit je lui donne! Et vous, Monsieur le Chevalier, ĂÂȘtes-vous bien riche? Le Chevalier. - Pas mal; et, suivant ta prĂ©diction, je le serai encore davantage. Pasquin. - Non. Je viens de tirer votre horoscope, et je m'Ă©tais trompĂ© tantĂÂŽt mon maĂtre perdra peut-ĂÂȘtre, mais vous ne gagnerez point. Le Chevalier. - Qu'est-ce que tu veux dire? Pasquin. - Je ne saurais vous l'expliquer, les astres ne m'en ont pas dit davantage; ce qu'on lit dans le ciel est Ă©crit en si petit caractĂšre! Le Chevalier. - Et tu n'es pas, je pense, un grand astrologue. Pasquin. - Vous verrez, vous verrez tenez, je dĂ©chiffre encore qu'aujourd'hui vous devez rencontrer sur votre chemin un fripon qui vous amusera, qui se moquera de vous, et dont vous serez la dupe. Le Chevalier. - Quoi! qui gagnera mon argent? Pasquin. - Non, mais qui vous empĂÂȘchera d'avoir celui de mon maĂtre. Le Chevalier. - Tais-toi, mauvais bouffon. Pasquin. - J'aperçois aussi, dans votre Ă©toile, un domino qui vous portera malheur; il sera cause d'une mĂ©prise qui vous sera fatale. Le Chevalier, sĂ©rieusement. - Ne vois-tu pas aussi dans mon Ă©toile que je pourrais me fĂÂącher contre toi? Pasquin. - Oui, cela y est encore; mais je vois qu'il ne m'en arrivera rien. Le Chevalier. - Prends-y garde. C'est peut-ĂÂȘtre le petit caractĂšre qui t'empĂÂȘche d'y lire des coups de bĂÂąton. Laisse lĂ tes contes; ton maĂtre ne vient point, et cela m'impatiente. Pasquin, froidement. - Il est mĂÂȘme Ă©crit que vous vous impatienterez. Le Chevalier. - Parle t'a-t-il assurĂ© qu'il viendrait? Pasquin. - Un peu de patience. Le Chevalier. - C'est que je n'ai qu'un quart d'heure Ă lui donner. Pasquin. - Malepeste! le mauvais quart d'heure! Le Chevalier. - Je vais toujours l'attendre dans le cabinet de la salle. Pasquin. - Eh! non, Monsieur, j'ai ordre de rester ici avec vous. ScĂšne XX Pasquin, le Chevalier, Lisette, en chauve-souris. Lisette, masquĂ©e. - Monsieur le Chevalier, je vous cherche pour vous dire un mot. Une belle dame, riche et veuve, et qui est dans une des salles du bal, voudrait vous parler. Le Chevalier. - A moi? Lisette. - A vous-mĂÂȘme. Cet entretien-lĂ peut vous mettre en jolie posture; il y a longtemps qu'on vous connaĂt; on est sage, on vous aime, on a vingt-cinq mille livres de rente, et vous pouvez mener tout cela bien loin. Suivez-moi. Pasquin, Ă part le premier mot. - C'est Lisette. Monsieur, vous avez donnĂ© parole Ă mon maĂtre; il va venir avec un sac plein d'or, et cela se gagne encore plus vite qu'une femme; que la veuve attende. Lisette. - Qu'est-ce donc que cet impertinent qui vous retient? Venez. Elle le prend par la main. Pasquin, prenant aussi le Chevalier par le bras. - Soubrette d'aventuriĂšre, vous ne l'aurez point, votre action est contre la police. Lisette, en colĂšre. - Comment! soubrette d'aventuriĂšre! on insulte ma maĂtresse, et vous le souffrez, et vous ne venez pas! je vais dire Ă Madame de quelle façon on m'a reçue. Le Chevalier, la retenant. - Un moment. C'est un coquin qui ne m'appartient point. Tais-toi, insolent. Pasquin. - Mais songez donc au sac. Lisette. - Je rougis pour Madame, et je pars. Pasquin. - Pour Ă©pouser Madame, il faut du temps; pour acquĂ©rir cet or, il ne faut qu'une minute. Lisette, en colĂšre. - Adieu, Monsieur. Le Chevalier. - ArrĂÂȘtez, je vous suis. A Pasquin. Dis Ă ton maĂtre que je reviendrai. Pasquin, le prenant Ă quartier, et tout bas. - Je vous avertis qu'il y a ici d'autres joueurs qui le guettent. Le Chevalier. - Oh! que ne vient-il? Marchons. ScĂšne XXI Monsieur Orgon, Damon, entrant dĂ©masquĂ© et au dĂ©sespoir, Pasquin, Lisette, le Chevalier Damon, dĂ©masquĂ©. - Ah! le maudit coup! Le Chevalier. - Eh! d'oĂÂč sortez-vous donc? Je vous attendais. Damon. - Que vois-je? Ce n'est donc pas contre vous que j'ai jouĂ©? Le Chevalier. - Non, votre fourbe de valet m'a dit que vous n'Ă©tiez pas arrivĂ©. A Pasquin. Tu m'amusais donc? Pasquin. - Oui, pour accomplir la prophĂ©tie. Le Chevalier. - Damon, je ne saurais rester; une affaire m'appelle ailleurs. A Lisette. Conduisez-moi. Lisette, se dĂ©masquant. - Ce n'est pas la peine, je vous amusais aussi, moi. Elle se retire. Damon, Ă Monsieur Orgon masquĂ©. - A qui donc ai-je eu affaire? Qui ĂÂȘtes-vous, masque? Monsieur Orgon. - Que vous importe? Vous n'avez point Ă vous plaindre, j'ai jouĂ© avec honneur. Damon. - AssurĂ©ment. Mais aprĂšs tout ce que j'ai perdu, vous ne sauriez me refuser de jouer encore cent louis sur ma parole. Monsieur Orgon. - Le ciel m'en prĂ©serve! Je n'irai point vous jeter dans l'embarras oĂÂč vous seriez, si vous les perdiez. Vous ĂÂȘtes jeune, vous dĂ©pendez apparemment d'un pĂšre; je me reprocherais de profiter de l'Ă©tourdissement oĂÂč vous ĂÂȘtes, et d'ĂÂȘtre, pour ainsi dire, le complice du dĂ©sordre oĂÂč vous voulez vous jeter; j'ai mĂÂȘme regret d'avoir tant jouĂ©; votre ĂÂąge et la considĂ©ration de ceux Ă qui vous appartenez devaient m'en empĂÂȘcher croyez-moi, Monsieur; vous me paraissez un jeune homme plein d'honneur, n'altĂ©rez point votre caractĂšre par une aussi dangereuse habitude que l'est celle du jeu, et craignez d'affliger un pĂšre, Ă qui je suis sĂ»r que vous ĂÂȘtes cher. Damon. - Vous m'arrachez des larmes, en me parlant de lui; mais je veux savoir avec qui j'ai jouĂ© ĂÂȘtes-vous digne du discours que vous me tenez? Monsieur Orgon, se dĂ©masquant. - Jugez-en vous-mĂÂȘme. Damon, se jetant Ă ses genoux. - Ah! Mon pĂšre, je vous demande pardon. Le Chevalier, Ă part. - Son pĂšre! Monsieur Orgon, relevant son fils. - J'oublie tout, mon fils; si cette scĂšne-ci vous corrige, ne craignez rien de ma colĂšre; je vous connais, et ne veux vous punir de vos fautes qu'en vous donnant de nouveaux tĂ©moignages de ma tendresse; ils feront plus d'effet sur votre coeur que mes reproches. Damon, se rejetant Ă ses genoux. - Eh bien! mon pĂšre, laissez-moi encore vous jurer Ă genoux que je suis pĂ©nĂ©trĂ© de vos bontĂ©s; que vos ordres, que vos moindres volontĂ©s me seront dĂ©sormais sacrĂ©s; que ma soumission durera autant que ma vie, et que je ne vois point de bonheur Ă©gal Ă celui d'avoir un pĂšre qui vous ressemble. Le Chevalier, Ă Monsieur Orgon. - VoilĂ qui est fort touchant; mais j'allais lui donner sa revanche; j'offre de vous la donner Ă vous-mĂÂȘme. Monsieur Orgon. - On n'en a que faire, Monsieur. Mais, qui vient Ă nous? ScĂšne XXII et derniĂšre Madame Dorville, Constance, Monsieur Orgon, Damon, Lisette, Pasquin Madame Dorville, Ă Constance. - Allons, ma fille, il est temps de se retirer. Que vois-je? Monsieur Orgon! Monsieur Orgon. - Oui, Madame, c'est moi-mĂÂȘme; et j'allais dans le moment me faire connaĂtre; je m'Ă©tais fait un plaisir de vous surprendre. Madame Dorville. - Ma fille, saluez Monsieur, il est le pĂšre de l'Ă©poux que je vous destine. Constance. - Non, ma mĂšre, vous ĂÂȘtes trop bonne pour me le donner; et je suis obligĂ©e de dire naturellement Ă Monsieur que je n'aimerai point son fils. Damon. - Qu'entends-je? Monsieur Orgon. - AprĂšs cet aveu-lĂ , Madame, je crois qu'il ne doit plus ĂÂȘtre question de notre projet. Madame Dorville. - Plus que jamais, je vous assure que votre fils l'Ă©pousera. Constance. - Vous me sacrifierez donc, ma mĂšre? Monsieur Orgon. - Non, certes, c'est Ă quoi Madame Dorville voudra bien que je ne consente jamais. Allons, mon fils, je vous croyais plus heureux. Retirons-nous. A Madame Dorville. Demain, Madame, j'aurai l'honneur de vous voir chez vous. Suivez-moi, Damon. Constance. - Damon! mais ce n'est pas de lui dont je parle. Damon. - Ah, Madame! Monsieur Orgon. - Quoi! belle Constance, ignoriez-vous que Damon est mon fils? Constance. - Je ne le savais pas. J'obĂ©irai donc. Madame Dorville. - Vous voyez bien qu'ils sont assez d'accord; ce n'est pas la peine de rentrer dans le bal, je pense, allons souper chez moi. Monsieur Orgon, lui donnant la main. - Allons, Madame. Pasquin, Ă Lisette. - Je demandais tantĂÂŽt si votre vin Ă©tait bon; c'est moi qui vais t'en dire des nouvelles. Les SincĂšres Acteurs ComĂ©die en un acte, en prose, reprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois le 13 janvier 1739 par les comĂ©diens Italiens Acteurs La Marquise. Lisette, suivante de la Marquise. Frontin, valet d'Ergaste. La scĂšne se passe en campagne chez la Marquise. ScĂšne premiĂšre Lisette, Frontin Ils entrent chacun d'un cĂÂŽtĂ©. Lisette. - Ah! mons Frontin, puisque je vous trouve, vous m'Ă©pargnez la peine de parler Ă votre maĂtre de la part de ma maĂtresse. Dites-lui qu'actuellement elle achĂšve une lettre qu'elle voudrait bien qu'il envoyĂÂąt Ă Paris porter avec les siennes, entendez-vous? Adieu. Elle s'en va, puis s'arrĂÂȘte. Frontin. - Serviteur. A part. On dirait qu'elle ne se soucie point de moi je pourrais donc me confier Ă elle, mais la voilĂ qui s'arrĂÂȘte. Lisette, Ă part. - Il ne me retient point, c'est bon signe. A Frontin. Allez donc. Frontin. - Il n'y a rien qui presse; Monsieur a plusieurs lettres Ă Ă©crire, Ă peine commence-t-il la premiĂšre; ainsi soyez tranquille. Lisette. - Mais il serait bon de le prĂ©venir, de crainte... Frontin. - Je n'en irai pas un moment plus tĂÂŽt, je sais mon compte. Lisette. - Oh! je reste donc pour prendre mes mesures, suivant le temps qu'il vous plaira de prendre pour vous dĂ©terminer. Frontin, Ă part. - Ah! nous y voilĂ ; je me doutais bien que je ne lui Ă©tais pas indiffĂ©rent; cela Ă©tait trop difficile. A Lisette. De conversation, il ne faut pas en attendre, je vous en avertis; je m'appelle Frontin le Taciturne. Lisette. - Bien vous en prend, car je suis muette. Frontin. - CoiffĂ©e comme vous l'ĂÂȘtes, vous aurez de la peine Ă me le persuader. Lisette. - Je me tais cependant. Frontin. - Oui, vous vous taisez en parlant. Lisette, Ă part. - Ce garçon-lĂ ne m'aime point je puis me fier Ă lui. Frontin. - Tenez, je vous vois venir; abrĂ©geons, comment me trouvez-vous? Lisette. - Moi? je ne vous trouve rien. Frontin. - Je dis, que pensez-vous de ma figure? Lisette. - De votre figure? mais est-ce que vous en avez une? je ne la voyais pas. Auriez-vous par hasard dans l'esprit que je songe Ă vous? Frontin. - C'est que ces accidents-lĂ me sont si familiers! Lisette, riant. - Ah! ah! ah! vous pouvez vous vanter que vous ĂÂȘtes pour moi tout comme si vous n'Ă©tiez pas au monde. Et moi, comment me trouvez-vous, Ă mon tour? Frontin. - Vous venez de me voler ma rĂ©ponse. Lisette. - Tout de bon? Frontin. - Vous ĂÂȘtes jolie, dit-on. Lisette. - Le bruit en court. Frontin. - Sans ce bruit-lĂ , je n'en saurais pas le moindre mot. Lisette, joyeuse. - Grand merci! vous ĂÂȘtes mon homme; voilĂ ce que je demandais. Frontin, joyeux. - Vous me rassurez, mon mĂ©rite m'avait fait peur. Lisette, riant. - On appelle cela avoir peur de son ombre. Frontin. - Je voudrais pourtant de votre part quelque chose de plus sĂ»r que l'indiffĂ©rence; il serait Ă souhaiter que vous aimassiez ailleurs. Lisette. - Monsieur le fat, j'ai votre affaire. Dubois, que Monsieur Dorante a laissĂ© Ă Paris, et auprĂšs de qui vous n'ĂÂȘtes qu'un magot, a toute mon inclination; prenez seulement garde Ă vous. Frontin. - Marton, l'incomparable Marton, qu'Araminte n'a pas amenĂ©e avec elle, et devant qui toute soubrette est plus ou moins guenon, est la souveraine de mon coeur. Lisette. - Qu'elle le garde. GrĂÂące au ciel, nous voici en Ă©tat de nous entendre pour rompre l'union de nos maĂtres. Frontin. - Oui, ma fille rompons, brisons, dĂ©truisons; c'est Ă quoi j'aspirais. Lisette. - Ils s'imaginent sympathiser ensemble, Ă cause de leur prĂ©tendu caractĂšre de sincĂ©ritĂ©. Frontin. - Pourrais-tu me dire au juste le caractĂšre de ta maĂtresse? Lisette. - Il y a bien des choses dans ce portrait-lĂ en gros, je te dirai qu'elle est vaine, envieuse et caustique; elle est sans quartier sur vos dĂ©fauts, vous garde le secret sur vos bonnes qualitĂ©s; impitoyablement muette Ă cet Ă©gard, et muette de mauvaise humeur; fiĂšre de son caractĂšre sec et formidable qu'elle appelle austĂ©ritĂ© de raison; elle Ă©pargne volontiers ceux qui tremblent sous elle, et se contente de les entretenir dans la crainte. Assez sensible Ă l'amitiĂ©, pourvu qu'elle y prime il faut que son amie soit sa sujette, et jouisse avec respect de ses bonnes grĂÂąces c'est vous qui l'aimez, c'est elle qui vous le permet; vous ĂÂȘtes Ă elle, vous la servez, et elle vous voit faire. GĂ©nĂ©reuse d'ailleurs, noble dans ses façons; sans son esprit qui la rend mĂ©chante, elle aurait le meilleur coeur du monde; vos louanges la chagrinent, dit-elle; mais c'est comme si elle vous disait Louez-moi encore du chagrin qu'elles me font. Frontin. - Ah! l'espiĂšgle! Lisette. - Quant Ă moi, j'ai lĂ -dessus une petite maniĂšre qui l'enchante; c'est que je la loue brusquement, du ton dont on querelle; je boude en la louant, comme si je la grondais d'ĂÂȘtre louable; et voilĂ surtout l'espĂšce d'Ă©loges qu'elle aime, parce qu'ils n'ont pas l'air flatteur, et que sa vanitĂ© hypocrite peut les savourer sans indĂ©cence. C'est moi qui l'ajuste et qui la coiffe; dans les premiers jours je tĂÂąchai de faire de mon mieux, je dĂ©ployai tout mon savoir-faire. Eh mais! Lisette, finis donc, me disait-elle, tu y regardes de trop prĂšs, tes scrupules m'ennuient. Moi, j'eus la bĂÂȘtise de la prendre au mot, et je n'y fis plus tant de façons; je l'expĂ©diais un peu aux dĂ©pens des grĂÂąces. Oh! ce n'Ă©tait pas lĂ son compte! Aussi me brusquait-elle; je la trouvais aigre, acariĂÂątre Que vous ĂÂȘtes gauche! laissez-moi; vous ne savez ce que vous faites. Ouais, dis-je, d'oĂÂč cela vient-il? je le devinai c'est que c'Ă©tait une coquette qui voulait l'ĂÂȘtre sans que je le susse, et qui prĂ©tendait que je le fusse pour elle; son intention, ne vous dĂ©plaise, Ă©tait que je fisse violence Ă la profonde indiffĂ©rence qu'elle affectait lĂ -dessus. Il fallait que je servisse sa coquetterie sans la connaĂtre; que je prisse cette coquetterie sur mon compte, et que Madame eĂ»t tout le bĂ©nĂ©fice des friponneries de mon art, sans qu'il y eĂ»t de sa faute. Frontin. - Ah! le bon petit caractĂšre pour nos desseins! Lisette. - Et ton maĂtre? Frontin. - Oh! ce n'est pas de mĂÂȘme; il dit ce qu'il pense de tout le monde, mais il n'en veut Ă personne; ce n'est pas par malice qu'il est sincĂšre, c'est qu'il a mis son affection Ă se distinguer par lĂ . Si, pour paraĂtre franc, il fallait mentir, il mentirait c'est un homme qui vous demanderait volontiers, non pas M'estimez-vous? mais Etes-vous Ă©tonnĂ© de moi? Son but n'est pas de persuader qu'il vaut mieux que les autres, mais qu'il est autrement fait qu'eux; qu'il ne ressemble qu'Ă lui. Ordinairement, vous fĂÂąchez les autres en leur disant leurs dĂ©fauts; vous le chatouillez, lui, vous le comblez d'aise en lui disant les siens; parce que vous lui procurez le rare honneur d'en convenir; aussi personne ne dit-il tant de mal de lui que lui-mĂÂȘme; il en dit plus qu'il n'en sait. A son compte, il est si imprudent, il a si peu de capacitĂ©, il est si bornĂ©, quelquefois si imbĂ©cile. Je l'ai entendu s'accuser d'ĂÂȘtre avare, lui qui est libĂ©ral; sur quoi on lĂšve les Ă©paules, et il triomphe. Il est connu partout pour homme de coeur, et je ne dĂ©sespĂšre pas que quelque jour il ne dise qu'il est poltron; car plus les mĂ©disances qu'il fait de lui sont grosses, et plus il a de goĂ»t Ă les faire, Ă cause du caractĂšre original que cela lui donne. Voulez-vous qu'il parle de vous en meilleurs termes que de son ami? brouillez-vous avec lui, la recette est sĂ»re; vanter son ami, cela est trop peuple mais louer son ennemi, le porter aux nues, voilĂ le beau! Je te l'achĂšverai par un trait. L'autre jour, un homme contre qui il avait un procĂšs presque sĂ»r vint lui dire Tenez, ne plaidons plus, jugez vous-mĂÂȘme, je vous prends pour arbitre, je m'y engage. LĂ -dessus voilĂ mon homme qui s'allume de la vanitĂ© d'ĂÂȘtre extraordinaire; le voilĂ qui pĂšse, qui prononce gravement contre lui, et qui perd son procĂšs pour gagner la rĂ©putation de s'ĂÂȘtre condamnĂ© lui-mĂÂȘme il fut huit jours enivrĂ© du bruit que cela fit dans le monde. Lisette. - Ah çà , profitons de leur marotte pour les brouiller ensemble; inventons, s'il le faut; mentons peut-ĂÂȘtre mĂÂȘme nous en Ă©pargneront-ils la peine. Frontin. - Oh! je ne me soucie pas de cette Ă©pargne-lĂ . Je mens fort aisĂ©ment, cela ne me coĂ»te rien. Lisette. - C'est-Ă -dire que vous ĂÂȘtes nĂ© menteur; chacun a ses talents. Ne pourrions-nous pas imaginer d'avance quelque matiĂšre de combustion toute prĂÂȘte? nous sommes gens d'esprit. Frontin. - Attends; je rĂÂȘve. Lisette. - Chut! voici ton maĂtre. Frontin. - Allons donc achever ailleurs. Lisette. - Je n'ai pas le temps, il faut que je m'en aille. Frontin. - Eh bien! dĂšs qu'il n'y sera plus, auras-tu le temps de revenir? je te dirai ce que j'imagine. Lisette. - Oui, tu n'as qu'Ă te trouver ici dans un quart d'heure. Adieu. Frontin. - Eh! Ă propos, puisque voilĂ Ergaste, parle-lui de la lettre de Madame la Marquise. Lisette. - Soit. ScĂšne II Ergaste, Frontin, Lisette Frontin. - Monsieur, Lisette a un mot Ă vous dire. Lisette. - Oui, Monsieur. Madame la Marquise vous prie de n'envoyer votre commissionnaire Ă Paris qu'aprĂšs qu'elle lui aura donnĂ© une lettre. Ergaste, s'arrĂÂȘtant. - Hem! Lisette, haussant le ton. - Je vous dis qu'elle vous prie de n'envoyer votre messager qu'aprĂšs qu'il aura reçu une lettre d'elle. Ergaste. - Qu'est-ce qui me prie? Lisette, plus haut. - C'est Madame la Marquise. Ergaste. - Ah! oui, j'entends. Lisette, Ă Frontin. - Cela est bien heureux! Heu! le haĂÂŻssable homme! Frontin, Ă Lisette. - Conserve-lui ces bons sentiments, nous en ferons quelque chose. ScĂšne III Araminte, Ergaste, rĂÂȘvant. Araminte. - Me voyez-vous, Ergaste? Ergaste, toujours rĂÂȘvant. - Oui, voilĂ qui est fini, vous dis-je, j'entends. Araminte. - Qu'entendez-vous? Ergaste. - Ah! Madame, je vous demande pardon; je croyais parler Ă Lisette. Araminte. - Je venais Ă mon tour rĂÂȘver dans cette salle. Ergaste. - J'y Ă©tais Ă peu prĂšs dans le mĂÂȘme dessein. Araminte. - Souhaitez-vous que je vous laisse seul et que je passe sur la terrasse? cela m'est indiffĂ©rent. Ergaste. - Comme il vous plaira, Madame. Araminte. - Toujours de la sincĂ©ritĂ©; mais avant que je vous quitte, dites-moi, je vous prie, Ă quoi vous rĂÂȘvez tant; serait-ce Ă moi, par hasard? Ergaste. - Non, Madame. Araminte. - Est-ce Ă la Marquise? Ergaste. - Oui, Madame. Araminte. - Vous l'aimez donc? Ergaste. - Beaucoup. Araminte. - Et le sait-elle? Ergaste. - Pas encore, j'ai diffĂ©rĂ© jusqu'ici de le lui dire. Araminte. - Ergaste, entre nous, je serais assez fondĂ©e Ă vous appeler infidĂšle. Ergaste. - Moi, Madame? Araminte. - Vous-mĂÂȘme; il est certain que vous m'aimiez avant que de venir ici. Ergaste. - Vous m'excuserez, Madame. Araminte. - J'avoue que vous ne me l'avez pas dit; mais vous avez eu des empressements pour moi, ils Ă©taient mĂÂȘme fort vifs. Ergaste. - Cela est vrai. Araminte. - Et si je ne vous avais pas amenĂ© chez la Marquise, vous m'aimeriez actuellement. Ergaste. - Je crois que la chose Ă©tait immanquable. Araminte. - Je ne vous blĂÂąme point; je n'ai rien Ă disputer Ă la Marquise, elle l'emporte en tout sur moi. Ergaste. - Je ne dis pas cela; votre figure ne le cĂšde pas Ă la sienne. Araminte. - Lui trouvez-vous plus d'esprit qu'Ă moi? Ergaste. - Non, vous en avez pour le moins autant qu'elle. Araminte. - En quoi me la prĂ©fĂ©rez-vous donc? ne m'en faites point mystĂšre. Ergaste. - C'est que, si elle vient Ă m'aimer, je m'en fierai plus Ă ce qu'elle me dira, qu'Ă ce que vous m'auriez dit. Araminte. - Comment! me croyez-vous fausse? Ergaste. - Non; mais vous ĂÂȘtes si gracieuse, si polie! Araminte. - Eh bien! est-ce un dĂ©faut? Ergaste. - Oui; car votre douceur naturelle et votre politesse m'auraient trompĂ©, elles ressemblent Ă de l'inclination. Araminte. - Je n'ai pas cette politesse et cet air de douceur avec tout le monde. Mais il n'est plus question du passĂ©; voici la Marquise, ma prĂ©sence vous gĂÂȘnerait, et je vous laisse. Ergaste, Ă part. - Je suis assez content de tout ce qu'elle m'a dit; elle m'a parlĂ© assez uniment. ScĂšne IV La Marquise, Ergaste La Marquise. - Ah! vous voici, Ergaste? je n'en puis plus! j'ai le coeur affadi des douceurs de Dorante que je quitte; je me mourais dĂ©jĂ des sots discours de cinq ou six personnes d'avec qui je sortais, et qui me sont venues voir; vous ĂÂȘtes bien heureux de ne vous y ĂÂȘtre pas trouvĂ©. La sotte chose que l'humanitĂ©! qu'elle est ridicule! que de vanitĂ©! que de duperies! que de petitesse! et tout cela, faute de sincĂ©ritĂ© de part et d'autre. Si les hommes voulaient se parler franchement, si l'on n'Ă©tait point applaudi quand on s'en fait accroire, insensiblement l'amour-propre se rebuterait d'ĂÂȘtre impertinent, et chacun n'oserait plus s'Ă©valuer que ce qu'il vaut. Mais depuis que je vis, je n'ai encore vu qu'un homme vrai; et en fait de femmes, je n'en connais point de cette espĂšce. Ergaste. - Et moi, j'en connais une; devinez-vous qui c'est? La Marquise. - Non, je n'y suis point. Ergaste. - Eh, parbleu! c'est vous, Marquise; oĂÂč voulez-vous que je la prenne ailleurs? La Marquise. - Eh bien, vous ĂÂȘtes l'homme dont je vous parle; aussi m'avez-vous prĂ©venue d'une estime pour vous, d'une estime... Ergaste. - Quand je dis vous, Marquise, c'est sans faire rĂ©flexion que vous ĂÂȘtes lĂ ; je vous le dis comme je le dirais Ă un autre. Je vous le raconte. La Marquise. - Comme de mon cĂÂŽtĂ© je vous cite sans vous voir; c'est un Ă©tranger Ă qui je parle. Ergaste. - Oui, vous m'avez surpris; je ne m'attendais pas Ă un caractĂšre comme le vĂÂŽtre. Quoi! dire inflexiblement la vĂ©ritĂ©! la dire Ă vos amis mĂÂȘme! quoi! voir qu'il ne vous Ă©chappe jamais un mot Ă votre avantage! La Marquise. - Eh mais! vous qui parlez, faites-vous autre chose que de vous critiquer sans cesse? Ergaste. - Revenons Ă vos originaux; quelle sorte de gens Ă©tait-ce? La Marquise. - Ah! les sottes gens! L'un Ă©tait un jeune homme de vingt-huit Ă trente ans, un fat toujours agitĂ© du plaisir de se sentir fait comme il est; il ne saurait s'accoutumer Ă lui; aussi sa petite ĂÂąme n'a-t-elle qu'une fonction, c'est de promener son corps comme la merveille de nos jours; c'est d'aller toujours disant Voyez mon enveloppe, voilĂ l'attrait de tous les coeurs, voilĂ la terreur des maris et des amants, voilĂ l'Ă©cueil de toutes les sagesses. Ergaste, riant. - Ah! la risible crĂ©ature! La Marquise. - Imaginez-vous qu'il n'a prĂ©cisĂ©ment qu'un objet dans la pensĂ©e, c'est de se montrer; quand il rit, quand il s'Ă©tonne, quand il vous approuve, c'est qu'il se montre. Se tait-il? Change-t-il de contenance? Se tient-il sĂ©rieux? ce n'est rien de tout cela qu'il veut faire, c'est qu'il se montre; c'est qu'il vous dit Regardez-moi. Remarquez mes gestes et mes attitudes; voyez mes grĂÂąces dans tout ce que je fais, dans tout ce que je dis; voyez mon air fin, mon air leste, mon air cavalier, mon air dissipĂ©; en voulez-vous du vif, du fripon, de l'agrĂ©ablement Ă©tourdi? en voilĂ . Il dirait volontiers Ă tous les amants N'est-il pas vrai que ma figure vous chicane? Ă leurs maĂtresses OĂÂč en serait votre fidĂ©litĂ©, si je voulais? Ă l'indiffĂ©rente Vous n'y tenez point, je vous rĂ©veille, n'est-ce pas? Ă la prude Vous me lorgnez en dessous? Ă la vertueuse Vous rĂ©sistez Ă la tentation de me regarder? Ă la jeune fille Avouez que votre coeur est Ă©mu! Il n'y a pas jusqu'Ă la personne ĂÂągĂ©e qui, Ă ce qu'il croit, dit en elle-mĂÂȘme en le voyant Quel dommage que je ne suis plus jeune! Ergaste, riant. - Ah! ah! ah! je voudrais bien que le personnage vous entendĂt. La Marquise. - Il sentirait que je n'exagĂšre pas d'un mot. Il a parlĂ© d'un mariage qui a pensĂ© se conclure pour lui; mais que trois ou quatre femmes jalouses, dĂ©sespĂ©rĂ©es et mĂ©chantes, ont trouvĂ© sourdement le secret de faire manquer cependant il ne sait pas encore ce qui arrivera; il n'y a que les parents de la fille qui se soient dĂ©dits, mais elle n'est pas de leur avis. Il sait de bonne part qu'elle est triste, qu'elle est changĂ©e; il est mĂÂȘme question de pleurs elle ne l'a pourtant vu que deux fois; et ce que je vous dis lĂ , je vous le rends un peu plus clairement qu'il ne l'a contĂ©. Un fat se doute toujours un peu qu'il l'est; et comme il a peur qu'on ne s'en doute aussi, il biaise, il est fat le plus modestement qu'il lui est possible; et c'est justement cette modestie-lĂ qui rend sa fatuitĂ© sensible. Ergaste, riant. - Vous avez raison. La Marquise. - A cĂÂŽtĂ© de lui Ă©tait une nouvelle mariĂ©e, d'environ trente ans, de ces visages d'un blanc fade, et qui font une physionomie longue et sotte; et cette nouvelle Ă©pousĂ©e, telle que je vous la dĂ©peins, avec ce visage qui, Ă dix ans, Ă©tait antique, prenait des airs enfantins dans la conversation; vous eussiez dit d'une petite fille qui vient de sortir de dessous l'aile de pĂšre et de mĂšre; figurez-vous qu'elle est toute Ă©tonnĂ©e de la nouveautĂ© de son Ă©tat; elle n'a point de contenance assurĂ©e; ses innocents appas sont encore tout confus de son aventure; elle n'est pas encore bien sĂ»re qu'il soit honnĂÂȘte d'avoir un mari; elle baisse les yeux quand on la regarde; elle ne croit pas qu'il lui soit permis de parler si on ne l'interroge; elle me faisait toujours une inclination de tĂÂȘte en me rĂ©pondant, comme si elle m'avait remerciĂ©e de la bontĂ© que j'avais de faire comparaison avec une personne de son ĂÂąge; elle me traitait comme une mĂšre, moi, qui suis plus jeune qu'elle, ah, ah, ah! Ergaste. - Ah! ah! ah! il est vrai que, si elle a trente ans, elle est Ă peu prĂšs votre aĂnĂ©e de deux. La Marquise. - De prĂšs de trois, s'il vous plaĂt. Ergaste, riant. - Est-ce lĂ tout? La Marquise. - Non; car il faut que je me venge de tout l'ennui que m'ont donnĂ© ces originaux. Vis-Ă -vis de la petite fille de trente ans, Ă©tait une assez grosse et grande femme de cinquante Ă cinquante-cinq ans, qui nous Ă©talait glorieusement son embonpoint, et qui prend l'Ă©paisseur de ses charmes pour de la beautĂ©; elle est veuve, fort riche, et il y avait auprĂšs d'elle un jeune homme, un cadet qui n'a rien, et qui s'Ă©puise en platitudes pour lui faire sa cour. On a parlĂ© du dernier bal de l'OpĂ©ra. J'y Ă©tais, a-t-elle dit, et j'y trompai mes meilleurs amis, ils ne me reconnurent point. Vous! Madame, a-t-il repris, vous n'ĂÂȘtes pas reconnaissable? Ah! je vous en dĂ©fie, je vous reconnus du premier coup d'oeil Ă votre air de tĂÂȘte. Eh! comment cela, Monsieur? Oui, Madame, Ă je ne sais quoi de noble et d'aisĂ© qui ne pouvait appartenir qu'Ă vous; et puis vous ĂÂŽtĂÂątes un gant; et comme, grĂÂące au ciel, nous avons une main qui ne ressemble guĂšre Ă d'autres, en la voyant je vous nommai. Et cette main sans pair, si vous l'aviez vue, Monsieur, est assez blanche, mais large, ne vous dĂ©plaise, mais charnue, mais boursouflĂ©e, mais courte, et tient au bras le mieux nourri que j'aie vu de ma vie. Je vous en parle savamment; car la grosse dame au grand air de tĂÂȘte prit longtemps du tabac pour exposer cette main unique, qui a de l'Ă©toffe pour quatre, et qui finit par des doigts d'une grosseur, d'une briĂšvetĂ©, Ă la diffĂ©rence de ceux de la petite fille de trente ans qui sont comme des filets. Ergaste, riant. - Un peu de variĂ©tĂ© ne gĂÂąte rien. La Marquise. - Notre cercle finissait par un petit homme qu'on trouvait si plaisant, si sĂ©millant, qui ne dit rien et qui parle toujours; c'est-Ă -dire qu'il a l'action vive, l'esprit froid et la parole Ă©ternelle il Ă©tait auprĂšs d'un homme grave qui dĂ©cide par monosyllabes, et dont la compagnie paraissait faire grand cas; mais Ă vous dire vrai, je soupçonne que tout son esprit est dans sa perruque elle est ample et respectable, et je le crois fort bornĂ© quand il ne l'a pas; les grandes perruques m'ont si souvent trompĂ©e que je n'y crois plus. Ergaste, riant. - Il est constant qu'il est de certaines tĂÂȘtes sur lesquelles elles en imposent. La Marquise. - GrĂÂące au ciel, la visite a Ă©tĂ© courte, je n'aurais pu la soutenir longtemps, et je viens respirer avec vous. Quelle diffĂ©rence de vous Ă tout le monde! Mais dites sĂ©rieusement, vous ĂÂȘtes donc un peu content de moi? Ergaste. - Plus que je ne puis dire. La Marquise. - Prenez garde, car je vous crois Ă la lettre; vous rĂ©pondez de ma raison lĂ -dessus, je vous l'abandonne. Ergaste. - Prenez garde aussi de m'estimer trop. La Marquise. - Vous, Ergaste? vous ĂÂȘtes un homme admirable vous me diriez que je suis parfaite que je n'en appellerais pas je ne parle pas de la figure, entendez-vous? Ergaste. - Oh! de celle-lĂ , vous vous en passeriez bien, vous l'avez de trop. La Marquise. - Je l'ai de trop? Avec quelle simplicitĂ© il s'exprime! vous me charmez, Ergaste, vous me charmez... A propos, vous envoyez Ă Paris; dites Ă votre homme qu'il vienne chercher une lettre que je vais achever. Ergaste. - Il n'y a qu'Ă le dire Ă Frontin que je vois. Frontin! ScĂšne V Frontin, Ergaste, La Marquise Frontin. - Monsieur? Ergaste. - Suivez Madame, elle va vous donner une lettre, que vous remettrez Ă celui que je fais partir pour Paris. Frontin. - Il est lui-mĂÂȘme chez Madame qui attend la lettre. La Marquise. - Il l'aura dans un moment. J'aperçois Dorante qui se promĂšne lĂ -bas, et je me sauve. Ergaste. - Et moi je vais faire mes paquets. ScĂšne VI Frontin, Lisette, qui survient. Frontin. - Ils me paraissent bien satisfaits tous deux. Oh! n'importe, cela ne saurait durer. Lisette. - Eh bien! me voilĂ revenue; qu'as-tu imaginĂ©? Frontin. - Toutes rĂ©flexions faites, je conclus qu'il faut d'abord commencer par nous brouiller tous deux. Lisette. - Que veux-tu dire? Ă quoi cela nous mĂšnera-t-il? Frontin. - Je n'en sais encore rien; je ne saurais t'expliquer mon projet; j'aurais de la peine Ă me l'expliquer Ă moi-mĂÂȘme ce n'est pas un projet, c'est une confusion d'idĂ©es fort spirituelles qui n'ont peut-ĂÂȘtre pas le sens commun, mais qui me flattent. Je verrai clair Ă mesure; Ă prĂ©sent je n'y vois goutte. J'aperçois pourtant en perspective des discordes, des querelles, des dĂ©pits, des explications, des rancunes tu m'accuseras, je t'accuserai; on se plaindra de nous; tu auras mal parlĂ©, je n'aurai pas mieux dit. Tu n'y comprends rien, la chose est obscure, j'essaie, je hasarde; je te conduirai, et tout ira bien; m'entends-tu un peu? Lisette. - Oh! belle demande! cela est si clair! Frontin. - Paix; voici nos gens qui arrivent tu sa le rĂÂŽle que je t'ai donnĂ©; obĂ©is, j'aurai soin du reste. ScĂšne VII Dorante, Araminte, Lisette, Frontin Araminte. - Ah! c'est vous, Lisette? nous avons cru qu'Ergaste et la Marquise se promenaient ici. Lisette. - Non, Madame, mais nous parlions d'eux, Ă votre profit. Dorante. - A mon profit! et que peut-on faire pour moi? La Marquise est Ă la veille d'Ă©pouser Ergaste; il y a du moins lieu de le croire, Ă l'empressement qu'ils ont l'un pour l'autre. Frontin. - Point du tout, nous venons tout Ă l'heure de rompre ce mariage, Lisette et moi, dans notre petit conseil... Araminte. - Sur ce pied-lĂ , vous ne vous aimez donc pas, vous autres? Lisette. - On ne peut pas moins. Frontin. - Mon Ă©toile ne veut pas que je rende justice Ă Mademoiselle. Lisette. - Et la mienne veut que je rende justice Ă Monsieur. Frontin. - Nous avions dĂ©jĂ conclu d'affaire avec d'autres, et Madame loge chez elle la petite personne que j'aime. Araminte. - Quoi! Marton? Frontin. - Vous l'avez dit, Madame; mon amour est de sa façon. Quant Ă Mademoiselle, son coeur est allĂ© Ă Dubois, c'est lui qui le possĂšde. Dorante. - J'en serais charmĂ©, Lisette. Lisette. - Laissons lĂ ce dĂ©tail; vous aimez toujours ma maĂtresse; dans le fond elle ne vous haĂÂŻssait pas, et c'est vous qui l'Ă©pouserez, je vous la donne. Frontin. - Et c'est Madame Ă qui je prends la libertĂ© de transporter mon maĂtre. Araminte, riant. - Vous me le transportez, Frontin? Et que savez-vous si je voudrai de lui? Lisette. - Madame a raison, tu ne lui ferais pas lĂ un grand prĂ©sent. Araminte. - Vous parlez fort mal, Lisette; ce que j'ai rĂ©pondu Ă Frontin ne signifie rien contre Ergaste, que je regarde comme un des hommes les plus dignes de l'attachement d'une femme raisonnable. Lisette, d'un ton ironique. - A la bonne heure; je le trouvais un homme fort ordinaire, et je vais le regarder comme un homme fort rare. Frontin. - Pour le moins aussi rare que ta maĂtresse soit dit sans prĂ©judice de la reconnaissance que j'ai pour la bonne chĂšre que j'ai fait chez elle. Dorante. - Halte-lĂ , faquin; prenez garde Ă ce que vous direz de Madame la Marquise. Frontin. - Monsieur, je dĂ©fends mon maĂtre. Lisette. - Voyez donc cet animal; c'est bien Ă toi Ă parler d'elle tu nous fais lĂ une belle comparaison. Frontin, criant. - Qu'appelles-tu une comparaison? Araminte. - Allez, Lisette; vous ĂÂȘtes une impertinente avec vos airs mĂ©prisants contre un homme dont je prends le parti, et votre maĂtresse elle-mĂÂȘme me fera raison du peu de respect que vous avez pour moi. Lisette. - Pardi! voilĂ bien du bruit pour un petit mot; c'est donc le phĂ©nix, Monsieur Ergaste? Frontin. - Ta maĂtresse en est-elle un plus que nous? Dorante. - Paix! vous dis-je. Frontin. - Monsieur, je suis indignĂ© qu'est-ce donc que sa maĂtresse a qui la relĂšve tant au-dessus de mon maĂtre? On sait bien qu'elle est aimable; mais il y en a encore de plus belles, quand ce ne serait que Madame. Dorante, haut. - Madame n'a que faire lĂ -dedans, maraud; mais je te donnerais cent coups de bĂÂąton, sans la considĂ©ration que j'ai pour ton maĂtre. ScĂšne VIII Dorante, Frontin, Ergaste, Araminte Ergaste. - Qu'est-ce donc, Dorante, il me semble que tu cries? est-ce ce coquin-lĂ qui te fĂÂąche? Dorante. - C'est un insolent. Ergaste. - Qu'as-tu donc fait, malheureux? Frontin. - Monsieur, si la sincĂ©ritĂ© loge quelque part, c'est dans votre coeur. Parlez la plus belle femme du monde est-ce la Marquise? Ergaste. - Non, qu'est-ce que cette mauvaise plaisanterie-lĂ , butor? La Marquise est aimable et non pas belle. Frontin, joyeux. - Comme un ange! Ergaste. - Sans aller plus loin, Madame a les traits plus rĂ©guliers qu'elle. Frontin. - J'ai prononcĂ© de mĂÂȘme sur ces deux articles, et Monsieur s'emporte; il dit que sans vous la dispute finirait sur mes Ă©paules; je vous laisse mon bon droit Ă soutenir, et je me retire avec votre suffrage. ScĂšne IX Ergaste, Dorante, Araminte Ergaste, riant. - Quoi! Dorante, c'est lĂ ce qui t'irrite? A quoi songes-tu donc? Eh mais je suis persuadĂ© que la Marquise elle-mĂÂȘme ne se pique pas de beautĂ©, elle n'en a que faire pour ĂÂȘtre aimĂ©e. Dorante. - Quoi qu'il en soit, nous sommes amis. L'opiniĂÂątretĂ© de cet impudent m'a choquĂ©, et j'espĂšre que tu voudras bien t'en dĂ©faire; et s'il le faut, je t'en ferai prier par la Marquise, sans lui dire ce dont il s'agit. Ergaste. - Je te demande grĂÂące pour lui, et je suis sĂ»r que la Marquise te la demandera elle-mĂÂȘme. Au reste, j'Ă©tais venu savoir si vous n'avez rien Ă mander Ă Paris, oĂÂč j'envoie un de mes gens qui va partir; peut-il vous ĂÂȘtre utile? Araminte. - Je le chargerai d'un petit billet, si vous le voulez bien. Ergaste, lui donnant la main. - Allons, Madame, vous me le donnerez Ă moi-mĂÂȘme. La Marquise arrive au moment qu'ils sortent. ScĂšne X La Marquise, Ergaste, Dorante, Araminte La Marquise. - Eh! oĂÂč allez-vous donc, tous deux? Ergaste. - Madame va me remettre un billet pour ĂÂȘtre portĂ© Ă Paris; et je reviens ici dans le moment, Madame. ScĂšne XI Dorante, la Marquise, aprĂšs s'ĂÂȘtre regardĂ©s, et avoir gardĂ© un grand silence. La Marquise. - Eh bien! Dorante, me promĂšnerai-je avec un muet? Dorante. - Dans la triste situation oĂÂč me met votre indiffĂ©rence pour moi, je n'ai rien Ă dire, et je ne sais que soupirer. La Marquise, tristement. - Une triste situation et des soupirs! que tout cela est triste! que vous ĂÂȘtes Ă plaindre! mais soupirez-vous quand je n'y suis point, Dorante? j'ai dans l'esprit que vous me gardez vos langueurs. Dorante. - Eh! Madame, n'abusez point du pouvoir de votre beautĂ© ne vous suffit-il pas de me prĂ©fĂ©rer un rival? pouvez-vous encore avoir la cruautĂ© de railler un homme qui vous adore? La Marquise. - Qui m'adore! l'expression est grande et magnifique assurĂ©ment mais je lui trouve un dĂ©faut; c'est qu'elle me glace, et vous ne la prononcez jamais que je ne sois tentĂ©e d'ĂÂȘtre aussi muette qu'une idole. Dorante. - Vous me dĂ©sespĂ©rez, fut-il jamais d'homme plus maltraitĂ© que je le suis? fut-il de passion plus mĂ©prisĂ©e? La Marquise. - Passion! j'ai vu ce mot-lĂ dans Cyrus ou dans ClĂ©opĂÂątre. Eh! Dorante, vous n'ĂÂȘtes pas indigne qu'on vous aime; vous avez de tout, de l'honneur, de la naissance, de la fortune, et mĂÂȘme des agrĂ©ments; je dirai mĂÂȘme que vous m'auriez peut-ĂÂȘtre plu; mais je n'ai jamais pu me fier Ă votre amour; je n'y ai point de foi, vous l'exagĂ©rez trop; il rĂ©volte la simplicitĂ© de caractĂšre que vous me connaissez. M'aimez-vous beaucoup? ne m'aimez-vous guĂšre? faites-vous semblant de m'aimer? c'est ce que je ne saurais dĂ©cider. Eh! le moyen d'en juger mieux, Ă travers toutes les emphases ou toutes les impostures galantes dont vous l'enveloppez? Je ne sais plus que soupirer, dites-vous. Y a-t-il rien de si plat? Un homme qui aime une femme raisonnable ne dit point Je soupire; ce mot n'est pas assez sĂ©rieux pour lui, pas assez vrai; il dit Je vous aime; je voudrais bien que vous m'aimassiez; je suis bien mortifiĂ© que vous ne m'aimiez pas voilĂ tout, et il n'y a que cela dans votre coeur non plus. Vous n'y verrez, ni que vous m'adorez, car c'est parler en poĂšte; ni que vous ĂÂȘtes dĂ©sespĂ©rĂ©, car il faudrait vous enfermer; ni que je suis cruelle, car je vis doucement avec tout le monde; ni peut-ĂÂȘtre que je suis belle, quoique Ă tout prendre il se pourrait que je la fusse; et je demanderai Ă Ergaste ce qui en est; je compterai sur ce qu'il me dira; il est sincĂšre c'est par lĂ que je l'estime; et vous me rebutez par le contraire. Dorante, vivement. - Vous me poussez Ă bout; mon coeur en est plus croyable qu'un misanthrope qui voudra peut-ĂÂȘtre passer pour sincĂšre Ă vos dĂ©pens, et aux dĂ©pens de la sincĂ©ritĂ© mĂÂȘme. A mon Ă©gard, je n'exagĂšre point je dis que je vous adore, et cela est vrai; ce que je sens pour vous ne s'exprime que par ce mot-lĂ . J'appelle aussi mon amour une passion, parce que c'en est une; je dis que votre raillerie me dĂ©sespĂšre, et je ne dis rien de trop; je ne saurais rendre autrement la douleur que j'en ai; et s'il ne faut pas m'enfermer, c'est que je ne suis qu'affligĂ©, et non pas insensĂ©. Il est encore vrai que je soupire, et que je meurs d'ĂÂȘtre mĂ©prisĂ© oui, je m'en meurs, oui, vos railleries sont cruelles, elles me pĂ©nĂštrent le coeur, et je le dirai toujours. Adieu, Madame; voici Ergaste, cet homme si sincĂšre, et je me retire. Jouissez Ă loisir de la froide et orgueilleuse tranquillitĂ© avec laquelle il vous aime. La Marquise, le voyant s'en aller. - Il en faut convenir, ces derniĂšres fictions-ci sont assez pathĂ©tiques. ScĂšne XII La Marquise, Ergaste Ergaste. - Je suis charmĂ© de vous trouver seule, Marquise; je ne m'y attendais pas. Je viens d'Ă©crire Ă mon frĂšre Ă Paris; savez-vous ce que je lui mande? ce que je ne vous ai pas encore dit Ă vous-mĂÂȘme. La Marquise. - Quoi donc? Ergaste. - Que je vous aime. La Marquise, riant. - Je le savais, je m'en Ă©tais aperçue. Ergaste. - Ce n'est pas lĂ tout; je lui marque encore une chose. La Marquise. - Qui est?... Ergaste. - Que je croyais ne vous pas dĂ©plaire. La Marquise. - Toutes vos nouvelles sont donc vraies? Ergaste. - Je vous reconnais Ă cette rĂ©ponse franche. La Marquise. - Si c'Ă©tait le contraire, je vous le dirais tout aussi uniment. Ergaste. - A ma premiĂšre lettre, si vous voulez, je manderai tout net que je vous Ă©pouserai bientĂÂŽt. La Marquise. - Eh mais! apparemment. Ergaste. - Et comme on peut se marier Ă la campagne, je pourrai mĂÂȘme mander que c'en est fait. La Marquise, riant. - Attendez; laissez-moi respirer en vĂ©ritĂ©, vous allez si vite que je me suis crue mariĂ©e. Ergaste. - C'est que ce sont de ces choses qui vont tout de suite, quand on s'aime. La Marquise. - Sans difficultĂ©; mais, dites-moi, Ergaste, vous ĂÂȘtes homme vrai qu'est-ce que c'est que votre amour? car je veux ĂÂȘtre vĂ©ritablement aimĂ©e. Ergaste. - Vous avez raison; aussi vous aimĂ©-je de tout mon coeur. La Marquise. - Je vous crois. N'avez-vous jamais rien aimĂ© plus que moi? Ergaste. - Non, d'homme d'honneur passe pour autant une fois en ma vie. Oui, je pense bien avoir aimĂ© autant; pour plus, je n'en ai pas l'idĂ©e; je crois mĂÂȘme que cela ne serait pas possible. La Marquise. - Oh! trĂšs possible, je vous en rĂ©ponds; rien n'empĂÂȘche que vous n'aimiez encore davantage je n'ai qu'Ă ĂÂȘtre plus aimable et cela ira plus loin; passons. Laquelle de nous deux vaut le mieux, de celle que vous aimiez ou de moi? Ergaste. - Mais ce sont des grĂÂąces diffĂ©rentes; elle en avait infiniment. La Marquise. - C'est-Ă -dire un peu plus que moi. Ergaste. - Ma foi, je serais fort embarrassĂ© de dĂ©cider lĂ -dessus. La Marquise. - Et moi, non, je prononce. Votre incertitude dĂ©cide; comptez aussi que vous l'aimiez plus que moi. Ergaste. - Je n'en crois rien. La Marquise, riant. - Vous rĂÂȘvez; n'aime-t-on pas toujours les gens Ă proportion de ce qu'ils sont aimables? et dĂšs qu'elle l'Ă©tait plus que je ne la suis, qu'elle avait plus de grĂÂąces, il a bien fallu que vous l'aimassiez davantage? votre coeur n'a guĂšre de mĂ©moire. Ergaste. - Elle avait plus de grĂÂąces! mais c'est ce qui est indĂ©cis, et si indĂ©cis, que je penche Ă croire que vous en avez bien autant. La Marquise. - Oui! penchez-vous, vraiment? cela est considĂ©rable; mais savez-vous Ă quoi je penche, moi? Ergaste. - Non. La Marquise. - A laisser lĂ cette Ă©galitĂ© si Ă©quivoque, elle ne me tente point; j'aime autant la perdre que de la gagner, en vĂ©ritĂ©. Ergaste. - Je n'en doute pas; je sais votre indiffĂ©rence lĂ -dessus, d'autant plus que si cette Ă©galitĂ© n'y est point, ce serait de si peu de chose! La Marquise, vivement. - Encore! Eh! je vous dis que je n'en veux point, que j'y renonce. A quoi sert d'Ă©plucher ce qu'elle a de plus, ce que j'ai de moins? Ne vous travaillez plus Ă nous Ă©valuer; mettez-vous l'esprit en repos; je lui cĂšde, j'en ferai un astre, si vous voulez. Ergaste, riant. - Ah! ah! ah! votre badinage me charme; il en sera donc ce qu'il vous plaira; l'essentiel est que je vous aime autant que je l'aimais. La Marquise. - Vous me faites bien de la grĂÂące; quand vous en rabattriez, je ne m'en plaindrais pas. Continuons, vos naĂÂŻvetĂ©s m'amusent, elles sont de si bon goĂ»t! Vous avez paru, ce me semble, avoir quelque inclination pour Araminte? Ergaste. - Oui, je me suis senti quelque envie de l'aimer; mais la difficultĂ© de pĂ©nĂ©trer ses dispositions m'a rebutĂ©. On risque toujours de se mĂ©prendre avec elle, et de croire qu'elle est sensible quand elle n'est qu'honnĂÂȘte; et cela ne me convient point. La Marquise, ironiquement. - Je fais grand cas d'elle; comment la trouvez-vous? Ă qui de nous deux, amour Ă part, donneriez-vous la prĂ©fĂ©rence? ne me trompez point. Ergaste. - Oh! jamais, et voici ce que j'en pense Araminte a de la beautĂ©, on peut dire que c'est une belle femme. La Marquise. - Fort bien. Et quant Ă moi, Ă cet Ă©gard-lĂ , je n'ai qu'Ă me cacher, n'est-ce pas? Ergaste. - Pour vous, Marquise, vous plaisez plus qu'elle. La Marquise, Ă part, en riant. - J'ai tort, je passe l'Ă©tendue de mes droits. Ah! le sot homme! qu'il est plat! Ah! ah! ah! Ergaste. - Mais de quoi riez-vous donc? La Marquise. - Franchement, c'est que vous ĂÂȘtes un mauvais connaisseur, et qu'Ă dire vrai, nous ne sommes belles ni l'une ni l'autre. Ergaste. - Il me semble cependant qu'une certaine rĂ©gularitĂ© de traits... La Marquise. - Visions, vous dis-je; pas plus belles l'une que l'autre. De la rĂ©gularitĂ© dans les traits d'Araminte! de la rĂ©gularitĂ©! vous me faites pitiĂ©! et si je vous disais qu'il y a mille gens qui trouvent quelque chose de baroque dans son air? Ergaste. - Du baroque Ă Araminte! La Marquise. - Oui, Monsieur, du baroque; mais on s'y accoutume, et voilĂ tout; et quand je vous accorde que nous n'avons pas plus de beautĂ© l'une que l'autre, c'est que je ne me soucie guĂšre de me faire tort; mais croyez que tout le monde la trouvera encore plus Ă©loignĂ©e d'ĂÂȘtre belle que moi, tout effroyable que vous me faites. Ergaste. - Moi, je vous fais effroyable? La Marquise. - Mais il faut bien, dĂšs que je suis au-dessous d'elle. Ergaste. - J'ai dit que votre partage Ă©tait de plaire plus qu'elle. La Marquise. - Soit, je plais davantage, mais je commence par faire peur. Ergaste. - Je puis m'ĂÂȘtre trompĂ©, cela m'arrive souvent; je rĂ©ponds de la sincĂ©ritĂ© de mes sentiments, mais je n'en garantis pas la justesse. La Marquise. - A la bonne heure; mais quand on a le goĂ»t faux, c'est une triste qualitĂ© que d'ĂÂȘtre sincĂšre. Ergaste. - Le plus grand dĂ©faut de ma sincĂ©ritĂ©, c'est qu'elle est trop forte. La Marquise. - Je ne vous Ă©coute pas, vous voyez de travers; ainsi changeons de discours, et laissons lĂ Araminte. Ce n'est pas la peine de vous demander ce que vous pensiez de la diffĂ©rence de nos esprits, vous ne savez pas juger. Ergaste. - Quant Ă vos esprits, le vĂÂŽtre me paraĂt bien vif, bien sensible, bien dĂ©licat. La Marquise. - Vous biaisez ici, c'est vain et emportĂ© que vous voulez dire. ScĂšne XIII La Marquise, Ergaste, Lisette La Marquise. - Mais que vient faire ici Lisette? A qui en voulez-vous? Lisette. - A Monsieur, Madame; je viens vous avertir d'une chose, Monsieur. Vous savez que tantĂÂŽt Frontin a osĂ© dire Ă Dorante mĂÂȘme qu'Araminte Ă©tait beaucoup plus belle que ma maĂtresse? La Marquise. - Quoi! qu'est-ce donc, Lisette? est-ce que nos beautĂ©s ont dĂ©jĂ Ă©tĂ© dĂ©battues? Lisette. - Oui, Madame, et Frontin vous mettait bien au-dessous d'Araminte, elle prĂ©sente et moi aussi. La Marquise. - Elle prĂ©sente! Qui rĂ©pondait? Lisette. - Qui laissait dire. La Marquise, riant. - Eh mais, conte-moi donc cela. Comment! je suis en procĂšs sur d'aussi grands intĂ©rĂÂȘts, et je n'en savais rien! Eh bien? Lisette. - Ce que je veux apprendre Ă Monsieur, c'est que Frontin dit qu'il est arrivĂ© dans le temps que Dorante se fĂÂąchait, s'emportait contre lui en faveur de Madame. La Marquise. - Il s'emportait, dis-tu? toujours en prĂ©sence d'Araminte? Lisette. - Oui, Madame; sur quoi Frontin dit donc que vous ĂÂȘtes arrivĂ©, Monsieur; que vous avez demandĂ© Ă Dorante de quoi il se plaignait, et que, l'ayant su, vous avez extrĂÂȘmement louĂ© son avis, je dis l'avis de Frontin; que vous y avez applaudi, et dĂ©clarĂ© que Dorante Ă©tait un flatteur ou n'y voyait goutte; voilĂ ce que cet effrontĂ© publie, et j'ai cru qu'il Ă©tait Ă propos de vous informer d'un discours qui ne vous ferait pas honneur, et qui ne convient ni Ă vous ni Ă Madame. La Marquise, riant. - Le rapport de Frontin est-il exact, Monsieur? Ergaste. - C'est un sot, il en a dit beaucoup trop il est faux que je l'aie applaudi ou louĂ© mais comme il ne s'agissait que de la beautĂ©, qu'on ne saurait contester Ă Araminte, je me suis contentĂ© de dire froidement que je ne voyais pas qu'il eĂ»t tort. La Marquise, d'un air critique et sĂ©rieux. - Il est vrai que ce n'est pas lĂ applaudir, ce n'est que confirmer, qu'appuyer la chose. Ergaste. - Sans doute. La Marquise. - Toujours devant Araminte? Ergaste. - Oui; et j'ai mĂÂȘme ajoutĂ©, par une estime particuliĂšre pour vous, que vous seriez de mon avis vous-mĂÂȘme. La Marquise. - Ah! vous m'excuserez. VoilĂ oĂÂč l'oracle s'est trop avancĂ©; je ne justifierai point votre estime j'en suis fĂÂąchĂ©e; mais je connais Araminte, et je n'irai point confirmer aussi une dĂ©cision qui lui tournerait la tĂÂȘte; car elle est si sotte je gage qu'elle vous aura cru, et il n'y aurait plus moyen de vivre avec elle. Laissez-nous, Lisette. ScĂšne XIV La Marquise, Ergaste La Marquise. - Monsieur, vous m'avez rendu compte de votre coeur; il est juste que je vous rende compte du mien. Ergaste. - Voyons. La Marquise. - Ma premiĂšre inclination a d'abord Ă©tĂ© mon mari, qui valait mieux que vous, Ergaste, soit dit sans rien diminuer de l'estime que vous mĂ©ritez. Ergaste. - AprĂšs, Madame? La Marquise. - Depuis sa mort, je me suis senti, il y a deux ans, quelque sorte de penchant pour un Ă©tranger qui demeura peu de temps Ă Paris, que je refusai de voir, et que je perdis de vue; homme Ă peu prĂšs de votre taille, ni mieux ni plus mal fait; de ces figures passables, peut-ĂÂȘtre un peu plus remplie, un peu moins fluette, un peu moins dĂ©charnĂ©e que la vĂÂŽtre. Ergaste. - Fort bien. Et de Dorante, que m'en direz-vous, Madame? La Marquise. - Qu'il est plus doux, plus complaisant, qu'il a la mine un peu plus distinguĂ©e, et qu'il pense plus modestement de lui que vous; mais que vous plaisez davantage. Ergaste. - J'ai tort aussi, trĂšs tort mais ce qui me surprend, c'est qu'une figure aussi chĂ©tive que la mienne, qu'un homme aussi dĂ©sagrĂ©able, aussi revĂÂȘche, aussi sottement infatuĂ© de lui-mĂÂȘme, ait pu gagner votre coeur. La Marquise. - Est-ce que nos coeurs ont de la raison? Il entre tant de caprices dans les inclinations! Ergaste. - Il vous en a fallu un des plus dĂ©terminĂ©s pour pouvoir m'aimer avec de si terribles dĂ©fauts, qui sont peut-ĂÂȘtre vrais, dont je vous suis obligĂ© de m'avertir, mais que je ne savais guĂšre. La Marquise. - Eh! savais-je, moi, que j'Ă©tais vaine, laide et mutine? Vous me l'apprenez, et je vous rends instruction pour instruction. Ergaste. - Je tĂÂącherai d'en profiter; tout ce que je crains, c'est qu'un homme aussi commun, et qui vaut si peu, ne vous rebute. La Marquise, froidement. - Eh! dĂšs que vous pardonnez Ă mes dĂ©sagrĂ©ments, il est juste que je pardonne Ă la petitesse de votre mĂ©rite. Ergaste. - Vous me rassurez. La Marquise, Ă part. - Personne ne viendra-t-il me dĂ©livrer de lui? Ergaste. - Quelle heure est-il? La Marquise. - Je crois qu'il est tard. Ergaste. - Ne trouvez-vous pas que le temps se brouille? La Marquise. - Oui, nous aurons de l'orage. Ils sont quelque temps sans se parler. Ergaste. - Je suis d'avis de vous laisser; vous me paraissez rĂÂȘver. La Marquise. - Non, c'est que je m'ennuie; ma sincĂ©ritĂ© ne vous choquera pas. Ergaste. - Je vous en remercie, et je vous quitte; je suis votre serviteur. La Marquise. - Allez, Monsieur... A propos, quand vous Ă©crirez Ă votre frĂšre, n'allez pas si vite sur les nouvelles de notre mariage. Ergaste. - Madame, je ne lui en dirai plus rien. ScĂšne XV La Marquise, un moment seule; Lisette survient. La Marquise, seule. - Ah! je respire. Quel homme avec son imbĂ©cile sincĂ©ritĂ©! AssurĂ©ment, s'il dit vrai, je ne suis pas une jolie personne. Lisette. - Eh bien, Madame! que dites-vous d'Ergaste? est-il assez Ă©trange? La Marquise. - Eh mais! aprĂšs tout, peut-ĂÂȘtre pas si Ă©trange, Lisette; je ne sais plus qu'en penser moi-mĂÂȘme; il a peut-ĂÂȘtre raison; je me mĂ©fie de tout ce qu'on m'a dit jusqu'ici de flatteur pour moi; et surtout de ce que m'a dit ton Dorante, que tu aimes tant, et qui doit ĂÂȘtre le plus grand fourbe, le plus grand menteur avec ses adulations. Ah! que je me sais bon grĂ© de l'avoir rebutĂ©! Lisette. - Fort bien; c'est-Ă -dire que nous sommes tous des aveugles. Toute la terre s'accorde Ă dire que vous ĂÂȘtes une des plus jolies femmes de France, je vous Ă©pargne le mot de belle, et toute la terre en a menti. La Marquise. - Mais, Lisette, est-ce qu'on est sincĂšre? toute la terre est polie... Lisette. - Oh! vraiment, oui; le tĂ©moignage d'un hypocondre est bien plus sĂ»r. La Marquise. - Il peut se tromper, Lisette; mais il dit ce qu'il voit. Lisette. - OĂÂč a-t-il donc pris des yeux? Vous m'impatientez. Je sais bien qu'il y a des minois d'un mĂ©rite incertain, qui semblent jolis aux uns, et qui ne le semblent pas aux autres; et si vous aviez un de ceux-lĂ , qui ne laissent pas de distinguer beaucoup une femme, j'excuserais votre mĂ©fiance. Mais le vĂÂŽtre est charmant; petits et grands, jeunes et vieux, tout en convient, jusqu'aux femmes; il n'y a qu'un cri lĂ -dessus. Quand on me donna Ă vous, que me dit-on? Vous allez servir une dame charmante. Quand je vous vis, comment vous trouvai-je? charmante. Ceux qui viennent ici, ceux qui vous rencontrent, comment vous trouvent-ils? charmante. A la ville, aux champs, c'est le mĂÂȘme Ă©cho, partout charmante; que diantre! y a-t-il rien de plus confirmĂ©, de plus prouvĂ©, de plus indubitable? La Marquise. - Il est vrai qu'on ne dit pas cela d'une figure ordinaire; mais tu vois pourtant ce qui m'arrive? Lisette, en colĂšre. - Pardi! vous avez un furieux penchant Ă vous rabaisser, je n'y saurais tenir; la petite opinion que vous avez de vous est insupportable. La Marquise. - Ta colĂšre me divertit. Lisette. - Tenez, il vous est venu tantĂÂŽt compagnie; il y avait des hommes et des femmes. J'Ă©tais dans la salle d'en bas quand ils sont descendus, j'entendais ce qu'ils disaient; ils parlaient de vous, et prĂ©cisĂ©ment de beautĂ©, d'agrĂ©ments. La Marquise. - En descendant? Lisette. - Oui, en descendant mais il faudra que votre misanthrope les redresse, car ils Ă©taient aussi sots que moi. La Marquise. - Et que disaient-ils donc? Lisette. - Des bĂÂȘtises, ils n'avaient pas le sens commun; c'Ă©taient des yeux fins, un regard vif, une bouche, un sourire, un teint, des grĂÂąces! enfin des visions, des chimĂšres. La Marquise. - Et ils ne te voyaient point? Lisette. - Oh! vous me feriez mourir; la porte Ă©tait fermĂ©e sur moi. La Marquise. - Quelqu'un de mes gens pouvait ĂÂȘtre lĂ ; ce n'est pas par vanitĂ©, au reste, que je suis en peine de savoir ce qui en est; car est-ce par lĂ qu'on vaut quelque chose? Non, c'est qu'il est bon de se connaĂtre. Mais voici le plus hardi de mes flatteurs. Lisette. - Il n'en est pas moins outrĂ© des impertinences de Frontin dont il a Ă©tĂ© tĂ©moin. . ScĂšne XVI La Marquise, Dorante, Lisette La Marquise. - Eh bien! Monsieur, prĂ©tendez-vous que je vous passe encore vos soupirs, vos je vous adore; vos enchantements sur ma personne? Venez-vous encore m'entretenir de mes appas? J'ai interrogĂ© un homme vrai pour achever de vous connaĂtre, j'ai vu Ergaste; allez savoir ce qu'il pense de moi; il vous dira si je dois ĂÂȘtre contente du sot amour-propre que vous m'avez supposĂ© par toutes vos exagĂ©rations. Lisette. - Allez, Monsieur, il vous apprendra que Madame est laide. Dorante. - Comment? Lisette. - Oui, laide, c'est une nouvelle dĂ©couverte; Ă la vĂ©ritĂ©, cela ne se voit qu'avec les lunettes d'Ergaste. La Marquise. - Il n'est pas question de plaisanter, peu m'importe ce que je suis Ă cet Ă©gard; ce n'est pas l'intĂ©rĂÂȘt que j'y prends qui me fait parler, pourvu que mes amis me croient le coeur bon et l'esprit bien fait, je les quitte du reste mais qu'un homme que je voulais estimer, dont je voulais ĂÂȘtre sĂ»re, m'ait regardĂ©e comme une femme dont il croyait que ses flatteries dĂ©monteraient la petite cervelle, voilĂ ce que je lui reproche. Dorante, vivement. - Et moi, Madame, je vous dĂ©clare que ce n'est plus ni vous ni vos grĂÂąces que je dĂ©fends; vous ĂÂȘtes fort libre de penser de vous ce qu'il vous plaira, je ne m'y oppose point; mais je ne suis ni un adulateur ni un visionnaire, j'ai les yeux bons, j'ai le jugement sain, je sais rendre justice; et je soutiens que vous ĂÂȘtes une des femmes du monde la plus aimable, la plus touchante, je soutiens qu'il n'y aura point de contradiction lĂ -dessus; et tout ce qui me fĂÂąche en le disant, c'est que je ne saurais le soutenir sans faire l'Ă©loge d'une personne qui m'outrage, et que je n'ai nulle envie de louer. Lisette. - Je suis de mĂÂȘme; on est fĂÂąchĂ© du bien qu'on dit d'elle. La Marquise. - Mais comment se peut-il qu'Ergaste me trouve difforme et vous charmante? comment cela se peut-il? c'est pour votre honneur que j'insiste; les sentiments varient-ils jusque-lĂ ? Ce n'est jamais que du plus au moins qu'on diffĂšre; mais du blanc au noir, du tout au rien, je m'y perds. Dorante, vivement. - Ergaste est un extravagant, la tĂÂȘte lui tourne; cet esprit-lĂ ne fera pas bonne fin. Lisette. - Lui? je ne lui donne pas six mois sans avoir besoin d'ĂÂȘtre enfermĂ©. Dorante. - Parlez, Madame, car je suis piquĂ©; c'est votre sincĂ©ritĂ© que j'interroge vous ĂÂȘtes-vous jamais prĂ©sentĂ©e nulle part, au spectacle, en compagnie, que vous n'ayez fixĂ© les yeux de tout le monde, qu'on ne vous y ait distinguĂ©e? La Marquise. - Mais... qu'on ne m'ait distinguĂ©e... Dorante. - Oui, Madame, oui, je m'en fierai Ă ce que vous en savez, je ne vous crois pas capable de me tromper. Lisette. - Voyons comment Madame se tirera de ce pas-ci. Il faut rĂ©pondre. La Marquise. - Eh bien! j'avoue que la question m'embarrasse. Dorante. - Eh! morbleu! Madame, pourquoi me condamnez-vous donc? La Marquise. - Mais cet Ergaste? Lisette. - Mais cet Ergaste est si hypocondre, qu'il a l'extravagance de trouver Araminte mieux que vous. Dorante. - Et cette Araminte est si dupe, qu'elle en est Ă©mue, qu'elle se rengorge, et s'en estime plus qu'Ă l'ordinaire. La Marquise. - Tout de bon? cette pauvre petite femme! ah! ah! ah! ah!... Je voudrais bien voir l'air qu'elle a dans sa nouvelle fortune. Elle est donc bien gonflĂ©e? Dorante. - Ma foi, je l'excuse; il n'y a point de femme, en pareil cas, qui ne se redressĂÂąt aussi bien qu'elle. La Marquise. - Taisez-vous, vous ĂÂȘtes un fripon; peu s'en faut que je ne me redresse aussi, moi. Dorante. - Je parle d'elle, Madame, et non pas de vous. La Marquise. - Il est vrai que je me sens obligĂ©e de dire, pour votre justification, qu'on a toujours mis quelque diffĂ©rence entre elle et moi; je ne serai pas de bonne foi si je le niais; ce n'est pas qu'elle ne soit aimable. TrĂšs aimable; mais en fait de grĂÂąces il y a bien des degrĂ©s. La Marquise. - J'en conviens; j'entends raison quand il faut. Dorante. - Oui, quand on vous y force. La Marquise. - Eh! pourquoi est-ce que je dispute? ce n'est pas pour moi, c'est pour vous; je ne demande pas mieux que d'avoir tort pour ĂÂȘtre satisfaite de votre caractĂšre. Dorante. - Ce n'est pas que vous n'ayez vos dĂ©fauts; vous en avez, car je suis sincĂšre aussi, moi, sans me vanter de l'ĂÂȘtre. La Marquise, Ă©tonnĂ©e. - Ah! ah! mais vous me charmez, Dorante; je ne vous connaissais pas. Eh bien! ces dĂ©fauts, je veux que vous me les disiez, au moins. Voyons. Dorante. - Oh! voyons. Est-il permis, par exemple, avec une figure aussi distinguĂ©e que la vĂÂŽtre, et faite au tour, est-il permis de vous nĂ©gliger quelquefois autant que vous le faites? La Marquise. - Que voulez-vous? c'est distraction, c'est souvent par oubli de moi-mĂÂȘme. Dorante. - Tant pis; ce matin encore vous marchiez toute courbĂ©e, pliĂ©e en deux comme une femme de quatre-vingts ans, et cela avec la plus belle taille du monde. Lisette. - Oh! oui; le plus souvent cela va comme cela peut. La Marquise. - Eh bien! tu vois, Lisette; en bon français, il me dit que je ressemble Ă une vieille, que je suis contrefaite, que j'ai mauvaise façon; et je ne m'en fĂÂąche pas, je l'en remercie d'oĂÂč vient? c'est qu'il a raison et qu'il parle juste. Dorante. - J'ai eu mille fois envie de vous dire comme aux enfants Tenez-vous droite. La Marquise. - Vous ferez fort bien; je ne vous rendais pas justice, Dorante et encore une fois il faut vous connaĂtre; je doutais mĂÂȘme que vous m'aimassiez, et je rĂ©sistais Ă mon penchant pour vous. Dorante. - Ah! Marquise! La Marquise. - Oui, j'y rĂ©sistais mais j'ouvre les yeux, et tout Ă l'heure vous allez ĂÂȘtre vengĂ©. Ecoutez-moi, Lisette; le notaire d'ici est actuellement dans mon cabinet qui m'arrange des papiers; allez lui dire qu'il tienne tout prĂÂȘt un contrat de mariage. A Dorante. Voulez-vous bien qu'il le remplisse de votre nom et du mien, Dorante? Dorante, lui baisant la main. - Vous me transportez, Madame! La Marquise. - Il y a longtemps que cela devrait ĂÂȘtre fait. Allez, Lisette, et approchez-moi cette table; y a-t-il dessus tout ce qu'il faut pour Ă©crire? Lisette. - Oui, Madame, voilĂ la table, et je cours au notaire. La Marquise. - N'est-ce pas Araminte que je vois? que vient-elle nous dire? ScĂšne XVII Araminte, La Marquise, Dorante Araminte, en riant. - Marquise, je viens rire avec vous d'un discours sans jugement, qu'un valet a tenu, et dont je sais que vous ĂÂȘtes informĂ©e. Je vous dirais bien que je le dĂ©savoue, mais je pense qu'il n'en est pas besoin; vous me faites apparemment la justice de croire que je me connais, et que je sais Ă quoi m'en tenir sur pareille folie. La Marquise. - De grĂÂące, permettez-moi d'Ă©crire un petit billet qui presse, il n'interrompra point notre entretien. Araminte. - Que je ne vous gĂÂȘne point. La Marquise, Ă©crivant. - Ne parlez-vous pas de ce qui s'est passĂ© tantĂÂŽt devant vous, Madame? Araminte. - De cela mĂÂȘme. La Marquise. - Eh bien! il n'y a plus qu'Ă vous fĂ©liciter de votre bonne fortune. Tout ce qu'on y pourrait souhaiter de plus, c'est qu'Ergaste fĂ»t un meilleur juge. Araminte. - C'est donc par modestie que vous vous mĂ©fiez de son jugement; car il vous a traitĂ©e plus favorablement que moi il a dĂ©cidĂ© que vous plaisiez davantage, et je changerais bien mon partage contre vous. La Marquise. - Oui-da; je sais qu'il vous trouve rĂ©guliĂšre, mais point touchante; c'est-Ă -dire que j'ai des grĂÂąces, et vous des traits mais je n'ai pas plus de foi Ă mon partage qu'au vĂÂŽtre; je dis le vĂÂŽtre elle se lĂšve aprĂšs avoir pliĂ© son billet parce qu'entre nous nous savons que nous ne sommes belles ni l'une ni l'autre. Araminte. - Je croirais assez la moitiĂ© de ce que vous dites. La Marquise, plaisantant. - La moitiĂ©! Dorante, les interrompant. - Madame, vous faut-il quelqu'un pour donner votre billet? souhaitez-vous que j'appelle? La Marquise. - Non, je vais le donner moi-mĂÂȘme. A Araminte. Pardonnez si je vous quitte, Madame; j'en agis sans façon. ScĂšne XVIII Ergaste, Araminte Ergaste. - Je ne sais si je dois me prĂ©senter devant vous. Araminte. - Je ne sais pas trop si je dois vous regarder moi-mĂÂȘme; mais d'oĂÂč vient que vous hĂ©sitez? Ergaste. - C'est que mon peu de mĂ©rite et ma mauvaise façon m'intimident; car je sais toutes mes vĂ©ritĂ©s, on me les a dites. Araminte. - J'avoue que vous avez bien des dĂ©fauts. Ergaste. - Auriez-vous le courage de me les passer? Araminte. - Vous ĂÂȘtes un homme si particulier! Ergaste. - D'accord. Araminte. - Un enfant sait mieux ce qu'il vaut, se connaĂt mieux que vous ne vous connaissez. Ergaste. - Ah! que me voilĂ bien! Araminte. - DĂ©fiant sur le bien qu'on vous veut jusqu'Ă en ĂÂȘtre ridicule. Ergaste. - C'est que je ne mĂ©rite pas qu'on m'en veuille. Araminte. - Toujours concluant que vous dĂ©plaisez. Ergaste. - Et que je dĂ©plairai toujours. Araminte. - Et par lĂ toujours ennemi de vous-mĂÂȘme en voici une preuve; je gage que vous m'aimiez, quand vous m'avez quittĂ©e? Ergaste. - Cela n'est pas douteux. Je ne l'ai cru autrement que par pure imbĂ©cillitĂ©. Araminte. - Et qui plus est, c'est que vous m'aimez encore, c'est que vous n'avez pas cessĂ© d'un instant. Ergaste. - Pas d'une minute. ScĂšne XIX Araminte, Ergaste, Lisette Lisette, donnant un billet Ă Tenez, Monsieur, voilĂ ce qu'on vous envoie. Ergaste. - De quelle part? Lisette. - De celle de ma maĂtresse. Ergaste. - Eh! oĂÂč est-elle donc? Lisette. - Dans son cabinet, d'oĂÂč elle vous fait ses compliments. Ergaste. - Dites-lui que je les lui rends dans la salle oĂÂč je suis. Lisette. - Ouvrez, ouvrez. Ergaste, lisant. - Vous n'ĂÂȘtes pas au fait de mon caractĂšre; je ne suis peut-ĂÂȘtre pas mieux au fait du vĂÂŽtre; quittons-nous, Monsieur, actuellement nous n'avons point d'autre parti Ă prendre. Ergaste, rendant le billet. - Le conseil est bon, je vais dans un moment l'assurer de ma parfaite obĂ©issance. Lisette. - Ce n'est pas la peine; vous l'allez voir paraĂtre, et je ne suis envoyĂ©e que pour vous prĂ©parer sur votre disgrĂÂące. ScĂšne XX Ergaste, Araminte Ergaste. - Madame, j'ai encore une chose Ă vous dire. Araminte. - Quoi donc? Ergaste. - Je soupçonne que le notaire est lĂ dedans qui passe un contrat de mariage; n'Ă©crira-t-il rien en ma faveur? Araminte. - En votre faveur! mais vous ĂÂȘtes bien hardi; vous avez donc comptĂ© que je vous pardonnerais? Ergaste. - Je ne le mĂ©rite pas. Araminte. - Cela est vrai, et je ne vous aime plus; mais quand le notaire viendra, nous verrons. ScĂšne XXI La Marquise, Ergaste, Araminte, Dorante, Lisette, Frontin La Marquise. - Ergaste, ce que je vais vous dire vous surprendra peut-ĂÂȘtre; c'est que je me marie, n'en serez-vous point fĂÂąchĂ©? Ergaste. - Eh! non, Madame, mais Ă qui? La Marquise, donnant la main Ă Dorante, qui la baise. - Ce que vous voyez vous le dit. Ergaste. - Ah! Dorante, que j'en ai de joie! La Marquise. - Notre contrat de mariage est passĂ©. Ergaste. - C'est fort bien fait. A Araminte. Madame, dirai-je aussi que je me marie? La Marquise. - Vous vous mariez! Ă qui donc? Araminte, donnant la main Ă Ergaste. - Tenez; voilĂ de quoi rĂ©pondre. Ergaste, lui baisant la main. - Ceci vous l'apprend, Marquise. On me fait grĂÂące, tout fluet que je suis. La Marquise, avec joie. - Quoi! c'est Araminte que vous Ă©pousez? Araminte. - Notre contrat Ă©tait presque passĂ© avant le vĂÂŽtre. Ergaste. - Oui, c'est Madame que j'aime, que j'aimais, et que j'ai toujours aimĂ©e, qui plus est. La Marquise. - Ah! la comique aventure! je ne vous aimais pas non plus, Ergaste, je ne vous aimais pas; je me trompais, tout mon penchant Ă©tait pour Dorante. Dorante, lui prenant la main. - Et tout mon coeur ne sera jamais qu'Ă vous. Ergaste, reprenant la main d'Araminte. - Et jamais vous ne sortirez du mien. La Marquise, riant. - Ah! ah! ah! nous avons pris un plaisant dĂ©tour pour arriver lĂ . Allons, belle Araminte, passons dans mon cabinet pour signer, et ne songeons qu'Ă nous rĂ©jouir. Frontin. - Enfin nous voilĂ dĂ©livrĂ©s l'un de l'autre; j'ai envie de t'embrasser de joie. Lisette. - Non, cela serait trop fort pour moi; mais je te permets de baiser ma main, pendant que je dĂ©tourne la tĂÂȘte. Frontin, se cachant avec son chapeau. - Non; voilĂ mon transport passĂ©, et je te salue en dĂ©tournant la mienne. L'Epreuve Acteurs ComĂ©die en un acte, en prose, reprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens Italiens le 19 novembre 1740 Acteurs Madame Argante. AngĂ©lique, sa fille. Lisette, suivante. Lucidor, amant d'AngĂ©lique. Frontin, valet de Lucidor. MaĂtre Blaise, jeune fermier du village. La scĂšne se passe Ă la campagne, dans une terre appartenant depuis peu Ă Lucidor. ScĂšne premiĂšre Lucidor, Frontin, en bottes et en habit de maĂtre. Lucidor. - Entrons dans cette salle. Tu ne fais donc que d'arriver? Frontin. - Je viens de mettre pied Ă terre Ă la premiĂšre hĂÂŽtellerie du village, j'ai demandĂ© le chemin du chĂÂąteau suivant l'ordre de votre lettre, et me voilĂ dans l'Ă©quipage que vous m'avez prescrit. De ma figure, qu'en dites-vous? Il se retourne. Y reconnaissez-vous votre valet de chambre, et n'ai-je pas l'air un peu trop seigneur? Lucidor. - Tu es comme il faut; Ă qui t'es-tu adressĂ© en entrant? Frontin. - Je n'ai rencontrĂ© qu'un petit garçon dans la cour, et vous avez paru. A prĂ©sent, que voulez-vous faire de moi et de ma bonne mine? Lucidor. - Te proposer pour Ă©poux Ă une trĂšs aimable fille. Frontin. - Tout de bon? Ma foi, Monsieur, je soutiens que vous ĂÂȘtes encore plus aimable qu'elle. Lucidor. - Eh! non, tu te trompes, c'est moi que la chose regarde. Frontin. - En ce cas-lĂ , je ne soutiens plus rien. Lucidor. - Tu sais que je suis venu ici il y a prĂšs de deux mois pour y voir la terre que mon homme d'affaires m'a achetĂ©e; j'ai trouvĂ© dans le chĂÂąteau une Madame Argante, qui en Ă©tait comme la concierge, et qui est une petite bourgeoise de ce pays-ci. Cette bonne dame a une fille qui m'a charmĂ©, et c'est pour elle que je veux te proposer. Frontin, riant. - Pour cette fille que vous aimez? la confidence est gaillarde! Nous serons donc trois, vous traitez cette affaire-ci comme une partie de piquet. Lucidor. - Ecoute-moi donc, j'ai dessein de l'Ă©pouser moi-mĂÂȘme. Frontin. - Je vous entends bien, quand je l'aurai Ă©pousĂ©e. Lucidor. - Me laisseras-tu dire? Je te prĂ©senterai sur le pied d'un homme riche et mon ami, afin de voir si elle m'aimera assez pour te refuser. Frontin. - Ah! c'est une autre histoire; et cela Ă©tant, il y a une chose qui m'inquiĂšte. Lucidor. - Quoi? Frontin. - C'est qu'en venant, j'ai rencontrĂ© prĂšs de l'hĂÂŽtellerie une fille qui ne m'a pas aperçu, je pense, qui causait sur le pas d'une porte, mais qui m'a bien la mine d'ĂÂȘtre une certaine Lisette que j'ai connue Ă Paris, il y a quatre ou cinq ans, et qui Ă©tait Ă une dame chez qui mon maĂtre allait souvent. Je n'ai vu cette Lisette-lĂ que deux ou trois fois; mais comme elle Ă©tait jolie, je lui en ai contĂ© tout autant de fois que je l'ai vue, et cela vous grave dans l'esprit d'une fille. Lucidor. - Mais, vraiment, il y en a une chez Madame Argante de ce nom-lĂ , qui est du village, qui y a toute sa famille, et qui a passĂ© en effet quelque temps Ă Paris avec une dame du pays. Frontin. - Ma foi, Monsieur, la friponne me reconnaĂtra; il y a de certaines tournures d'hommes qu'on n'oublie point. Lucidor. - Tout le remĂšde que j'y sache, c'est de payer d'effronterie, et de lui persuader qu'elle se trompe. Frontin. - Oh! pour de l'effronterie, je suis en fonds. Lucidor. - N'y a-t-il pas des hommes qui se ressemblent tant, qu'on s'y mĂ©prend? Frontin. - Allons, je ressemblerai, voilĂ tout, mais dites-moi, Monsieur, souffririez-vous un petit mot de reprĂ©sentation? Lucidor. - Parle. Frontin. - Quoique Ă la fleur de votre ĂÂąge, vous ĂÂȘtes tout Ă fait sage et raisonnable, il me semble pourtant que votre projet est bien jeune. Lucidor, fĂÂąchĂ©. - Hein? Frontin. - Doucement, vous ĂÂȘtes le fils d'un riche nĂ©gociant qui vous a laissĂ© plus de cent mille livres de rente, et vous pouvez prĂ©tendre aux plus grands partis; le minois dont vous parlez lĂ est-il fait pour vous appartenir en lĂ©gitime mariage? Riche comme vous ĂÂȘtes, on peut se tirer de lĂ Ă meilleur marchĂ©, ce me semble. Lucidor. - Tais-toi, tu ne connais point celle dont tu parles. Il est vrai qu'AngĂ©lique n'est qu'une simple bourgeoise de campagne; mais originairement elle me vaut bien, et je n'ai pas l'entĂÂȘtement des grandes alliances; elle est d'ailleurs si aimable, et je dĂ©mĂÂȘle, Ă travers son innocence, tant d'honneur et tant de vertu en elle; elle a naturellement un caractĂšre si distinguĂ©, que, si elle m'aime, comme je le crois, je ne serai jamais qu'Ă elle. Frontin. - Comment! si elle vous aime? Est-ce que cela n'est pas dĂ©cidĂ©? Lucidor. - Non, il n'a pas encore Ă©tĂ© question du mot d'amour entre elle et moi; je ne lui ai jamais dit que je l'aime; mais toutes mes façons n'ont signifiĂ© que cela; toutes les siennes n'ont Ă©tĂ© que des expressions du penchant le plus tendre et le plus ingĂ©nu. Je tombai malade trois jours aprĂšs mon arrivĂ©e; j'ai Ă©tĂ© mĂÂȘme en quelque danger, je l'ai vue inquiĂšte, alarmĂ©e, plus changĂ©e que moi; j'ai vu des larmes couler de ses yeux, sans que sa mĂšre s'en aperçut et, depuis que la santĂ© m'est revenue, nous continuons de mĂÂȘme; je l'aime toujours, sans le lui dire, elle m'aime aussi, sans m'en parler, et sans vouloir cependant m'en faire un secret; son coeur simple, honnĂÂȘte et vrai, n'en sait pas davantage. Frontin. - Mais vous, qui en savez plus qu'elle, que ne mettez-vous un petit mot d'amour en avant, il ne gĂÂąterait rien? Lucidor. - Il n'est pas temps; tout sĂ»r que je suis de son coeur, je veux savoir Ă quoi je le dois; et si c'est l'homme riche, ou seulement moi qu'on aime c'est ce que j'Ă©claircirai par l'Ă©preuve oĂÂč je vais la mettre; il m'est encore permis de n'appeler qu'amitiĂ© tout ce qui est entre nous deux, et c'est de quoi je vais profiter. Frontin. - VoilĂ qui est fort bien; mais ce n'Ă©tait pas moi qu'il fallait employer. Lucidor. - Pourquoi? Frontin. - Oh! pourquoi? Mettez-vous Ă la place d'une fille, et ouvrez les yeux, vous verrez pourquoi, il y a cent Ă parier contre un que je plairai. Lucidor. - Le sot! hĂ© bien! si tu plais, j'y remĂ©dierai sur-le-champ, en te faisant connaĂtre. As-tu apportĂ© les bijoux? Frontin, fouillant dans sa poche. - Tenez, voilĂ tout. Lucidor. - Puisque personne ne t'a vu entrer, retire-toi avant que quelqu'un que je vois dans le jardin n'arrive, va t'ajuster, et ne parais que dans une heure ou deux. Frontin. - Si vous jouez de malheur, souvenez-vous que je vous l'ai prĂ©dit. ScĂšne II Lucidor, MaĂtre Blaise, qui vient doucement habillĂ© en riche fermier. Lucidor. - Il vient Ă moi, il paraĂt avoir Ă me parler. MaĂtre Blaise. - Je vous salue, Monsieur Lucidor. Eh bien! qu'est-ce? Comment vous va? Vous avez bonne maine Ă cette heure. Lucidor. - Oui je me porte assez bien, Monsieur Blaise. MaĂtre Blaise. - Faut convenir que voute maladie vous a bian fait du proufit; vous velĂ , morguĂ©! pus rougeaud, pus varmeil, ça rĂ©jouit, ça me plaĂt Ă voir. Lucidor. - Je vous en suis obligĂ©. MaĂtre Blaise. - C'est que j'aime tant la santĂ© des braves gens, alle est si recommandabe, surtout la vĂÂŽtre, qui est la pus recommandabe de tout le monde. Lucidor. - Vous avez raison d'y prendre quelque intĂ©rĂÂȘt, je voudrais pouvoir vous ĂÂȘtre utile Ă quelque chose. MaĂtre Blaise. - Voirement, cette utilitĂ©-lĂ est belle et bonne; et je vians tout justement vous prier de m'en gratifier d'une. Lucidor. - Voyons. MaĂtre Blaise. - Vous savez bian, Monsieur, que je frĂ©quente chez Madame Argante, et sa fille AngĂ©lique, alle est gentille, au moins. Lucidor. - AssurĂ©ment. MaĂtre Blaise, riant. - Eh! eh! eh! C'est, ne vous dĂ©plaise, que je vourais avoir sa gentillesse en mariage. Lucidor. - Vous aimez donc AngĂ©lique? MaĂtre Blaise. - Ah! cette criature-lĂ m'affole, j'en pards si peu d'esprit que j'ai; quand il fait jour, je pense Ă elle; quand il fait nuit, j'en rĂÂȘve; il faut du remĂšde à ça, et je vians envars vous Ă celle fin, par voute moyen, pour l'honneur et le respect qu'on vous porte ici, sauf voute grĂÂące, et si ça ne vous torne pas Ă importunitĂ©, de me favoriser de queuques bonnes paroles auprĂšs de sa mĂšre, dont j'ai itou besoin de la faveur. Lucidor. - Je vous entends, vous souhaitez que j'engage Madame Argante Ă vous donner sa fille. Et AngĂ©lique vous aime-t-elle? MaĂtre Blaise. - Oh! dame, quand parfois je li conte ma chance, alle rit de tout son coeur, et me plante lĂ , c'est bon signe, n'est-ce pas? Lucidor. - Ni bon, ni mauvais; au surplus, comme je crois que Madame Argante a peu de bien, que vous ĂÂȘtes fermier de plusieurs terres, fils de fermier vous-mĂÂȘme... MaĂtre Blaise. - Et que je sis encore une jeunesse, je n'ons que trente ans, et d'humeur folichonne, un Roger-Bontemps. Lucidor. - Le parti pourrait convenir, sans une difficultĂ©. MaĂtre Blaise. - Laqueulle? Lucidor. - C'est qu'en revanche des soins que Madame Argante et toute sa maison ont eu de moi pendant ma maladie, j'ai songĂ© Ă marier AngĂ©lique Ă quelqu'un de fort riche, qui va se prĂ©senter, qui ne veut prĂ©cisĂ©ment Ă©pouser qu'une fille de campagne, de famille honnĂÂȘte, et qui ne se soucie pas qu'elle ait du bien. MaĂtre Blaise. - MorguĂ©! vous me faites lĂ un vilain tour avec voute avisement, Monsieur Lucidor; velĂ qui m'est bian rude, bian chagrinant et bian traĂtre. JarniguĂ©! soyons bons, je l'approuve, mais ne foulons parsonne, je sis voute prochain autant qu'un autre, et ne faut pas peser sur ceti-ci, pour allĂ©ger ceti-lĂ . Moi qui avais tant de peur que vous ne mouriez, c'Ă©tait bian la peine de venir vingt fois demander Comment va-t-il, comment ne va-t-il pas? VelĂ -t-il pas une santĂ© qui m'est bian chanceuse, aprĂšs vous avoir menĂ© moi-mĂÂȘme ceti-lĂ qui vous a tirĂ© deux fois du sang, et qui est mon cousin, afin que vous le sachiez, mon propre cousin gearmain; ma mĂšre Ă©tait sa tante, et jarni! ce n'est pas bian fait Ă vous. Lucidor. - Votre parentĂ© avec lui n'ajoute rien Ă l'obligation que je vous ai. MaĂtre Blaise. - Sans compter que c'est cinq bonnes mille livres que vous m'ĂÂŽtez comme un sou, et que la petite aura en mariage. Lucidor. - Calmez-vous, est-ce cela que vous en espĂ©rez? Eh bien! je vous en donne douze pour en Ă©pouser une autre et pour vous dĂ©dommager du chagrin que je vous fais. MaĂtre Blaise, Ă©tonnĂ©. - Quoi! douze mille livres d'argent sec? Lucidor. - Oui, je vous les promets, sans vous ĂÂŽter cependant la libertĂ© de vous prĂ©senter pour AngĂ©lique; au contraire, j'exige mĂÂȘme que vous la demandiez Ă Madame Argante, je l'exige, entendez-vous; car si vous plaisez Ă AngĂ©lique, je serais trĂšs fĂÂąchĂ© de la priver d'un homme qu'elle aimerait. MaĂtre Blaise, se frottant les yeux de surprise. - Eh mais! c'est comme un prince qui parle! Douze mille livres! Les bras m'en tombont, je ne saurais me ravoir; allons, Monsieur, boutez-vous lĂ , que je me prosterne devant vous, ni pus ni moins que devant un prodige. Lucidor. - Il n'est pas nĂ©cessaire, point de compliments, je vous tiendrai parole. MaĂtre Blaise. - AprĂšs que j'ons Ă©tĂ© si malappris, si brutal! Eh! dites-moi, roi que vous ĂÂȘtes, si, par aventure, AngĂ©lique me chĂ©rit, j'aurons donc la femme et les douze mille francs avec? Lucidor. - Ce n'est pas tout Ă fait cela, Ă©coutez-moi, je prĂ©tends, vous dis-je, que vous vous proposiez pour AngĂ©lique, indĂ©pendamment du mari que je lui offrirai; si elle vous accepte, comme alors je n'aurai fait aucun tort Ă votre amour, je ne vous donnerai rien; si elle vous refuse, les douze mille francs sont Ă vous. MaĂtre Blaise. - Alle me refusera, Monsieur, alle me refusera; le ciel m'en fera la grĂÂące, Ă cause de vous qui le dĂ©sirez. Lucidor. - Prenez garde, je vois bien qu'Ă cause des douze mille francs, vous ne demandez dĂ©jĂ pas mieux que d'ĂÂȘtre refusĂ©. MaĂtre Blaise. - HĂ©las! peut-ĂÂȘtre bien que la somme m'Ă©tourdit un petit brin; j'en sis friand, je le confesse, alle est si consolante! Lucidor. - Je mets cependant encore une condition Ă notre marchĂ©, c'est que vous feigniez de l'empressement pour obtenir AngĂ©lique, et que vous continuiez de paraĂtre amoureux d'elle. MaĂtre Blaise. - Oui, Monsieur, je serons fidĂšle à ça, mais j'ons bonne espĂ©rance de n'ĂÂȘtre pas daigne d'elle, et mĂÂȘmement j'avons opinion, si alle osait, qu'alle vous aimerait pus que parsonne. Lucidor. - Moi, MaĂtre Blaise? Vous me surprenez, je ne m'en suis pas aperçu, vous vous trompez; en tout cas, si elle ne veut pas de vous, souvenez-vous de lui faire ce petit reproche-lĂ , je serais bien aise de savoir ce qui en est, par pure curiositĂ©. MaĂtre Blaise. - An n'y manquera pas; an li reprochera devant vous, drĂšs que Monsieur le commande. Lucidor. - Et comme je ne vous crois pas mal Ă propos glorieux, vous me ferez plaisir aussi de jeter vos vues sur Lisette, que, sans compter les douze mille francs, vous ne vous repentirez pas d'avoir choisi, je vous en avertis. MaĂtre Blaise. - HĂ©las! il n'y a qu'Ă dire, an se revirera itou sur elle, je l'aimerai par mortification. Lucidor. - J'avoue qu'elle sert Madame Argante, mais elle n'est pas de moindre condition que les autres filles du village. MaĂtre Blaise. - Eh! voirement, alle en est nĂ©e native. Lucidor. - Jeune et bien faite, d'ailleurs. MaĂtre Blaise. - Charmante. Monsieur verra l'appĂ©tit que je prends dĂ©jĂ pour elle. Lucidor. - Mais je vous ordonne une chose; c'est de ne lui dire que vous l'aimez qu'aprĂšs qu'AngĂ©lique se sera expliquĂ©e sur votre compte; il ne faut pas que Lisette sache vos desseins auparavant. MaĂtre Blaise. - Laissez faire Ă Blaise, en li parlant, je li dirai des propos oĂÂč elle ne comprenra rin; la velĂ , vous plaĂt-il que je m'en aille? Lucidor. - Rien ne vous empĂÂȘche de rester. ScĂšne III Lucidor, MaĂtre Blaise, Lisette Lisette. - Je viens d'apprendre, Monsieur, par le petit garçon de notre vigneron, qu'il vous Ă©tait arrivĂ© une visite de Paris. Lucidor. - Oui, c'est un de mes amis qui vient me voir. Lisette. - Dans quel appartement du chĂÂąteau souhaitez-vous qu'on le loge? Lucidor. - Nous verrons quand il sera revenu de l'hĂÂŽtellerie oĂÂč il est retournĂ©; oĂÂč est AngĂ©lique, Lisette? Lisette. - Il me semble l'avoir vue dans le jardin, qui s'amusait Ă cueillir des fleurs. Lucidor, en montrant MaĂtre Blaise. - Voici un homme qui est de bonne volontĂ© pour elle, qui a grande envie de l'Ă©pouser, et je lui demandais si elle avait de l'inclination pour lui; qu'en pensez-vous? MaĂtre Blaise. - Oui, de queul avis ĂÂȘtes-vous touchant ça, belle brunette, m'amie? Lisette. - Eh mais! autant que j'en puis juger, mon avis est que jusqu'ici elle n'a rien dans le coeur pour vous. MaĂtre Blaise, gaiement. - Rian du tout, c'est ce que je disais. Que Mademoiselle Lisette a de jugement! Lisette. - Ma rĂ©ponse n'a rien de trop flatteur, mais je ne saurais en faire une autre. MaĂtre Blaise, cavaliĂšrement. - Cetelle-lĂ est belle et bonne, et je m'y accorde. J'aime qu'on soit franc, et en effet, queul mĂ©rite avons-je pour li plaire Ă cette enfant? Lisette. - Ce n'est pas que vous ne valiez votre prix, Monsieur Blaise, mais je crains que Madame Argante ne vous trouve pas assez de bien pour sa fille. MaĂtre Blaise, riant. - Ca est vrai, pas assez de bian. Pus vous allez, mieux vous dites. Lisette. - Vous me faites rire avec votre air joyeux. Lucidor. - C'est qu'il n'espĂšre pas grand-chose. MaĂtre Blaise. - Oui, velĂ ce que c'est, et pis tout ce qui viant, je le prends. A Lisette. Le biau brin de fille que vous ĂÂȘtes! Lisette. - La tĂÂȘte lui tourne, ou il y a lĂ quelque chose que je n'entends pas. MaĂtre Blaise. - Stapendant, je me baillerai bian du tourment pour avoir AngĂ©lique, et il en pourra venir que je l'aurons, ou bian que je ne l'aurons pas, faut mettre les deux pour deviner juste. Lisette, en riant. - Vous ĂÂȘtes un trĂšs grand devin! Lucidor. - Quoi qu'il en soit, j'ai aussi un parti Ă lui offrir, mais un trĂšs bon parti, il s'agit d'un homme du monde, et voilĂ pourquoi je m'informe si elle n'aime personne. Lisette. - DĂšs que vous vous mĂÂȘlez de l'Ă©tablir, je pense bien qu'elle s'en tiendra lĂ . Lucidor. - Adieu, Lisette, je vais faire un tour dans la grande allĂ©e; quand AngĂ©lique sera venue, je vous prie de m'en avertir. Soyez persuadĂ©e, Ă votre Ă©gard, que je ne m'en retournerai point Ă Paris sans rĂ©compenser le zĂšle que vous m'avez marquĂ©. Lisette. - Vous avez bien de la bontĂ©, Monsieur. Lucidor, Ă MaĂtre Blaise, en s'en allant, et Ă part. - MĂ©nagez vos termes avec Lisette, MaĂtre Blaise. MaĂtre Blaise. - Aussi fais-je, je n'y mets pas le sens commun. ScĂšne IV MaĂtre Blaise, Lisette Lisette. - Ce Monsieur Lucidor a le meilleur coeur du monde. MaĂtre Blaise. - Oh! un coeur magnifique, un coeur tout d'or; au surplus, comment vous portez-vous, Mademoiselle Lisette? Lisette, riant. - Eh! que voulez-vous dire avec votre compliment, MaĂtre Blaise? Vous tenez depuis un moment des discours bien Ă©tranges. MaĂtre Blaise. - Oui, j'ons des maniĂšres fantasques, et ça vous Ă©tonne, n'est-ce pas? Je m'en doute bian. Et par rĂ©flexion. Que vous ĂÂȘtes agriable! Lisette. - Que vous ĂÂȘtes original avec votre agrĂ©able! Comme il regarde; en vĂ©ritĂ©, vous extravaguez. MaĂtre Blaise. - Tout au contraire, c'est ma prudence qui vous contemple. Lisette. - Eh bien! contemplez, voyez, ai-je aujourd'hui le visage autrement fait que je l'avais hier? MaĂtre Blaise. - Non, c'est moi qui le voix mieux que de coutume; il est tout nouviau pour moi. Lisette, voulant s'en aller. - Eh! que le ciel vous bĂ©nisse. MaĂtre Blaise, l'arrĂÂȘtant. - Attendez donc. Lisette. - Eh! que me voulez-vous? C'est se moquer que de vous entendre; on dirait que vous m'en contez; je sais bien que vous ĂÂȘtes un fermier Ă votre aise, et que je ne suis pas pour vous, de quoi s'agit-il donc? MaĂtre Blaise. - De m'acouter sans y voir goutte, et de dire Ă part vous Ouais! faut qu'il y ait un secret à ça. Lisette. - Et Ă propos de quoi un secret? Vous ne me dites rien d'intelligible. MaĂtre Blaise. - Non, c'est fait exprĂšs, c'est rĂ©solu. Lisette. - VoilĂ qui est bien particulier; ne recherchez-vous pas AngĂ©lique? MaĂtre Blaise. - ĂâĄa est itou conclu. Lisette. - Plus je rĂÂȘve, et plus je m'y perds. MaĂtre Blaise. - Faut que vous vous y perdiais. Lisette. - Mais pourquoi me trouver si agrĂ©able; par quel accident le remarquez-vous plus qu'Ă l'ordinaire? Jusqu'ici vous n'avez pas pris garde si je l'Ă©tais ou non, croirai-je que vous ĂÂȘtes tombĂ© subitement amoureux de moi? Je ne vous en empĂÂȘche pas. MaĂtre Blaise, vite et vivement. - Je ne dis pas que je vous aime. Lisette, riant. - Que dites-vous donc? MaĂtre Blaise. - Je ne vous dis pas que je ne vous aime point; ni l'un ni l'autre, vous m'en ĂÂȘtes tĂ©moin; j'ons donnĂ© ma parole, je marche droit en besogne, voyez-vous, il n'y a pas Ă rire à ça; je ne dis rien, mais je pense, et je vais rĂ©pĂ©tant que vous ĂÂȘtes agriable! Lisette, Ă©tonnĂ©e et le regardant. - Je vous regarde Ă mon tour et, si je me figurais pas que vous ĂÂȘtes timbrĂ©, en vĂ©ritĂ©, je soupçonnerais que vous ne me haĂÂŻssez pas. MaĂtre Blaise. - Oh! soupçonnez, croyez, persuadez-vous, il n'y aura pas de mal, pourvu qu'il n'y ait pas de ma faute, et que ça vianne de vous toute seule sans que je vous aide. Lisette. - Qu'est-ce que cela signifie? MaĂtre Blaise. - Et mĂÂȘmement, Ă vous permis de m'aimer, par exemple, j'y consens encore; si le coeur vous y porte, ne vous retenez pas, je vous lĂÂąche la bride lĂ -dessus; il n'y aura rian de pardu. Lisette. - Le plaisant compliment! Eh! quel avantage en tirerais-je? MaĂtre Blaise. - Oh! dame, je sis bridĂ©, mais ce n'est pas comme vous, je ne saurais parler pus clair; voici venir AngĂ©lique, laissez-moi li toucher un petit mot d'affection, sans que ça empĂÂȘche que vous soyez gentille. Lisette. - Ma foi, votre tĂÂȘte est dĂ©rangĂ©e, Monsieur Blaise, je n'en rabats rien. ScĂšne V AngĂ©lique, Lisette, MaĂtre Blaise AngĂ©lique, un bouquet Ă la main. - Bonjour, Monsieur Blaise. Est-il vrai, Lisette, qu'il est venu quelqu'un de Paris pour Monsieur Lucidor? Lisette. - Oui, Ă ce que j'ai su. AngĂ©lique. - Dit-on que ce soit pour l'emmener Ă Paris qu'on est venu? Lisette. - C'est ce que je ne sais pas, Monsieur Lucidor ne m'en a rien appris. MaĂtre Blaise. - Il n'y a pas d'apparence, il veut auparavant vous marier dans l'opulence, Ă ce qu'il dit. AngĂ©lique. - Me marier, Monsieur Blaise, et Ă qui donc, s'il vous plaĂt? MaĂtre Blaise. - La personne n'a pas encore de nom. Lisette. - Il parle vraiment d'un trĂšs grand mariage; il s'agit d'un homme du monde, et il ne dit pas qui c'est, ni d'oĂÂč il viendra. AngĂ©lique, d'un air content et discret. - D'un homme du monde qu'il ne nomme pas! Lisette. - Je vous rapporte ses propres termes. AngĂ©lique. - Eh bien! je n'en suis pas inquiĂšte, on le connaĂtra tĂÂŽt ou tard. MaĂtre Blaise. - Ce n'est pas moi, toujours. AngĂ©lique. - Oh! je le crois bien, ce serait lĂ un beau mystĂšre, vous n'ĂÂȘtes qu'un homme des champs, vous. MaĂtre Blaise. - Stapendant j'ons mes prĂ©tentions itou, mais je ne me cache pas, je dis mon nom, je me montre, en publiant que je suis amoureux de vous, vous le savez bian. Lisette lĂšve les Ă©paules. AngĂ©lique. - Je l'avais oubliĂ©. MaĂtre Blaise. - Me velĂ pour vous en aviser derechef, vous souciez-vous un peu de ça, Mademoiselle AngĂ©lique? Lisette boude. AngĂ©lique. - HĂ©las! guĂšre. MaĂtre Blaise. - GuĂšre! C'est toujours queuque chose. Prenez-y garde, au moins, car je vais me douter, sans façon, que je vous plais. AngĂ©lique. - Je ne vous le conseille pas, Monsieur Blaise; car il me semble que non. MaĂtre Blaise. - Ah! bon ça; velĂ qui se comprend; c'est pourtant fĂÂącheux, voyez-vous, ça me chagraine; mais n'importe, ne vous gĂÂȘnez pas, je reviendrai tantĂÂŽt pour savoir si vous dĂ©sirez que j'en parle Ă Madame Argante, ou s'il faudra que je m'en taise; ruminez ça Ă part vous, et faites Ă votre guise, bonjour. Et Ă Lisette, Ă part. Que vous ĂÂȘtes avenante! Lisette, en colĂšre. - Quelle cervelle! ScĂšne VI Lisette, AngĂ©lique AngĂ©lique. - Heureusement, je ne crains pas son amour, quand il me demanderait Ă ma mĂšre, il n'en sera pas plus avancĂ©. Lisette. - Lui! c'est un conteur de sornettes qui ne convient pas Ă une fille comme vous. AngĂ©lique. - Je ne l'Ă©coute pas; mais dis-moi, Lisette, Monsieur Lucidor parle donc sĂ©rieusement d'un mari? Lisette. - Mais d'un mari distinguĂ©, d'un Ă©tablissement considĂ©rable. AngĂ©lique. - TrĂšs considĂ©rable, si c'est ce que je soupçonne. Lisette. - Et que soupçonnez-vous? AngĂ©lique. - Oh! je rougirais trop, si je me trompais! Lisette. - Ne serait-ce pas lui, par hasard, que vous vous imaginez ĂÂȘtre l'homme en question, tout grand seigneur qu'il est par ses richesses? AngĂ©lique. - Bon, lui! je ne sais pas seulement moi-mĂÂȘme ce que je veux dire, on rĂÂȘve, on promĂšne sa pensĂ©e, et puis c'est tout; on le verra, ce mari, je ne l'Ă©pouserai pas sans le voir. Lisette. - Quand ce ne serait qu'un de ses amis, ce serait toujours une grande affaire; Ă propos, il m'a recommandĂ© d'aller l'avertir quand vous seriez venue, et il m'attend dans l'allĂ©e. AngĂ©lique. - Eh! va donc; Ă quoi t'amuses-tu lĂ ? pardi, tu fais bien les commissions qu'on te donne, il n'y sera peut-ĂÂȘtre plus. Lisette. - Tenez, le voilĂ lui-mĂÂȘme. ScĂšne VII AngĂ©lique, Lucidor, Lisette Lucidor. - Y a-t-il longtemps que vous ĂÂȘtes ici, AngĂ©lique? AngĂ©lique. - Non, Monsieur, il n'y a qu'un moment que je sais que vous avez envie de me parler, et je la querellais de ne me l'avoir pas dit plus tĂÂŽt. Lucidor. - Oui, j'ai Ă vous entretenir d'une chose assez importante. Lisette. - Est-ce en secret? M'en irai-je? Lucidor. - Il n'y a pas de nĂ©cessitĂ© que vous restiez. AngĂ©lique. - Aussi bien je crois que ma mĂšre aura besoin d'elle. Lisette. - Je me retire donc. ScĂšne VIII Lucidor, AngĂ©lique Lucidor la regardant attentivement. AngĂ©lique, en riant. - A quoi songez-vous donc en me considĂ©rant si fort? Lucidor. - Je songe que vous embellissez tous les jours. AngĂ©lique. - Ce n'Ă©tait pas de mĂÂȘme quand vous Ă©tiez malade. A propos, je sais que vous aimez les fleurs, et je pensais Ă vous aussi en cueillant ce petit bouquet; tenez, Monsieur, prenez-le. Lucidor. - Je ne le prendrai que pour vous le rendre, j'aurai plus de plaisir Ă vous le voir. AngĂ©lique prend. - Et moi, Ă cette heure que je l'ai reçu, je l'aime mieux qu'auparavant. Lucidor. - Vous ne rĂ©pondez jamais rien que d'obligeant. AngĂ©lique. - Ah! cela est si aisĂ© avec de certaines personnes; mais que me voulez-vous donc? Lucidor. - Vous donner des tĂ©moignages de l'extrĂÂȘme amitiĂ© que j'ai pour vous, Ă condition qu'avant tout, vous m'instruirez de l'Ă©tat de votre coeur. AngĂ©lique. - HĂ©las! le compte en sera bientĂÂŽt fait! Je ne vous en dirai rien de nouveau; ĂÂŽtez notre amitiĂ© que vous savez bien, il n'y a rien dans mon coeur, que je sache, je n'y vois qu'elle. Lucidor. - Vos façons de parler me font tant de plaisir, que j'en oublie presque ce que j'ai Ă vous dire. AngĂ©lique. - Comment faire? Vous oublierez donc toujours, Ă moins que je ne me taise; je ne connais point d'autre secret. Lucidor. - Je n'aime point ce secret-lĂ ; mais poursuivons il n'y a encore environ que sept semaines que je suis ici. AngĂ©lique. - Y a-t-il tant que cela? Que le temps passe vite! AprĂšs? Lucidor. - Et je vois quelquefois bien des jeunes gens du pays qui vous font la cour; lequel de tous distinguez-vous parmi eux? Confiez-moi ce qui en est comme au meilleur ami que vous ayez. AngĂ©lique. - Je ne sais pas, Monsieur, pourquoi vous pensez que j'en distingue, des jeunes gens qui me font la cour; est-ce que je les remarque? est-ce que je les vois? Ils perdent donc bien leur temps. Lucidor. - Je vous crois, AngĂ©lique. AngĂ©lique. - Je ne me souciais d'aucun quand vous ĂÂȘtes venu ici, et je ne m'en soucie pas davantage depuis que vous y ĂÂȘtes, assurĂ©ment. Lucidor. - Etes-vous aussi indiffĂ©rente pour maĂtre Blaise, ce jeune fermier qui veut vous demander en mariage, Ă ce qu'il m'a dit? AngĂ©lique. - Il me demandera en ce qu'il lui plaira, mais, en un mot, tous ces gens-lĂ me dĂ©plaisent depuis le premier jusqu'au dernier, principalement lui, qui me reprochait, l'autre jour, que nous nous parlions trop souvent tous deux, comme s'il n'Ă©tait pas bien naturel de se plaire plus en votre compagnie qu'en la sienne; que cela est sot! Lucidor. - Si vous ne haĂÂŻssez pas de me parler, je vous le rends bien, ma chĂšre AngĂ©lique quand je ne vous vois pas, vous me manquez, et je vous cherche. AngĂ©lique. - Vous ne cherchez pas longtemps, car je reviens bien vite, et ne sors guĂšre. Lucidor. - Quand vous ĂÂȘtes revenue, je suis content. AngĂ©lique. - Et moi, je ne suis pas mĂ©lancolique. Lucidor. - Il est vrai, je vois avec joie que votre amitiĂ© rĂ©pond Ă la mienne. AngĂ©lique. - Oui, mais malheureusement vous n'ĂÂȘtes pas de notre village, et vous retournerez peut-ĂÂȘtre bientĂÂŽt Ă votre Paris, que je n'aime guĂšre. Si j'Ă©tais Ă votre place, il me viendrait plutĂÂŽt chercher que je n'irais le voir. Lucidor. - Eh! qu'importe que j'y retourne ou non, puisqu'il ne tiendra qu'Ă vous que nous y soyons tous deux? AngĂ©lique. - Tous deux, Monsieur Lucidor! Eh mais! contez-moi donc comme quoi. Lucidor. - C'est que je vous destine un mari qui y demeure. AngĂ©lique. - Est-il possible? Ah çà , ne me trompez pas, au moins, tout le coeur me bat; loge-t-il avec vous? Lucidor. - Oui, AngĂ©lique; nous sommes dans la mĂÂȘme maison. AngĂ©lique. - Ce n'est pas assez, je n'ose encore ĂÂȘtre bien aise en toute confiance. Quel homme est-ce? Lucidor. - Un homme trĂšs riche. AngĂ©lique. - Ce n'est pas lĂ le principal; aprĂšs. Lucidor. - Il est de mon ĂÂąge et de ma taille. AngĂ©lique. - Bon; c'est ce que je voulais savoir. Lucidor. - Nos caractĂšres se ressemblent, il pense comme moi. AngĂ©lique. - Toujours de mieux en mieux, que je l'aimerai! Lucidor. - C'est un homme tout aussi uni, tout aussi sans façon que je le suis. AngĂ©lique. - Je n'en veux point d'autre. Lucidor. - Qui n'a ni ambition, ni gloire, et qui n'exigera de celle qu'il Ă©pousera que son coeur. AngĂ©lique, riant. - Il l'aura, Monsieur Lucidor, il l'aura, il l'a dĂ©jĂ ; je l'aime autant que vous, ni plus ni moins. Lucidor. - Vous aurez le sien, AngĂ©lique, je vous en assure, je le connais; c'est tout comme s'il vous le disait lui-mĂÂȘme. AngĂ©lique. - Eh! sans doute, et moi je rĂ©ponds aussi comme s'il Ă©tait lĂ . Lucidor. - Ah! que de l'humeur dont il est, vous allez le rendre heureux! AngĂ©lique. - Ah! je vous promets bien qu'il ne sera pas heureux tout seul. Lucidor. - Adieu, ma chĂšre AngĂ©lique; il me tarde d'entretenir votre mĂšre et d'avoir son consentement. Le plaisir que me fait ce mariage ne me permet pas de diffĂ©rer davantage; mais avant que je vous quitte, acceptez de moi ce petit prĂ©sent de noce que j'ai droit de vous offrir, suivant l'usage, et en qualitĂ© d'ami; ce sont de petits bijoux que j'ai fait venir de Paris. AngĂ©lique. - Et moi je les prends, parce qu'ils y retourneront avec vous, et que nous y serons ensemble; mais il ne fallait point de bijoux, c'est votre amitiĂ© qui est le vĂ©ritable. Lucidor. - Adieu, belle AngĂ©lique; votre mari ne tardera pas Ă paraĂtre. AngĂ©lique. - Courez donc, afin qu'il vienne plus vite. ScĂšne IX AngĂ©lique, Lisette Lisette. - Eh bien! Mademoiselle, ĂÂȘtes-vous instruite? A qui vous marie-t-on? AngĂ©lique. - A lui, ma chĂšre Lisette, Ă lui-mĂÂȘme, et je l'attends. Lisette. - A lui, dites-vous? Et quel est donc cet homme qui s'appelle lui par excellence? Est-ce qu'il est ici? AngĂ©lique. - Eh! tu as dĂ» le rencontrer; il va trouver ma mĂšre. Lisette. - Je n'ai vu que Monsieur Lucidor, et ce n'est pas lui qui vous Ă©pouse. AngĂ©lique. - Eh! si fait, voilĂ vingt fois que je te le rĂ©pĂšte; si tu savais comme nous nous sommes parlĂ©, comme nous nous entendions bien sans qu'il ait dit C'est moi!, mais cela Ă©tait si clair, si clair, si agrĂ©able, si tendre!... Lisette. - Je ne l'aurais jamais imaginĂ©, mais le voici encore. ScĂšne X Lucidor, Frontin, Lisette, AngĂ©lique Lucidor. - Je reviens, belle AngĂ©lique; en allant chez votre mĂšre, j'ai trouvĂ© Monsieur qui arrivait, et j'ai cru qu'il n'y avait rien de plus pressĂ© que de vous l'amener; c'est lui, c'est ce mari pour qui vous ĂÂȘtes si favorablement prĂ©venue, et qui, par le rapport de nos caractĂšres, est en effet un autre moi-mĂÂȘme; il m'a apportĂ© aussi le portrait d'une jeune et jolie personne qu'on veut me faire Ă©pouser Ă Paris. Il le lui prĂ©sente. Jetez les yeux dessus comment le trouvez-vous? AngĂ©lique, d'un air mourant, le repousse. - Je ne m'y connais pas. Lucidor. - Adieu, je vous laisse ensemble, et je cours chez Madame Argante. Il s'approche d'elle. Etes-vous contente? AngĂ©lique, sans lui rĂ©pondre, tire la boĂte aux bijoux et la lui rend sans le regarder elle la met dans sa main; et il s'arrĂÂȘte comme surpris et sans la lui remettre, aprĂšs quoi il sort. ScĂšne XI AngĂ©lique, Frontin, Lisette AngĂ©lique reste immobile; Lisette tourne autour de Frontin avec surprise, et Frontin paraĂt embarrassĂ©. Frontin. - Mademoiselle, l'Ă©tonnante immobilitĂ© oĂÂč je vous vois intimide extrĂÂȘmement mon inclination naissante; vous me dĂ©couragez tout Ă fait, et je sens que je perds la parole. Lisette. - Mademoiselle est immobile, vous muet, et moi stupĂ©faite; j'ouvre les yeux, je regarde, et je n'y comprends rien. AngĂ©lique, tristement. - Lisette, qui est-ce qui l'aurait cru? Lisette. - Je ne le crois pas, moi qui le vois. Frontin. - Si la charmante AngĂ©lique daignait seulement jeter un regard sur moi, je crois que je ne lui ferais point de peur, et peut-ĂÂȘtre y reviendrait-elle on s'accoutume aisĂ©ment Ă me voir, j'en ai l'expĂ©rience, essayez-en. AngĂ©lique, sans le regarder. - Je ne saurais; ce sera pour une autre fois. Lisette, tenez compagnie Ă Monsieur, je lui demande pardon, je ne me sens pas bien; j'Ă©touffe, et je vais me retirer dans ma chambre. ScĂšne XII Lisette, Frontin Frontin, Ă part. - Mon mĂ©rite a manquĂ© son coup. Lisette, Ă part. - C'est Frontin, c'est lui-mĂÂȘme. Frontin, les premiers mots Ă part. - Voici le plus fort de ma besogne ici; m'amie, que dois-je conjecturer d'un aussi langoureux accueil? Elle ne rĂ©pond pas, et le regarde. Il continue. Eh bien! rĂ©pondez donc. Allez-vous me dire aussi que ce sera pour une autre fois? Lisette. - Monsieur, ne t'ai-je pas vu quelque part? Frontin. - Comment donc? Ne t'ai-je pas vu quelque part? Ce village-ci est bien familier. Lisette, Ă part les premiers mots. - Est-ce que je me tromperais? Monsieur, excusez-moi; mais n'avez-vous jamais Ă©tĂ© Ă Paris chez une Madame Dorman, oĂÂč j'Ă©tais? Frontin. - Qu'est-ce que c'est que Madame Dorman? Dans quel quartier? Lisette. - Du cĂÂŽtĂ© de la place Maubert, chez un marchand de cafĂ©, au second. Frontin. - Une place Maubert, une Madame Dorman, un second! Non, mon enfant, je ne connais point cela, et je prends toujours mon cafĂ© chez moi. Lisette. - Je ne dis plus mot, mais j'avoue que je vous ai pris pour Frontin, et il faut que je me fasse toute la violence du monde pour m'imaginer que ce n'est point lui. Frontin. - Frontin! mais c'est un nom de valet. Lisette. - Oui, Monsieur, et il m'a semblĂ© que c'Ă©tait toi... que c'Ă©tait vous, dis-je. Frontin. - Quoi! toujours des tu et des toi! Vous me lassez Ă la fin. Lisette. - J'ai tort, mais tu lui ressembles si fort!... Eh! Monsieur, pardon. Je retombe toujours; quoi! tout de bon, ce n'est pas toi... je veux dire, ce n'est pas vous? Frontin, riant. - Je crois que le plus court est d'en rire moi-mĂÂȘme; allez, ma fille, un homme moins raisonnable et de moindre Ă©toffe se fĂÂącherait; mais je suis trop au-dessus de votre mĂ©prise, et vous me divertiriez beaucoup, n'Ă©tait le dĂ©sagrĂ©ment qu'il y a d'avoir une physionomie commune avec ce coquin-lĂ . La nature pouvait se passer de lui donner le double de la mienne, et c'est un affront qu'elle m'a fait, mais ce n'est pas votre faute; parlons de votre maĂtresse. Lisette. - Oh! Monsieur, n'y ayez point de regret; celui pour qui je vous prenais est un garçon fort aimable, fort amusant, plein d'esprit et d'une trĂšs jolie figure. Frontin. - J'entends bien, la copie est parfaite. Lisette. - Si parfaite que je n'en reviens point, et tu serais le plus grand maraud... Monsieur, je me brouille encore, la ressemblance m'emporte. Frontin. - Ce n'est rien, je commence Ă m'y faire ce n'est pas Ă moi Ă qui vous parlez. Lisette. - Non, Monsieur, c'est Ă votre copie, et je voulais dire qu'il aurait grand tort de me tromper; car je voudrais de tout mon coeur que ce fĂ»t lui; je crois qu'il m'aimait, et je le regrette. Frontin. - Vous avez raison, il en valait bien la peine. Et Ă part. Que cela est flatteur! Lisette. - VoilĂ qui est bien particulier; Ă chaque fois que vous parlez, il me semble l'entendre. Frontin. - Vraiment, il n'y a rien lĂ de surprenant; dĂšs qu'on se ressemble, on a le mĂÂȘme son de voix, et volontiers les mĂÂȘmes inclinations; il vous aimait, dites-vous, et je ferais comme lui, sans l'extrĂÂȘme distance qui nous sĂ©pare. Lisette. - HĂ©las! je me rĂ©jouissais en croyant l'avoir retrouvĂ©. Frontin, Ă part le premier mot. - Oh?... Tant d'amour sera rĂ©compensĂ©, ma belle enfant, je vous le prĂ©dis; en attendant, vous ne perdrez pas tout, je m'intĂ©resse Ă vous et je vous rendrai service; ne vous mariez point sans me consulter. Lisette. - Je sais garder un secret; Monsieur, dites-moi si c'est toi... Frontin, en s'en allant. - Allons, vous abusez de ma bontĂ©; il est temps que je me retire. Et aprĂšs. Ouf, le rude assaut! ScĂšne XIII Lisette, un moment seule, MaĂtre Blaise Lisette. - Je m'y suis pris de toutes façons, et ce n'est pas lui sans doute, mais il n'y a jamais rien eu de pareil. Quand ce serait lui, au reste, MaĂtre Blaise est bien un autre parti, s'il m'aime. MaĂtre Blaise. - Eh bien! fillette, Ă quoi en suis-je avec AngĂ©lique? Lisette. - Au mĂÂȘme Ă©tat oĂÂč vous Ă©tiez tantĂÂŽt. MaĂtre Blaise, en riant. - Eh mais! tant pire, ma grande fille. Lisette. - Ne me direz-vous point ce que peut signifier le tant pis que vous dites en riant? MaĂtre Blaise. - C'est que je ris de tout, mon poulet. Lisette. - En tout cas, j'ai un avis Ă vous donner; c'est qu'AngĂ©lique ne paraĂt pas disposĂ©e Ă accepter le mari que Monsieur Lucidor lui destine, et qui est ici, et que si, dans ces circonstances, vous continuez Ă la rechercher, apparemment vous l'obtiendrez. MaĂtre Blaise, tristement. - Croyez-vous? Eh mais! tant mieux. Lisette. - Oh! vous m'impatientez avec vos tant mieux si tristes, vos tant pis si gaillards, et le tout en m'appelant ma grande fille et mon poulet; il faut, s'il vous plaĂt, que j'en aie le coeur net, Monsieur Blaise pour la derniĂšre fois, est-ce que vous m'aimez? MaĂtre Blaise. - Il n'y a pas encore de rĂ©ponse à ça. Lisette. - Vous vous moquez donc de moi? MaĂtre Blaise. - VelĂ une mauvaise pensĂ©e. Lisette. - Avez-vous toujours dessein de demander AngĂ©lique en mariage? MaĂtre Blaise. - Le micmac le requiert. Lisette. - Le micmac! Et si on vous la refuse, en serez-vous fĂÂąchĂ©? MaĂtre Blaise, riant. - Oui-da. Lisette. - En vĂ©ritĂ©, dans l'incertitude oĂÂč vous me tenez de vos sentiments, que voulez-vous que je rĂ©ponde aux douceurs que vous me dites? Mettez-vous Ă ma place. MaĂtre Blaise. - Boutez-vous Ă la mienne. Lisette. - Eh! quelle est-elle? car si vous ĂÂȘtes de bonne foi, si effectivement vous m'aimez... MaĂtre Blaise, riant. - Oui, je suppose... Lisette. - Vous jugez bien que je n'aurai pas le coeur ingrat. MaĂtre Blaise, riant. - HĂ©, hĂ©, hĂ©... Lorgnez-moi un peu, que je voie si ça est vrai. Lisette. - Qu'en ferez-vous? MaĂtre Blaise. - HĂ©, hĂ©... Je le garde. La gentille enfant, queu dommage de laisser ça dans la peine! Lisette. - Quelle obscuritĂ©! VoilĂ Madame Argante et Monsieur Lucidor; il est apparemment question du mariage d'AngĂ©lique avec l'amant qui lui est venu; la mĂšre voudra qu'elle l'Ă©pouse; et si elle obĂ©it, comme elle y sera peut-ĂÂȘtre obligĂ©e, il ne sera plus nĂ©cessaire que vous la demandiez; ainsi, retirez-vous, je vous prie. MaĂtre Blaise. - Oui, mais je sis d'obligation aussi de revenir voir ce qui en est, pour me comporter Ă l'avenant. Lisette, fĂÂąchĂ©e. - Encore! Oh! votre Ă©nigme est d'une impertinence qui m'indigne. MaĂtre Blaise, riant et s'en allant. - C'est pourtant douze mille francs qui vous fĂÂąchent. Lisette, le voyant aller. - Douze mille francs! OĂÂč va-t-il prendre ce qu'il dit lĂ ? Je commence Ă croire qu'il y a quelque motif Ă cela. ScĂšne XIV Madame Argante, Lucidor, Frontin, Lisette Madame Argante, en entrant, Ă Frontin. - Eh! Monsieur, ne vous rebutez point, il n'est pas possible qu'AngĂ©lique ne se rende, il n'est pas possible. A Lisette. Lisette, vous Ă©tiez prĂ©sente quand Monsieur a vu ma fille; est-il vrai qu'elle ne l'ait pas bien reçu? Qu'a-t-elle donc dit? Parlez; a-t-il lieu de se plaindre? Lisette. - Non, Madame, je ne me suis point aperçu de mauvaise rĂ©ception; il n'y a eu qu'un Ă©tonnement naturel Ă une jeune et honnĂÂȘte fille, qui se trouve, pour ainsi dire, mariĂ©e dans la minute; mais pour le peu que Madame la rassure, et s'en mĂÂȘle, il n'y aura pas la moindre difficultĂ©. Lucidor. - Lisette a raison, je pense comme elle. Madame Argante. - Eh! sans doute; elle est si jeune et si innocente! Frontin. - Madame, le mariage en impromptu Ă©tonne l'innocence, mais ne l'afflige pas, et votre fille est allĂ©e se trouver mal dans sa chambre. Madame Argante. - Vous verrez, Monsieur, vous verrez... Allez, Lisette, dites-lui que je lui ordonne de venir tout Ă l'heure. Amenez-la ici; partez. A Frontin. Il faut avoir la bontĂ© de lui pardonner ces premiers mouvements-lĂ , Monsieur, ce ne sera rien. Lisette part. Frontin. - Vous avez beau dire, on a eu tort de m'exposer Ă cette aventure-ci; il est fĂÂącheux Ă un galant homme, Ă qui tout Paris jette ses filles Ă la tĂÂȘte, et qui les refuse toutes, de venir lui-mĂÂȘme essuyer les dĂ©dains d'une jeune citoyenne de village, Ă qui on ne demande prĂ©cisĂ©ment que sa figure en mariage. Votre fille me convient fort; et je rends grĂÂąces Ă mon ami de l'avoir retenue; mais il fallait, en m'appelant, me tenir sa main si prĂÂȘte et si disposĂ©e que je n'eusse qu'Ă tendre la mienne pour la recevoir; point d'autre cĂ©rĂ©monie. Lucidor. - Je n'ai pas dĂ» deviner l'obstacle qui se prĂ©sente. Madame Argante. - Eh! Messieurs, un peu de patience; regardez-la, dans cette occasion-ci, comme un enfant. ScĂšne XV Lucidor, Frontin, AngĂ©lique, Lisette, Madame Argante Madame Argante. - Approchez, Mademoiselle, approchez, n'ĂÂȘtes-vous pas bien sensible Ă l'honneur que vous fait Monsieur, de venir vous Ă©pouser, malgrĂ© votre peu de fortune et la mĂ©diocritĂ© de votre Ă©tat? Frontin. - Rayons ce mot d'honneur, mon amour et ma galanterie le dĂ©sapprouvent. Madame Argante. - Non, Monsieur, je dis la chose comme elle est; rĂ©pondez, ma fille. AngĂ©lique. - Ma mĂšre... Madame Argante. - Vite donc! Frontin. - Point de ton d'autoritĂ©, sinon je reprends mes bottes et monte Ă cheval. A AngĂ©lique. Vous ne m'avez pas encore regardĂ©, fille aimable, vous n'avez point encore vu ma personne, vous la rebutez sans la connaĂtre; voyez-la pour la juger. AngĂ©lique. - Monsieur... Madame Argante. - Monsieur!... ma mĂšre! Levez la tĂÂȘte. Frontin. - Silence, maman, voilĂ une rĂ©ponse entamĂ©e. Lisette. - Vous ĂÂȘtes trop heureuse, Mademoiselle, il faut que vous soyez nĂ©e coiffĂ©e. AngĂ©lique, vivement. - En tout cas, je ne suis pas nĂ©e babillarde. Frontin. - Vous n'en ĂÂȘtes que plus rare; allons, Mademoiselle, reprenez haleine, et prononcez. Madame Argante. - Je dĂ©vore ma colĂšre. Lucidor. - Que je suis mortifiĂ©! Frontin, Ă AngĂ©lique. - Courage! encore un effort pour achever. AngĂ©lique. - Monsieur, je ne vous connais point. Frontin. - La connaissance est si tĂÂŽt faite en mariage, c'est un pays oĂÂč l'on va si vite... Madame Argante. - Comment? Ă©tourdie, ingrate que vous ĂÂȘtes! Frontin. - Ah! ah! Madame Argante, vous avez le dialogue d'une rudesse insoutenable. Madame Argante. - Je sors, je ne pourrais pas me retenir, mais je la dĂ©shĂ©rite, si elle continue de rĂ©pondre aussi mal aux obligations que nous vous avons, Messieurs. Depuis que Monsieur Lucidor est ici, son sĂ©jour n'a Ă©tĂ© marquĂ© pour nous que par des bienfaits; pour comble de bonheur, il procure Ă ma fille un mari tel qu'elle ne pouvait pas l'espĂ©rer, ni pour le bien, ni pour le rang, ni pour le mĂ©rite... Frontin. - Tout doux, appuyez lĂ©gĂšrement sur le dernier. Madame Argante, en s'en allant. - Et, merci de ma vie! qu'elle l'accepte, ou je la renonce. ScĂšne XVI Lucidor, Frontin, AngĂ©lique, Lisette Lisette. - En vĂ©ritĂ©, Mademoiselle, on ne saurait vous excuser; attendez-vous qu'il vienne un prince? Frontin. - Sans vanitĂ©, voici mon apprentissage; en fait de refus, je ne connaissais pas cet affront-lĂ . Lucidor. - Vous savez, belle AngĂ©lique, que je vous ai d'abord consultĂ© sur ce mariage; je n'y ai pensĂ© que par zĂšle pour vous, et vous m'en avez paru satisfaite. AngĂ©lique. - Oui, Monsieur, votre zĂšle est admirable, c'est la plus belle chose du monde, et j'ai tort, je suis une Ă©tourdie, mais laissez-moi dire. A cette heure que ma mĂšre n'y est plus, et que je suis un peu plus hardie, il est juste que je parle Ă mon tour, et je commence par vous, Lisette; c'est que je vous prie de vous taire, entendez-vous; il n'y a rien ici qui vous regarde; quand il vous viendra un mari, vous en ferez ce qu'il vous plaira, sans que je vous en demande compte, et je ne vous dirai point sottement, ni que vous ĂÂȘtes nĂ©e coiffĂ©e, ni que vous ĂÂȘtes trop heureuse, ni que vous attendez un prince, ni d'autres propos aussi ridicules que vous m'avez tenus, sans savoir ni quoi, ni qu'est-ce. Frontin. - Sur sa part, je devine la mienne. AngĂ©lique. - La vĂÂŽtre est toute prĂÂȘte, Monsieur. Vous ĂÂȘtes honnĂÂȘte homme, n'est-ce pas? Frontin. - C'est en quoi je brille. AngĂ©lique. - Vous ne voudrez pas causer du chagrin Ă une fille qui ne vous a jamais fait de mal, cela serait cruel et barbare. Frontin. - Je suis l'homme du monde le plus humain, vos pareilles en ont mille preuves. AngĂ©lique. - C'est bien fait, je vous dirai donc, Monsieur, que je serais mortifiĂ©e s'il fallait vous aimer, le coeur me le dit; on sent cela; non que vous ne soyez fort aimable, pourvu que ce ne soit pas moi qui vous aime; je ne finirai point de vous louer quand ce sera pour une autre; je vous prie de prendre en bonne part ce que je vous dis lĂ , j'y vais de tout mon coeur; ce n'est pas moi qui ai Ă©tĂ© vous chercher, une fois; je ne songeais pas Ă vous, et si je l'avais pu, il ne m'en aurait pas plus coĂ»tĂ© de vous crier Ne venez pas! que de vous dire Allez-vous-en. Frontin. - Comme vous me le dites? AngĂ©lique. - Oh! sans doute, et le plus tĂÂŽt sera le mieux. Mais que vous importe? Vous ne manquerez pas de filles; quand on est riche, on en a tant qu'on veut, Ă ce qu'on dit, au lieu que naturellement je n'aime pas l'argent; j'aimerais mieux en donner que d'en prendre; c'est lĂ mon humeur. Frontin. - Elle est bien opposĂ©e Ă la mienne; Ă quelle heure voulez-vous que je parte? AngĂ©lique. - Vous ĂÂȘtes bien honnĂÂȘte; quand il vous plaira, je ne vous retiens point, il est tard, Ă cette heure, mais il fera beau demain. Frontin, Ă Lucidor. - Mon grand ami, voilĂ ce qu'on appelle un congĂ© bien conditionnĂ©, et je le reçois, sauf vos conseils, qui me rĂ©gleront lĂ -dessus cependant; ainsi, belle ingrate, je diffĂšre encore mes derniers adieux. AngĂ©lique. - Quoi, Monsieur! ce n'est pas fait? Pardi! vous avez bon courage! Et quand il est parti. Votre ami n'a guĂšre de coeur, il me demande Ă quelle heure il partira, et il reste. ScĂšne XVII Lucidor, AngĂ©lique, Lisette Lucidor. - Il n'est pas si aisĂ© de vous quitter, AngĂ©lique; mais je vous dĂ©barrasserai de lui. Lisette. - Quelle perte! un homme qui lui faisait sa fortune! Lucidor. - Il y a des antipathies insurmontables; si AngĂ©lique est dans ce cas-lĂ , je ne m'Ă©tonne point de son refus, et je ne renonce pas au projet de l'Ă©tablir avantageusement. AngĂ©lique. - Eh, Monsieur! ne vous en mĂÂȘlez pas. Il y a des gens qui ne font que nous porter guignon. Lucidor. - Vous porter guignon, avec les intentions que j'ai! Et qu'avez-vous Ă reprocher Ă mon amitiĂ©? AngĂ©lique, Ă part. - Son amitiĂ©, le mĂ©chant homme! Lucidor. - Dites-moi de quoi vous vous plaignez. AngĂ©lique. - Moi, Monsieur, me plaindre! Eh! qui est-ce qui y songe? OĂÂč sont les reproches que je vous fais? Me voyez-vous fĂÂąchĂ©e? Je suis trĂšs contente de vous; vous en agissez on ne peut pas mieux; comment donc! vous m'offrez des maris tant que j'en voudrai; vous m'en faites venir de Paris sans que j'en demande y a-t-il rien lĂ de plus obligeant, de plus officieux? Il est vrai que je laisse lĂ tous vos mariages; mais aussi il ne faut pas croire, Ă cause de vos rares bontĂ©s, qu'on soit obligĂ©, vite et vite, de se donner au premier venu que vous attirerez de je ne sais oĂÂč, et qui arrivera tout bottĂ© pour m'Ă©pouser sur votre parole; il ne faut pas croire cela, je suis fort reconnaissante, mais je ne suis pas idiote. Lucidor. - Quoi que vous en disiez, vos discours ont une aigreur que je ne sais Ă quoi attribuer, et que je ne mĂ©rite point. Lisette. - Ah! j'en sais bien la cause, moi, si je voulais parler. AngĂ©lique. - Hem! Qu'est-ce que c'est que cette science que vous avez? Que veut-elle dire? Ecoutez, Lisette, je suis naturellement douce et bonne; un enfant a plus de malice que moi; mais si vous me fĂÂąchez, vous m'entendez bien? je vous promets de la rancune pour mille ans. Lucidor. - Si vous ne vous plaignez pas de moi, reprenez donc ce petit prĂ©sent que je vous avais fait, et que vous m'avez rendu sans me dire pourquoi. AngĂ©lique. - Pourquoi? C'est qu'il n'est pas juste que je l'aie. Le mari et les bijoux Ă©taient pour aller ensemble, et en rendant l'un, je rends l'autre. Vous voilĂ bien embarrassĂ©; gardez cela pour cette charmante beautĂ© dont on vous a apportĂ© le portrait. Lucidor. - Je lui en trouverai d'autres; reprenez ceux-ci. AngĂ©lique. - Oh! qu'elle garde tout, Monsieur, je les jetterais. Lisette. - Et moi je les ramasserai. Lucidor. - C'est-Ă -dire que vous ne voulez pas que je songe Ă vous marier, et que, malgrĂ© ce que vous m'avez dit tantĂÂŽt, il y a quelque amour secret dont vous me faites mystĂšre. AngĂ©lique. - Eh mais, cela se peut bien, oui, Monsieur, voilĂ ce que c'est, j'en ai pour un homme d'ici, et quand je n'en aurais pas, j'en prendrais tout exprĂšs demain pour avoir un mari Ă ma fantaisie. ScĂšne XVIII Lucidor, AngĂ©lique, Lisette, MaĂtre Blaise MaĂtre Blaise. - Je requiers la parmission d'interrompre, pour avoir la dĂ©claration de voute darniĂšre volontĂ©, Mademoiselle, retenez-vous voute amoureux nouviau venu? AngĂ©lique. - Non, laissez-moi. MaĂtre Blaise. - Me retenez-vous, moi? AngĂ©lique. - Non. MaĂtre Blaise. - Une fois, deux fois, me voulez-vous? AngĂ©lique. - L'insupportable homme! Lisette. - Etes-vous sourd, MaĂtre Blaise? Elle vous dit que non. MaĂtre Blaise, Ă Lisette, les premiers mots Ă part, et ne souriant. - Oui, ma mie. Ah çà , Monsieur, je vous prends Ă tĂ©moin comme quoi je l'aime, comme quoi alle me repousse, que, si elle ne me prend pas, c'est sa faute, et que ce n'est pas sur moi qu'il en faut jeter l'endosse. A Lisette, Ă part. Bonjour, poulet. Et puis Ă tous. Au demeurant, ça ne me surprend point; Mademoiselle AngĂ©lique en refuse deux, alle en refuserait trois; alle en refuserait un boissiau; il n'y en a qu'un qu'alle envie, tout le reste est du fretin pour alle, hormis Monsieur Lucidor, que j'ons devinĂ© drĂšs le commencement. AngĂ©lique, outrĂ©e. - Monsieur Lucidor! MaĂtre Blaise. - Li-mĂÂȘme, n'ons-je pas vu que vous pleuriez quand il fut malade, tant vous aviez peur qu'il ne devĂnt mort? Lucidor. - Je ne croirai jamais ce que vous dites lĂ ; AngĂ©lique pleurait par amitiĂ© pour moi? AngĂ©lique. - Comment, vous ne croirez pas! vous ne seriez pas un homme de bien de le croire. M'accuser d'aimer, Ă cause que je pleure; Ă cause que je donne des marques de bon coeur! eh mais! je pleure tous les malades que je vois, je pleure pour tout ce qui est en danger de mourir; si mon oiseau mourait devant moi, je pleurerais; dira-t-on que j'ai de l'amour pour lui? Lisette. - Passons, passons lĂ -dessus; car, Ă vous parler franchement, je l'ai cru de mĂÂȘme. AngĂ©lique. - Quoi! vous aussi, Lisette? Vous m'accablez, vous me dĂ©chirez. Eh! que vous ai-je fait? Quoi! un homme qui ne songe point Ă moi, qui veut me marier Ă tout le monde, et je l'aimerais, moi, qui ne pourrais pas le souffrir s'il m'aimait, moi qui ai de l'inclination pour un autre? J'ai donc le coeur bien bas, bien misĂ©rable; ah! que l'affront qu'on me fait m'est sensible! Lucidor. - Mais en vĂ©ritĂ©, AngĂ©lique, vous n'ĂÂȘtes pas raisonnable; ne voyez-vous pas que ce sont nos petites conversations qui ont donnĂ© lieu Ă cette folie qu'on a rĂÂȘvĂ©e, et qu'elle ne mĂ©rite pas votre attention? AngĂ©lique. - HĂ©las! Monsieur, c'est par discrĂ©tion que je ne vous ai pas dit ma pensĂ©e; mais je vous aime si peu, que, si je ne me retenais pas, je vous haĂÂŻrais, depuis ce mari que vous avez mandĂ© de Paris; oui, Monsieur, je vous haĂÂŻrais, je ne sais trop mĂÂȘme si je ne vous hais pas, je ne voudrais pas jurer que non, car j'avais de l'amitiĂ© pour vous, et je n'en ai plus; est-ce lĂ des dispositions pour aimer? Lucidor. - Je suis honteux de la douleur oĂÂč je vous vois, avez-vous besoin de vous dĂ©fendre, dĂšs que vous en aimez un autre, tout n'est-il pas dit? MaĂtre Blaise. - Un autre galant? Alle serait, morguĂ©! bian en peine de le montrer. AngĂ©lique. - En peine? Eh bien! puisqu'on m'obstine, c'est justement lui qui parle, cet indigne. Lucidor. - Je l'ai soupçonnĂ©. MaĂtre Blaise. - Moi! Lisette. - Bon! cela n'est pas vrai. AngĂ©lique. - Quoi! je ne sais pas l'inclination que j'ai? Oui, c'est lui, je vous dis que c'est lui! MaĂtre Blaise. - Ah! çà , Mademoiselle, ne badinons point; ça n'a ni rime ni raison. Par votre foi, est-ce ma personne qui vous a pris le coeur? AngĂ©lique. - Oh! je l'ai assez dit. Oui, c'est vous, malhonnĂÂȘte que vous ĂÂȘtes! Si vous ne m'en croyez pas, je ne m'en soucie guĂšre. MaĂtre Blaise. - Eh mais! jamais voute mĂšre n'y consentira. AngĂ©lique. - Vraiment, je le sais bien. MaĂtre Blaise. - Et pis, vous m'avez rebutĂ© d'abord, j'ai comptĂ© lĂ -dessus, moi, je me sis arrangĂ© autrement. AngĂ©lique. - Eh bien! ce sont vos affaires. MaĂtre Blaise. - On n'a pas un coeur qui va et qui vient comme une girouette faut ĂÂȘtre fille pour ça; on se fie Ă des refus. AngĂ©lique. - Oh! accommodez-vous, benĂÂȘt. MaĂtre Blaise. - Sans compter que je ne sis pas riche. Lucidor. - Ce n'est pas lĂ ce qui embarrassera, et j'aplanirai tout; puisque vous avez le bonheur d'ĂÂȘtre aimĂ©, MaĂtre Blaise, je donne vingt mille francs en faveur de ce mariage, je vais en porter la parole Ă Madame Argante, et je reviens dans le moment vous en rendre la rĂ©ponse. AngĂ©lique. - Comme on me persĂ©cute! Lucidor. - Adieu, AngĂ©lique, j'aurai enfin la satisfaction de vous avoir mariĂ©e selon votre coeur, quelque chose qu'il m'en coĂ»te. AngĂ©lique. - Je crois que cet homme-lĂ me fera mourir de chagrin. ScĂšne XIX MaĂtre Blaise, AngĂ©lique, Lisette Lisette. - Ce Monsieur Lucidor est un grand marieur de filles; Ă quoi vous dĂ©terminez-vous, MaĂtre Blaise? MaĂtre Blaise, aprĂšs avoir rĂÂȘvĂ©. - Je dis qu'ous ĂÂȘtes toujours bian jolie, mais que ces vingt mille francs vous font grand tort. Lisette. - Hum! le vilain procĂ©dĂ©! AngĂ©lique, d'un air languissant. - Est-ce que vous aviez quelque dessein pour elle? MaĂtre Blaise. - Oui, je n'en fais pas le fin. AngĂ©lique, languissante. - Sur ce pied-lĂ , vous ne m'aimez pas. MaĂtre Blaise. - Si fait da ça m'avait un peu quittĂ©, mais je vous r'aime chĂšrement Ă cette heure. AngĂ©lique, toujours languissante. - A cause des vingt mille francs? MaĂtre Blaise. - A cause de vous, et pour l'amour d'eux. AngĂ©lique. - Vous avez donc intention de les recevoir? MaĂtre Blaise. - ParguĂ©! A voute avis? AngĂ©lique. - Et moi je vous dĂ©clare que, si vous les prenez, que je ne veux point de vous. MaĂtre Blaise. - En veci bian d'un autre! AngĂ©lique. - Il y aurait trop de lĂÂąchetĂ© Ă vous de prendre de l'argent d'un homme qui a voulu me marier Ă un autre, qui m'a offensĂ©e en particulier en croyant que je l'aimais, et qu'on dit que j'aime moi-mĂÂȘme. Lisette. - Mademoiselle a raison; j'approuve tout Ă fait ce qu'elle dit lĂ . MaĂtre Blaise. - Mais acoutez donc le bon sens, si je ne prends pas les vingt mille francs, vous me pardrez, vous ne m'aurez point, voute mĂšre ne voura point de moi. AngĂ©lique. - Eh bien! si elle ne veut point de vous, je vous laisserai. MaĂtre Blaise, inquiet. - Est-ce votre dernier mot? AngĂ©lique. - Je ne changerai jamais. MaĂtre Blaise. - Ah! me velĂ biau garçon. ScĂšne XX Lucidor, MaĂtre Blaise, AngĂ©lique, Lisette Lucidor. - Votre mĂšre consent Ă tout, belle AngĂ©lique j'en ai sa parole, et votre mariage avec MaĂtre Blaise est conclu, moyennant les vingt mille francs que je donne. Ainsi vous n'avez qu'Ă venir tous deux l'en remercier. MaĂtre Blaise. - Point du tout; il y a un autre vartigo qui la tiant; elle a de l'aversion pour le magot de vingt mille francs, Ă cause de vous qui les dĂ©livrez alle ne veut point de moi si je les prends, et je veux du magot avec alle. AngĂ©lique, s'en allant. - Et moi je ne veux plus de qui que ce soit au monde. Lucidor. - ArrĂÂȘtez, de grĂÂące, chĂšre AngĂ©lique. Laissez-nous, vous autres. MaĂtre Blaise, prenant Lisette sous le bras, Ă Lucidor. - Noute premier marchĂ© tiant-il toujours? Lucidor. - Oui, je vous le garantis. MaĂtre Blaise. - Que le ciel vous conserve en joie; je vous fiance donc fillette. ScĂšne XXI Lucidor, AngĂ©lique Lucidor. - Vous pleurez, AngĂ©lique? AngĂ©lique. - C'est que ma mĂšre sera fĂÂąchĂ©e, et puis j'ai eu assez de confusion pour cela. Lucidor. - A l'Ă©gard de votre mĂšre, ne vous en inquiĂ©tez pas, je la calmerai; mais me laisserez-vous la douleur de n'avoir pu vous rendre heureuse? AngĂ©lique. - Oh! voilĂ qui est fini; je ne veux rien d'un homme qui m'a donnĂ© le renom que je l'aimais toute seule. Lucidor. - Je ne suis point l'auteur des idĂ©es qu'on a eu lĂ -dessus. AngĂ©lique. - On ne m'a point entendue me vanter que vous m'aimiez, quoique je l'eusse pu croire aussi bien que vous, aprĂšs toutes les amitiĂ©s et toutes les maniĂšres que vous avez eues pour moi, depuis que vous ĂÂȘtes ici, je n'ai pourtant pas abusĂ© de cela; vous n'en avez pas agi de mĂÂȘme, et je suis la dupe de ma bonne foi. Lucidor. - Quand vous auriez pensĂ© que je vous aimais, quand vous m'auriez cru pĂ©nĂ©trĂ© de l'amour le plus tendre, vous ne vous seriez pas trompĂ©e. AngĂ©lique ici redouble ses pleurs et sanglote davantage. Lucidor continue. Et pour achever de vous ouvrir mon coeur, je vous avoue que je vous adore, AngĂ©lique. AngĂ©lique. - Je n'en sais rien; mais si jamais je viens Ă aimer quelqu'un, ce ne sera pas moi qui lui chercherai des filles en mariage, je le laisserai plutĂÂŽt mourir garçon. Lucidor. - HĂ©las! AngĂ©lique, sans la haine que vous m'avez dĂ©clarĂ©e, et qui m'a paru si vraie, si naturelle, j'allais me proposer moi-mĂÂȘme. Lucidor revenant. Mais qu'avez-vous donc encore Ă soupirer? AngĂ©lique. - Vous dites que je vous hais, n'ai-je pas raison? Quand il n'y aurait que ce portrait de Paris qui est dans votre poche. Lucidor. - Ce portrait n'est qu'une feinte; c'est celui d'une soeur que j'ai. AngĂ©lique. - Je ne pouvais pas deviner. Lucidor. - Le voici, AngĂ©lique; et je vous le donne. AngĂ©lique. - Qu'en ferai-je, si vous n'y ĂÂȘtes plus? un portrait ne guĂ©rit de rien. Lucidor. - Et si je restais, si je vous demandais votre main, si nous ne nous quittions de la vie? AngĂ©lique. - VoilĂ du moins ce qu'on appelle parler, cela. Lucidor. - Vous m'aimez donc? AngĂ©lique. - Ai-je jamais fait autre chose? Lucidor, se mettant tout Ă fait Ă genoux. - Vous me transportez, AngĂ©lique. ScĂšne XXII et derniĂšre Tous les acteurs qui arrivent avec Madame Argante Madame Argante. - Eh! bien! Monsieur; mais que vois-je? Vous ĂÂȘtes aux genoux de ma fille, je pense? Lucidor. - Oui Madame, et je l'Ă©pouse dĂšs aujourd'hui, si vous y consentez. Madame Argante, charmĂ©e. - Vraiment, que de reste, Monsieur, c'est bien de l'honneur Ă nous tous, et il ne manquera rien Ă la joie oĂÂč je suis, si Monsieur montrant Frontin, qui est votre ami, demeure aussi le nĂÂŽtre. Frontin. - Je suis de si bonne composition, que ce sera moi qui vous verserai Ă boire Ă table. A Lisette. Ma reine, puisque vous aimiez tant Frontin, et que je lui ressemble, j'ai envie de l'ĂÂȘtre. Lisette. - Ah! coquin, je t'entends bien, mais tu l'es trop tard. MaĂtre Blaise. - Je ne pouvons nous quitter, il y a douze mille francs qui nous suivent. Madame Argante. - Que signifie donc cela? Lucidor. - Je vous l'expliquerai tout Ă l'heure; qu'on fasse venir les violons du village, et que la journĂ©e finisse par des danses. Divertissement Vaudeville Madame Argante. Maris jaloux, tendres amants, Dormez sur la foi des serments, Qu'aucun soupçon ne vous Ă©meuve; Croyez l'objet de vos amours, Car on ne gagne pas toujours A la mettre Ă l'Ă©preuve. Avoir le coeur de son mari, Qu'il tienne lieu d'un favori, Quel bonheur d'en fournir la preuve! Blaise me donne du souci; Mais en revanche, Dieu merci, Je le mets Ă l'Ă©preuve. Vous qui courez aprĂšs l'hymen, Pour Ă©loigner tout examen, Prenez toujours fille pour veuve; Si l'amour trompe en ce moment, C'est du moins agrĂ©ablement Quelle charmante Ă©preuve! MaĂtre Blaise. Que Mathuraine ait de l'humeur, Et qu'al me refuse son coeur, Qu'il vente, qu'il tonne ou qu'il pleuve, Que le froid gĂšle notre vin, Je n'en prenons point de chagrin, Je somme Ă toute Ă©preuve. Vous qui tenez dans vos filets Chaque jour de nouveaux objets, Soit fille, soit femme, soit veuve, Vous croyez prendre, et l'on vous prend. Gardez-vous d'un coeur qui se rend A la premiĂšre Ă©preuve. AngĂ©lique. Ah! que l'hymen paraĂt charmant Quand l'Ă©poux est toujours amant! Mais jusqu'ici la chose est neuve Que l'on verrait peu de maris, Si le sort nous avait permis De les prendre Ă l'Ă©preuve! La CommĂšre Acteurs ComĂ©die en un acte pour les comĂ©diens Italiens par M. De Marivaux 1741 Acteurs La vallĂ©e. Monsieur Remy. Monsieur Thibaut et son confrĂšre, notaires. Le neveu de mademoiselle Habert. Madame Alain. Mademoiselle Habert. Agathe. Javotte La scĂšne est Ă Paris chez Madame Alain. ScĂšne I La VallĂ©e, Mademoiselle Habert La VallĂ©e. - Entrons dans cette salle. Puisqu'on dit que Madame Alain va revenir, ce n'est pas la peine de remonter chez vous pour redescendre aprĂšs; nous n'avons qu'Ă l'attendre ici en devisant. Mademoiselle Habert. - Je le veux bien. La VallĂ©e. - Que j'ai de contentement quand je vous regarde! Que je suis aise! On dit que l'on meurt de joie; cela n'est pas vrai, puisque me voilĂ . Et si je me rĂ©jouis tant de notre mariage, ce n'est pas Ă cause du bien que vous avez et de celui que je n'ai pas, au moins. De belles et bonnes rentes sont bonnes, je ne dis pas que non, et on aime toujours Ă avoir de quoi; mais tout cela n'est rien en comparaison de votre personne. Quel bijou! Mademoiselle Habert. - Il est donc bien vrai que vous m'aimez un peu, La VallĂ©e? La VallĂ©e. - Un peu, Mademoiselle? LĂ , de bonne foi, regardez-moi dans l'oeil pour voir si c'est un peu. Mademoiselle Habert. - HĂ©las! Ce me fait quelquefois douter de votre tendresse, c'est l'inĂ©galitĂ© de nos ĂÂąges. La VallĂ©e. - Mais votre ĂÂąge, oĂÂč le mettez-vous donc? Ce n'est pas sur votre visage; est-ce qu'il est votre cadet? Mademoiselle Habert. - Je ne dis pas que je sois bien ĂÂągĂ©e; je serais encore assez bonne pour un autre. La VallĂ©e. - Eh bien, c'est moi qui suis l'autre. Au surplus, chacun a son tour pour venir au monde; l'un arrive le matin et l'autre le soir, et puis on se rencontre sans se demander depuis quand on y est. Mademoiselle Habert. - Vous voyez ce que je fais pour vous, mon cher enfant. La VallĂ©e. - Pardi, je vois des bontĂ©s qui sont des merveilles! Je vois que vous avez levĂ© un habit qui me fait brave comme un marquis; je vois que je m'appelais Jacob quand nous nous sommes connus, et que depuis quinze jours vous avez eu l'invention de m'appeler votre cousin, Monsieur de la VallĂ©e. Est-ce que cela n'est pas admirable? Mademoiselle Habert. - Je me suis sĂ©parĂ©e d'une soeur avec qui je vivais depuis plus de vingt-cinq ans dans l'union la plus parfaite, et je brave les reproches de toute ma famille, qui ne me pardonnera jamais notre mariage quand elle le saura. La VallĂ©e. - Vraiment, que n'avez-vous point fait! Je ne savais pas la civilitĂ© du monde, par exemple, et Ă cette heure, par votre moyen, je suis poli, j'ai des maniĂšres. Je profĂ©rais des paroles rustiques, au lieu qu'Ă prĂ©sent. je dis des mots dĂ©licats on me prendrait pour un livre. Cela n'est-il pas bien gracieux? Mademoiselle Habert. - Ce n'est pas votre bien qui me dĂ©termine. La VallĂ©e. - Ce n'est pas ma condition non plus. Finalement, je vous dois mon nom, ma braverie, ma parentĂ©, mon beau langage, ma politesse, ma bonne mine; et puis vous m'allez prendre pour votre homme comme si j'Ă©tais un bourgeois de Paris. Mademoiselle Habert. - Dites que je vous Ă©pouse, La VallĂ©e, et non pas que je vous prends pour mon homme; cette façon de parler ne vaut rien. La VallĂ©e. - Pardi, grand merci, cousine! Je vous fais bien excuse, Mademoiselle oui, vous m'Ă©pousez. Quel plaisir! Vous me donnez votre coeur qui en vaut quatre comme le mien. Mademoiselle Habert. - Si vous m'aimez, je suis assez payĂ©e. La VallĂ©e. - Je paie tant que je puis, sans compter, et je n'y Ă©pargne rien. Mademoiselle Habert. - Je vous crois; mais pourquoi regardez-vous tant Agathe, lorsqu'elle est avec nous? La VallĂ©e. - La fille de Madame Alain? Bon, c'est qu'elle m'agace! Elle a peut-ĂÂȘtre envie que je lui en conte et n'ose pas lui dire que je suis retenu. Mademoiselle Habert. - La petite sotte! La VallĂ©e. - Eh! Pardi, est-ce que la mĂšre ne va pas toujours disant que je suis beau garçon? Mademoiselle Habert. - Oh! Pour la mĂšre, elle ne m'inquiĂšte pas, toute rĂ©jouie qu'elle est, et je suis persuadĂ©e , aprĂšs toute l'amitiĂ© qu'elle me tĂ©moigne, que je ne risque rien Ă lui confier mon dessein. A qui le confierais-je, d'ailleurs? il ne serait pas prudent d'en parler aux gens qui me connaissent. Je ne veux pas qu'on sache qui je suis, et il n'y a que Madame Alain Ă qui nous puissions nous adresser. Mais elle n'arrive point. Je me rappelle que j'ai un ordre Ă donner pour le repas de ce soir, et je remonte. Restez ici; prĂ©venez-la toujours, quand elle sera venue; je redescends bientĂÂŽt. La VallĂ©e. - Oui, ma bonne parente, afin que le parent vous revoie plus vite. Etes-vous revenue? Il lui baise la main. ScĂšne II La VallĂ©e, Agathe La VallĂ©e. - Cette fille-lĂ m'adore. Elle se meurt pour ma jeunesse. Et voilĂ ma fortune faite. Agathe. - Oh! C'est vous, Monsieur de la VallĂ©e. Vous avez l'air bien gai; qu'avez-vous donc? La VallĂ©e. - Ce que j'ai, Mademoiselle Agathe? C'est que je vous vois. Agathe. - Oui-da. Il me semble en effet depuis que nous nous connaissons, que vous aimez assez Ă me voir. La VallĂ©e. - Oh! vous avez raison, Mademoiselle Agathe, j'aime cela tout Ă fait. Mais vous parlez de mon oeil gai. C'est le vĂÂŽtre qui est gaillard. Quelle prunelle! d'oĂÂč cela vient-il? Agathe . - Apparemment de ce que je vous vois aussi. La VallĂ©e. - Tout de bon? vraiment tant mieux. Est-ce que par hasard je vous plais un peu, Mademoiselle Agathe? Agathe . - Dites, qu'en pensez-vous, Monsieur de la VallĂ©e? La VallĂ©e. - Eh mais, je crois que j'ai opinion que oui, Mademoiselle Agathe. Agathe . - Nous sommes tous deux du mĂÂȘme avis. La VallĂ©e. - Tous deux! la jolie parole! OĂÂč est-ce qu'est votre petite main que je l'en remercie? Qui est-ce qui pourrait s'empĂÂȘcher de prendre cela en passant? Agathe. - Je n'ai jamais permis Ă Monsieur Dumont de me baiser la main au moins, quoiqu'il m'aime bien. La VallĂ©e. - C'est signe que vous m'aimez mieux que lui, mon mouton. Agathe. - Quelle diffĂ©rence! La VallĂ©e. - Tout le monde est amoureux de moi. Je la baiserai donc encore si je veux. Agathe. - Eh! vous venez de l'avoir. Parlez Ă ma mĂšre si vous voulez l'avoir tant que vous voudrez. La VallĂ©e. - Vraiment il faut bien que je lui parle aussi, je l'attends. Agathe. - Vous l'attendez? La VallĂ©e. - Je viens exprĂšs. Agathe. - Vous faites fort bien, car Monsieur Dumont y songe. Heureusement, la voilĂ qui arrive. Ma mĂšre, Monsieur de la VallĂ©e vous demande. Il a Ă vous entretenir de mariage, et votre volontĂ© sera la mienne. Adieu, Monsieur. ScĂšne III La VallĂ©e, Madame Alain Madame Alain. - Dites-moi donc, gros garçon, qu'est-ce qu'elle me conte lĂ ? Que souhaitez-vous? La VallĂ©e. - Discourir, comme elle vous le dit, d'amour et de mariage. Madame Alain. - Ah! ah! Je ne croyais pas que vous songiez Ă Agathe; je me serais imaginĂ© autre chose. La VallĂ©e. - Ce n'est pas Ă elle non plus; c'est le mot de mariage qui l'abuse. Madame Alain. - Voyez-vous cette petite fille! Sans doute qu'elle ne vous hait pas; elle fait comme sa mĂšre. La VallĂ©e, Ă part. - Encore une amoureuse; mon mĂ©rite ne finit point. A Madame Alain. Non, je ne pense pas Ă elle. Madame Alain. - Et c'est un entretien d'amour et de mariage? Oh! j'y suis! Je vous entends Ă cette heure! La VallĂ©e. - Et encore qu'entendez-vous, Madame Alain? Madame Alain. - Eh! Pardi, mon enfant, j'entends ce que votre mĂ©rite m'a toujours fait comprendre. Il n'y a rien de si clair. Vous avez tant dit que mon humeur et mes maniĂšres vous revenaient, vous ĂÂȘtes toujours si folĂÂątre autour de moi que cela s'entend de reste. La VallĂ©e, Ă part. - Autour d'elle?... Madame Alain. - Je me suis bien doutĂ©e que vous m'en vouliez et je n'en suis pas fĂÂąchĂ©e. La VallĂ©e. - Pour ce qui est dans le cas de vous en vouloir, il est vrai... que vous vous portez si bien, que vous ĂÂȘtes si fraĂche... Madame Alain. - Eh! Qu'aurais-je pour ne l'ĂÂȘtre pas! Je n'ai que trente-cinq ans, mon fils. J'ai Ă©tĂ© mariĂ©e Ă quinze ma fille est presque aussi vieille que moi; j'ai encore ma mĂšre, qui a la sienne. La VallĂ©e. - Vous n'ĂÂȘtes qu'un enfant qui a grandi. Madame Alain. - Et cet enfant vous plaĂt, n'est-ce pas? Parlez hardiment. La VallĂ©e, Ă part. - Quelle vision! A Madame Alain. Oui-da. A part. Comment lui dire non? Madame Alain. - Je suis franche et je vous avoue que vous ĂÂȘtes fort Ă mon grĂ© aussi; ne vous en ĂÂȘtes-vous pas aperçu? La VallĂ©e. - Hem! hem! Par-ci, par-lĂ Madame Alain. - Je le crois bien. Si vous aviez seulement dix ans de plus, cependant, tout n'en irait que mieux; car vous ĂÂȘtes bien jeune. Quel ĂÂąge avez-vous? La VallĂ©e. - Pas encore vingt ans. Je ne les aurai que demain matin. Madame Alain. - Oh! Ne vous pressez pas; je m'en accommode comme ils sont; ils ne me font pas plus de peur aujourd'hui qu'ils ne m'en feront demain; et aprĂšs tout, un mari de vingt ans avec une veuve de trente-cinq vont bien ensemble, fort bien; ce n'est pas lĂ l'embarras, surtout avec un mari aussi bien fait que vous et d'un caractĂšre aussi doux. La VallĂ©e. - Oh! point du tout, vous m'excuserez! Madame Alain. - TrĂšs bien fait, vous dis-je, et trĂšs aimable. La VallĂ©e. - ArrĂÂȘtez-vous donc, Madame Alain; ne prenez pas la peine de me louer, il y aura trop Ă rabattre, en vĂ©ritĂ©, vous me confondez. Je ne sais plus comment faire avec elle. Madame Alain. - Voyez cette modestie! Allons, je ne dis plus mot. Ah ça! arrangeons-nous, puisque vous m'aimez. Voyons. Ce n'est pas le tout que de se marier il faut faire une fin. A votre ĂÂąge, on est bien vivant; vous avez l'air de l'ĂÂȘtre plus qu'un autre, et je ne le suis pas mal aussi, moi qui vous parle. La VallĂ©e. - Oh! oui, trĂšs vivante! Madame Alain. - Ainsi nous voilĂ dĂ©jĂ deux en danger d'ĂÂȘtre bientĂÂŽt trois, peut-ĂÂȘtre quatre, peut-ĂÂȘtre cinq, que sait-on jusqu'oĂÂč peut aller une famille? Il est toujours bon d'en supposer plus que moins, n'est-ce pas? J'ai assez de bien de mon chef; j'ai ma mĂšre qui en a aussi, une grand-mĂšre qui n'en manque pas, un vieux parent dont j'hĂ©rite et qui en laissera; et pour peu que vous en ayez, on se soutient en prenant quelque charge; on roule. Qu'est-ce que c'est que vous avez de votre cĂÂŽtĂ©? La VallĂ©e. - Oh! Moi, je n'ai point de cĂÂŽtĂ©. Madame Alain. - Que voulez-vous dire par lĂ ? La VallĂ©e. - Que je n'ai rien. C'est moi qui suis tout mon bien. Madame Alain. - Quoi! Rien du tout? La VallĂ©e. - Non. Rien que des frĂšres et des soeurs. Madame Alain. - Rien, mon fils, mais ce n'est pas assez. La VallĂ©e. - Je n'en ai pourtant pas davantage; vous en contentez-vous, Madame Alain? Madame Alain. - En vĂ©ritĂ©, il n'y a pas moyen, mon garçon; il n'y a pas moyen. La VallĂ©e. - C'est ce que je voulais savoir avant de m'aviser, car pour vous aimer, ce serait besogne faite. Madame Alain. - C'est dommage; j'ai grand regret Ă vos vingt ans, mais rien, que fait-on de rien? Est-ce que vous n'avez pas au moins quelque hĂ©ritage? La VallĂ©e. - Oh! si fait. J'ai sept ou huit parents robustes et en bonne santĂ©, dont j'aurai infailliblement la succession quand ils seront morts. Madame Alain. - Il faudrait une furieuse mortalitĂ©, Monsieur de la VallĂ©e, et cela sera bien long Ă mourir, Ă moins qu'on ne les tue. Est-ce que cette demoiselle Habert, votre cousine qui vous aime tant, ne pourrait pas vous avancer quelque chose? La VallĂ©e. - Vraiment, elle m'avancera de reste, puisqu'elle veut m'Ă©pouser. Madame Alain. - Hem! Dites-vous pas que votre cousine vous Ă©pouse? La VallĂ©e. - HĂ© oui! Je vous l'apprends, et c'est de quoi elle a Ă vous entretenir. N'allez pas lui dire que je vous donnais la prĂ©fĂ©rence, elle est jalouse, et vous me feriez tort. Madame Alain. - Moi, lui dire! Ah! mon ami, est-ce que je dis quelque chose? Est-ce que je suis une femme qui parle? Madame Alain, parler? Madame Alain, qui voit tout, qui sait tout et ne dit mot! La VallĂ©e. - Qu'il est beau d'ĂÂȘtre si rare! Madame Alain. - Pardi, allez! je ferais bien d'autres vacarmes si je voulais. J'ai bien autre chose Ă cacher que votre amour. Vous vĂtes encore hier Madame Remy ici. Je n'aurais donc qu'Ă lui dire que son mari m'en conte, sans qu'il y gagne; Ă telles enseignes que je reçus l'autre jour Ă mon adresse une belle et bonne Ă©toffe bien empaquetĂ©e qui arriva de la part de personne, et que je ne sus qui venait de lui qu'aprĂšs qu'elle a Ă©tĂ© coupĂ©e, ce qui m'a obligĂ©e de la garder. Et ce n'Ă©tait pas ma faute; mais je n'en ai jamais dit le mot Ă personne, et ce n'est pas mĂÂȘme pour vous l'apprendre que je le dis, c'est seulement pour vous montrer qu'on sait se taire. La VallĂ©e. - Vertuchou! quelle discrĂ©tion! Madame Alain. - Demeurez en repos. Mais parlez donc, Monsieur de la VallĂ©e, vous qui m'aimez tant, vous aimez lĂ une fille bien ancienne, entre nous. Que je vous plains! ce que c'est de n'avoir rien! la vieille folle! La VallĂ©e. - Motus! La voilĂ , prenez garde Ă ce que vous direz. Madame Alain. - Ne craignez rien. ScĂšne IV La VallĂ©e, Madame Alain, Mademoiselle Habert Mademoiselle Habert. - Bonjour, Madame. Madame Alain. - Je suis votre servante, Mademoiselle. J'apprends lĂ une nouvelle qui me fait plaisir; on dit que vous vous mariez. Mademoiselle Habert. - Doucement, ne parlez pas si haut; il ne faut pas qu'on le sache. Madame Alain. - C'est donc un secret? Mademoiselle Habert. - Sans doute; est-ce que Monsieur de la VallĂ©e ne vous l'a pas dit? La VallĂ©e. - Je n'ai pas eu le temps. Madame Alain. - Nous commencions je ne sais encore rien de rien mais je parlerai bas. Eh bien! contez-moi vos petites affaires de coeur. Vous vous aimez donc, que cela est plaisant! Mademoiselle Habert. - Que trouvez-vous de si plaisant Ă ce mariage, Madame? Madame Alain. - Je n'y trouve rien. Au contraire, je l'approuve, je l'aime. Il me divertit, j'en ai de la joie. Que voulez-vous que j'y trouve, moi? Qu'y a-t-il Ă dire? Vous aimez ce garçon c'est bien fait. S'il n'a que vingt ans, ce n'est pas votre faute, vous le prenez comme il est; dans dix il en aura trente et vous dix de plus, mais qu'importe! On a de l'amour; on se contente; on se marie Ă l'ĂÂąge qu'on a; si je pouvais vous ĂÂŽter les trois quarts du vĂÂŽtre, vous seriez bientĂÂŽt du sien. Mademoiselle Habert. - Qu'appelez-vous du sien? RĂÂȘvez-vous, Madame Alain? Savez-vous que je n'ai que quarante ans tout au plus? Madame Alain. - Calmez-vous! C'est qu'on s'y mĂ©prend Ă la mine qu'ils vous donnent. La VallĂ©e. - Vous vous moquez! On les prendrait pour des annĂ©es de six mois. Finissez donc! Madame Alain. - De quoi se fĂÂąche-t-elle? Mademoiselle Habert sait que je l'aime. Allons, ma chĂšre amie, un peu de gaietĂ©! Vous ĂÂȘtes toujours sur le qui-vive. Eh! Mort de ma vie, en valez-vous moins pour ĂÂȘtre un peu mĂ»re? Voyez comme elle s'est soutenue, elle est plus blanche, plus droite! La VallĂ©e. - Elle a des yeux, un teint... Madame Alain. - Ah! le fripon, comme il en dĂ©bite! Revenons. Vous l'Ă©pousez; aprĂšs, que faut-il que je fasse? Mademoiselle Habert. - Personne ne viendra-t-il nous interrompre? Madame Alain. - Attendez; je vais y mettre bon ordre. Javotte! Javotte! Mademoiselle Habert. - Qu'allez-vous faire? Madame Alain. - Laissez, laissez! C'est qu'on peut entrer ici Ă tout moment, et moyennant la prĂ©caution que je prends, il ne viendra personne. ScĂšne V Javotte, les acteurs prĂ©cĂ©dents Javotte. - Comme vous criez, Madame! On n'a pas le temps de vous rĂ©pondre. Que vous plaĂt-il? Madame Alain. - Si quelqu'un vient me demander, qu'on dise que je suis en affaire. Il faut que nous soyons seuls, Mademoiselle Habert a un secret de consĂ©quence Ă me dire. N'entrez point non plus sans que je vous appelle, entendez-vous? Javotte. - Pardi! je m'embarrasse bien du secret des autres; ne dirait-on pas que je suis curieuse? Madame Alain. - Marchez, marchez, raisonneuse! Mademoiselle Habert, Ă La VallĂ©e. - VoilĂ une sotte femme, Monsieur de la VallĂ©e. La VallĂ©e. - Oui, elle n'est pas assez prudente. ScĂšne VI Madame Alain, Mademoiselle Habert, La VallĂ©e Madame Alain. - Nous voilĂ tranquilles Ă cette heure. Mademoiselle Habert. - Eh ! Madame Alain, pour informer cette fille que j'ai une confidence Ă vous faire? Il ne fallait pas... Madame Alain. - Si fait vraiment. C'est afin qu'on ne vienne pas nous troubler. Pensez-vous qu'elle aille se douter de quelque chose? Eh bien, si vous avez la moindre inquiĂ©tude lĂ -dessus, il y a bon remĂšde; ne vous embarrassez pas. Javotte! HolĂ ! Mademoiselle Habert. - Quel est votre dessein? Pourquoi la rappeler? Madame Alain. - Je ne gĂÂąterai rien. ScĂšne VII Les prĂ©cĂ©dents, Javotte Javotte. - Encore! Que me voulez-vous donc, Madame? On ne fait qu'aller et venir ici. Qu'y a-t-il? Madame Alain. - Ecoutez-moi. Je me suis mal expliquĂ©e tout Ă l'heure. Ce n'est pas un secret que Mademoiselle veut m'apprendre; n'allez pas le croire et encore moins le dire. Ce que j'en fais n'est que pour ĂÂȘtre libre et non pas pour une confidence. Javotte. - Est-ce lĂ tout? Pardi! la peine d'autrui ne vous coĂ»te guĂšre. Est-ce moi qui suis la plus babillarde de la maison? Madame Alain. - Taisez-vous et faites attention Ă ce qu'on vous dit, sans tant de raisonnements. ScĂšne VIII Madame Alain, Mademoiselle Habert, La VallĂ©e Madame Alain. - Ah ça! vous devez avoir l'esprit en repos Ă prĂ©sent. VoilĂ tout raccommodĂ©. Mademoiselle Habert. - Soit. Mais ne raccommodez plus rien, je vous prie. J'ai besoin d'un extrĂÂȘme secret. Madame Alain. - Vous jouez de bonheur; une muette et moi, c'est tout un. J'ai les secrets de tout le monde. Hier au soir, le marchand qui est mon voisin me fit serrer dans ma salle basse je ne sais combien de marchandises de contrebande qui seraient confisquĂ©es si on le savait voyez si on me croit sĂ»re. Mademoiselle Habert. - Vous m'en donnez une Ă©trange preuve; pourquoi me le dire? Madame Alain. - L'Ă©trange fille! C'est pour vous rassurer. Mademoiselle Habert. - Quelle femme! Madame Alain. - Poursuivons. Il faut que je sois informĂ©e de tout de peur de surprise. Par quel motif cachez-vous votre mariage? Mademoiselle Habert. - C'est que je ne veux pas qu'une soeur que j'ai, et avec qui j'ai passĂ© toute ma vie, le sache. Madame Alain. - Fort bien. Je ne savais pas que vous aviez une soeur, par exemple. Cela est bon Ă savoir. S'il vient ici quelque femme vous demander, je commencerai par dire Etes-vous sa soeur ou non? Mademoiselle Habert. - Eh non! Madame. Vous devez absolument ignorer qui je suis. La VallĂ©e. - On vous demanderait Ă vous comment vous savez que cette chĂšre enfant a une soeur. Madame Alain. - Vous avez raison, j'ignore tout, je laisserai dire. Ou bien, je dirai Qu'est-ce que c'est que Mademoiselle Habert? Je ne connais point cela, moi, non plus que son cousin, Monsieur de la VallĂ©e. Mademoiselle Habert. - Quel cousin? Madame Alain. - Eh! lui que voilĂ . La VallĂ©e. - Eh! non; nous ne sommes pas trop cousins non plus, voyez-vous. Madame Alain. - Ah! oui-da. C'est que vous ne l'ĂÂȘtes pas du tout. La VallĂ©e. - Rien que par honnĂÂȘtetĂ©, depuis quinze jours et pour la commoditĂ© de se voir ici, sans qu'on en babille. Madame Alain. - Ah! j'entends. Point de cousins! Que cela est comique! Ce que c'est que l'amour! Cette chĂšre fille... Mais n'admirez-vous pas comme on se prĂ©vient? J'avais dĂ©jĂ trouvĂ© un air de famille entre vous deux. De bien loin, Ă la vĂ©ritĂ©, car ce sont des visages si diffĂ©rents! Parlons du reste. Qu'apprĂ©hendez-vous de votre soeur? Mademoiselle Habert. - Les reproches, les plaintes. La VallĂ©e. - Les caquets des uns, les remontrances des autres. Madame Alain. - Oui, oui! L'Ă©tonnement de tout le monde. Mademoiselle Habert. - J'apprĂ©henderais que par malice, par industrie, ou par autoritĂ© on ne mĂt opposition Ă mon mariage. La VallĂ©e. - On me percerait l'ĂÂąme. Madame Alain. - Oh! des oppositions, il y en aurait; on parlerait peut-ĂÂȘtre d'interdire. Mademoiselle Habert. - M'interdire, moi? En vertu de quoi? Madame Alain. - En vertu de quoi, ma fille? En vertu de ce qu'ils diront que vous faites une folie, que la tĂÂȘte vous baisse, que sais-je? Ce qu'on dit en pareil cas quand il y a un peu de sujet, et le sujet y est. Mademoiselle Habert. - Vous me prenez donc pour une folle. Madame Alain. - Eh non! ma mie. Je vous excuse, moi; je compatis Ă l'Ă©tat de votre coeur et vous ne m'entendez pas. C'est par amitiĂ© que je parle. Je sais bien que vous ĂÂȘtes sage. Je signerai que vous l'ĂÂȘtes. Je vous reconnais pour telle, mais pour preuve que vous ne l'ĂÂȘtes pas, ils apporteront vos amours, qu'ils traiteront de ridicules; votre dessein d'Ă©pouser qu'ils traiteront d'enfance; ils apporteront une quarantaine d'annĂ©es qui, malheureusement, en paraissent cinquante; ils allĂ©gueront son ĂÂąge Ă lui et mille mauvaises raisons que vous ĂÂȘtes en danger d'essuyer comme bonnes. Ecoutez-moi, est-ce que j'ai dessein de vous fĂÂącher? Ce n'est que par zĂšle, en un mot, que je vous Ă©pouvante. Mademoiselle Habert. - Elle est d'une maladresse, avec son zĂšle! La VallĂ©e. - Mais, Madame Alain, vous allĂ©guez l'ĂÂąge de ma cousine. Regardez-y Ă deux fois. OĂÂč voulez-vous qu'on le prenne? Madame Alain. - Sur le registre oĂÂč il est Ă©crit, mon petit bonhomme. Car vous m'impatientez, vous autres. On est pour vous et vous criez comme des troublĂ©s. Oui, je vous le soutiens, on dira que c'est la grand-mĂšre qui Ă©pouse le petit-fils, et par consĂ©quent radote. Vous n'ĂÂȘtes encore qu'au berceau par rapport Ă elle, afin que vous le sachiez; oui, au berceau, mon mignon, il est inutile de se flatter lĂ -dessus. La VallĂ©e. - Pas si mignon, Madame Alain, pas si mignon. Mademoiselle Habert. - Eh! de grĂÂące, Madame, laissons cette matiĂšre-lĂ , je vous en conjure. Toutes les contradictions viendraient uniquement de ce que Monsieur de la VallĂ©e est un cadet qui n'a point de bien... Madame Alain. - Le cadet me l'a dit point de bien. J'oubliais cet article. Mademoiselle Habert. - Viendraient aussi de ce que j'ai un neveu que ma soeur aime et qui compte sur ma succession. Madame Alain. - OĂÂč est le neveu qui ne compte pas? Il faut que le vĂÂŽtre se trompe et que Monsieur de la VallĂ©e ait tout. La VallĂ©e, montrant Mademoiselle Habert. - Oh! pour moi, voilĂ mon tout. Madame Alain. - D'accord, mais il n'y aura point de mal que le reste y tienne, Ă condition que vous le mĂ©riterez, Monsieur de la VallĂ©e. Traitez votre femme en bon mari, comme elle s'y attend; ne vous Ă©cartez point d'elle, et ne la nĂ©gligez pas sous prĂ©texte qu'elle est sur son dĂ©clin. Mademoiselle Habert. - Eh! que fait ici mon dĂ©clin, Madame? Nous n'en sommes pas lĂ ! Finissons. Je vous disais que j'ai quittĂ© ma soeur. Je ne l'ai pas informĂ©e de l'endroit oĂÂč j'allais demeurer; vous voyez mĂÂȘme que je ne sors guĂšre de peur de la rencontrer ou de trouver quelques gens de connaissance qui me suivent. Cependant, j'ai besoin de deux notaires et d'un tĂ©moin, je pense. Voulez-vous bien vous charger de me les avoir? Madame Alain. - Il suffit. Les voulez-vous pour demain? La VallĂ©e. - Pour tout Ă l'heure. Je languis. Mademoiselle Habert. - Je serais bien aise de finir aujourd'hui, si cela se peut. Madame Alain. - Aujourd'hui, dit-elle! Cet amour! Cette impatience! elle donne envie de se marier. La voilĂ rajeunie de vingt ans. Oui, mon coeur, oui, ma reine, aujourd'hui! RĂ©jouissez-vous; je vais dans l'instant travailler pour vous. La VallĂ©e. - ChĂšre dame, que vous allez m'ĂÂȘtre obligeante! Mademoiselle Habert. - Surtout, Madame Alain, qu'on ne soupçonne point, par ce que vous direz, que c'est pour moi que vous envoyez chercher ces messieurs. Madame Alain, - Oh! ne craignez rien. Pas mĂÂȘme les notaires ne sauront pour qui c'est que lorsqu'ils seront ici; encore n'en diront-ils rien aprĂšs si vous voulez. Je vous rĂ©ponds d'un qui est jeune, un peu mon alliĂ©, qui venait ici du temps qu'il Ă©tait clerc, et qui nous gardera bien le secret, car je lui en garde un qui est d'une consĂ©quence... Je vous dirai une autre fois ce que c'est; faites-m'en souvenir. Et puis notre tĂ©moin sera Monsieur Remy, ce marchand attenant ici et que vous voyez quelquefois chez moi. La VallĂ©e. - Quoi! Votre galant qui a envoyĂ© l'Ă©toffe? Madame Alain. - Tout juste. L'homme Ă la robe, il est Ă©perdu de moi; et Ă qui appartient aussi cette contrebande que j'ai dans mon armoire. Voyez s'il nous trahira! Mais laissez-moi appeler ma fille que je vois qui passe. Agathe! Approchez. ScĂšne IX Les prĂ©cĂ©dents, Agathe Agathe. - Que souhaitez-vous, ma mĂšre? Madame Alain. - Allez-vous-en tout Ă l'heure chez Monsieur Remy le prier de venir ici sur-le-champ. TĂÂąchez mĂÂȘme de l'amener avec vous. Agathe. - J'y vais de ce pas, ma mĂšre. Madame Alain. - Ecoutez! Dites-lui que j'aurais passĂ© chez lui si je ne m'Ă©tais pas proposĂ© d'aller chez Monsieur Thibaut et un autre notaire que je vais chercher pour un acte qui presse. Agathe. - Deux notaires, ma mĂšre, et pour un acte? Madame Alain. - Oui, ma fille. Allez. Agathe. - Et si Monsieur Remy me demande ce que vous voulez, que lui dirai-je? Madame Alain. - Que c'est pour servir de tĂ©moin; il n'y a pas d'inconvĂ©nient Ă l'en avertir. Agathe. - Ah! c'est notre ami, il ne demandera pas mieux. Madame Alain. - HĂÂątez-vous, de peur qu'il ne sorte, afin qu'on termine aujourd'hui. Agathe. - Vous ĂÂȘtes la maĂtresse, ma mĂšre. Donnez-moi seulement le temps de saluer Mademoiselle Habert. Bonjour, Mademoiselle. J'espĂšre que vous me continuerez l'honneur de votre amitiĂ©, et plus Ă prĂ©sent que jamais. Mademoiselle Habert. - Je n'ai nulle envie de vous l'ĂÂŽter et je vous remercie du redoublement de la vĂÂŽtre. Agathe. - Je ne fais que mon devoir, Mademoiselle, et je suis mon inclination. Madame Alain. - Vous ĂÂȘtes bien en humeur de complimenter, ce me semble. Partez-vous? Agathe. - Oui, ma mĂšre. Adieu, Monsieur de la VallĂ©e. La VallĂ©e. - Je vous salue, Mademoiselle. Agathe. - Je vous aime bien; vous m'avez tenu parole. Madame Alain. - Que Monsieur Remy attende que je sois de retour; au reste, que je l'en prie, que je reviens dans moins de dix minutes. Agathe. - Oui, je le retiendrai. Mademoiselle Habert. - Un petit mot ne lui dites point que c'est pour servir de tĂ©moin. Agathe. - Comme il vous plaira. A La VallĂ©e. Vous ĂÂȘtes un honnĂÂȘte homme. ScĂšne X Mademoiselle Habert, Madame Alain, La VallĂ©e Mademoiselle Habert. - Devine-t-elle que c'est pour un mariage? Madame Alain. - Ce n'est pas moi qui le lui ai appris. A La VallĂ©e. C'est qu'elle croit que vous l'Ă©pousez. La VallĂ©e. - Chut! Vous verrez qu'elle a remarquĂ© mon oeil amoureux sur la cousine, et puis une fille, quand on parle du notaire, voit toujours un mari au bout. Madame Alain. - Oui, elle croit qu'un notaire n'est bon qu'Ă cela. Ah çà ! mes enfants, je vous quitte, mais c'est pour vous servir au plus tĂÂŽt. Mademoiselle Habert. - Je vous demande pardon de la peine. ScĂšne XI Mademoiselle Habert, La VallĂ©e Mademoiselle Habert. - Vous allez donc enfin ĂÂȘtre Ă moi, mon cher La VallĂ©e. La VallĂ©e. - Attendez, ma mie, le coeur me bat. Cette pensĂ©e me rend l'haleine courte. Quel ravissement! Mademoiselle Habert. - Vous ne sauriez douter de ma joie. La VallĂ©e. - Tenez, il me semble que je ne touche pas Ă terre. Mademoiselle Habert. - J'aime Ă te voir si pĂ©nĂ©trĂ©. Je crois que tu m'aimes, mais je te dĂ©fie de m'aimer plus que ma tendresse pour toi ne le mĂ©rite. La VallĂ©e. - 'est ce que nous verrons dans le mĂ©nage. Mademoiselle Habert. - Pourvu que Madame Alain avec ses indiscrĂ©tions... Cette femme-lĂ m'Ă©pouvante toujours. La VallĂ©e. - Elle n'ira pas loin, et dĂšs que vous m'aimez, je suis nĂ© coiffĂ©. C'est une affaire finie dans le ciel. Mademoiselle Habert. - Ce qui me surprend, c'est que cette petite Agathe sache que c'est pour un mariage. Je crois mĂÂȘme qu'elle pense que c'est pour elle. S'imaginerait-elle que vous l'aimez? Vous n'en ĂÂȘtes pas capable... La VallĂ©e. - Mignonne, votre propos m'afflige l'ĂÂąme. Mademoiselle Habert. - N'y fais pas d'attention, je ne m'y arrĂÂȘte pas. ScĂšne XII Les prĂ©cĂ©dents, Agathe Agathe. - Monsieur Remy va monter tout Ă l'heure. Je ne lui ai pas dit que c'Ă©tait pour ĂÂȘtre tĂ©moin. Mademoiselle Habert. - Vous avez bien fait. Agathe. - C'est bien le moins que je fasse vos volontĂ©s. Je serais bien fĂÂąchĂ©e de vous dĂ©plaire en rien, Mademoiselle. Mademoiselle Habert. - Je n'entends rien Ă ses politesses. Agathe. - J'ai trouvĂ© chez lui Monsieur Dumont, que vous connaissez bien, Monsieur de la VallĂ©e. La VallĂ©e. - Monsieur Dumont? Agathe. - Oui, ce jeune monsieur qui me fait la cour et que je vous ai dit qui me recherchait, et comme je disais Ă M. Remy que ma mĂšre aurait passĂ© chez lui si elle n'avait pas Ă©tĂ© chez des notaires, il m'a dit avec des mines doucereuses dont j'ai pensĂ© rire de tout mon coeur Mademoiselle, n'approuvez-vous pas que nous ayons au premier jour affaire Ă lui pour nous-mĂÂȘmes et que j'en parle Ă Madame Alain? et moi je n'ai rien rĂ©pondu. La VallĂ©e. - Oh! c'Ă©tait parler avec esprit. Agathe. - Ce n'est pas qu'il n'ait du mĂ©rite, mais j'en sais qui en ont davantage. Mademoiselle Habert. - On ne saurait en trop avoir pour vous, belle Agathe. Agathe. - Je m'estime bien glorieuse que vous m'en ayez trouvĂ©, allez, Mademoiselle. Je vous avais bien dit que Monsieur Remy ne tarderait pas. ScĂšne XIII Les ci-dessus, Monsieur Remy Monsieur Remy. - OĂÂč est donc Madame Alain, Mademoiselle Agathe? Agathe. - Oh dame! si je vous avais dit qu'elle est sortie, vous ne seriez peut-ĂÂȘtre pas venu si tĂÂŽt. Elle va revenir, Monsieur Remy. - Je retourne un instant chez moi; je vais remonter. Agathe. - Ma mĂšre m'a dit en m'envoyant Dis-lui qu'il reste. Je fermerai plutĂÂŽt la porte. La voilĂ elle-mĂÂȘme. ScĂšne XIV Madame Alain, les prĂ©cĂ©dents. Madame Alain. - Monsieur Thibaut va amener un de ses confrĂšres. Bonjour, Monsieur Remy. J'ai Ă vous parler. Agathe, descendez lĂ -bas; amenez ces messieurs quand ils seront venus, et qu'on renvoie tout le monde. Mademoiselle Habert. - Nous allons vous laisser avec Monsieur. Vous nous ferez avertir quand vous aurez besoin de nous. Madame Alain. - Sans adieu. Le cher bonhomme, il me regrette; il s'en va tristement avec sa vieille... Monsieur Remy, y a-t-il longtemps que vous ĂÂȘtes ici? Monsieur Remy. - J'arrive, mais y eĂ»t-il une heure, elle serait bien employĂ©e puisque je vous vois. Madame Alain. - Toujours des douceurs; vous recommencez toujours. Monsieur Remy. - C'est que vous ne cessez pas d'ĂÂȘtre aimable. Madame Alain. - Patience, je me corrigerai avec le temps. Je vous demande un petit service pour une affaire que je tiens cachĂ©e. Monsieur Remy. - De quoi s'agit-il? Madame Alain. - D'un mariage, oĂÂč je vous prie d'ĂÂȘtre tĂ©moin. Monsieur Remy. - Si c'est pour le vĂÂŽtre, je n'en ferai rien. Je n'aiderai jamais personne Ă vous Ă©pouser. Serviteur! Madame Alain. - OĂÂč va-t-il? A qui en avez-vous, Monsieur l'emportĂ©? Ce n'est pas pour moi. Monsieur Remy. - C'est donc pour Mademoiselle Agathe? Madame Alain. - Non. Monsieur Remy. - Il n'y a pourtant que vous deux Ă marier dans la maison. Madame Alain. - Raisonnablement parlant, vous dites assez vrai. Monsieur Remy. - Comment! Serait-ce pour cette demoiselle Habert Ă qui vous avez louĂ© depuis trois semaines? Madame Alain. - Je ne parle pas. Monsieur Remy. - Je vous entends; c'est pour elle. Madame Alain. - Je me tais tout court. Je pourrais vous le dire puisqu'on va signer le contrat, et que vous y serez, mais je ne parle pas. En fait de secret confiĂ©, il ne faut se rien permettre. Monsieur Remy. - Mais si je devine? Madame Alain. - Ce ne sera pas ma faute. Monsieur Remy. - Il me sera permis d'en rire? Madame Alain. - C'est une libertĂ© que j'ai pris la premiĂšre. Monsieur Remy. - Et pourquoi se cacher? Madame Alain. - Oh! pour celui-lĂ , il m'est permis de le dire. C'est pour Ă©viter les reproches d'une famille qui ne serait pas contente de lui voir prendre un mari tout des plus jeunes. Monsieur Remy. - Ce mari ressemble bien Ă son petit cousin La VallĂ©e! Madame Alain. - Ils ne sont pas cousins. Monsieur Remy. - Ah! ils ne sont pas! Madame Alain. - Pas plus que vous et moi. Au reste, vous soupez ici, je vous en avertis. Monsieur Remy. - Tant mieux; j'aime la comĂ©die. Mais je vais dire chez moi que je suis retenu pour un mariage. Madame Alain. - Faites donc vite. Les notaires vont arriver; ils seront discrets; il y en a un dont je suis bien sĂ»re c'est Monsieur Thibaut, qui va Ă©pouser la fille de Monsieur Constant, Ă qui il ne dit qu'il paiera sa charge des deniers de la dot, ce qu'il n'ignore pas que je sais. Ce fut feu mon mari qui ajusta l'affaire de la charge. Monsieur Remy. - Adieu. Dans un instant je suis Ă vous. Madame Alain. - Il a soupçonnĂ© fort juste, quoique je ne lui aie rien dit. ScĂšne XV Agathe, Monsieur Thibaut, son confrĂšre, Madame Alain Agathe. - Ma mĂšre, voilĂ ces messieurs. Madame Alain. - Je suis votre servante, Monsieur Thibaut. Il y a longtemps que nous ne nous Ă©tions vus, quoique alliĂ©s. Monsieur Thibaut. - Je ne m'en cache pas, Madame. Qu'y a-t-il pour votre service? Madame Alain. - Ma fille, Mademoiselle Habert et Monsieur de la VallĂ©e sont dans mon cabinet. Dites-leur de venir. Ah! les voilĂ . Agathe, retirez-vous. Agathe. - Je sors, ma mĂšre. C'est Ă vous de me gouverner lĂ -dessus. ScĂšne XVI Mademoiselle Habert, Madame Alain, La VallĂ©e, les notaires. Madame Alain. - Messieurs, il est question d'un contrat de mariage pour les deux personnes que vous voyez, et Monsieur Remy, qui est connu de vous, Monsieur Thibaut, va servir de tĂ©moin. Le Notaire. - Nous n'avons rien Ă demander Ă Mademoiselle; elle est en Ă©tat de disposer d'elle, mais Monsieur me paraĂt bien jeune. Est-il en puissance de pĂšre et de mĂšre? La VallĂ©e. - Non. Il y aura deux ans vienne l'Ă©tĂ© que le dernier des deux mourut hydropique. Le Notaire. - N'auriez-vous pas un consentement de parents? La VallĂ©e. - VlĂ celui de mon oncle. Oh! il n'y manque rien; le juge du lieu y a passĂ© signature, paraphe, tout y est; la feuille timbrĂ©e dit tout. Monsieur Thibaut. - Vous n'ĂÂȘtes pas d'ici apparemment. La VallĂ©e. - Non, Monsieur. Je suis bourguignon pour la vie, du pays du bon vin. Monsieur Thibaut. - Cela me paraĂt en bonne forme, et puis nous nous en rapportons Ă Madame Alain dĂšs que c'est chez elle que vous vous mariez. Madame Alain. - Je les connais tous deux; Mademoiselle loge chez moi. Monsieur Thibaut. - Commençons toujours, en attendant Monsieur Remy. Madame Alain. - Je le vois qui vient. ScĂšne XVII Les prĂ©cĂ©dents, Monsieur Remy Monsieur Remy. - Messieurs, je vous salue. Madame, j'ai un petit mot Ă vous dire Ă quartier, avec la permission de la compagnie. Madame Alain. - Qu'est-il arrivĂ©? Monsieur Remy. - J'ai Ă©tĂ© obligĂ© de dire Ă ma femme pourquoi j'Ă©tais retenu ici, mais je n'ai nommĂ© personne. Madame Alain. - C'est vous qui avez devinĂ©. Je ne vous ai rien dit. Monsieur Remy. - Non. Au mot de secret, un jeune monsieur qui venait pour une maison que je vends m'a priĂ© de l'amener chez vous. Il vous apprendra, dit-il, des choses singuliĂšres que vous ne savez pas. Madame Alain. - Des choses singuliĂšres! Qu'il vienne! Monsieur Remy. - Il m'attend en bas, et je vais le chercher si vous le voulez. Madame Alain. - Si je le veux! Belle demande! Des choses singuliĂšres! je n'ai garde d'y manquer; il y a des cas oĂÂč il faut tout savoir. Monsieur Remy. - Je vais le faire venir, et prendre de ces marchandises dans votre armoire; je les porterai chez moi oĂÂč l'on doit les venir prendre ce soir. Madame Alain. - Allez, Monsieur Remy. Il sort. A la compagnie. Messieurs, je vous demande pardon, mais passez je vous prie pour un demi-quart d'heure dans le cabinet. A Mademoiselle Habert. Approchez, ma chĂšre amie. Il va monter un homme qui, je crois, veut m'entretenir de vous. Laissez-moi, et que Monsieur de la VallĂ©e soit tĂ©moin du zĂšle et de la discrĂ©tion que j'aurai. Mademoiselle Habert. - Oui, mais si c'est quelqu'un qui l'ait vu chez ma soeur? Madame Alain. - La rĂ©flexion est sensĂ©e. Retirez-vous, Mademoiselle, et vous, Monsieur, de la porte du cabinet, vous jetterez un coup d'oeil sur l'homme qui va entrer. S'il ne vous connaĂt pas, vous serez mon parent, comme vous Ă©tiez celui de Mademoiselle. Mademoiselle Habert. - Cette visite m'inquiĂšte. ScĂšne XVIII Le Neveu de Mademoiselle Habert, La VallĂ©e, Madame Alain Madame Alain. - Monsieur de la VallĂ©e, vous ne serez point de trop. Monsieur, vous pouvez dire devant lui ce qu'il vous plaira. Le Neveu. - Excusez la libertĂ© que je prends. On dit que vous avez chez vous une demoiselle qui va se marier incognito. La VallĂ©e. - Il n'y a point de cet incognito ici. Il faut que ce soit Ă une autre porte. DĂ©fiez-vous de ce gaillard-lĂ , cousine. Madame Alain. - Il n'y a point de mystĂšre; c'est Monsieur Remy qui l'a amenĂ©. Oui, il y a une demoiselle qui se marie, et qui n'est peut-ĂÂȘtre que la vingtiĂšme du quartier qui en fait autant. J'en sais cinq ou six pour ma part. Reste Ă savoir si Monsieur connaĂt la nĂÂŽtre. Le Neveu. - Si c'est celle que je cherche, je suis de ses amis et j'ai quelque chose Ă lui remettre. La VallĂ©e. - La nĂÂŽtre n'attend rien. Ne donnez pas dans le panneau. Madame Alain. - Paix! OĂÂč sont ces choses singuliĂšres que vous devez m'apprendre, qui, apparemment, ne lui sont pas favorables? et je conclus que vous n'ĂÂȘtes pas son ami autant que vous le dites. La VallĂ©e. - Et que vous ne marchez pas droit en besogne. Le Neveu. - Jouons d'adresse. Vous m'excuserez, Madame. Il est trĂšs vrai que j'ai Ă lui parler et que je suis son ami. Et c'est cette amitiĂ© qui veut la dĂ©tourner d'un mariage qui dĂ©plaĂt Ă sa famille et qui n'est pas supportable. La VallĂ©e. - Il va encore de travers. Madame Alain. - Venons d'abord aux choses singuliĂšres; c'est le principal. Le Neveu. - Mettez-vous Ă ma place. Ne dois-je point savoir avant de vous les confier si la personne qui loge chez vous est celle que je cherche? Donnez-moi du moins quelque idĂ©e de la vĂÂŽtre. La VallĂ©e. - C'est une fille qui se marie; voilĂ tout. Madame Alain. - Il y a un bon moyen de s'en Ă©claircir, et bien court. Ne cherchez-vous pas une jeune fille? Vous m'en avez tout l'air. RĂ©pondez. Le Neveu. - Jeune... oui, Mademoiselle. Est-ce que la vĂÂŽtre ne l'est pas? Madame Alain. - Ah! vraiment non. C'est une fille ĂÂągĂ©e. VoilĂ une grande diffĂ©rence et tout le reste va de mĂÂȘme. Nous n'avons pas ce qu'il vous faut. Je gage aussi que votre demoiselle a pĂšre et mĂšre. Le Neveu. - J'en demeure d'accord. Madame Alain. - Vous voyez bien que rien ne se rapporte. Le Neveu. - La vĂÂŽtre n'a donc plus ses parents? Madame Alain. - Elle n'a qu'une soeur avec qui elle a passĂ© sa vie. La VallĂ©e. - Le coeur me dit que vous me coupez la gorge. Madame Alain. - Votre coeur rĂÂȘve. Le Neveu. - Nous n'y sommes plus. La mienne est blonde et n'a qu'une tante. Madame Alain. - HĂ© bien! la nĂÂŽtre est brune et n'a qu'un neveu. La VallĂ©e. - Ni la soeur ni le neveu n'avaient que faire lĂ . Je ne les aurais pas dĂ©clarĂ©. Madame Alain. - Avec qui la vĂÂŽtre se marie-t-elle? Le Neveu. - Avec un veuf de trente ans, homme assez riche, mais qui ne convient point Ă la famille. Madame Alain. - Et voilĂ le futur de la nĂÂŽtre. La VallĂ©e. - Le portier dira le reste. Le Neveu. - En voilĂ assez, Madame. Je me rends. Ce n'est point ici qu'on trouvera Mademoiselle Dumont. Madame Alain. - Non. Il faut que vous vous contentiez de Mademoiselle Habert, qui a peur de son cĂÂŽtĂ© et que je vais rassurer, en l'avertissant qu'elle n'a rien Ă craindre. La VallĂ©e. - C'est pour nous achever. Tout est dĂ©cousu. Madame Alain. - Paraissez, notre amie! Venez rire de la frayeur de Monsieur de la VallĂ©e. ScĂšne XIX Les prĂ©cĂ©dents, Mademoiselle Habert Mademoiselle Habert. - HĂ© bien! Madame, de quoi s'agissait-il? D'avec qui sortez-vous? Que vois-je? C'est mon neveu. Elle se sauve. ScĂšne XX Les prĂ©cĂ©dents. Madame Alain. - Son neveu! Votre tante! Le Neveu. - Oui, Madame. La VallĂ©e. - J'Ă©tais devin. Madame Alain. - Ne rougissez-vous pas de votre fourberie? Le Neveu. - Ecoutez-moi et ne vous fĂÂąchez pas. Votre franchise naturelle et louable, aidĂ©e d'un peu d'industrie de ma part, a causĂ© cet Ă©vĂ©nement. Avec une femme moins vraie, je ne tenais rien. Madame Alain. - Cette bonne qualitĂ© a toujours Ă©tĂ© mon dĂ©faut et je ne m'en corrige point. Je suis outrĂ©e. Le Neveu. - Vous n'avez rien Ă vous reprocher. La VallĂ©e. - Que d'avoir eu de la langue. Madame Alain. - N'ai-je pas Ă©tĂ© surprise? Le Neveu. - N'ayez point de regret Ă cette aventure. Profitez au contraire de l'occasion qu'elle vous offre de rendre service Ă d'honnĂÂȘtes gens et ne vous prĂÂȘtez plus Ă un mariage aussi ridicule et aussi disproportionnĂ© que l'est celui-ci. La VallĂ©e. - Qu'y a-t-il donc tant Ă dire aux proportions? Ne sommes-nous pas garçon et fille? Le Neveu. - Taisez-vous, Jacob. Madame Alain. - Comment, Jacob! On l'appelle Monsieur de la VallĂ©e. Le Neveu. - C'est sans doute un nom de guerre que ma tante lui a donnĂ©. La VallĂ©e. - DonnĂ©! Qu'il soit de guerre ou de paix, le beau prĂ©sent! Le Neveu. - Son vĂ©ritable est Jacques Giroux, petit berger, venu depuis sept ou huit mois de je ne sais quel village de Bourgogne, et c'est de lui-mĂÂȘme que mes tantes le savent. La VallĂ©e. - Berger, parce qu'on a des moutons. Le Neveu. - Petit paysan, autrement dit; c'est mĂÂȘme chose. La VallĂ©e. - On dit paysan, nom qu'on donne Ă tous les gens des champs. Madame Alain. - Petit paysan, petit berger, Jacob, qu'est-ce donc que tout cela, Monsieur de la VallĂ©e? Car, enfin, les parents auraient raison. La VallĂ©e. - Je vous rĂ©ponds qu'on arrange cette famille-lĂ bien malhonnĂÂȘtement, Madame Alain, et que sans la crainte du bruit et le respect de votre maison et du cabinet oĂÂč il y a du monde... Le Neveu. - Hem! Que diriez-vous, mon petit ami? Pouvez-vous nier que vous ĂÂȘtes arrivĂ© Ă Paris avec un voiturier, frĂšre de votre mĂšre? La VallĂ©e. - Quand vous crieriez jusqu'Ă demain, je ne ferai point d'esclandre. Le Neveu. - De son propre aveu, c'Ă©tait un vigneron que son pĂšre. La VallĂ©e. - Je me tais. Le silence ne m'incommode pas, moi. Le Neveu. - Il ne saurait nier que ces demoiselles avaient besoin d'un copiste pour mettre au net nombre de papiers et que ce fut un de ses parents, qui est un scribe, qui le prĂ©senta Ă elles. Madame Alain. - Quoi! un de ces grimauds en boutique, qui dressent des Ă©criteaux et des placets! Le Neveu. - C'est ce qu'il y a de plus distinguĂ© parmi eux, et le petit garçon sait un peu Ă©crire, de sorte qu'il fut trois semaines Ă leurs gages, mangeant avec une gouvernante qui est au logis. Madame Alain. - Oh! diantre; il mange Ă table Ă cette heure. La VallĂ©e. - Quelles balivernes vous Ă©coutez lĂ ! Le Neveu. - Hem! Vous raisonnez, je pense. La VallĂ©e. - Je ne souffle pas. Chantez mes louanges Ă votre aise. Madame Alain. - Il m'a pourtant fait l'amour, le petit effrontĂ©! Le Neveu. - Il est bien vĂÂȘtu. C'est sans doute ma tante qui lui a fait faire cet habit-lĂ , car il Ă©tait en fort mauvais Ă©quipage au logis. La VallĂ©e. - C'est que j'avais mon habit de voyage. Le Neveu. - Jugez, Madame, vous qui ĂÂȘtes une femme respectable, et qui savez ce que c'est que des gens de famille... Madame Alain. - Oui, Monsieur. Je suis la veuve d'un honnĂÂȘte homme extrĂÂȘmement considĂ©rĂ© pour son habiletĂ© dans les affaires, et qui a Ă©tĂ© plus de vingt ans secrĂ©taire de prĂ©sident. Ainsi, je dois ĂÂȘtre aussi dĂ©licate qu'une autre sur ces matiĂšres. La VallĂ©e. - Ah! que tout cela m'ennuie. Le Neveu. - Mademoiselle Habert a eu tort de fuir; elle n'avait Ă craindre que des reprĂ©sentations soumises. Je ne dĂ©sapprouve pas qu'elle se marie; toute la grĂÂące que je lui demande, c'est de se choisir un mari que nous puissions avouer, qui ne fasse pas rougir un neveu plein de tendresse et de respect pour elle, et qui n'afflige pas une soeur Ă qui elle est si chĂšre, Ă qui sa sĂ©paration a coĂ»tĂ© tant de larmes. La VallĂ©e. - Oh! le madrĂ© crocodile. Madame Alain. - Je ne m'en cache pas, vous me touchez. Les gens comme nous doivent se soutenir; j'entre dans vos raisons. La VallĂ©e. - Que j'en rirais, si j'Ă©tais de bonne humeur! Madame Alain. - Je vais parler Ă Mademoiselle Habert en attendant que vous ameniez sa soeur. Rien ne se terminera aujourd'hui. Laissez-moi agir. Le Neveu. - Vous ĂÂȘtes notre ressource et nous nous reposons sur vos soins, Madame. ScĂšne XXI La VallĂ©e, Madame Alain La VallĂ©e. - Eh bien! que vous dit le coeur? Madame Alain. - Ce n'est pas vous que je blĂÂąme, Jacob; mais il n'y a pas moyen d'ĂÂȘtre, pour un petit berger. Messieurs, vous pouvez revenir ici. ScĂšne XXII Les deux notaires, Mademoiselle Habert, Madame Alain, La VallĂ©e Monsieur Thibaut. - ProcĂ©dons... Madame Alain. - Non, Messieurs. Il n'est plus question de cela. Il n'y a point de mariage; il est du moins remis. Mademoiselle Habert. - Comment donc? Que voulez-vous dire? Madame Alain. - Demandez Ă votre copiste. Mademoiselle Habert. - Mon copiste! Parlez donc, Monsieur de la VallĂ©e. La VallĂ©e. - Dame! C'est la besogne du parent que vous savez. C'est lui qui a retournĂ© la tĂÂȘte. Mademoiselle Habert. - Oh! je l'ai prĂ©vu. Madame Alain. - Ne m'entendez-vous pas, ma chĂšre amie? Un petit Jacob qui mangeait Ă l'office, un cousin scribe, un oncle voiturier, un vigneron... Dispensez-moi de parler. Ce n'est pas lĂ un parti pour vous, Mademoiselle Habert. L'autre notaire. - Si vous ĂÂȘtes Mademoiselle Habert, je connais votre neveu. C'est un jeune homme estimable, et qui, de votre aveu mĂÂȘme, est sur le point d'Ă©pouser la fille d'un de mes amis. Ainsi, trouvez bon que je ne prĂÂȘte point mon ministĂšre pour un mariage qui peut lui faire tort. Monsieur Thibaut. - Je suis d'avis de me retirer aussi. Adieu, Madame. La VallĂ©e. - Quel dĂ©sarroi! Mademoiselle Habert. - HĂ©! Monsieur, arrĂÂȘtez un instant, je vous en supplie. Ma chĂšre Madame Alain, retenez du moins Monsieur Thibaut. Souffrez que je vous dise un mot avant qu'il nous quitte. La VallĂ©e. - Rien qu'un mot, pour vous raccommoder l'esprit. Vous me vouliez tant de bien; souvenez-vous-en. Madame Alain. - HĂ©las! j'y consens; je ne suis point votre ennemie. Ayez donc la bontĂ© de rester, Monsieur Thibaut. Monsieur Thibaut. - Il n'est point encore sĂ»r que vous ayez affaire de moi. En tous cas, je repasserai ici dans un quart d'heure. Mademoiselle Habert. - Je vous en conjure. A La VallĂ©e. Cette femme est faible et crĂ©dule. Regagnons-la. ScĂšne XXIII Madame Alain, Mademoiselle Habert, La VallĂ©e Madame Alain. - Que je vous plains, ma chĂšre Mademoiselle Habert! Que tout ceci est dĂ©sagrĂ©able pour moi! Ce neveu qui paraĂt vous aimer est d'une tristesse... Mademoiselle Habert. - Est-il possible que vous vous dĂ©terminiez Ă me chagriner sur les rapports d'un homme qui vous doit ĂÂȘtre suspect, qui a tant d'intĂ©rĂÂȘt Ă les faire faux, qui est mon neveu enfin, et de tous les neveux le plus avide? Ne reconnaissez-vous pas les parents? Pouvez-vous vous y mĂ©prendre, avec autant d'esprit que vous en avez? La VallĂ©e. - Remplie de sens commun comme vous l'ĂÂȘtes. Madame Alain. - Calmez-vous, Mademoiselle Habert; vous m'affligez. Je ne saurais voir pleurer les gens sans faire comme eux. La VallĂ©e, sanglotant. - Se peut-il que ce soit Madame Alain qui nous maltraite... Madame Alain, pleurant. - Doucement. Le moyen de nous expliquer si nous pleurons tous! Je sais bien que tous les neveux et les cousins qui hĂ©ritent ne valent rien, mais on croit le vĂÂŽtre. Il approuve que vous vous mariez, il n'y a que Jacob qui le fĂÂąche, et il n'a pas tort. Jacob est joli garçon, un bon garçon, je suis de votre avis; ce n'est pas que je le mĂ©prise, on est ce qu'on est, mais il y a une rĂšgle dans la vie; on a rangĂ© les conditions, voyez-vous; je ne dis pas qu'on ait bien fait, c'est peut-ĂÂȘtre une folie, mais il y a longtemps qu'elle dure, tout le monde la suit, nous venons trop tard pour la contredire. C'est la mode; on ne la changera pas, ni pour vous ni pour ce petit bonhomme. En France et partout, un paysan n'est qu'un paysan, et ce paysan n'est pas pour la fille d'un citoyen bourgeois de Paris. Mademoiselle Habert. - On exagĂšre, Madame Alain. La VallĂ©e. - Je suis calomniĂ©, ma chĂšre dame. Madame Alain. - Vous ne vous ĂÂȘtes pas dĂ©fendu. La VallĂ©e. - J'avais peur du tapage. Mademoiselle Habert. - Il n'a pas voulu faire de vacarme, La VallĂ©e. - RĂ©capitulons les injures. Il m'appelle paysan; mon pĂšre est pourtant mort le premier marguillier du lieu. Personne ne m'ĂÂŽtera cet honneur, Mademoiselle Habert. - Ce sont d'ordinaire les principaux d'un bourg ou d'une ville qu'on choisit pour cette fonction. Madame Alain. - Je l'avoue. Je ne demande pas mieux que d'avoir Ă©tĂ© trompĂ©e; mais le pĂšre vigneron? La VallĂ©e. - Vigneron, c'est qu'il avait des vignes, et n'en a pas qui veut. Mademoiselle Habert. - VoilĂ comme on abuse des choses. Madame Alain. - Mais vraiment, des vignes, comtes, marquis, princes, ducs, tout le monde en a, et j'en ai aussi. La VallĂ©e. - Vous ĂÂȘtes donc une vigneronne. Madame Alain. - Il n'y aurait rien de si impertinent. La VallĂ©e. - J'ai, dit-il, un oncle qui mĂšne des voitures; encore une malice; il les fait mener. Le maĂtre d'un carrosse et le cocher sont deux. Cet oncle a des voitures, mais les voitures et les meneurs sont Ă lui. Qu'y a-t-il Ă dire? Madame Alain. - Qu'est-ce que cela signifie? Quoi! c'est ainsi que votre neveu l'entend! Mon beau-pĂšre avait bien vingt fiacres sur la place; il n'Ă©tait donc pas de bonne famille, Ă son compte? La VallĂ©e. - Non. Votre mari Ă©tait fils de gens de rien; vous avez perdu votre honneur en l'Ă©pousant. Madame Alain. - Il en a menti. Qu'il y revienne! Mais, Monsieur de la VallĂ©e, vous n'avez rien dit de cela devant lui. La VallĂ©e. - Je n'osais me fier Ă moi; je suis trop violent. Mademoiselle Habert. - Ils se seraient peut-ĂÂȘtre battus. Madame Alain. - Voyez le fourbe avec son copiste! Mademoiselle Habert. - Eh! c'Ă©tait par amitiĂ© qu'il copiait; nous l'en avions priĂ©. La VallĂ©e. - Ces demoiselles me dictaient; elles se trompaient; je me trompais aussi; tantĂÂŽt mon Ă©criture montait, tantĂÂŽt elle descendait; je griffonnais; et puis, c'Ă©tait Ă rire de Monsieur Jacob! Mademoiselle Habert. - L'Ă©tourdi! Madame Alain. - Et pourquoi ce nom de Jacob? Mademoiselle Habert. - C'est que, dans les provinces, c'est l'usage de donner ces noms-lĂ aux enfants dans les familles. Madame Alain. - A parler franchement, j'avoue que j'ai Ă©tĂ© prise pour dupe, et je suis indignĂ©e. Je laisse lĂ les autres articles, qui ne doivent ĂÂȘtre aussi que des impostures. Ah! le mĂ©chant parent! Il nous manque un notaire. Allez vous tranquilliser dans votre chambre, et que Monsieur de la VallĂ©e ne s'Ă©carte pas. Je veux que votre soeur vous trouve mariĂ©e, et je vais pourvoir Ă tout ce qu'il vous faut. La VallĂ©e. - Il y a de bons coeurs, mais le vĂÂŽtre est charmant. Madame Alain. - Allez, vous en serez content. Dans le fond, j'avais Ă©tĂ© trop vite. ScĂšne XXIV Madame Alain, Agathe Agathe. - J'ai quelque chose Ă vous dire, ma mĂšre. Madame Alain. - Oh! vous prenez bien votre temps! Que vous est-il arrivĂ© avec votre air triste? Venez-vous m'annoncer quelque dĂ©sastre? Agathe. - Non, ma mĂšre. Madame Alain.. - Eh bien! attendez. J'ai un billet Ă Ă©crire, et vous me parlerez aprĂšs. ScĂšne XXV Les prĂ©cĂ©dents, Monsieur Thibaut Monsieur Thibaut. - Vous voyez que je vous tiens parole, Madame. Madame Alain. - Vous me faites grand plaisir. Je vous laisse pour un instant. Ma fille, faites compagnie Ă Monsieur; je reviens. Elle sort. Monsieur Thibaut. - Apparemment que la partie est renouĂ©e et que le mariage se termine. Agathe. - Je n'en sais rien. J'ai empĂÂȘchĂ© Monsieur Remy de sortir, mais si vous en avez envie, je vais vous ouvrir la porte; vous vous en irez tant qu'il vous plaira. Monsieur Thibaut. - Vous ĂÂȘtes fĂÂąchĂ©e. Est-ce que ce mariage vous dĂ©plaĂt? Agathe. - Sans doute. C'est un malheur pour cette fille-lĂ d'Ă©pouser un petit fripon qui ne l'aime point et qui, encore aujourd'hui, faisait l'amour Ă une autre pour l'Ă©pouser. Monsieur Thibaut. - A vous, peut-ĂÂȘtre? Agathe. - A moi, Monsieur! Il n'aurait qu'Ă y venir, l'impertinent qu'il est. C'est bien Ă un petit rustre comme lui qu'il appartient d'aimer des filles de ma sorte. Vous croyez donc que j'aurais Ă©coutĂ© un homme de rien! Car je sais tout du neveu. Monsieur Thibaut. - Non, sans doute. On voit bien Ă la colĂšre oĂÂč vous ĂÂȘtes que vous ne vous souciez pas de lui. Agathe. - Je soupçonne que vous vous moquez de moi, Monsieur Thibaut. Monsieur Thibaut. - Ce n'est pas mon dessein. Agathe. - Vous auriez grand tort. Ce n'est que par bon caractĂšre que je parle. J'avoue aussi que je suis fĂÂąchĂ©e, mais vous verrez que j'ai raison. Je dirai tout devant vous Ă ma mĂšre. ScĂšne XXVI Les prĂ©cĂ©dents, Madame Alain Madame Alain. - Pardon, Monsieur Thibaut; j'Ă©cris Ă Monsieur Lefort, votre confrĂšre. C'est un homme riche, fier, et qui salue si froidement tout ce qui n'est pas notaire... Savez-vous ce que j'ai fait? Je lui ai Ă©crit que vous le priez de venir. Monsieur Thibaut. - Il n'y manquera pas. VoilĂ Mademoiselle Agathe qui se plaint beaucoup du prĂ©tendu. Madame Alain. - Du prĂ©tendu! Vous, ma fille? Agathe. - Moi, Ma MĂšre. Ce mariage n'est pas rompu? Mademoiselle Habert ne sait donc pas que ce La VallĂ©e est de la lie du peuple? Madame Alain. - Est-ce que le neveu vous a aussi gĂÂątĂ© l'esprit? Vous avez lĂ un plaisant historien. De quoi vous embarrassez-vous? Monsieur Thibaut. - Elle n'en parle que par bon caractĂšre. Agathe. - Et puis c'est que ce La VallĂ©e m'a fait un affront qui mĂ©rite punition. Monsieur Thibaut. - Oh! Ceci devient sĂ©rieux! Madame Alain. - Un affront, petite fille! Eh! de quelle espĂšce est-il? Mort de ma vie, un affront! Monsieur Thibaut. - Puis-je rester? Madame Alain. - Je n'en sais rien. Que veut-elle dire? Agathe. - Il m'a fait entendre qu'il allait vous parler pour moi. Madame Alain. - AprĂšs. Agathe. - Je crus de bonne foi ce qu'il me disait, ma mĂšre. Madame Alain. - AprĂšs. Agathe. - Et il sait bien que je l'ai cru. Madame Alain. - Ensuite. Agathe. - Eh mais! voilĂ tout. N'est-ce pas bien assez? Monsieur Thibaut. - Ce n'est qu'une bagatelle. Madame Alain. - Cette innocente avec son affront! Allez, vous ĂÂȘtes une sotte, ma fille. Il m'a dit que c'est qu'il n'a pu vous dĂ©sabuser sans trahir son secret, et vous y avez donnĂ© comme une Ă©tourdie. Qu'il n'y paraisse pas, surtout. Allez, laissez-moi en repos. Agathe. - Il a mĂÂȘme poussĂ© la hardiesse jusqu'Ă me baiser la main. Madame Alain. - Que ne la retiriez-vous, Mademoiselle! Apprenez qu'une fille ne doit jamais avoir de mains. Monsieur Thibaut. - Passons les mains, quand elles sont jolies. Madame Alain. - Ce n'est pas lui qui a tort; il fait sa charge. Apprenez aussi, soit dit entre nous, que La VallĂ©e songeait si peu Ă vous que c'est moi qu'il aime, qu'il m'Ă©pouserait si j'Ă©tais femme Ă vous donner un beau-pĂšre. Agathe. - Vous, ma mĂšre? Madame Alain. - Oui, Mademoiselle, moi-mĂÂȘme. C'est Ă mon refus qu'il se donne Ă Mademoiselle Habert, qui, heureusement pour lui, s'imagine qu'il l'aime, et Ă qui je vous dĂ©fends d'en parler, puisque le jeune homme n'a rien. Oui, je l'ai refusĂ©, quoiqu'il m'ait baisĂ© la main aussi bien qu'Ă vous, et de meilleur coeur, ma fille. Retirez-vous; tenez-vous lĂ -bas et renvoyez toutes les visites. Agathe, Ă part. - La VallĂ©e me le paiera pourtant. ScĂšne XXVII Madame Alain, Monsieur Thibaut Monsieur Thibaut. - HĂ© bien! Madame, qu'a-t-on dĂ©terminĂ©? Madame Alain. - De passer le contrat tout Ă l'heure. Cela serait fait, sans cet indiscret Monsieur Remy. Quel homme! il rapporte, il redit, c'est une gazette! Monsieur Thibaut. - Qu'a-t-il donc fait? Madame Alain. - C'est que sans lui, qui a dit au neveu de Mademoiselle Habert qu'elle Ă©tait chez moi, ce neveu ne serait point venu ici dĂ©biter mille faussetĂ©s qui ont produit la scĂšne que vous avez vue. Que je hais les babillards! Si je lui ressemblais, sa femme serait en de bonnes mains. Monsieur Thibaut. - HĂ© D'oĂÂč vient... Madame Alain. - Oh! d'oĂÂč vient? Je puis vous le dire, Ă vous. C'est qu'avant-hier, elle me pria de lui serrer une somme de quatre mille livres qu'elle a Ă©pargnĂ©e Ă son insu et qu'il n'Ă©pargnerait pas, lui, car il dissipe tout. Monsieur Thibaut. - Je le crois un peu libertin. Madame Alain. - Vraiment, il se pique d'ĂÂȘtre galant. Il se prend de goĂ»t pour les jolies femmes, Ă qui il envoie des prĂ©sents malgrĂ© qu'elles en aient. Monsieur Thibaut. - Eh! avez-vous encore les quatre mille livres? Madame Alain. - Vraiment oui, je les ai, et s'il le savait, je ne les aurais pas longtemps. Mais le voici qui vient. Et nos amants aussi. ScĂšne XXVIII Madame Alain, Mademoiselle Habert, Monsieur Thibaut, Monsieur Remy, La VallĂ©e Madame Alain. - Nous voilĂ donc parvenus Ă pouvoir vous marier, Mademoiselle. Le ciel en soit louĂ©! Monsieur Thibaut, commencez toujours; Monsieur Lefort va venir. Monsieur Thibaut. - Tout Ă l'heure, Madame. Monsieur Remy, je suis Ă la veille de me marier moi-mĂÂȘme. Vous me devez mille Ă©cus que je vous prĂÂȘtai il y a six mois; depuis quinze jours ils sont Ă©chus; je vous en ai accordĂ© six autres, mais comme j'en ai besoin, je vous avertis que, sans vous incommoder, sans dĂ©bourser un sol, vous ĂÂȘtes en Ă©tat de me payer Ă prĂ©sent. Madame Alain. - Quoi donc! Qu'est-ce que c'est? Monsieur Thibaut. - Madame Alain vient de me dire que votre femme lui a confiĂ© avant-hier quatre mille livres qu'elle lui garde. Madame Alain. - Ah! que cela est beau! le joli tour d'esprit que vous me jouez lĂ ! Moi qui vous ai parlĂ© de cela de si bonne foi! Monsieur Thibaut. - Vous ne m'avez pas demandĂ© le secret. Monsieur Remy. - J'aurai soin de remercier Madame Remy de son Ă©conomie. Et je vous paierai, Monsieur, je vous paierai, mais priez Madame Alain de vous garder mieux le secret qu'elle n'a fait Ă ma femme, et qu'elle ne dise pas Ă d'autres qu'Ă moi que vous faites accroire Ă Monsieur Constant, dont vous allez Ă©pouser la fille, que votre charge est Ă vous, pendant que vous vous disposez Ă la payer des deniers de la dot. Madame Alain. - HĂ© bien! ne dirait-on pas de deux perroquets qui rĂ©pĂštent leur leçon! Monsieur Thibaut. - Il me reste encore quelque chose de la mienne et vous n'en ĂÂȘtes pas quitte, Monsieur Remy. Dites aussi Ă Madame Alain de ne pas divulguer les prĂ©sents ruineux que vous faites Ă de jolies femmes. Madame Alain. - Courage, Messieurs. N'y a-t-il personne ici pour vous aider? Monsieur Remy. - Je n'ai qu'un mot Ă rĂ©pondre vous n'aurez plus de prĂ©sents, Madame Alain. Adieu, cherchez des tĂ©moins ailleurs. La VallĂ©e. - Si vous vous en allez, emportez donc les marchandises de contrebande que Madame Alain vous a cachĂ© dans l'armoire de sa salle. Monsieur Remy. - Encore! HĂ© bien! je reste. Vos mille Ă©cus vous seront rendus, Monsieur Thibaut. Ignorez ma contrebande; et j'ignorerai l'affaire de votre charge. Monsieur Thibaut. - J'en suis d'accord. Travaillons pour Mademoiselle. Et qu'elle ait la bontĂ© de nous dire ses intentions. ScĂšne XXIX et derniĂšre Les prĂ©cĂ©dents, Agathe, Javotte Agathe. - Ma mĂšre, Monsieur Lefort envoie dire qu'on ne s'impatiente pas; il achĂšve une lettre qu'on doit mettre Ă la poste. Madame Alain. - A la bonne heure. Mademoiselle Habert, montrant Javotte. - Ayez la bontĂ© de renvoyer cette fille. Agathe. - Vraiment laissez-la, ma mĂšre; elle vient signer au contrat, elle est parente de Monsieur de la VallĂ©e et va l'ĂÂȘtre de Mademoiselle. La VallĂ©e. - Ma parente, Ă moi? Javotte. - Oui, Jacques Giroux, votre tante Ă la mode de Bretagne. C'est ce qu'on a su dans la maison par le neveu de ma niĂšce Mademoiselle Habert, qui, en s'en allant, a dit votre pays, votre nom, ce qui a fait que je vous ai reconnu tout d'un coup, et je l'avais bien dit que vous feriez un jour quelque bonne trouvaille, car il n'Ă©tait pas plus grand que ça quand je quittai le pays, mais vous saurez, Messieurs et Mesdames, que c'Ă©tait le plus beau petit marmot du canton. Je vous salue, ma niĂšce. Mademoiselle Habert. - Qu'est-ce que c'est que votre niĂšce? Javotte. - Eh! pardi oui! ma niĂšce, puisque mon neveu va ĂÂȘtre votre homme. C'est pourquoi je viens pour mettre ma marque au contrat, faute de savoir signer. La VallĂ©e. - Ma foi, gardez votre marque, ma tante. Je ne sais qui vous ĂÂȘtes. Attendez que notre pays m'en rĂ©crive. Javotte. - Vous ne savez pas qui je suis, Giroux? Ah! ah! Voyez le glorieux qui recule dĂ©jĂ de m'avouer pour sienne parce qu'il va ĂÂȘtre riche et un monsieur! Prenez garde que je ne dise Ă Mademoiselle ma niĂšce que vous faisiez l'amour Ă Mademoiselle Agathe. Mademoiselle Habert. - L'amour Ă Agathe! Est-il vrai, Mademoiselle? Agathe. - Ne vous avais-je pas recommandĂ© de n'en rien dire? La VallĂ©e. - Oh! cet amour-lĂ n'Ă©tait qu'un Ă©quivoque. Mademoiselle Habert. - Ah! fourbe. VoilĂ l'Ă©nigme expliquĂ©e. Je ne m'Ă©tonne plus si Mademoiselle me demandait tantĂÂŽt mon amitiĂ©. C'est qu'elle croyait que c'Ă©tait elle qu'on mariait. Javotte. - Bon. N'a-t-il pas offert d'Ă©pouser notre dame, si elle voulait de sa figure? Mademoiselle Habert. - Qu'entends-je? Madame Alain. - D'oĂÂč le savez-vous, caqueteuse? Agathe. - C'est vous qui me l'avez dit, ma mĂšre, et mĂÂȘme qu'il ne se souciait pas de Mademoiselle. Javotte. - Et qu'il ne faisait semblant de l'aimer qu'Ă cause de son bien. Agathe. - Et Javotte est la seule Ă qui j'en ai ouvert la bouche. Madame Alain, Ă La VallĂ©e. - Et moi, je n'en ai parlĂ© qu'Ă ma fille, en passant. A qui se fiera-t-on? Monsieur Thibaut. - C'est en passant que vous me l'avez dit aussi, souvenez-vous-en. Madame Alain. - A l'autre. Mademoiselle Habert. - Ingrat! Sont-ce lĂ les tĂ©moignages de ta reconnaissance? Messieurs, il n'y a plus de contrat. Va, je ne veux te voir de ma vie. La VallĂ©e. - Ma mie, Ă©coutez l'histoire! C'est un quiproquo qui vous brouille. Mademoiselle Habert. - Laisse-moi, te dis-je! Je te dĂ©teste. La VallĂ©e. - Je vous dis qu'il faut que nous raisonnions lĂ -dessus. Messieurs, discourez un instant pour vous amuser, en attendant que je la regagne. Oh! langue qui me poignarde! Madame Alain. - Parlez de la vĂÂŽtre, mon ami Giroux, et non pas de la mienne. Aussi bien est-ce vous, maudite fille, qui m'attirez des reproches? Agathe. - Ce n'est pas moi, ma mĂšre, c'est Javotte. Madame Alain. - Pardi, Monsieur Thibaut, vous ĂÂȘtes une franche commĂšre avec vos quatre mille livres que vous ĂÂȘtes venu nous dĂ©goiser lĂ si mal Ă propos. N'avez-vous pas honte? Monsieur Thibaut. - Puisse le ciel vous aimer assez pour vous rendre muette! Madame Alain. - Oui! vous verrez que c'est moi qui ai tort. Monsieur Remy. - Quand j'aurai vidĂ© votre armoire, je vous achĂšverai aussi mes compliments. Madame Alain. - C'est fort bien fait, Messieurs. VoilĂ ce qui arrive quand on ne sait pas se taire. La Dispute Acteurs ComĂ©die en un acte et en prose reprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens Français Le 19 Octobre 1744 Acteurs Le prince. EglĂ©. La suite du prince. La scĂšne est Ă la campagne. ScĂšne premiĂšre Le prince, Hermiane, Carise, Mesrou Hermiane. - OĂÂč allons-nous, Seigneur, voici le lieu du monde le plus sauvage et le plus solitaire, et rien n'y annonce la fĂÂȘte que vous m'avez promise. Le prince, en riant. - Tout y est prĂÂȘt. Hermiane. - Je n'y comprends rien; qu'est-ce que c'est que cette maison oĂÂč vous me faites entrer, et qui forme un Ă©difice si singulier? Que signifie la hauteur prodigieuse des diffĂ©rents murs qui l'environnent oĂÂč me menez-vous? Le prince. - A un spectacle trĂšs curieux; vous savez la question que nous agitĂÂąmes hier au soir. Vous souteniez contre toute ma cour que ce n'Ă©tait pas votre sexe, mais le nĂÂŽtre, qui avait le premier donnĂ© l'exemple de l'inconstance et de l'infidĂ©litĂ© en amour. Hermiane. - Oui, Seigneur, je le soutiens encore. La premiĂšre inconstance, ou la premiĂšre infidĂ©litĂ©, n'a pu commencer que par quelqu'un d'assez hardi pour ne rougir de rien. Oh! comment veut-on que les femmes, avec la pudeur et la timiditĂ© naturelles qu'elles avaient, et qu'elles ont encore depuis que le monde et sa corruption durent, comment veut-on qu'elles soient tombĂ©es les premiĂšres dans des vices de coeur qui demandent autant d'audace, autant de libertinage de sentiment, autant d'effronterie que ceux dont nous parlons? Cela n'est pas croyable. Le prince. - Eh! sans doute, Hermiane, je n'y trouve pas plus d'apparence que vous, ce n'est pas moi qu'il faut combattre lĂ -dessus, je suis de votre sentiment contre tout le monde, vous le savez. Hermiane. - Oui, vous en ĂÂȘtes par pure galanterie, je l'ai bien remarquĂ©. Le prince. - Si c'est par galanterie, je ne m'en doute pas. Il est vrai que je vous aime, et que mon extrĂÂȘme envie de vous plaire peut fort bien me persuader que vous avez raison, mais ce qui est de certain, c'est qu'elle me le persuade si finement que je ne m'en aperçois pas. Je n'estime point le coeur des hommes, et je vous l'abandonne; je le crois sans comparaison plus sujet Ă l'inconstance et Ă l'infidĂ©litĂ© que celui des femmes; je n'en excepte que le mien, Ă qui mĂÂȘme je ne ferais pas cet honneur-lĂ si j'en aimais une autre que vous. Hermiane. - Ce discours-lĂ sent bien l'ironie. Le prince. - J'en serai donc bientĂÂŽt puni; car je vais vous donner de quoi me confondre, si je ne pense pas comme vous. Hermiane. - Que voulez-vous dire? Le prince. - Oui, c'est la nature elle-mĂÂȘme que nous allons interroger, il n'y a qu'elle qui puisse dĂ©cider la question sans rĂ©plique, et sĂ»rement elle prononcera en votre faveur. Hermiane. - Expliquez-vous, je ne vous entends point. Le prince. - Pour bien savoir si la premiĂšre inconstance ou la premiĂšre infidĂ©litĂ© est venue d'un homme, comme vous le prĂ©tendez, et moi aussi, il faudrait avoir assistĂ© au commencement du monde et de la sociĂ©tĂ©. Hermiane. - Sans doute, mais nous n'y Ă©tions pas. Le prince. - Nous allons y ĂÂȘtre; oui, les hommes et les femmes de ce temps-lĂ , le monde et ses premiĂšres amours vont reparaĂtre Ă nos yeux tels qu'ils Ă©taient, ou du moins tels qu'ils ont dĂ» ĂÂȘtre; ce ne seront peut-ĂÂȘtre pas les mĂÂȘmes aventures, mais ce seront les mĂÂȘmes caractĂšres; vous allez voir le mĂÂȘme Ă©tat de coeur, des ĂÂąmes tout aussi neuves que les premiĂšres, encore plus neuves s'il est possible. A Carie et Ă Mesrou. Carise, et vous, Mesrou, partez, et quand il sera temps que nous nous retirions, faites le signal dont nous sommes convenus. A sa suite. Et vous, qu'on nous laisse. ScĂšne II Hermiane, Le prince Hermiane. - Vous excitez ma curiositĂ©, je l'avoue. Le prince. - Voici le fait il y a dix-huit ou dix-neuf ans que la dispute d'aujourd'hui s'Ă©leva Ă la cour de mon pĂšre, s'Ă©chauffa beaucoup et dura trĂšs longtemps. Mon pĂšre, naturellement assez philosophe, et qui n'Ă©tait pas de votre sentiment, rĂ©solut de savoir Ă quoi s'en tenir, par une Ă©preuve qui ne laissĂÂąt rien Ă dĂ©sirer. Quatre enfants au berceau, deux de votre sexe et deux du nĂÂŽtre, furent portĂ©s dans la forĂÂȘt oĂÂč il avait fait bĂÂątir cette maison exprĂšs pour eux, oĂÂč chacun d'eux fut! logĂ© Ă part, et oĂÂč actuellement mĂÂȘme il occupe un terrain dont il n'est jamais sorti, de sorte qu'ils ne se sont jamais vus. Ils ne connaissent encore que Mesrou et sa soeur qui les ont Ă©levĂ©s, et qui ont toujours eu soin d'eux, et qui furent choisis de la couleur dont ils sont, afin que leurs Ă©lĂšves en fussent plus Ă©tonnĂ©s quand ils verraient d'autres hommes. On va donc pour la premiĂšre fois leur laisser la libertĂ© de sortir de leur enceinte, et de se connaĂtre; on leur a appris la langue que nous parlons; on peut regarder le commerce qu'ils vont avoir ensemble comme le premier ĂÂąge du monde; les premiĂšres amours vont recommencer, nous verrons ce qui en arrivera. Ici, on entend un bruit de trompettes. Mais hĂÂątons-nous de nous retirer, j'entends le signal qui nous en avertit, nos jeunes gens vont paraĂtre; voici une galerie qui rĂšgne tout le long de l'Ă©difice, et d'oĂÂč nous pourrons les voir et les Ă©couter, de quelque cĂÂŽtĂ© qu'ils sortent de chez eux. Partons. ScĂšne III Carise, EglĂ© Carise. - Venez, EglĂ©, suivez-moi; voici de nouvelles terres que vous n'avez jamais vues, et que vous pouvez parcourir en sĂ»retĂ©. EglĂ©. - Que vois-je? quelle quantitĂ© de nouveaux mondes! Carise. - C'est toujours le mĂÂȘme, mais vous n'en connaissez pas toute l'Ă©tendue. Egle. - Que de pays! que d'habitations! il me semble que je ne suis plus rien dans un si grand espace, cela me fait plaisir et peur. Elle regarde et s'arrĂÂȘte Ă un ruisseau. Qu'est-ce que c'est que cette eau ne je vois et qui roule Ă terre? Je n'ai rien vu de semblable Ă cela dans le monde d'oĂÂč je sors. Carise. - Vous avez raison, et c'est ce qu'on appelle un ruisseau. EglĂ©, regardant. - Ah! Carise, approchez, venez voir, il y a quelque chose qui habite dans le ruisseau qui est fait comme une personne, et elle paraĂt aussi Ă©tonnĂ©e de moi que je le suis d'elle. Carise, riant. - Eh! non, c'est vous que vous y voyez tous les ruisseaux font cet effet-lĂ . EglĂ©. - Quoi! c'est lĂ moi, c'est mon visage? Carise. - Sans doute. EglĂ©. - Mais savez-vous bien que cela est trĂšs beau, que cela fait un objet charmant? Quel dommage de ne l'avoir pas su plus tĂÂŽt! Carise. - Il est vrai que vous ĂÂȘtes belle. EglĂ©. - Comment, belle, admirable! cette dĂ©couverte-lĂ m'enchante. Elle se regarde encore. Le ruisseau fait toutes mes mines, et toutes me plaisent. Vous devez avoir eu bien du plaisir Ă me regarder, Mesrou et vous. Je passerais ma vie Ă me contempler; que je vais m'aimer Ă prĂ©sent! Carise. - Promenez-vous Ă votre aise, je vous laisse pour rentrer dans votre habitation, oĂÂč j'ai quelque chose Ă faire. EglĂ©. - Allez, allez, je ne m'ennuierai pas avec le ruisseau. ScĂšne IV EglĂ©, Azor EglĂ© un instant seule, Azor parait vis-Ă -vis d'elle. EglĂ©, continuant et se tĂÂątant le visage. - Je ne me lasse point de moi. Et puis, apercevant. Azor, avec frayeur. Qu'est-ce que c'est que cela, une personne comme moi?... N'approchez point. Azor Ă©tendant les bras d'admiration et souriant. EglĂ© continue. La personne rit, on dirait qu'elle m'admire. Azor fait un pas. Attendez... Ses regards sont pourtant bien doux... Savez-vous parler? Azor. - Le plaisir de vous voir m'a d'abord ĂÂŽtĂ© la parole. EglĂ©, gaiement. - La personne m'entend, me rĂ©pond, et si agrĂ©ablement! Azor. - Vous me ravissez. EglĂ©. - Tant mieux. Azor. - Vous m'enchantez. EglĂ©. - Vous me plaisez aussi. Azor. - Pourquoi donc me dĂ©fendez-vous d'avancer? EglĂ©. - Je ne vous le dĂ©fends plus de bon coeur. Azor. - Je vais donc approcher. EglĂ©. - J'en ai bien envie. Il avance. ArrĂÂȘtez un peu... Que je suis Ă©mue! Azor - J'obĂ©is, car je suis Ă vous. EglĂ©. - Elle obĂ©it; venez donc tout Ă fait, afin d'ĂÂȘtre Ă moi de plus prĂšs. Il vient. Ah! la voilĂ , c'est vous, qu'elle est bien faite! en vĂ©ritĂ©, vous ĂÂȘtes aussi belle que moi. Azor. - Je meurs de joie d'ĂÂȘtre auprĂšs de vous, je me donne Ă vous, je ne sais pas ce que je sens, je ne saurais le dire. EglĂ©. - Eh! c'est tout comme moi. Azor. - Je suis heureux, je suis agitĂ©. EglĂ©. - Je soupire. Azor. - J'ai beau ĂÂȘtre auprĂšs de vous, je ne vous vois pas encore assez. EglĂ©. - C'est ma pensĂ©e, mais on ne peut pas se voir davantage, car nous sommes lĂ . Azor. - Mon coeur dĂ©sire vos mains. EglĂ©. - Tenez, le mien vous les donne; ĂÂȘtes-vous plus contente? Azor. - Oui, mais non pas plus tranquille EglĂ©. - C'est ce qui m'arrive, nous nous ressemblons en tout. Azor. - Oh! quelle diffĂ©rence! tout ce que je suis ne vaut pas vos yeux, ils sont si tendres! EglĂ©. - Les vĂÂŽtres si vifs! Azor. - Vous ĂÂȘtes si mignonne, si dĂ©licate! EglĂ©. - Oui, mais je vous assure qu'il vous sied fort bien de ne l'ĂÂȘtre pas tant que moi, je ne voudrais pas que vous fussiez autrement, c'est une autre perfection, je ne nie pas la mienne, gardez-moi la vĂÂŽtre. Azor - Je n'en changerai point, je l'aurai toujours. EglĂ©. - Ah çà ! dites-moi, oĂÂč Ă©tiez-vous quand je ne vous connaissais pas? Azor. - Dans un monde Ă moi, oĂÂč je ne retournerai plus, puisque vous n'en ĂÂȘtes pas, et que je veux toujours avoir vos mains; ni moi ni ma bouche ne saurions plus nous passer d'elles. EglĂ©. - Ni mes mains se passer de votre bouche; mais j'entends du bruit, ce sont des personnes de mon monde de peur de les effrayer, cachez-vous derriĂšre les arbres, je vais vous rappeler. Azor. - Oui, mais je vous perdrai de vue. EglĂ©. - Non, vous n'avez qu'Ă regarder dans cette eau qui coule, mon visage y est, vous l'y verrez. ScĂšne V Mesrou, Carise, EglĂ© EglĂ©, soupirant. - Ah! je m'ennuie dĂ©jĂ de son absence. Carise. - EglĂ©, je vous retrouve inquiĂšte, ce me semble, qu'avez-vous? Mesrou. - Elle a mĂÂȘme les yeux plus attendris qu'Ă l'ordinaire. EglĂ©. - C'est qu'il y a une grande nouvelle; vous croyez que nous ne sommes que trois, je vous avertis que nous sommes quatre; j'ai fait l'acquisition d'un objet qui me tenait la main tout Ă l'heure. Carise. - Qui vous tenait la main, EglĂ©! Que n'avez-vous a appelĂ© Ă votre secours? EglĂ© - Du secours contre quoi? contre le plaisir qu'il me faisait? J'Ă©tais bien aise qu'il me la tint; il me la tenait par ma permission il la baisait tant qu'il pouvait, et je ne l'aurai pas plus tĂÂŽt rappelĂ© qu'il la baisera encore pour mon plaisir et le sien. Mesrou. - Je sais qui c'est, je crois mĂÂȘme l'avoir entrevu qui se retirait; cet objet s'appelle un homme, c'est Azor, nous le connaissons. EglĂ©. - C'est Azor? le joli nom! le cher Azor! le cher homme! il va venir. Carise. - Je ne m'Ă©tonne point qu'il vous aime et que vous l'aimiez, vous ĂÂȘtes faits l'un pour l'autre. EglĂ©. - Justement, nous l'avons devinĂ© de nous-mĂÂȘmes. Elle l'appelle. Azor, mon Azor, venez vite, l'homme! ScĂšne VI Carise, EglĂ©, Mesrou, Azor Azor. - Eh! c'est Carise et Mesrou, ce sont mes amis. EglĂ©, gaĂment. - Ils me l'ont dit, vous ĂÂȘtes fait exprĂšs pour moi, moi faite exprĂšs pour vous, ils me l'apprennent voilĂ pourquoi nous nous aimons tant, je suis votre EglĂ©, vous mon Azor. Mesrou. - L'un est l'homme, et l'autre la femme. Azor. - Mon EglĂ©, mon charme, mes dĂ©lices, et ma femme! EglĂ©. - Tenez, voilĂ ma main, consolez-vous d'avoir Ă©tĂ© cachĂ©. A Mesrou et Ă Carise. Regardez, voilĂ comme il faisait tantĂÂŽt, fallait-il appeler Ă mon secours? Carise. - Mes enfants, je vous l'ai dĂ©jĂ dit, votre destination naturelle est d'ĂÂȘtre charmĂ©s l'un de l'autre. EglĂ©, le tenant par la main. - Il n'y a rien de si clair. Carise. - Mais il y a une chose Ă observer, si vous voulez vous aimer toujours. EglĂ©. - Oui, je comprends, c'est d'ĂÂȘtre toujours ensemble. Carise. - Au contraire, c'est qu'il faut de temps en temps vous priver du plaisir de vous voir. EglĂ©, Ă©tonnĂ©e. - Comment? Azor, Ă©tonnĂ©. - Quoi? Carise. - Oui, vous dis-je, sans quoi ce plaisir diminuerait et vous deviendrait indiffĂ©rent. EglĂ©, riant. - IndiffĂ©rent, indiffĂ©rent, mon Azor! Ah! ah! ah!... la plaisante pensĂ©e! Azor, riant. - Comme elle s'y entend! Mesrou. - N'en riez pas, elle vous donne un trĂšs bon conseil, ce n'est qu'en pratiquant ce qu'elle vous dit lĂ , et qu'en nous sĂ©parant quelquefois, que nous continuons de nous aimer, Carise et moi. EglĂ©. - Vraiment, je le crois bien, cela peut vous ĂÂȘtre bon Ă vous autres qui ĂÂȘtes tous deux si noirs, et qui avez dĂ» vous enfuir de peur la premiĂšre fois que vous vous ĂÂȘtes vus. Azor. - Tout ce que vous avez pu faire, c'est de vous supporter l'un et l'autre. EglĂ©. - Et vous seriez bientĂÂŽt rebutĂ©s de vous voir si vous ne vous quittiez jamais, car vous n'avez rien de beau Ă vous montrer; moi qui vous aime, par exemple, quand je ne vous vois pas, je me passe de vous, je n'ai pas besoin de votre prĂ©sence, pourquoi? C'est que vous ne me charmez pas; au lieu que nous nous charmons, Azor et moi; il est si beau, moi si admirable, si attrayante, que nous nous ravissons en nous contemplant. Azor, prenant la main d'EglĂ©. - La seule main d'EglĂ©, voyez-vous, sa main seule, je souffre quand je ne la tiens pas et quand je la tiens, je me meurs si je ne la baise, et quand je l'ai baisĂ©e, je me meurs encore. EglĂ©. - L'homme a raison, tout ce qu'il vous dit lĂ , je le sens; voilĂ pourtant oĂÂč nous en sommes, et vous qui. parlez de notre plaisir, vous ne savez pas ce que c'est, nous ne le comprenons pas, nous qui le sentons, il est infini. Mesrou. - Nous ne vous proposons de vous sĂ©parer que deux ou trois heures seulement dans la journĂ©e. EglĂ©. - Pas d'une minute. Mesrou. - Tant pis. EglĂ©. - Vous m'impatientez, Mesrou; est-ce qu'Ă force de nous voir nous deviendrons laids? Cesserons-nous d'ĂÂȘtre charmants? Carise. - Non, mais vous cesserez de sentir que vous l'ĂÂȘtes. EglĂ©. - Eh! qu'est-ce qui nous empĂÂȘchera de le sentir puisque nous le sommes? Azor. - EglĂ© sera toujours EglĂ©. EglĂ©. - Azor toujours Azor. Mesrou. - J'en conviens, mais que sait-on ce qui peut arriver? Supposons, par exemple, que je devinsse aussi aimable qu'Azor, que Carise devĂnt aussi belle qu'EglĂ©. EglĂ©. - Qu'est-ce que cela nous ferait? Carise. - Peut-ĂÂȘtre alors que, rassasiĂ©s de vous voir, vous seriez tentĂ©s de vous quitter tous deux pour nous aimer. EglĂ©. - Pourquoi tentĂ©s? Quitte-t-on ce qu'on aime? Est-ce lĂ raisonner? Azor et moi, nous nous aimons, voilĂ qui est fini, devenez beau tant qu'il vous plaira, que nous importe? ce sera votre affaire, la nĂÂŽtre est arrĂÂȘtĂ©e. Azor. - Ils n'y comprendront jamais rien, il faut ĂÂȘtre nous pour savoir ce qui en est. Mesrou. - Comme vous voudrez. Azor. - Mon amitiĂ©, c'est ma vie. EglĂ©. - Entendez-vous ce qu'il dit, sa vie? comment me quitterait-il? Il faut bien qu'il vive, et moi aussi. Azor. - Oui, ma vie, comment est-il possible qu'on soit si belle, qu'on ait de si beaux regards, une si belle bouche, et tout si beau? EglĂ©. - J'aime tant qu'il m'admire! Mesrou. - Il est vrai qu'il vous adore. Azor. - Ah! que c'est bien dit, je l'adore! Mesrou me comprend, je vous adore. EglĂ©, soupirant - Adorez donc, mais donnez-moi le temps de respirer; ah! Carise. - Que de tendresse! j'en suis enchantĂ©e moi-mĂÂȘme! Mais il n'y a qu'un moyen de la conserver, c'est de nous en croire; et si vous avez la sagesse de vous y dĂ©terminer, tenez, EglĂ©, donnez ceci Ă Azor, ce sera de quoi l'aider Ă supporter votre absence. EglĂ©, prenant un portrait que Carise lui donne. - Comment donc! je me reconnais; c'est encore moi, et bien mieux que dans les eaux du ruisseau, c'est toute ma beautĂ©, c'est moi, quel plaisir de se trouver partout! Regardez, Azor, regardez mes charmes. Azor. - Ah! c'est EglĂ©, c'est ma chĂšre femme, la voilĂ , sinon que la vĂ©ritable est encore plus belle. Il baise le portrait. Mesrou. - Du moins cela il reprĂ©sente. Azor. - Oui, cela la fait dĂ©sirer. Il le baise encore. EglĂ© - Je n'y trouve qu'un dĂ©faut, quand il le baise, ma copie a tout. Azor, prenant sa main, qu'il baise. - Otons ce dĂ©faut-lĂ . EglĂ©. - Ah çà ! j'en veux autant pour m'amuser. Mesrou. - Choisissez de son portrait ou du vĂÂŽtre. EglĂ©. - Je les retiens tous deux. Mesrou. - Oh! il faut opter, s'il vous plaĂt, je suis bien aise d'en garder un. EglĂ©. - Eh bien! en ce cas-lĂ je n'ai que faire de vous pour avoir Azor; car j'ai dĂ©jĂ son portrait dans mon esprit, ainsi donnez-moi le mien, je les aurai tous deux. Carise. - Le voilĂ d'une autre maniĂšre. Cela s'appelle un miroir, il n'y a qu'Ă presser cet endroit pour l'ouvrir. Adieu, nous reviendrons vous trouver dans quelque temps, mais, de grĂÂące, songez aux petites absences. ScĂšne VII Azor, EglĂ© EglĂ©, tĂÂąchant d'ouvrir la boĂte. - Voyons, je ne saurais l'ouvrir; essayez, Azor, c'est lĂ qu'elle a dit de presser. Azor l'ouvre et se regarde. - Bon! ce n'est que moi, je pense, c'est ma mine que le ruisseau d'ici prĂšs m'a montrĂ©e. EglĂ©. - Ah! ah! que je voie donc! Eh! point du tout, cher homme, c'est plus moi que jamais, c'est rĂ©ellement votre EglĂ©, la vĂ©ritable, tenez, approchez. Azor. - Eh! oui, c'est vous, attendez donc, c'est nous deux, c'est moitiĂ© l'un et moitiĂ© l'autre; j'aimerais mieux que ce fĂ»t vous toute seule, car je m'empĂÂȘche de vous voir tout entiĂšre. EglĂ©. - Ah! je suis bien aise d'y voir un peu de vous aussi, vous n'y gĂÂątez rien; avancez encore, tenez-vous bien. Azor. - Nos visages vont se toucher, voilĂ qu'ils se touchent, quel bonheur pour le mien! quel ravissement! EglĂ©. - Je vous sens bien, et je le trouve bon. Si nos bouches s'approchaient! Il lui prend un baiser. EglĂ©, en se retournant. - Oh! vous nous dĂ©rangez, Ă prĂ©sent je ne vois plus que moi, l'aimable invention qu'un miroir! Azor, prenant le miroir d'EglĂ©. - Ah! le portrait est aussi une excellente chose. Il le baise. EglĂ©. - Carise et Mesrou sont pourtant de bonnes gens. Azor. - Ils ne veulent que notre bien, j'allais vous parler d'eux, et de ce conseil qu'ils nous ont donnĂ©. EglĂ©. - Sur ces absences, n'est-ce pas? J'y rĂÂȘvais aussi. Azor. - Oui, mon EglĂ©, leur prĂ©diction me fait quelque peur; je n'apprĂ©hende rien de ma part, mais n'allez pas vous ennuyer de moi, au moins, je serais dĂ©sespĂ©rĂ©. EglĂ©. - Prenez garde Ă vous-mĂÂȘme, ne vous lassez pas de m'adorer, en vĂ©ritĂ©, toute belle que je suis, votre peur m'effraie aussi. Azor. - A merveille! ce n'est pas Ă vous de trembler... A quoi rĂÂȘvez-vous? EglĂ©. - Allons, allons, tout bien examinĂ©, mon parti est pris donnons-nous du chagrin, sĂ©parons-nous pour deux heures, j'aime encore mieux votre coeur et son adoration que votre prĂ©sence, qui m'est pourtant bien douce. Azor. - Quoi! nous quitter! EglĂ©. - Ah! si vous ne me prenez pas au mot, tout Ă l'heure je ne le voudrai plus. Azor. - HĂ©las! le courage me manque. EglĂ©. - Tant pis, je vous dĂ©clare que le mien se passe. Azor, pleurant. - Adieu, EglĂ©, puisqu'il le faut. EglĂ©. - Vous pleurez? eh bien! restez donc pourvu qu'il n'y ait point de danger. Azor. - Mais s'il y en avait! EglĂ©. - Partez donc. Azor. - Je m'enfuis. ScĂšne VIII EglĂ©, seule. Ah! il n'y est plus, je suis seule, je n'entends plus sa voix, il n'y a plus que le miroir. Elle s'y regarde. J'ai eu tort de renvoyer mon homme, Carise et Mesrou ne savent ce qu'ils disent. En se regardant. Si je m'Ă©tais mieux considĂ©rĂ©e, Azor ne serait point parti. Pour aimer toujours ce que je vois lĂ , il n'avait pas besoin de l'absence... Allons, je vais m'asseoir auprĂšs du ruisseau, c'est encore un miroir de plus. ScĂšne IX EglĂ©, Adine EglĂ©. - Mais que vois-je? encore une autre personne! Adine. - Ah! ah! qu'est-ce que c'est que ce nouvel objet-ci? Elle avance. EglĂ©. - Elle me considĂšre avec attention, mais ne m'admire point, ce n'est pas lĂ un Azor. Elle se regarde dans son miroir. C'est encore moins une EglĂ©... Je crois pourtant qu'elle se compare. Adine. - Je ne sais que penser de cette figure-lĂ , je ne sais ce qui lui manque, elle a quelque chose d'insipide. EglĂ©. - Elle est d'une espĂšce qui ne me revient point. Adine. - A-t-elle un langage?... Voyons... Etes-vous une personne? EglĂ©. - Oui assurĂ©ment, et trĂšs personne. Adine. - Eh bien! n'avez-vous rien Ă me dire? EglĂ©. - Non, d'ordinaire on me prĂ©vient, c'est Ă moi qu'on parle. Adine. - Mais n'ĂÂȘtes-vous pas charmĂ©e de moi? EglĂ©. - De vous? C'est moi qui charme les autres. Adine. - Quoi! vous n'ĂÂȘtes pas bien aise de me voir? EglĂ©. - HĂ©las! ni bien aise ni fĂÂąchĂ©e, qu'est-ce que cela me fait? Adine. - VoilĂ qui est particulier! vous me considĂ©rez, je me montre, et vous ne sentez rien? C'est que vous regardez ailleurs; contemplez-moi un peu attentivement, lĂ , comment me trouvez-vous? EglĂ©. - Mais qu'est-ce que c'est que vous? Est-il question de vous? Je vous dis que c'est d'abord moi qu'on voit, moi qu'on informe de ce qu'on pense, voilĂ comme cela se pratique, et vous voulez que ce soit moi qui vous contemple pendant que je suis prĂ©sente! Adine. - Sans doute, c'est la plus belle Ă attendre qu'on la remarque et qu'on s'Ă©tonne. EglĂ©. - Eh bien, Ă©tonnez-vous donc! Adine. - Vous ne m'entendez donc pas? on vous dit que c'est Ă la plus belle Ă attendre. EglĂ© - On vous rĂ©pond qu'elle attend. Adine. - Mais si ce n'est pas moi, oĂÂč est-elle? Je suis pourtant l'admiration de trois autres personnes qui habitent dans le monde. EglĂ©. - Je ne connais pas vos personnes, mais je sais qu'il y en a trois que je ravis et qui me traitent de merveille. Adine. - Et moi je sais que je suis si belle, si belle, que je me charme moi-mĂÂȘme toutes les fois que je me regarde, voyez ce que c'est. EglĂ©. - Que me contez-vous lĂ ? Je ne me considĂšre jamais que je ne sois enchantĂ©e, moi qui vous parle. Adine. - EnchantĂ©e! Il est vrai que vous ĂÂȘtes passable, et mĂÂȘme assez gentille, je vous rends justice, je ne suis pas comme vous. EglĂ©, Ă part. - Je la battrais de bon coeur avec sa justice. Adine. - Mais de croire que vous pouvez entrer en dispute avec moi, c'est se moquer, il n'y a qu'Ă voir. EglĂ©. - Mais c'est aussi en voyant, que je vous trouve assez laide. Adine. - Bon! c'est que vous me portez envie, et que vous vous empĂÂȘchez de me trouver belle. EglĂ©. - Il n'y a que votre visage qui m'en empĂÂȘche. Adine. - Mon visage! Oh! je n'en suis pas en peine, car je l'ai vu, allez demander ce qu'il est aux eaux du ruisseau qui coule, demandez-le Ă Mesrin qui m'adore. EglĂ©. - Les eaux du ruisseau, qui se moquent de vous, m'apprendront qu'il n'y a rien de si beau que moi, et elles me l'ont dĂ©jĂ appris, je ne sais ce que c'est qu'un Mesrin, mais il ne vous regarderait pas s'il me voyait; j'ai un Azor qui vaut mieux que lui, un Azor que j'aime, qui est presque aussi admirable que moi, et qui dit que je suis sa vie; vous n'ĂÂȘtes la vie de personne, vous; et puis j'ai un miroir qui achĂšve de me confirmer tout ce que mon Azor et le ruisseau assurent; y a-t-il rien de plus fort? Adine, en riant. - Un miroir! vous avez aussi un miroir! Eh! Ă quoi vous sert-il? A vous regarder? ah! ah! ah! EglĂ©. - Ah! ah! ah!.. n'ai-je pas devinĂ© qu'elle me dĂ©plairait? Adine, en riant. - Tenez, en voilĂ un meilleur, venez apprendre Ă vous connaĂtre et Ă vous taire. Carise paraĂt dans l'Ă©loignement. EglĂ©, ironiquement. - Jetez les yeux sur celui-ci pour y savoir votre mĂ©diocritĂ©, et la modestie qui vous est convenable avec moi. Adine. - Passez votre chemin dĂšs que vous refusez de prendre du plaisir Ă me considĂ©rer, vous ne m'ĂÂȘtes bonne Ă rien, je ne. vous parle plus. Elles ne se regardent plus. EglĂ©. - Et moi, j'ignore que vous ĂÂȘtes lĂ . Elles s'Ă©cartent. Adine, Ă part. - Quelle folle! EglĂ©, Ă part. - Quelle visionnaire, de quel monde cela sort-il? ScĂšne X Carise, Adine, EglĂ© Carise. - Que faites-vous donc lĂ toutes deux Ă©loignĂ©es l'une de l'autre, et sans vous parler? Adine, riant. - C'est une nouvelle figure que j'ai rencontrĂ©e et que ma beautĂ© dĂ©sespĂšre. EglĂ©. - Que diriez-vous de ce fade objet, de cette ridicule espĂšce de personne qui aspire Ă m'Ă©tonner, qui me demande ce que je sens en la voyant, qui veut que j'aie du plaisir Ă la voir, qui me dit Eh! contemplez-moi donc! eh! comment me trouvez-vous? et qui prĂ©tend ĂÂȘtre aussi belle que moi! Adine. - Je ne dis pas cela, je dis plus belle, comme cela se voit dans le miroir. EglĂ©, montrant le sien. - Mais qu'elle se voie donc dans celui-ci, si elle ose! Adine. - Je ne lui demande qu'un coup d'oeil dans le mien, qui est le vĂ©ritable. Carise. - Doucement, ne vous emportez point; profitez plutĂÂŽt du hasard qui vous a fait faire connaissance ensemble, unissons-nous tous, devenez compagnes, et joignez l'agrĂ©ment de vous voir Ă la douceur d'ĂÂȘtre toutes deux adorĂ©es, EglĂ© par l'aimable Azor qu'elle chĂ©rit, Adine par l'aimable Mesrin qu'elle aime; allons, raccommodez-vous. EglĂ©. - Qu'elle se dĂ©fasse donc de sa vision de beautĂ© qui m'ennuie. Adine. - Tenez, je sais le moyen de lui faire entendre raison, je n'ai qu'Ă lui ĂÂŽter son Azor dont je ne me soucie pas, mais rien que pour avoir la paix. EglĂ©, fĂÂąchĂ©e. - OĂÂč est son imbĂ©cile Mesrin? Malheur Ă elle, si je le rencontre! Adieu, je m'Ă©carte, car je ne saurais la souffrir. Adine. - Ah! ah! ah!.. mon mĂ©rite est son aversion. EglĂ©, se retournant. - Ah! ah! ah! quelle grimace! ScĂšne XI Adine, Carise Carise. - Allons, laissez-la dire. Adine. - Vraiment, bien entendu; elle me fait pitiĂ©. Carise. - Sortons d'ici, voilĂ l'heure de votre leçon de musique, je ne pourrai pas vous la donner si vous tardez. Adine. - Je vous suis, mais j'aperçois Mesrin, je n'ai qu'un mot Ă lui dire. Carise. - Vous venez de le quitter. Adine. - Je ne serai qu'un moment en passant. ScĂšne XII Mesrin, Carise, Adine Adine appelle. - Mesrin! Mesrin, accourant. - Quoi! c'est vous, c'est mon Adine qui est revenue; que j'ai de joie! que j'Ă©tais impatient! Adine. - Eh! non, remettez votre joie, je ne suis pas revenue, je m'en retourne, ce n'est que par hasard que je suis ici. Mesrin. - Il fallait donc y ĂÂȘtre avec moi par hasard. Adine. - Ecoutez, Ă©coutez ce qui vient de m'arriver. Carise. - AbrĂ©gez, car j'ai autre chose Ă faire. Adine. - J'ai fait A Mesrin. Je suis belle, n'est-ce pas? Mesrin. - Belle! si vous ĂÂȘtes belle! Adine. - Il n'hĂ©site pas, lui, il dit ce qu'il voit. Mesrin. - Si vous ĂÂȘtes divine! la beautĂ© mĂÂȘme. Adine. - Eh! oui, je n'en doute pas; et cependant, vous, Carise et moi, nous nous trompons, je suis laide. Mesrin. - Mon Adine! Adine. - Elle-mĂÂȘme; en vous quittant, j'ai trouvĂ© une nouvelle personne qui est d'un autre monde, et qui, au lieu d'ĂÂȘtre Ă©tonnĂ©e de moi, d'ĂÂȘtre transportĂ©e comme vous l'ĂÂȘtes et comme elle devrait l'ĂÂȘtre, voulait au contraire que je fusse charmĂ©e d'elle, et sur le refus que j'en ai fait, m'a accusĂ©e d'ĂÂȘtre laide. Mesrin. - Vous me mettez d'une colĂšre! Adine. - M'a soutenu que vous me quitteriez quand vous l'auriez vue. Carise. - C'est qu'elle Ă©tait fĂÂąchĂ©e. Mesrin. - Mais, est-ce bien une personne? Adine. - Elle dit que oui, et elle en paraĂt une, Ă peu prĂšs. Carise. - C'en est une aussi. Adine. - Elle reviendra sans doute, et je veux absolument que vous la mĂ©prisiez, quand vous la trouverez, je veux qu'elle vous fasse peur. Mesrin. - Elle doit ĂÂȘtre horrible? Adine. - Elle s'appelle... attendez, elle s'appelle... Carise. - EglĂ©. Adine. - Oui, c'est une EglĂ©. Voici Ă prĂ©sent comme elle est faite c'est un visage fĂÂąchĂ©, renfrognĂ©, qui n'est pas comme celui de Carise, qui n'est pas blanc comme le mien non plus, c'est une couleur qu'on ne peut pas bien dire. Mesrin. - Et qui ne plaĂt pas? Adine. - Oh! point du tout, couleur indiffĂ©rente; elle a des yeux, comment vous dirai-je? des yeux qui ne font pas plaisir, qui regardent, voilĂ tout; une bouche ni grande ni petite, une bouche qui lui sert Ă parler; une figure toute droite, toute droite et qui serait pourtant Ă peu prĂšs comme la nĂÂŽtre, si elle Ă©tait bien faite; qui a des mains qui vont et qui viennent, des doigts longs et maigres, le pense; avec une voix rude et aigre; oh! vous la reconnaĂtrez bien. Mesrin. - Il me semble que je la vois, laissez-moi faire il faut la renvoyer dans un autre monde, aprĂšs que je l'aurai bien mortifiĂ©e. Adine. - Bien humiliĂ©e, bien dĂ©solĂ©e. Mesrin. - Et bien moquĂ©e, oh! ne vous embarrassez pas, et donnez-moi cette main. Adine. - Eh! prenez-la, c'est pour vous que je l'ai. Mesrin baise sa main. Carise, lui ĂÂŽtant la main. - Allons, tout est dit, partons. Adine - Quand il aura achevĂ© de baiser ma main. Carise. - Laissez-la donc, Mesrin, je suis pressĂ©e. Adine. - Adieu tout ce que j'aime, je ne serai pas longtemps, songez Ă ma vengeance. Mesrin. - Adieu tout mon charme! Je suis furieux. ScĂšne XIII Mesrin, Azor Mesrin, les premiers mots seul, rĂ©pĂ©tant le portrait. - Une couleur ni noire ni blanche, une figure toute droite, une bouche qui parle... oĂÂč pourrais-je la trouver? Voyant Azor. Mais j'aperçois quelqu'un, c'est une personne comme moi, serait-ce EglĂ©? Non, car elle n'est point difforme. Azor, le considĂ©rant. - Vous ĂÂȘtes pareille Ă moi, ce me semble? Mesrin. - C'est ce que je pensais. Azor. - Vous ĂÂȘtes donc un homme? Mesrin. - On m'a dit que oui. Azor. - On m'en a dit de moi tout autant. Mesrin. - On vous a dit est-ce que vous connaissez des personnes Azor. - Oh! oui, je les connais toutes, deux noires et une blanche. Mesrin. - Moi, c'est la mĂÂȘme chose, d'oĂÂč venez-vous? Azor. - Du monde. Mesrin. - Est-ce du mien? Azor. - Ah! je n'en sais rien, car il y en a tant! Mesrin. - Qu'importe? Votre mine me convient, mettez votre main dans la mienne, il faut nous aimer. Azor. - Oui-da; vous me rĂ©jouissez, je me plais Ă vous voir sans que vous ayez des charmes. Mesrin. - Ni vous non plus; je ne me soucie pas de vous, sinon que vous ĂÂȘtes bonhomme. Azor. - VoilĂ ce que c'est, je vous trouve de mĂÂȘme, un bon camarade, moi un autre bon camarade, je me moque du visage. Mesrin. - Eh! quoi donc, c'est par la bonne humeur que je vous regarde; Ă propos, prenez-vous vos repas? Azor. - Tous les jours. Mesrin. - Eh bien! je les prends aussi; prenons-les ensemble pour notre divertissement, afin de nous tenir gaillards; allons, ce sera pour tantĂÂŽt nous rirons, nous sauterons, n'est-il pas vrai? J'en saute dĂ©jĂ . Il saute. Azor, il saute aussi. - Moi de mĂÂȘme, et nous serons deux, peut-ĂÂȘtre quatre, car je le dirai Ă ma blanche qui a un visage il faut voir! ah! ah! c'est elle qui en a un qui vaut mieux que nous deux. Mesrin. - Oh! je le crois, camarade, car vous n'ĂÂȘtes rien du tout, ni moi non plus, auprĂšs d'une autre mine que je connais, que nous mettrons avec nous, qui me transporte, et qui a des mains si douces, si blanches, qu'elle me laisse tant baiser! Azor. - Des mains, camarade? Est-ce que ma blanche n'en a pas aussi qui sont cĂ©lestes, et que je caresse tant qu'il me plaĂt? Je les attends. Mesrin. - Tant mieux, je viens de quitter les miennes, et il faut que je vous quitte aussi pour une petite affaire; restez ici jusqu'Ă ce que je revienne avec mon Adine, et sautons encore pour nous rĂ©jouir de l'heureuse rencontre. Ils sautent tout deux en riant. Ah! ah! ah! ScĂšne XIV Azor, Mesrin, EglĂ© EglĂ©, s'approchant. - Qu'est-ce que c'est que cela qui plaĂt tant? Mesrin, la voyant. - Ah! le bel objet qui nous Ă©coute! Azor. - C'est ma blanche, c'est EglĂ©. Mesrin, Ă part. - EglĂ©, c'est lĂ ce visage fĂÂąchĂ©? Azor. - Ah! que je suis heureux! EglĂ©, s'approchant. - C'est donc un nouvel ami qui nous a apparu tout d'un coup? Azor. - Oui, c'est un camarade que j'ai fait, qui s'appelle homme, et qui arrive d'un monde ici prĂšs. Mesrin. - Ah! qu'on a de plaisir dans celui-ci! EglĂ©. - En avez-vous plus que dans le vĂÂŽtre? Mesrin. - Oh! je vous assure. EglĂ©. - Eh bien! l'homme, il n'y a qu'Ă y rester. Azor. - C'est ce que nous disions, car il est tout Ă fait bon et joyeux; je l'aime, non pas comme j'aime ma ravissante EglĂ© que j'adore, au lieu qu'Ă lui je n'y prends seulement pas garde, il n'y a que sa compagnie que je cherche pour parler de vous, de votre bouche, de vos yeux, de vos mains, aprĂšs qui je languissais. Il lui baise une main. Mesrin lui prend l'autre main. - Je vais donc prendre l'autre. Il baise cette main, EglĂ© rit, et ne dit mot. Azor, lui reprenant cette main. - Oh! doucement, ce n'est pas ici votre blanche, c'est la mienne, ces deux mains sont Ă moi, vous n'y avez rien. EglĂ©. - Ah! il n'y a pas de mal; mais, Ă propos, allez vous-en, Azor, vous savez bien que l'absence est nĂ©cessaire, il n'y a pas assez longtemps que la nĂÂŽtre dure. Azor. - Comment! il y a je ne sais combien d'heures que je ne vous ai vue. EglĂ©. - Vous vous trompez, il n'y a pas assez longtemps que, vous dis-je; je sais bien compter, et ce que j'ai rĂ©solu je le veux tenir. Azor. - Mais vous allez rester seule. EglĂ©. - Eh bien! je m'en contenterai. Mesrin. - Ne la chagrinez pas, camarade. Azor. - Je crois que vous vous fĂÂąchez contre moi. EglĂ©. - Pourquoi m'obstinez-vous? Ne vous a-t-on pas dit qu'il n'y a rien de si dangereux que de nous voir? Azor. - Ce n'est peut-ĂÂȘtre pas la vĂ©ritĂ©. EglĂ©. - Et moi je me doute que ce n'est pas un mensonge. Carise paraĂt ici dans l'Ă©loignement et Ă©coute. Azor. - Je pars donc pour vous complaire, mais je serai bientĂÂŽt de retour, allons, camarade, qui avez affaire, venez avec moi pour m'aider Ă passer le temps. Mesrin. - Oui, mais... EglĂ©, souriant. - Quoi? Mesrin. - C'est qu'il y a longtemps que je me promĂšne. EglĂ©. - Il faut qu'il se repose. Mesrin. - Et j'aurais empĂÂȘchĂ© que la belle femme ne s'ennuie. EglĂ©. - Oui, il empĂÂȘcherait. Azor. - N'a-t-elle pas dit qu'elle voulait ĂÂȘtre seule? Sans cela, je la dĂ©sennuierais encore mieux que vous. Partons! EglĂ©, Ă part et de dĂ©pit. - Partons! ScĂšne XV Carise, EglĂ© Carise approche et regarde EglĂ© qui rĂÂȘve. - A quoi rĂÂȘvez-vous donc? EglĂ©. - Je rĂÂȘve que je ne suis pas de bonne humeur. Carise. - Avez-vous du chagrin? EglĂ©. - Ce n'est pas du chagrin non plus, c'est de l'embarras d'esprit. Carise. - D'ou vient-il? EglĂ©. - Vous nous disiez tantĂÂŽt qu'en fait d'amitiĂ© on ne sait ce peut arriver? Carise. Il est vrai. EglĂ©. - Eh bien! je ne sais ce qui m'arrive. Carise. - Mais qu'avez-vous? EglĂ©. - Il me semble que je suis fĂÂąchĂ©e contre moi, que je suis fĂÂąchĂ©e contre Azor, je ne sais Ă qui j'en ai. Carise. - Pourquoi fĂÂąchĂ©e contre vous? EglĂ©. - C'est que j'ai dessein d'aimer toujours Azor, et j'ai peur d'y manquer. Carise. - Serait-il possible? EglĂ©. - Oui, j'en veux Ă Azor, parce que ses maniĂšres en sont cause. Carise. - Je soupçonne que vous lui cherchez querelle. EglĂ©. - Vous n'avez qu'a me rĂ©pondre toujours de mĂÂȘme, je serai bientĂÂŽt fĂÂąchĂ©e contre vous aussi. Carise. - Vous ĂÂȘtes en effet de bien mauvaise humeur; mais que vous a fait Azor? EglĂ©. - Ce qu'il m'a fait? Nous convenons de nous sĂ©parer il part, il revient sur-le-champ, il voudrait toujours ĂÂȘtre lĂ ; Ă la fin, ce que vous lui avez perdit lui arrivera. Carise. - Quoi? vous cesserez de l'aimer? EglĂ©. - Sans doute; si le plaisir de se voir s'en va quand on le prend trop souvent, est-ce ma faute Ă moi? Carise. - Vous nous avez soutenu que cela ne se pouvait pas. EglĂ©. - Ne me chicanez donc pas; que savais-je? Je l'ai soutenu par ignorance. Carise. - EglĂ©, ce ne peut pas ĂÂȘtre son trop d'empressement Ă vous voir qui lui nuit auprĂšs de vous, il n'y a pas assez longtemps que vous le connaissez. EglĂ©. - Pas mal de temps; nous avons dĂ©jĂ eu trois conversations ensemble, et apparemment que la longueur des entretiens est contraire. Carise. - Vous ne dites pas son vĂ©ritable tort, encore une fois. EglĂ©. - Oh! il en a encore un et mĂÂȘme deux, il en a je ne sais combien premiĂšrement, il m'a contrariĂ©e; car mes mains sont Ă moi, je pense, elles m'appartiennent, et il dĂ©fend qu'on les baise! Carise. - Et qui est-ce qui a voulu les baiser? EglĂ©. - Un camarade qu'il a dĂ©couvert tout nouvellement, et qui s'appelle homme. Carise. - Et qui est aimable? EglĂ©. - Oh! charmant, plus doux qu'Azor, et qui proposait aussi de demeurer pour me tenir compagnie; et ce fantasque d'Azor ne lui a permis ni la main, ni la compagnie, l'a querellĂ© et l'a emmenĂ© brusquement sans consulter mon dĂ©sir ah! ah! je ne suis donc pas ma maĂtresse? il ne se fie donc pas Ă moi? il a donc peur qu'on ne m'aime? Carise. - Non, mais il a craint que son camarade ne vous plĂ»t. EglĂ©. - Eh bien! il n'a qu'a me plaire davantage, car Ă l'Ă©gard d'ĂÂȘtre aimĂ©e, je suis bien aise de l'ĂÂȘtre, je le dĂ©clare, et au lieu d'un camarade, en eĂ»t-il cent, je voudrais qu'ils m'aimassent tous, c'est mon plaisir; il veut que ma beautĂ© soit pour lui tout seul, et moi je prĂ©tends qu'elle soit pour tout le monde. Carise. - Tenez, votre dĂ©goĂ»t pour Azor ne vient pas de tout ce que vous dites lĂ , mais de ce que vous aimez mieux Ă prĂ©sent son camarade que lui. EglĂ©. - Croyez-vous? Vous pourriez bien avoir raison. Carise. - Eh! dites-moi, ne rougissez-vous pas un peu de votre inconstance? EglĂ©. - Il me parait que oui, mon accident me fait honte, j'ai encore cette ignorance-lĂ . Carise. - Ce n'en est pas une, vous aviez tant promis de l'aimer constamment. EglĂ©. - Attendez, quand je l'ai promis, il n'y avait que lui, il fallait donc qu'il restĂÂąt seul, le camarade n'Ă©tait pas de mon compte. Carise. - Avouez que ces raisons-lĂ ne sont point bonnes, vous les aviez tantĂÂŽt rĂ©futĂ©es d'avance. EglĂ© - Il est vrai que je ne les estime pas beaucoup; il y en a pourtant une excellente, c'est que le camarade vaut mieux qu'Azor. Carise. - Vous vous mĂ©prenez encore lĂ -dessus, ce n'est pas qu'il vaille mieux, c'est qu'il a l'avantage d'ĂÂȘtre nouveau venu. EglĂ©. - Mais cet avantage-lĂ est considĂ©rable, n'est-ce rien que d'ĂÂȘtre nouveau venu? N'est-ce rien que d'ĂÂȘtre un autre? Cela est fort joli, au moins, ce sont des perfections qu'Azor n'a pas. Carise. - Ajoutez que ce nouveau venu vous aimera. EglĂ©. - Justement, il m'aimera, je l'espĂšre, il a encore cette qualitĂ©-lĂ . Carise - Au lieu qu'Azor n'en est pas Ă vous aimer. EglĂ©. - Eh! non, car il m'aime dĂ©jĂ . Carise. - Quels Ă©tranges motifs de changement! Je gagerais bien que vous n'en ĂÂȘtes pas contente. EglĂ©. - Je ne suis contente de rien, d'un cĂÂŽtĂ©, le changement me fait peine, de l'autre, il me fait plaisir; je ne puis pas plus empĂÂȘcher l'un que l'autre; ils sont tous deux de consĂ©quence; auquel des deux suis-je le plus obligĂ©e? Faut-il me faire de la peine? Faut-il me faire du plaisir? Je vous dĂ©fie de le dire. Carise. - Consultez votre bon coeur, vous sentirez qu'il condamne votre inconstance. EglĂ©. - Vous n'Ă©coutez donc pas; mon bon coeur le condamne, mon bon coeur l'approuve, il dit oui, il dit non, il est de deux avis, il n'y a donc qu'a choisir le plus commode. Carise. - Savez-vous le parti qu'il faut prendre? C'est de fuir le camarade d'Azor; allons, venez; vous n'aurez pas la peine de combattre. EglĂ©, voyant venir Mesrin. - Oui, mais nous fuyons bien tard voilĂ le combat qui vient, le camarade arrive. Carise. - N'importe, efforcez-vous, courage! ne le regardez pas. ScĂšne XVI Mesrou, Mesrin, EglĂ©, Carise Mesrou, de loin, voulant retenir Mesrin, qui se dĂ©gage. - Il s'Ă©chappe de moi, il veut ĂÂȘtre inconstant, empĂÂȘchez-le d'approcher. Carise, Ă Mesrin. - N'avancez pas. Mesrin. - Pourquoi? Carise. - C'est que je vous le dĂ©fends; Mesrou et moi, nous devons avoir quelque autoritĂ© sur vous, nous sommes vos maĂtres. Mesrin, se rĂ©voltant. - Mes maĂtres! qu'est-ce que c'est qu'un maĂtre? Eh bien! je ne vous le commande plus, je vous en prie, et la belle EglĂ© joint sa priĂšre Ă la mienne. EglĂ©. - Moi! point du tout, je ne joins point de priĂšre. Carise, Ă EglĂ©, Ă part. - Retirons-nous, vous n'ĂÂȘtes pas encore sĂ»re qu'il vous aime. EglĂ©. - Oh! je n'espĂšre pas le contraire, il n'y a qu'Ă lui demander ce qui en est. Que souhaitez-vous, le joli camarade? Mesrin. - Vous voir, vous contempler, vous admirer, vous appeler mon ĂÂąme. EglĂ©. - Vous voyez bien qu'il parle de son ĂÂąme; est-ce que vous m'aimez? Mesrin. - Comme un perdu. EglĂ©. - Ne l'avais-je pas bien dit? Mesrin. - M'aimez-vous aussi? EglĂ©. - je voudrais bien m'en dispenser si je le pouvais, Ă cause d'azor qui compte sur moi. Mesrou. - Mesrin, imitez EglĂ©, ne soyez point infidĂšle. EglĂ©. - Mesrin! l'homme s'appelle Mesrin! Mesrin. - Eh! oui. EglĂ©. - L'ami d'Adine? Mesrin. - C'est moi qui l'Ă©tais, et qui n'ai plus besoin de son portrait. EglĂ© le prend. - Son portrait et l'ami d'Adine! il a encore ce mĂ©rite-lĂ ; ah! ah! Carise, voila trop de qualitĂ©s, il n'y a pas moyen de rĂ©sister; Mesrin, venez que je vous aime. Mesrin. - Ah! dĂ©licieuse main que je possĂšde! EglĂ©. - L'incomparable ami que je gagne! Mesrou. - Pourquoi quitter Adine? avez-vous Ă vous plaindre d'elle? Mesrin. - Non, c'est ce beau visage-lĂ qui veut que je la laisse. EglĂ©. - C'est qu'il a des yeux, voilĂ tout. Mesrin. - Oh! pour infidĂšle je le suis, mais je n'y saurais que faire. EglĂ©. - Oui, je l'y contrains, nous nous contraignons tous deux. Carise. - Azor et elle vont ĂÂȘtre au dĂ©sespoir. Mesrin. - Tant pis. EglĂ©. - Quel remĂšde? Carise. - Si vous voulez, je sais le moyen de faire cesser leur affliction avec leur tendresse. Mesrin. - Eh bien! faites. EglĂ©. - Eh! non, je serai bien aise qu'Azor me regrette, moi; ma beautĂ© le mĂ©rite; il n'y a pas de mal aussi qu'Adine soupire un peu, pour lui apprendre Ă se mĂ©connaĂtre. ScĂšne XVII Mesrin, EglĂ©, Carise, Azor, Mesrou Mesrou. - Voici Azor. Mesrin. - Le camarade m'embarrasse, il va ĂÂȘtre bien Ă©tonnĂ©. Carise. - A sa contenance, on dirait qu'il devine le tort que vous lui faites. EglĂ©. - Oui, il est triste; ah! il y a bien de quoi. Azor s'avance honteux; EglĂ© continue. Etes-vous bien fĂÂąchĂ©, Azor? Azor. - Oui, EglĂ©. EglĂ©. - Beaucoup? Azor. - AssurĂ©ment. EglĂ©. - Il y paraĂt, eh! comment savez-vous que j'aime Mesrin? Azor, Ă©tonnĂ©. - Comment? Mesrin. - Oui, camarade. Azor. - EglĂ© vous aime, elle ne se soucie plus de moi? EglĂ©. - Il est vrai. Azor, gai. - Eh! tant mieux; continuez, je ne me soucie plus de vous non plus, attendez-moi, je reviens. EglĂ©. - ArrĂÂȘtez donc, que voulez-vous dire, vous ne m'aimez plus, qu'est-ce que cela signifie? Azor, en s'en allant. - Tout Ă l'heure vous saurez le reste. ScĂšne XVIII Mesrou, Carise, EglĂ©, Mesrin Mesrin. - Vous le rappelez, je pense, eh! d'ou vient? Qu'avez-vous affaire Ă lui, puisque vous m'aimez? EglĂ©. - Eh! laissez-moi faire, je ne vous en aimerai que mieux, si je puis le ravoir, c'est seulement que je ne veux rien perdre. Carise et Mesrou, riant. - Eh! eh! eh! eh! EglĂ©. - Le beau sujet de rire! ScĂšne XIX Mesrou, Carise, EglĂ©, Mesrin, Adine, Azor Adine, en riant. - Bonjour, la belle EglĂ©, quand vous voudrez vous voir, adressez-vous Ă moi, j'ai votre portrait, on me l'a cĂ©dĂ©. EglĂ©, lui jetant le sien. - Tenez, je vous rends le vĂÂŽtre, qui ne vaut pas la peine que je le garde. Adine. - Comment! Mesrin, mon portrait! et comment l'a-t-elle? Mesrin. - C'est que je l'ai donnĂ©. EglĂ©. - Allons, Azor, venez que je vous parle. Mesrin. - Que vous lui parliez! et moi? Adine. - Passez ici, Mesrin, que faites-vous lĂ , vous extravaguez, je pense. ScĂšne derniĂšre Mesrou, Carise, EglĂ©, Mesrin, Le Prince, Hermiane, Adine, Meslis, Dina, Azor Hermiane, entrant avec vivacitĂ©. - non, laissez-moi, Prince je n'en veux pas voir davantage; cette Adine et cette EglĂ© me sont insupportables, il faut que le sort soit tombĂ© sur ce qu'il y aura jamais de plus haĂÂŻssable parmi mon sexe. EglĂ©. - Qu'est-ce que c'est que toutes ces figures-lĂ , qui arrivent en grondant? Je me sauve. Ils veulent tous fuir. Carise. - Demeurez tous, n'ayez point de peur; voici de nouveaux camarades qui viennent, ne les Ă©pouvantez point, et voyons ce qu'ils pensent. Meslis, s'arrĂÂȘtant au milieu du thĂ©ĂÂątre. - Ah! chĂšre Dina, que de personnes! Dina. - Oui, mais nous n'avons que faire d'elles. Meslis. - Sans doute, il n'y en a pas une qui vous ressemble. Ah! c'est vous, Carise et Mesrou, tout cela est-il hommes ou femmes? Carise. - Il y a autant de femmes que d'hommes; voilĂ les unes, et voici les autres; voyez, Meslis, si parmi les femmes vous n'en verriez pas quelqu'une qui vous plairait encore plus que Dina, on vous la donnerait. EglĂ©. - J'aimerais bien son amitiĂ©. Meslis. - Ne l'aimez point, car vous ne l'aurez pas. Carise. - Choisissez-en une autre. Meslis. - Je vous remercie, elles ne me dĂ©plaisent point, mais je ne me soucie pas d'elles, il n'y a qu'une Dina dans le monde. Dina, jetant son bras sur le sien. - Que c'est bien dit! Carise. - Et vous, Dina, examinez. Dina, le prenant par-dessous le bras. - Tout est vu; allons-nous-en. Hermiane. - L'aimable enfant! je me charge de sa fortune. Le Prince. - Et moi de celle de Meslis. Dina. - nous avons assez de nous deux. Le Prince. - On ne vous sĂ©parera pas; allez, Carise, qu'on les mette Ă part et qu'on place les autres suivant mes ordres. Et Ă Hermiane. les deux sexes n'ont rien Ă se reprocher, Madame vices et vertus, tout est Ă©gal entre eux. Hermiane. - Ah! je vous prie, mettez-y quelque diffĂ©rence votre sexe est d'une perfidie horrible, il change Ă propos de rien, sans chercher mĂÂȘme de prĂ©texte. Le Prince. - Je l'avoue, le procĂ©dĂ© du vĂÂŽtre est du moins plus hypocrite, et par lĂ plus dĂ©cent, il fait plus de façon avec sa conscience que le nĂÂŽtre. Hermiane. - croyez-moi, nous n'avons pas lieu de plaisanter. partons. Le PrĂ©jugĂ© vaincu Acteurs ComĂ©die en un acte et en prose reprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens-français le 6 aoĂ»t 1746 Acteurs Le Marquis, pĂšre d'AngĂ©lique. AngĂ©lique. LĂ©pine, valet de Dorante. La scĂšne est Ă la campagne, dans un chĂÂąteau du Marquis? ScĂšne premiĂšre LĂ©pine, Lisette LĂ©pine, tirant Lisette par le bras. - Viens, j'ai Ă te parler; entrons un moment dans cette salle. Lisette. - Eh bien! que me voulez-vous donc, Monsieur de LĂ©paine, en me tirant comme ça Ă l'Ă©cart? LĂ©pine. - PremiĂšrement, mon maĂtre te prie de l'attendre ici. Lisette. - J'en sis d'accord, aprĂšs? LĂ©pine. - Regarde-moi, Lisette, et devine le reste. Lisette. - Moi, je ne saurais. Je ne devine jamais le reste, Ă moins qu'on ne me le dise. LĂ©pine. - Je vais donc t'aider, voici ce que c'est, j'ai besoin de ton coeur, ma fille. Lisette. - Tout de bon? LĂ©pine. - Et un si grand besoin que je ne puis pas m'en passer, il n'y a pas Ă rĂ©pliquer, il me le faut. Lisette. - Dame! comme vous demandez ça! J'ai quasiment envie de crier au voleur. LĂ©pine. - Il me le faut, te dis-je, et bien complet avec toutes ses circonstances; je veux dire avec ta main et toute ta personne, je veux que tu m'Ă©pouses. Lisette. - Quoi! tout Ă l'heure? LĂ©pine. - A la rigueur, il le faudrait; mais j'entends raison et pour Ă prĂ©sent, je me contenterai de ta parole. Lisette. - Vraiment! grand marci de la patience, mais vous avez lĂ de furieuses volontĂ©s, Monsieur de LĂ©paine! LĂ©pine. - Je te conseille de te plaindre! Comment donc! il n'y a que six jours que nous sommes ici, mon maĂtre et moi, que six jours que je te connais, et la tĂÂȘte me tourne, et tu demandes quartier! Ce que j'ai perdu de raison depuis ce temps-lĂ est incroyable; et si je continue, il ne m'en restera pas pour me conduire jusqu'Ă demain. Allons vite, qu'on m'aime. Lisette. - ĂâĄa ne se peut pas, Monsieur de LĂ©paine. Ce n'est pas qu'on ne soyais agriable, mais mon rang me le dĂ©fend; je vous en informe, tout ce qui est comme vous n'est pas mon pareil, Ă ce que m'a dit ma maĂtresse. LĂ©pine. - Ah! Ah! me conseilles-tu d'ĂÂŽter mon chapeau? Lisette. - Le chapiau et la familiaritĂ© itou. LĂ©pine..- VoilĂ pourtant un itou qui n'est pas de trop bonne maison mais une princesse peut avoir Ă©tĂ© mal Ă©levĂ©e. Lisette. - Bonne maison! la nĂÂŽtre Ă©tait la meilleure de tout le village, et que trop bonne; c'est ce qui nous a ruinĂ©s. En un mot comme en cent, je suis la fille d'un homme qui Ă©tait, en son vivant, procureur fiscal du lieu et qui mourut l'an passĂ©; ce qui a fait que notre jeune dame, faute de fille de chambre, m'a pris depuis trois mois cheux elle, en guise de compagnie. LĂ©pine. - Avec votre permission et la sienne, je remets mon chapeau. Lisette. - A cause de quoi? LĂ©pine. - Je sais bien ce que je fais, fiez-vous Ă moi. Je ne manque de respect ni au pĂšre ni aux enfants. Procureur fiscal, dites-vous? Lisette. - Oui, qui jugeait le monde, qui Ă©tait honorĂ© d'un chacun, qui avait un grand renom. LĂ©pine. - Bagatelle! Ce renom-lĂ n'est pas comparable au bruit que mon pĂšre a fait dans sa vie. Je suis le fils d'un timbalier des armĂ©es du Roi. Lisette. - Diantre! LĂ©pine. - Oui, ma fille, neveu d'un trompette, et frĂšre aĂnĂ© d'un tambour, il y a mĂÂȘme du hautbois dans ma famille. Tout cela, sans vanitĂ©, est assez Ă©clatant. Lisette. - Sans doute, et je me reprends; je trouve ça biau. Stapendant vous ne sarvez qu'un bourgeois. LĂ©pine. - Oui, mais il est riche. Lisette. - En lieu que moi, je suis Ă la fille d'un marquis. LĂ©pine. - D'accord; mais elle est pauvre. Lisette. - Il m'apparaĂt que t'as raison, LĂ©paine, je vois que ma maĂtresse m'a trop haussĂ© le coeur, et je me dĂ©dis; je pense que je ne nous devons rian. LĂ©pine. - Excusez-moi, ma fille; je pense que je me mĂ©sallie un peu; mais je n'y regarde pas de si prĂšs. La beautĂ© est une si grande dame! Concluons, m'aimes-tu? Lisette. - J'en serais consentante si vous ne vous en retourniais pas bientĂÂŽt Ă Paris, vous autres. LĂ©pine. - Et si, dĂšs aujourd'hui, on m'Ă©levait Ă la dignitĂ© de concierge du chĂÂąteau que nous avons Ă une lieue d'ici, votre ambition serait-elle satisfaite avec un mari de ce rang-lĂ ? Lisette. - Tout Ă fait. Un mari comme toi, un chĂÂątiau, et note amour, me velĂ bian, pourvu que ça se soutienne. LĂ©pine. - A te voir si gaillarde, je vais croire que je te plais. Lisette. - Biaucoup, LĂ©paine; tians, je sis franche, t'avais besoin de mon coeur, moi, j'avais faute du tian; et ça m'a prins drĂšs que je t'ai vu, sans faire semblant, et quand il n'y aurait ni chĂÂątiau, ni timbales dans ton affaire, je serais encore contente d'ĂÂȘtre ta femme. LĂ©pine. - Incomparable fille de fiscal, tes paroles ont de grandes douceurs! Lisette - Je les prends comme elles viennent. LĂ©pine. - Donne-moi une main que je l'adore, la premiĂšre venue. Lisette. - Tiens, prends, la voilĂ . ScĂšne II. Dorante, LĂ©pine, Lisette Dorante, voyant LĂ©pine baiser la main de Lisette. - Courage, mes enfants, vous ne vous haĂÂŻssez pas, ce me semble? LĂ©pine. - Non, Monsieur. C'est une concierge que j'arrĂÂȘte pour votre chĂÂąteau; je concluais le marchĂ©, et je lui donnais des arrhes. Dorante. - Est-il vrai, Lisette? L'aimes-tu? A-t-il raison de s'en vanter? Je serais bien aise de le savoir. Lisette. - Il n'y a donc qu'Ă prenre qu'ou le savez, Monsieur. Dorante. - Je t'entends. Lisette. - Que voulez-vous? Il m'a tant parlĂ© de sa raison pardue, d'Ă©pousailles, et des circonstances de ma parsonne il a si bian agencĂ© ça avec vote chĂÂątiau, que me velĂ concierge, autant vaut. Dorante. - Tant mieux, Lisette. J'aurai soin de vous deux. LĂ©pine est un garçon Ă qui je veux du bien, et tu me parais une bonne fille. LĂ©pine. - Allons, la petite, ripostons par deux rĂ©vĂÂȘrences, et partons ensemble. Ils saluent. Dorante. - Ah çà ! Lisette, puisqu'Ă prĂ©sent je puis me fier Ă toi, je ne ferai point difficultĂ© de te confier un secret; c'est que j'aime passionnĂ©ment ta maĂtresse, qui ne le sait pas encore et j'ai eu mes raisons pour le lui cacher. MalgrĂ© les grands biens que m'a laissĂ© mon pĂšre, je suis d'une famille de simple bourgeoisie. Il est vrai que j'ai acquis quelque considĂ©ration dans le monde; on m'a mĂÂȘme dĂ©jĂ offert de trĂšs grands partis. LĂ©pine. - Vraiment! tout Paris veut nous Ă©pouser. Dorante. - Je vais d'ailleurs ĂÂȘtre revĂÂȘtu d'une charge qui donne un rang considĂ©rable; d'un autre cĂÂŽtĂ©, je suis Ă©troitement liĂ© d'amitiĂ© avec le Marquis, qui me verrait volontiers devenir son gendre; et malgrĂ© tout ce que je dis lĂ , pourtant, je me suis tu. AngĂ©lique est d'une naissance trĂšs distinguĂ©e. J'ai observĂ© qu'elle est plus touchĂ©e qu'une autre de cet avantage-lĂ , et la fiertĂ© que je lui crois lĂ -dessus m'a retenu jusqu'ici. J'ai eu peur, si je me dĂ©clarais sans prĂ©caution, qu'il ne lui Ă©chappĂÂąt quelque trait de dĂ©dain, que je ne me sens pas capable de supporter, que mon coeur ne lui pardonnerait pas; et je ne veux point la perdre, s'il est possible. Toi qui la connais et qui as sa confiance, dis-moi ce qu'il faut que j'espĂšre. Que pense-t-elle de moi? Quel est son caractĂšre? Ta rĂ©ponse dĂ©cidera de la maniĂšre dont je dois m'y prendre. LĂ©pine. - Bon! c'est autant de mariĂ©, il n'y a qu'Ă aller franchement, c'est la maniĂšre. Lisette. - Pas tout Ă fait. Faut cheminer doucement il y a Ă prenre garde. Dorante. - Explique-toi. Lisette. - Ecoutez, Monsieur, je commence par le meilleur. C'est que c'est une fille comme il n'y en a point, d'abord. C'est folie que d'en chercher une autre; il n'y a de ça que cheux nous; ça se voit ici, et velĂ tout. C'est la pus belle himeur, le coeur le pus charmant, le pus benin!... FĂÂąchez-la, ça vous pardonne; aimez-la, ça vous chĂ©rit il n'y a point de bontĂ© qu'alle ne possĂšde; c'est une marveille, une admiration du monde, une raison, une libĂ©ralitĂ©, une douceur!... Tout le pays en rassote. LĂ©pine. - Et moi aussi, ta merveille m'attendrit. Dorante. - Tu ne me surprends point, Lisette; j'avais cette opinion-lĂ d'elle. Lisette. - Ah çà ! vous l'aimez, dites-vous? Je vous avise qu'alle s'en doute. Dorante. - Tout de bon? Lisette. - Oui, Monsieur, alle en a pris la doutance dans vote oeil, dans vos rĂ©vĂ©rences, dans le respect de vos paroles. Dorante. Elle t'en a donc dit quelque chose? Lisette. - Oui, Monsieur; j'en discourons parfois. Lisette, ce me fait-elle, je crois que ce garçon de Paris m'en veut; sa civilitĂ© me le montre. C'est vote biautĂ© qui l'y oblige, ce li fais-je. Alle repart Ce n'est pas qu'il m'en sonne mot, car il n'oserait; ma qualitĂ© l'empĂÂȘche. ĂâĄa vienra, ce li dis-je. Oh! que nenni, ce me dit-elle; il m'appriande trop; je serais pourtant bian aise d' ĂÂȘtre çartaine, Ă celle fin de n'en plus douter. Mais il vous fĂÂąchera s'il s'enhardit, ce li dis-je. Vraiment oui, ce dit-elle; mais faut savoir Ă qui je parle; j'aime encore mieux ĂÂȘtre fĂÂąchĂ©e que douteuse. LĂ©pine. - Ah! que cela est bon, Monsieur! comme l'amour nous la mitonne! Lisette. - Eh! oui, c'est mon opinion itou. Hier encore, je li disais, toujours Ă vote endroit Madame, queu dommage qu'il soit bourgeois de nativitĂ©! Que c'est une belle prestance d'homme! Je n'avons point de noblesse qui ait cette phisolomie-lĂ alle est magnifique, pardi! quand ce serait pour la face d'un prince. T'as raison, Lisette, me rĂ©partit-elle; oui, ma fille, c'est dommage; cette nativitĂ© est fĂÂącheuse; car le parsonnage est agriable, il fait plaisir Ă considĂ©rer, je n'en vas pas Ă l'encontre. Dorante. - Mais, Lisette, suivant ce que tu me rapportes lĂ , je pourrais donc risquer l'aveu de mes sentiments? Lisette. - Ah! Monsieur, qui est-ce qui sait ça? Parsonne. Alle a de la raison en tout et partout, hors dans cette affaire de noblesse. Faut pas vous tromper. Il n'y a que les gentilshommes qui soyont son prochain, le reste est quasiment de la formi pour elle. Ce n'est pas que vous ne li plaisiais. S'il n'y avait que son coeur, je vous dirais Il vous attend, il n'y a qu'Ă le prenre; mais cette gloire est lĂ qui le garde; ce sera elle qui gouvarnera ça, et faudrait trouver queuque manigance. LĂ©pine. - Attaquons, Monsieur. Qu'est-ce que c'est que la gloire? Elle n'a vaillant que des cĂ©rĂ©monies. Dorante. - Mon intention, Lisette, Ă©tait d'abord de t'engager Ă me servir auprĂšs d'AngĂ©lique; mais cela serait inutile, Ă ce que je vois; et il me vient une autre idĂ©e. Je sors d'avec le Marquis, Ă qui, sans me nommer, j'ai parlĂ© d'un trĂšs riche parti qui se prĂ©sentait pour sa fille; et sur tout ce que je lui en ai dit, il m'a permis de le proposer Ă AngĂ©lique; mais je juge Ă propos que tu la prĂ©viennes avant que je lui parle. Lisette. - Et que li dirais-je? Dorante. - Que je t'ai interrogĂ©e sur l'Ă©tat de son coeur, et que j'ai un mari Ă lui offrir. Comme elle croit que je l'aime, elle soupçonnera que c'est moi; et tu lui diras qu'Ă la vĂ©ritĂ© je n'ai pas dit qui c'Ă©tait, mais qu'il t'a semblĂ© que je parlais pour un autre, pour quelqu'un d'une condition Ă©gale Ă la mienne. Lisette, Ă©tonnĂ©e. - D'un autre bourgeois ainsi que vous? LĂ©pine. - Oui-da; pourquoi non? Cette finesse-lĂ a je ne sais quoi de mystĂ©rieux et d'obscur, oĂÂč j'aperçois quelque chose... qui n'est pas clair. Lisette. - Moi, j'aperçois qu'alle sera furieuse, qu'alle va choir en indignation, par dĂ©pit. Peut-ĂÂȘtre qu'alle vous excuserait, vous, maugrĂ© la bourgeoisie; mais n'y aura pas de marci pour un pareil Ă vous; alle dĂ©grignera vote homme, alle dira que c'est du fretin. Dorante. - Oui, je m'attends bien Ă des mĂ©pris, mais je ne les Ă©viterais peut-ĂÂȘtre pas si je me dĂ©clarais sans dĂ©tour, et ils ne me laisseraient plus de ressource, au lieu qu'alors ils ne s'adresseront pas Ă moi. LĂ©pine. -Fort bien! Lisette. - Oui, je comprends, ce ne sera pas vous qui aurez eu les injures, ce sera l'autre; et pis, quand alle saura que c'est vous... Dorante. - Alors l'aveu de mon amour sera tout fait; je lui aurai appris que je l'aime, et n'aurai point Ă©tĂ© personnellement rejetĂ© de sorte qu'il ne tiendra encore qu'Ă elle de me traiter avec bontĂ©. Lisette. - Et de dire C'est une autre histoire, je ne parlais pas de vous. LĂ©pine. - Et voilĂ prĂ©cisĂ©ment ce que j'ai tout d'un coup devinĂ©, sans avoir eu l'esprit de le dire. Lisette. - Ce tornant-lĂ me plait; et mĂÂȘme faut d'abord que je vous en procure des injures, Ă celle fin que ça vous profite aprĂšs. Mais je la vois qui se promĂšne sur la terrasse. Allez-vous-en, Monsieur, pour me bailler le temps de la dĂ©piter envars vous. Dorante et LĂ©pine s'en vont, Lisette les rappelle. A propos, Monsieur, faut itou que vous li touchiais une petite parole sur ce que LĂ©paine me recharche; j'ai ma finesse à ça, que je vous conterai. Dorante. - Oui-da. LĂ©pine. - Je te donne mes pleins pouvoirs. ScĂšne III. AngĂ©lique, Lisette AngĂ©lique. - Il me semblait de loin avoir vu Dorante avec toi. Lisette. - Vous n'avez pas la barlue, Madame, et il y a bian des nouvelles. C'est Monsieur Dorante li-mĂÂȘme, qui s'enquierre comment vous va le coeur, et si parsonne ne l'a prins; c'est mon galant LĂ©paine qui demande aprĂšs le mien. Est-ce que ça n'est pas biau? AngĂ©lique. - L'intĂ©rĂÂȘt que Dorante prend Ă mon coeur ne m'est point nouveau. Tu sais les soupçons que j'avais lĂ -dessus, et Dorante est aimable; mais malheureusement il lui manque de la naissance, et je souhaiterais qu'il en eĂ»t, j'ai mĂÂȘme eu besoin quelquefois de me ressouvenir qu'il n'en a point. Lisette. - Oh bian! ce n'est pas la peine de vous ressouvenir de ça, vous velĂ exempte de mĂ©moire. AngĂ©lique. - Comment! l'aurais-tu rebutĂ©? et renonce-t-il Ă moi, dans la peur d'ĂÂȘtre mal reçu? Quel discours lui as-tu donc tenu? Lisette. - Aucun. Il n'a peur de rian. Il n'a que faire de renoncer il ne vous veut pas. C'est seulement qu'il est le commis d'un autre. AngĂ©lique. - Que me contes-tu lĂ ? Qu'est-ce que c'est que le commis d'un autre? Lisette. - Oui, d'un je ne sais qui, d'un mari tout prĂÂȘt qu'il a en main, et qu'il dĂ©sire de vous prĂ©senter par-devant notaire. Un homme jeune, opulent, un bourgeois de sa sorte. AngĂ©lique. - Dorante est bien hardi! Lisette. - Oh! pour ça, oui! bian tĂ©mĂ©raire envars une damoiselle de vote Ă©toffe, et de la consĂ©quence de vos pĂšre et mĂšre; ça m'a donnĂ© un scandale!... AngĂ©lique. - Pars tout Ă l'heure, va lui dire que je me sens offensĂ©e de la proposition qu'il a dessein de me faire, et que je n'en veux point entendre parler. Lisette. - Et que cet acabit de mari n'est pas capable d'ĂÂȘtre vote homme allons. AngĂ©lique. - Attends, laisse-le venir; dans le fond, il est au-dessous de moi d'ĂÂȘtre si sĂ©rieusement piquĂ©e. Lisette. - Oui, la moquerie suffit, il n'y a qu'Ă lever l'Ă©paule avec du petit monde. AngĂ©lique. - Je ne reviens pas de mon Ă©tonnement, je l'avoue. Lisette. - Je sis tout Ă©bahie, car j'ons vu des mines d'amoureux, et il en avait une pareille; je vous prends Ă tĂ©moin. AngĂ©lique. - Jusque-lĂ que j'ai craint qu'Ă la fin il ne m'obligeĂÂąt Ă le refuser lui-mĂÂȘme. Je m'imaginais qu'il m'aimait je ne le soupçonnais pas, je le croyais. Lisette. - Avoir un visage qui ment, est-il permis? AngĂ©lique. - Non, Lisette, il n'a Ă©tĂ© que ridicule, et c'est nous qui nous trompions. Ce sont ses petites façons doucereuses et soumises que nous avons prises pour de l'amour. C'est manque de monde ces petits messieurs-lĂ , pour avoir bonne grĂÂące, croient qu'il n'y a qu'Ă se prosterner et Ă dire des fadeurs, ils n'en savent pas davantage. Lisette. - Encore, s'il parlait pour son compte, je li pardonnerais quasiment; car je le trouvais joli, comme vous le trouviais itou, Ă ce qu'on m'avez dit. AngĂ©lique. - Joli? Je ne parlais pas de sa figure; je ne l'ai jamais trop remarquĂ©e; non qu'il ne soit assez bien fait; ce n'est pas lĂ ce que j'attaque. Lisette. - Pardi non, n'y a pas de rancune à ça. C'est un mal-appris qui est bian tornĂ©, et pis c'est tout. AngĂ©lique. - Qui a l'air assez commun pourtant, l'air de ces gens-lĂ ; mais ce qu'il avait d'aimable pour moi, c'est son attachement pour mon pĂšre, Ă qui mĂÂȘme il a rendu quelque service voilĂ ce qui le distinguait Ă mes yeux, comme de raison. Lisette. - La belle magniĂšre de penser! Ce que c'est que d'aimer son pĂšre! AngĂ©lique. - La reconnaissance va loin dans les bons coeurs. Elle a quelquefois tenu lieu d'amour. Lisette. - Cette reconnaissance-lĂ , alle vous aurait menĂ©e Ă la noce, ni pus ni moins. AngĂ©lique. - Enfin, heureusement m'en voilĂ dĂ©barrassĂ©e; car quelquefois, Ă dire vrai, l'amour que je lui croyais ne laissait pas de m'inquiĂ©ter. Lisette. - Oui, mais de LĂ©paine que ferai-je, moi, qui sis participante de vote rang? AngĂ©lique. - Ce qu'une fille raisonnable, qui m'appartient et qui est nĂ©e quelque chose, doit faire d'un valet qui ne lui convient pas, et du valet d'un homme qui manque aux Ă©gards qu'il me doit. Lisette. - ĂâĄa suffit. S'il retourne Ă moi, je vous li garde son petit fait... et je vous recommande le maĂtre. Le vela qui rĂÂŽde Ă l'entour d'ici, et je m'Ă©chappe afin qu'il arrive. Je repasserons pour savoir les nouvelles. ScĂšne IV. Dorante, AngĂ©lique Dorante. - Oserais-je, sans ĂÂȘtre importun, Madame, vous demander un instant d'entretien? AngĂ©lique. - Importun, Dorante! pouvez-vous l'ĂÂȘtre avec nous? VoilĂ un dĂ©but bien sĂ©rieux. De quoi s'agit-il? Dorante. - D'une proposition que Monsieur le Marquis m'a permis de vous faire, qu'il vous rend la maĂtresse d'accepter ou non, mais dont j'hĂ©site Ă vous parler, et que je vous conjure de me pardonner, si elle ne vous plaĂt pas. AngĂ©lique. - C'est donc quelque chose de bien Ă©trange? Attendez; ne serait-il pas question d'un certain mariage, dont Lisette m'a dĂ©jĂ parlĂ©? Dorante. - Je ne l'avais pas priĂ©e de vous prĂ©venir; mais c'est de cela mĂÂȘme, Madame. AngĂ©lique. - En ce cas-lĂ , tout est dit, Dorante; Lisette m'a tout contĂ©. Vos intentions sont louables, et votre projet ne vaut rien. Je vous promets de l'oublier. Parlons d'autre chose. Dorante. - Mais, Madame, permettez-moi d'insister, ce rĂ©cit de Lisette peut n'ĂÂȘtre pas exact. AngĂ©lique. - Dorante, si c'est de bonne foi que vous avez craint de me fĂÂącher, la maniĂšre dont je m'explique doit vous arrĂÂȘter, ce me semble, et je vous le rĂ©pĂšte encore, parlons d'autre chose. Dorante. - Je me tais, Madame, pĂ©nĂ©trĂ© de douleur de vous avoir dĂ©plu. AngĂ©lique, riant. - PĂ©nĂ©trĂ© de douleur! C'en est trop. Il ne faut point ĂÂȘtre si affligĂ©, Dorante. Vos expressions sont trop fortes, vous parlez de cela comme du plus grand des malheurs! Dorante. - C'en est un trĂšs grand pour moi, Madame, que vous avoir dĂ©plu. Vous ne connaissez ni mon attachement ni mon respect. AngĂ©lique. - Encore? Je vous dĂ©clare, moi, que vous me dĂ©sespĂ©rerez, si vous ne vous consolez pas. Consolez-vous donc par politesse, et changeons de matiĂšre. Aurons-nous le plaisir de vous avoir encore ici quelque temps? Comptez-vous y faire un peu de sĂ©jour? Dorante. - Je serais trop heureux de pouvoir y demeurer toute ma vie, Madame... AngĂ©lique. - Tout de bon! Et moi, trop enchantĂ©e de vous y voir pendant toute la mienne. Continuez. Dorante. - Je n'ose plus vous rĂ©pondre, Madame. AngĂ©lique. - ...Pourquoi? Je parle votre langage; je rĂ©ponds Ă vos exagĂ©rations par les miennes. On dirait que votre souverain bonheur consiste Ă ne me pas perdre de vue et j'en serais fĂÂąchĂ©e. Vous avez une douleur profonde pour avoir pensĂ© Ă un mariage dont je me contente de rire. Vous montrez une tristesse mortelle, parce que je vous empĂÂȘche de rĂ©pĂ©ter ce que Lisette m'a dĂ©jĂ dit. Eh mais! vous succomberez sous tant de chagrins; il n'y va pas moins que de votre vie, s'il faut vous en croire. Dorante. - Souffrirez-vous que je parle, Madame? Il n'y a rien de moins incroyable que le plaisir infini que j'aurais Ă vous voir toujours; rien de plus croyable que l'extrĂÂȘme confusion que j'ai de vous avoir indisposĂ© contre moi; rien de plus naturel que d'ĂÂȘtre touchĂ© autant que je le suis de ne pouvoir du moins me justifier auprĂšs de vous. AngĂ©lique. - Eh mais! je les sais, vos justifications, vous les mettriez en plusieurs articles, et je vais vous les rĂ©duire en un seul; c'est que celui que vous me proposez est extrĂÂȘmement riche. N'est-ce pas lĂ tout? Dorante. - Ajoutez-y, Madame, que c'est un honnĂÂȘte homme. AngĂ©lique. - Eh! sans doute, je vous dis qu'il est riche c'est la mĂÂȘme chose. Dorante. - Ah! Madame, ne fĂ»t-ce qu'en ma faveur, ne confondons pas la probitĂ© avec les richesses. Daignez vous ressouvenir que je suis riche aussi, et que je mĂ©rite qu'on les distingue. AngĂ©lique. - Cela ne vous regarde pas, Dorante, et je vous excepte; mais que vous me disiez qu'il est honnĂÂȘte homme, il ne lui manquerait plus que de ne pas l'ĂÂȘtre. Dorante. - Il est d'ailleurs estimĂ©, connu, destinĂ© Ă un poste important. AngĂ©lique. - Sans doute, on a des places et des dignitĂ©s avec de l'argent; elles ne sont pas glorieuses venons au fait. Quel est-il, votre homme? Dorante. - Simplement un homme de bonne famille; mais Ă qui, malgrĂ© cela, Madame, on offre actuellement de trĂšs grands partis. AngĂ©lique. - Je vous crois. On voit de tout dans la vie. Dorante. - Je me tais, Madame; votre opinion est que j'ai tort, et je me condamne. AngĂ©lique. - Croyez-moi, Dorante, vous estimez trop les biens et le bon usage que vous faites des vĂÂŽtres vous excuse. Mais entre nous, que ferais-je avec un homme de cette espĂšce-lĂ ? Car la plupart de ces gens-lĂ sont des espĂšces, vous le savez. L'honnĂÂȘte homme d'un certain Ă©tat n'est pas l'honnĂÂȘte homme du mien. Ce sont d'autres façons, d'autres sentiments, d'autres moeurs, presque un autre honneur; c'est un autre monde. Votre mari me rebuterait et je le gĂÂȘnerais. Dorante. - Ah! Madame, Ă©pargnez-moi, je vous prie. Vous m'avez promis d'oublier mon tort, et je compte sur cette bontĂ©-lĂ dans ce moment mĂÂȘme. AngĂ©lique. - Pour vous prouver que je n'y songe plus, j'ai envie de vous prier de rester encore avec nous quelque temps; vous me verrez peut-ĂÂȘtre incessamment mariĂ©e. Dorante. - Comment, Madame? AngĂ©lique. - J'ai un de mes parents qui m'aime et que je ne hais pas, qui est actuellement Ă Paris, oĂÂč il suit un procĂšs important, qui est presque sĂ»r, et qui n'attend que ce succĂšs pour venir demander ma main. Dorante. - Et vous l'aimez, Madame? AngĂ©lique. - Nous nous connaissons dĂšs l'enfance. Dorante. - J'ai abusĂ© trop longtemps de votre patience, et je me retire toujours pĂ©nĂ©trĂ© de douleur. AngĂ©lique, en le voyant partir. - Toujours cette douleur! Il faut qu'il ait une manie pour ces grands mots-lĂ . Dorante, revenant. - J'oubliais de vous prĂ©venir sur une chose, Madame. LĂ©pine, Ă qui je destine une rĂ©compense de ses services, voudrait Ă©pouser Lisette, et je lui dĂ©fendrai d'y penser, si vous me l'ordonnez. AngĂ©lique. - Lisette est une fille de famille qui peut trouver mieux, Monsieur, et je ne vois pas que votre LĂ©pine lui convienne. Dorante prend encore congĂ© d'elle. ScĂšne V. Le Marquis, AngĂ©lique, Dorante Le Marquis, arrĂÂȘtant Dorante. - Ah! vous voilĂ , Dorante? Vous avez sans doute proposĂ© Ă ma fille le mariage dont vous m'avez parlĂ©? L'acceptez-vous, AngĂ©lique? AngĂ©lique. - Non, mon pĂšre. Vous m'avez laissĂ© la libertĂ© d'en dĂ©cider, Ă ce que m'a dit Monsieur, et vous avez bien prĂ©vu, je pense, que je ne l'accepterais pas. Le Marquis. - Point du tout, ma fille, j'espĂ©rais tout le contraire. DĂšs que c'est Dorante qui le propose ce ne peut ĂÂȘtre qu'un de ses amis, et par consĂ©quent un homme trĂšs estimable qui doit d'ailleurs avoir un rang, et que vous auriez pu Ă©pouser avec l'approbation de tout le monde. Cependant ce sont lĂ de ces choses sur lesquelles il est juste que vous restiez la maĂtresse. AngĂ©lique. - Je sais vos bontĂ©s pour moi, mon pĂšre; mais je ne croyais pas m'ĂÂȘtre Ă©loignĂ©e de vos intentions. Dorante. - Pour moi, Monsieur, la rĂ©pugnance de Madame ne me surprend point j'aurais assurĂ©ment souhaitĂ© qu'elle ne l'eĂ»t point eue. Son refus me mortifie plus que je ne puis l'exprimer; mais j'avoue en mĂÂȘme temps que je ne le blĂÂąme point. NĂ©e ce qu'elle est, c'est une noble. fiertĂ© qui lui sied, et qui est Ă sa place; aussi le mari que je proposais; et dont je sais les sentiments comme les miens, n'osait-il se flatter qu'on lui ferait grĂÂące, et ne voyait que son amour et que son respect qui fussent dignes de Madame. AngĂ©lique. - La vĂ©ritĂ© est que je n'aurais pas cru avoir besoin d'excuse auprĂšs de vous, mon pĂšre, et je m'imaginais que vous aimeriez mieux me voir au Baron, qu'il ne tient qu'Ă moi d'Ă©pouser s'il gagne son procĂšs. Le Marquis. - Il l'a gagnĂ©, ma fille, le voilĂ en Ă©tat de se marier, et vous serez contente. AngĂ©lique. - Il l'a gagnĂ©, mon pĂšre. Quoi! si tĂÂŽt? Le Marquis. - Oui. ma fille. Voici une lettre que je viens de recevoir de lui, et qu'il a Ă©crit la veille de son dĂ©part. Il me mande qu'il vient vous offrir sa fortune, et nous le verrons peut-ĂÂȘtre ce soir. Vous m'aviez paru jusqu'ici trĂšs mĂ©diocrement prĂ©venue en sa faveur, vous avez changĂ©. Puisse-t-il mĂ©riter la prĂ©fĂ©rence que vous lui donnez! Si vous voulez lire sa lettre, la voilĂ . Dorante. - Je pourrais ĂÂȘtre de trop dans ce moment-ci, Monsieur, et je vous laisse seuls. Le Marquis. - Non, Dorante, je n'ai rien Ă dire, et je n'aurais d'ailleurs aucun secret pour vous. Mais, de grĂÂące, satisfaites ma juste curiositĂ©. Quel est cet honnĂÂȘte homme de vos amis qui songeait Ă ma fille, et qui se serait cru si heureux de partager ses grands biens avec elle? En vĂ©ritĂ©, nous lui devons du moins de la reconnaissance. Il aime tendrement AngĂ©lique, dites-vous? OĂÂč l'a-t-il vue, depuis six ans qu'elle est sortie de Paris? Dorante. - C'est ici, Monsieur. Le Marquis. - Ici, dites-vous? Dorante. - Oui, Monsieur, et il y a mĂÂȘme une terre. Le Marquis. - Je ne me rappelle personne que cela puisse regarder. Son nom, s'il vous plaĂt? Vous ne risquez rien Ă nous le dire. Dorante. - C'est moi, Monsieur. Le Marquis. - C'est vous? AngĂ©lique Ă part. - Qu'entends je! Le Marquis. - Ah! Dorante, que je vous regrette! Dorante. - Oui, Monsieur, c'est moi Ă qui l'amour le plus tendre avait imprudemment suggĂ©rĂ© un projet, dont il ne me reste plus qu'Ă demander pardon Ă Madame. AngĂ©lique. - Je ne vous en veux point, Dorante; j'en suis bien Ă©loignĂ©e, je vous assure. Dorante. - Vous voyez Ă prĂ©sent, Madame, que ma douleur tantĂÂŽt n'Ă©tait point exagĂ©rĂ©e, et qu'il n'y avait rien de trop dans mes expressions. AngĂ©lique. - Vous avez raison, je me trompais. Le Marquis. - Sans son inclination pour le Baron, je suis persuadĂ© qu'AngĂ©lique vous rendrait justice dans cette occurrence-ci; mais il ne me reste plus que l'autoritĂ© de pĂšre, et vous n'ĂÂȘtes pas homme Ă vouloir que je l'emploie. Dorante. - Ah! Monsieur, de quoi parlez-vous? Votre autoritĂ© de pĂšre! Suis-je digne que Madame vous entende seulement prononcer ces mots-lĂ pour moi! AngĂ©lique. - Je ne vous accuse de rien, et je me retire. ScĂšne VI. Le Marquis, Dorante Le Marquis. - Que j'aurais Ă©tĂ© content de vous voir mon gendre! Dorante. - C'est une qualitĂ© qui, de toutes façons, aurait fait le bonheur de ma vie, mais qui n'aurait pu rien ajouter Ă l'attachement que j'ai pour vous. Le Marquis. - Je vous crois Dorante, et je ne saurais douter de votre amitiĂ©, j'en ai trop de preuves, mais je vous en demande encore une. Dorante. - Dites, Monsieur, que faut-il faire? Le Marquis. - Ce n'est pas ici le moment de m'expliquer; je suis d'ailleurs pressĂ© d'aller donner quelques ordres pour une affaire qui regarde le Baron. Je n'ai, au reste, qu'une simple complaisance Ă vous demander; puis-je me flatter de l'obtenir? Dorante. - De quoi n'ĂÂȘtes-vous pas le maĂtre avec moi? Le Marquis. - Adieu, je vous reverrai tantĂÂŽt. ScĂšne VII. LĂ©pine, Lisette, Dorante Dorante. - Je la perds sans ressource; il n'y a plus d'espĂ©rance pour moi! Lisette. - Je vous guettons, Monsieur. Or sus, qu'y a-t-il de nouviau? LĂ©pine. - Comment vont nos affaires de votre cĂÂŽtĂ©? Dorante. - On ne peut pas plus mal. Je pars demain. Elle a une inclination, Lisette. Tu ne m'avais pas parlĂ© d'un Baron qui est son parent, et qu'elle attend pour l'Ă©pouser. Lisette. - N'est-ce que ça? Moquez-vous de son Baron, je sais le fond et le trĂ©fond. Faut qu'alle soit bian dĂ©pitĂ©e pour avoir parlĂ© de la magniĂšre. Tant mieux, que le Baron vienne, il la hĂÂątera d'aller. Gageons qu'alle a Ă©tĂ© bian rudaniĂšre envars vous, bian ridicule et malhonnĂÂȘte. Dorante. - J'ai Ă©tĂ© fort maltraitĂ©. LĂ©pine. - VoilĂ notre compte. Lisette. - ĂâĄa va comme un charme. Sait-elle qu'ous ĂÂȘtes l'homme? Dorante. - Eh! sans doute; mais cela n'a produit qu'un peu plus de douceur et de politesse. Lisette. - C'est qu'alle fait dĂ©jĂ la chattemite; velĂ le repentir qui l'amende. LĂ©pine. - Oui, cette fille-lĂ est dans un Ă©tat violent. Dorante. - Je vous dis que je me suis nommĂ©, et que son refus subsiste. Lisette. - Eh! c'est cette gloire; mais ça s'en ira; velĂ que ça meurit, faut que ça tombe; j'en avons la marque; Ă telles enseignes que tantĂÂŽt... LĂ©pine. - Pesez ce qu'elle va dire. Dorante. - Lisette se trompe Ă force de zĂšle. Lisette. - Paix; sortez d'ici. Je la vois qui vient en rĂÂȘvant. Allez-vous-en, de peur qu'alle ne vous rencontre. N'oublie pas de venir pour la besogne que tu sais, et que tu diras Ă Monsieur, entends-tu, LĂ©paine? Je nous varrons pour le conseil. ScĂšne VIII. AngĂ©lique rĂÂȘve, Lisette Lisette. - Qu'est-ce donc, Madame? Vous velĂ bian pensive. J'ons rencontrĂ© ce petit bourgeois, qui avait l'air pus sot, pus benĂÂȘt; sa phisolomie Ă©tait plus longue, alle ne finissait point; c'Ă©tait un plaisir. C'est que vous avez bian rabrouĂ© le freluquet n'est-ce pas? Contez-moi ça, Madame. AngĂ©lique. - Freluquet! Je n'ai jamais dit que c'en fĂ»t un, ce n'est pas lĂ son dĂ©faut. Lisette. - Dame! vous l'avez appelĂ© petit monsieur et un petit monsieur, c'est justement et Ă point un freluquet; il n'y a pas pus Ă pardre ou Ă gagner sur l'un que sur l'autre. AngĂ©lique. - Eh bien! j'ai eu tort; je n'ai point Ă me plaindre de lui. Lisette. - Ouais! point Ă vous plaindre de li! Comment, marci de ma vie! Dorante n'est pas un mal-apprins, aprĂšs l'impartinence qu'il a commise envars la rĂ©vĂ©rence due Ă vote qualitĂ©? AngĂ©lique. - Qu'elle est grossiĂšre! Crie, crie encore plus fort, afin qu'on t'entende. Lisette. - Eh bian! il n'y a qu'Ă crier pus bas. AngĂ©lique. - C'est toi qui n'es qu'une Ă©tourdie, qui n'as pas eu le moindre jugement avec lui. Lisette. - ĂâĄa m'Ă©tonne. J'ons pourtant cotume d'avoir toujours mon jugement. AngĂ©lique. - Tu as tout entendu de travers, te dis-je, tu n'as pas eu l'esprit de voir qu'il m'aimait. Tu viens me dire qu'il a disposĂ© de ma main pour un autre; et c'Ă©tait pour lui qu'il la demandait. Tu me le peins comme un homme qui me manque de respect; et point du tout; c'est qu'on n'en eut jamais tant pour personne, c'est qu'il en est pĂ©nĂ©trĂ©. Lisette. - OĂÂč est-ce qu'elle est donc cette pĂ©nĂ©tration, pisqu'il a prins la licence d'aller vous dĂ©clarer je vous aime, maugrĂ© vote importance? AngĂ©lique. - Eh! non, brouillonne, non, tu ne sais encore ce que tu dis. Je ne le saurais pas, son amour; je ne ferais encore que le soupçonner, sans le dĂ©tour qu'il a pris pour me l'apprendre. Il lui a fallu un dĂ©tour! N'est-ce pas lĂ un homme bien hardi, bien digne de l'accueil que tu lui as attirĂ© de ma part? En vĂ©ritĂ©, il y a des moments oĂÂč je suis tentĂ©e de lui en faire mes excuses, et je le devrais peut-ĂÂȘtre. Lisette. - Prenez garde Ă vote grandeur; alla est bian douillette en cette occurrence. AngĂ©lique. - Ecoute, je ne te querelle point; mais ta bĂ©vue me met dans une situation bien fĂÂącheuse. Lisette. - Eh! d'oĂÂč viant? Est-ce qu'ous ĂÂȘtes obligĂ©e d'honorer cet homme, Ă cause qu'il vous aime? Est-ce que son inclination vous commande? Il vous l'a dĂ©clarĂ© par un tour? Eh bian! qu'il torne. Ne tiant-il qu'Ă torner pour avoir la main du monde? OĂÂč est l'embarras? Quand vous auriez su d'abord que c'Ă©tait li, c'Ă©tait vote intention d'ĂÂȘtre suparbe, vous l'auriez rabrouĂ© pas moins. AngĂ©lique. - Eh! qu'en sais je? De la maniĂšre dont je vois mon pĂšre mortifiĂ© de mon refus, je ne saurais rĂ©pondre de ce que j'aurais fait. Tu sais de quoi je suis capable pour lui plaire je n'entends point raison lĂ -dessus. Lisette. - ĂâĄa est biau et mĂÂȘmement vĂ©nĂ©rable, mais vote pĂšre est bonhomme; il ne voudrait pas vous bailler de petites gens en mariage. Faut donc qu'il ne s'y connaisse pas, pisqu'il dĂ©sire que vous Ă©pousiais un homme comme ça. AngĂ©lique. - Mais, c'est que Dorante n'est pas un homme comme ça. Tu le confonds toujours avec ce je ne sais qui dont tu m'as parlĂ©; et ce n'est pas lĂ Dorante. Lisette. - C'est que ma mĂ©moire se brouille, rapport Ă cet autre. AngĂ©lique. - Dorante n'a pas fait sa fortune; il l'a trouvĂ©e toute faite. Dorante est de trĂšs bonne famille, et trĂšs distinguĂ©e, quoique sans noblesse; de ces familles qui vont Ă tout, qui s'allient Ă tout. Dorante Ă©pousera qui il voudra c'est d'ailleurs un fort honnĂÂȘte homme. Lisette. - Oh! pour ça oui, un gentil caractĂšre, un brave coeur, qui se trouvait lĂ de rencontre. AngĂ©lique. - Et en vĂ©ritĂ©, Lisette, beaucoup plus aimable que je ne pensais. Cette aventure-ci m'a appris Ă le connaĂtre et mon pĂšre a raison. Je ne suis point surprise qu'il le regrette, et qu'il soit mortifiĂ© de me donner au Baron. Lisette. - Au Baron! Est-ce que vous allez ĂÂȘtre sa Baronne? AngĂ©lique. - Eh! vraiment, mon pĂšre l'attend pour nous marier; car il croit que je l'aime, et il n'en est rien. Lisette. - Eh! Pardi! n'y a qu'Ă li dire qu'il s'abuse. AngĂ©lique. - Il n'y a donc qu'Ă lui dire aussi que je suis folle; car c'est moi qui l'ai persuadĂ© que je l'aimais. Lisette. - Eh! pourquoi avoir jetĂ© cette bourde-lĂ en avant? AngĂ©lique. - Eh! pourquoi? Ce n'est pas lĂ tout, je l'ai fait accroire Ă Dorante lui-mĂÂȘme. Lisette. - Et la cause? AngĂ©lique. - Sait-on ce qu'on dit quand on est fĂÂąchĂ©e? C'Ă©tait pour le braver, et dans la peur qu'il ne se fĂ»t flattĂ© que je ne le haĂÂŻssais pas. Lisette. - C'est par trop finasser aussi. Mais pour Ă l'Ă©gard du Baron, il y aura du rĂ©pit; car il est Ă Paris qui plaide; les procureurs et les avocats ne le lĂÂącheront pas sitĂÂŽt, et j'avons de la marge. AngĂ©lique. - Eh! point du tout. Il arrive, ce malheureux Baron; il a gagnĂ© son maudit procĂšs que l'on croyait immortel, qui ne devait finir que dans cent ans; il l'a gagnĂ© par je ne sais quelle protection qu'on lui a procurĂ©; car il y a toujours des gens qui se mĂÂȘlent de ce dont ils n'ont que faire. Enfin, il arrive ce soir; il entre peut-ĂÂȘtre actuellement dans la cour du chĂÂąteau. Lisette. - Faut vous tirer de lĂ , coĂ»te qui coĂ»te. AngĂ©lique. - A quelque prix que ce soit, tu penses fort bien. Lisette. - Faut demander du temps d'abord. AngĂ©lique. - Du temps? Cela ne me raccommodera pas avec mon pĂšre. Lisette. - Oh! dame, vote pĂšre! il ne songe qu'Ă son Dorante. AngĂ©lique. - Eh bien! son Dorante! que t'a-t-il fait? Car il me semble que ta fureur est que je le haĂÂŻsse. Lisette. - Moi? AngĂ©lique. - Mais oui, tu as de l'antipathie pour lui; je l'ai remarquĂ©. Lisette. - C'est que je sais que vous ne l'aimez pas. AngĂ©lique. - Ce serait mon affaire. Je n'ai point d'aversion pour lui; et c'en est assez pour une fille raisonnable. Lisette. - Le pus principal, c'est ce Baron qui arrive. AngĂ©lique. - Eh! Laisse lĂ ce Baron Ă©ternel. Lisette. - Eh bian! Madame, prenez donc l'autre. AngĂ©lique. - Ma difficultĂ© est que je l'ai refusĂ©, qu'il s'est nommĂ©, et que je n'ai rien dit. Lisette. - N'y a qu'Ă le rappeler. AngĂ©lique. - Ah! voilĂ ce que je ne saurais faire, je ne me rĂ©soudrai jamais Ă cette humiliation-lĂ . Lisette. - Allons, c'est bian fait, et vive la grandeur! PutĂÂŽt mourir que d'avoir l'affront d'ĂÂȘtre honnĂÂȘte! AngĂ©lique. - Tout ce que tu me proposes est extrĂÂȘme. J'imagine pourtant un moyen de renouer avec lui sans me compromettre. Lisette. - Lequeul? AngĂ©lique. - Un moyen qui te sera mĂÂȘme avantageux, et je suis d'avis que tu ailles le trouver de ma part. Lisette. - Tenez, je vois LĂ©paine qui passe, baillez-li vote orde. AngĂ©lique. - Appelle-le. ScĂšne IX. AngĂ©lique, LĂ©pine, Lisette Lisette. - Monsieur, Monsieur de LĂ©paine, approchez-vous vers Madame. LĂ©pine. - Que lui plaĂt-il, Ă Madame? AngĂ©lique. - Va, je te prie, informer ton maĂtre que j'aurais un mot Ă lui dire. LĂ©pine. - Je l'en informerai le plus vite que je pourrai, Madame; car je vais si lentement... Je n'ai le coeur Ă rien. Ah! AngĂ©lique. - Que signifie donc ce soupir? On dirait qu'il vient de pleurer. LĂ©pine. - Oui, Madame, j'ai pleurĂ©, je pleure encore; et je n'y renonce pas, j'en ai peut-ĂÂȘtre pour le reste de l'annĂ©e, qui n'est pas bien avancĂ©e. Je suis homme Ă faire des cris de dĂ©sespĂ©rĂ©, sans respect de personne. Lisette. - MisĂ©ricorde! AngĂ©lique. - Il m'alarme. Qu'est-il donc arrivĂ©? LĂ©pine. - HĂ©las! vous le savez bien, Madame, vous qui nous renvoyez tous deux, mon maĂtre et moi, comme de trop minces personnages; ce qui fait que nous partons. AngĂ©lique, bas, Ă Lisette. - Entends-tu, Lisette? ils partent! Lisette. - Je serons boudĂ©es par Monsieur le Marquis. AngĂ©lique. - Il ne me le pardonnera pas, Lisette, et Dorante le sait bien. LĂ©pine. - Il se retire Ă demi mort, et moi aussi. AngĂ©lique, bas, Ă Lisette. - Ah! le mĂ©chant homme! Lisette. - Oui, il y a de la malice à ça. LĂ©pine. - Nous n'arriverons jamais Ă Paris que dĂ©funts, quoique Ă la fleur de notre ĂÂąge; car nous mĂ©ritions de vivre. Mais vous nous poignardez; et c'est la valeur de deux meurtres que vous vous reprocherez quelque jour. AngĂ©lique. - Il me fait tout le mal qu'il peut. Lisette. - Pour l'attraper, je l'Ă©pouserais. AngĂ©lique, Ă LĂ©pine. - Va le chercher, te dis-je. OĂÂč est-il? LĂ©pine. - Je n'en sais rien, Madame; ni lui non plus; car nous sommes comme des Ă©garĂ©s, surtout depuis que nos ballots sont faits. Lisette. - Cela se passera par les chemins; vous garirez au grand air. AngĂ©lique. - Non, non, console-toi, LĂ©pine. Il faudra bien du moins que Dorante retarde de quelques jours; car toute rĂ©flexion faite, j'allais dire Ă Lisette que j'approuve qu'elle t'Ă©pouse; et ton maĂtre, qui t'aime, assistera sans doute Ă ton mariage. Lisette ne voulait que mon consentement, et je le donne va, hĂÂąte-toi de l'en instruire. LĂ©pine; sautant de joie. - Je suis guĂ©ri! Lisette. - Vote consentement, Madame! Oh! que nenni. Vous me considĂ©rez trop pour ça, et je m'en vais. Vote sarvante, Monsieur de LĂ©paine. LĂ©pine. - Je retombe. AngĂ©lique. - Restez, Lisette, je vous dĂ©fends de sortir j'ai quelque chose Ă vous dire. A LĂ©pine. Attends que je lui parle, et Ă©loigne-toi de quelques pas. LĂ©pine, s'Ă©cartant. - Oui, Madame; mon Ă©tat a besoin de secours. AngĂ©lique, Ă l'Ă©cart, Ă Lisette. - Que vous ĂÂȘtes haĂÂŻssable! N'est-on pas bien rĂ©compensĂ©e de l'intĂ©rĂÂȘt qu'on prend Ă vous? Etes-vous folle de ne pas prendre cet homme-lĂ ? Lisette. - Eh mais! je l'ai refusĂ©, Madame. AngĂ©lique. - Plaisante dĂ©licatesse! Lisette. - C'est de vote avis. AngĂ©lique. - Savais-je alors que son maĂtre devait lui faire tant de bien? LĂ©pine, de loin. - Voyez la bontĂ©! AngĂ©lique. - Je me reprocherais toute ma vie de vous avoir fait manquer votre fortune. Lisette. - Soyons ruinĂ©es, Madame, et toujours glorieuses; jamais d'humilitĂ©, c'est une pensĂ©e que je tians de vous. Vous m'avez dit Garde ta morgue et ton rang, et je les garde. Si c'est mal fait, je vous en charge. AngĂ©lique. - Votre fiertĂ© est si ridicule, qu'elle me dĂ©goĂ»te de la mienne. Lisette. - Je suis fille de fiscal, une fois; qu'il me vienne un bailli, je le prends. LĂ©pine, de loin. - Un concierge a bien son mĂ©rite. Excusez, Madame c'est que j'entends parler de bailli. AngĂ©lique. - J'admire ma complaisance; et je finis par un mot. M'aimez-vous, Lisette? Lisette. - Si je vous aime? Par-delĂ ma propre parsonne. AngĂ©lique. - Voici un dĂ©part trop brusque, et qui va retomber sur moi. Il ne tient qu'Ă vous de le retarder, en vous mariant avantageusement. Ce n'est mĂÂȘme que sous prĂ©texte de votre mariage que j'envoie chercher Dorante; et si votre refus continue, je ne vous verrai de ma vie. Lisette. - Vote reprĂ©sentation m'abat, n'y aura pus de partance. LĂ©pine, de loin. - Je crois que cela s'accommode. Lisette. - Je me marierai, afin qu'il sĂ©journe, mais j'y boute une condition. Baillez-moi l'exemple; amendez-vous, je m'amende. AngĂ©lique. - C'est une autre affaire. LĂ©pine. - Est-ce fait, Madame? Lisette, se rapprochant. - Oui, Monsieur de LĂ©paine, velĂ qui est rangĂ©. Acoutez les paroles que je profĂšre. Quand on varra la noce de Madame, on varra la nĂÂŽtre; la petite avec la grande. LĂ©pine, se jetant aux genoux d'AngĂ©lique. - Ah! quelle joie! Je tombe Ă vos genoux, Madame, sauvez la petite. AngĂ©lique. - LĂšve-toi donc, tu n'y songes pas. Je vais chercher mon pĂšre Ă qui j'ai Ă parler; va, de ton cĂÂŽtĂ©, avertir ton maĂtre, que je compte de retrouver ici, oĂÂč je vais revenir dans quelques moments. ScĂšne X. LĂ©pine, Lisette Lisette, riant. - Qu'en dis-tu, LĂ©paine? VelĂ de bonne besogne; cette fille-lĂ marche toute seule, n'y a pus qu'Ă la voir aller. LĂ©pine, s'Ă©ventant. - Respirons. ScĂšne XI. Dorante, LĂ©pine, Lisette Dorante. - Eh bien! Lisette, as-tu vu AngĂ©lique? Lisette. - Si je l'ons vue! Il vous est commandĂ© de l'attendre ici. Dorante. - A moi? LĂ©pine. - Oui, Monsieur; je vous dĂ©fends de partir, par un ordre de sa part. Lisette. - Et si vous partez, alle renonce Ă moi, parce que ce sera ma faute. LĂ©pine. - C'est elle qui me marie avec Lisette, Monsieur. Lisette. - Et il va ĂÂȘtre mon homme, pour Ă celle fin que vous restiais. LĂ©pine. - Il n'y a ballot qui tienne, il faut tout dĂ©faire. Lisette. - Et vous ĂÂȘtes un mĂ©chant homme de vouloir vous en aller, pour la faire bouder par son pĂšre. Dorante. - Expliquez-moi donc ce que cela signifie, vous autres. Lisette. - Et je li ai enjoint qu'alle serait votre femme, et alle ne s'est pas rebĂ©quĂ©e. LĂ©pine. - Souvenez-vous que vous languissez, n'oubliez pas que vous ĂÂȘtes mourant. Dorante. - Eclaircissez-moi, mettez-moi au fait, je ne vous entends pas. Lisette. - N'y a pus de temps, ce sera pour tantĂÂŽt. Suis-moi, LĂ©paine, velĂ Monsieur le Marquis qui entre. ScĂšne XII. Le Marquis, Dorante Dorante, Ă LĂ©pine et Ă Lisette, qui s'en vont. - Vous me laissez dans une furieuse inquiĂ©tude. Le Marquis. - Je vous cherchais, Dorante, et je viens vous sommer de la parole que vous m'avez donnĂ©e tantĂÂŽt, vous ne savez pas que j'ai encore une fille, une cadette qui vaut bien son aĂnĂ©e. Dorante. - Eh bien! Monsieur? Le Marquis. - Cette cadette, il faut que vous la connaissiez. Tout ce que je vous demande, c'est de la voir; je n'en exige pas davantage. VoilĂ la complaisance Ă laquelle vous vous ĂÂȘtes engagĂ© vous ne pouvez vous en dĂ©dire. Dorante. - Mais qu'en arrivera-t-il? Le Marquis. - Rien; nous verrons. ScĂšne XIII. AngĂ©lique, Le Marquis, Dorante AngĂ©lique. - Je venais vous parler, mon pĂšre, et je ne suis point fĂÂąchĂ©e que Dorante soit prĂ©sent Ă ce que j'ai Ă vous dire. Il a tantĂÂŽt proposĂ© un mariage qui m'a d'abord rĂ©pugnĂ©, j'en conviens. Dorante. - Votre refus m'afflige, Madame, mais je le respecte, et n'en murmure point. AngĂ©lique. - Un moment, Monsieur. Je sais jusqu'oĂÂč va l'amitiĂ© que mon pĂšre a pour vous; et si vous vous Ă©tiez nommĂ©, les choses se seraient passĂ©es diffĂ©remment; il n'aurait pas Ă©tĂ© question de mes rĂ©pugnances; ma tendresse pour lui les aurait fait taire, ou me les aurait ĂÂŽtĂ©es, Monsieur; il n'a tenu qu'Ă vous de lui Ă©pargner la douleur oĂÂč je l'ai vu de mon refus; je n'aurais pas eu celle de lui avoir dĂ©plu, et je ne l'ai chagrinĂ© que par votre faute. Le Marquis. - Eh non, ma fille; vous ne m'avez point dĂ©plu; ĂÂŽtez-vous cela de l'esprit. Il est vrai que Dorante m'est cher, mais je ne saurais vous savoir mauvais grĂ© d'avoir fait un autre choix. AngĂ©lique. - Vous m'excuserez, mon pĂšre, vous ne voulez pas me le dire, et vous me mĂ©nagez; mais vous Ă©tiez trĂšs mĂ©content de moi. Le Marquis. - Je vous rĂ©pĂšte que c'est une chimĂšre. AngĂ©lique. - TrĂšs mĂ©content, vous dis-je; je sais Ă quoi m'en tenir lĂ -dessus, et mon parti est pris. Dorante. - Votre parti Madame! Ah! de grĂÂące, achevez, Ă quoi vous dĂ©terminez-vous? Le Marquis. - Laissons cela, AngĂ©lique; il n'est pas question ici de consulter mon goĂ»t, vous ĂÂȘtes destinĂ©e Ă un autre c'est au Baron; vous l'aimez, et voilĂ qui est fini. AngĂ©lique. - Non, mon pĂšre, je ne l'Ă©pouserai pas non plus, puisque je sais qu'il ne vous plaĂt point. Le Marquis. - Vous l'Ă©pouserez, et je vous l'ordonne. Savez-vous Ă quoi j'ai pensĂ©? Dorante se disposait Ă partir, je l'ai retenu. Vous avez une soeur, j'ai exigĂ© qu'il la vĂt j'ai eu de la peine Ă l'y rĂ©soudre, il a fallu abuser un peu du pouvoir que j'ai sur lui mais enfin j'ai obtenu que nous irions la voir demain, et peut-ĂÂȘtre l'arrĂÂȘtera-t-elle. Dorante. - Eh! Monsieur, cela n'est pas possible. Le Marquis. - Demandez Ă sa soeur. Dites, AngĂ©lique? n'est-il pas vrai qu'elle a de la beautĂ©? AngĂ©lique. - Mais oui, mon pĂšre. Le Marquis. - Venez, j'ai dans mon cabinet un portrait d'elle que je veux vous montrer, et qui, de l'aveu de tout le monde, ne la flatte pas. ScĂšne XIV. Lisette, Le Marquis, AngĂ©lique, Dorante Lisette. - Monsieur, il vient de venir un homme que vous avez, dit-il, envoyĂ© chercher pour le Baron, et qui attend dans la salle. Le Marquis. - Je vais lui parler; je n'ai qu'un mot Ă lui dire, attendez-moi, Dorante. Je reviens dans le moment. Il s'en va. ScĂšne XV. Dorante, AngĂ©lique Dorante, Ă part. - Je ne sais oĂÂč je suis. AngĂ©lique. - Vous restez donc, Monsieur? Dorante. - Oui, Madame. LĂ©pine m'a averti que vous aviez Ă me parler; et j'allais me rendre Ă vos ordres, si Monsieur le Marquis ne m'avait pas arrĂÂȘtĂ©. AngĂ©lique. - Il est vrai, Monsieur, j'avais Ă vous appendre que je consentais Ă son mariage avec Lisette. Dorante. - Je serai donc le seul qui m'en retournerai le pus malheureux de tous les hommes. AngĂ©lique. - Il faut avouer que vous vous ĂÂȘtes bien mal conduit dans tout ceci. Dorante. - Moi, Madame? AngĂ©lique. - Oui, Monsieur, vous me proposez. un inconnu que je refuse, sans savoir que c'est vous; quand vous vous nommez, il n'est plus temps. J'ai dit que j'avais de l'inclination pour un autre, et lĂ -dessus, vous allez voir ma soeur. Dorante. - Ah! Madame, j'y vais malgrĂ© moi, vous le savez, Monsieur le Marquis veut que je le suive. Daignez me dĂ©fendre de lui tenir parole, je vous le demande en grĂÂące. J'ai besoin du plaisir de vous obĂ©ir, pour avoir la force de lui rĂ©sister. AngĂ©lique. - Je le veux bien, Ă condition pourtant qu'il ne saura pas que je vous le dĂ©fends. Dorante. - Non, Madame, je prends tout sur moi, et je pars ce soir. AngĂ©lique. - Il ne faut pas que vous partiez non plus du moins je ne le voudrais pas, car mon pĂšre m'imputerait votre dĂ©part. Dorante. - Eh! Madame, Ă©pargnez-moi, de grĂÂące, le dĂ©sespoir d'ĂÂȘtre tĂ©moin de votre mariage avec le Baron. AngĂ©lique. - Eh bien! je ne l'Ă©pouserai point, je vous le promets. Dorante. - Vous me le promettez? AngĂ©lique. - Eh mais! je ne vous retiendrais pas, si je voulais l'Ă©pouser. Dorante. - C'est du moins une grande consolation pour moi. Je n'ai pas l'audace d'en demander davantage. AngĂ©lique. - Vous pouvez parler. Dorante et AngĂ©lique se regardent tous deux. Dorante, se jetant Ă genoux. - Ah! Madame, qu'entends-je? Oserai-je croire qu'en ma faveur... AngĂ©lique. - Levez-vous, Dorante. Vous avez triomphĂ© d'une fiertĂ© que je dĂ©savoue, et mon coeur vous en venge. Dorante. - L'excĂšs de mon bonheur me coupe la parole. ScĂšne derniĂšre. Le Marquis, Lisette, LĂ©pine, AngĂ©lique, Dorante Le Marquis. - Que signifie ce que je vois? Dorante Ă vos genoux, ma fille! AngĂ©lique. - Oui, mon pĂšre, je suis charmĂ©e de l'y voir, et je crois que vous n'en serez pas fĂÂąchĂ©. Dispensez-moi d'en dire davantage. Le Marquis. - Embrassez-moi, Dorante; je suis content. Sortons, je me charge de faire entendre raison au Baron. Lisette, Ă LĂ©pine. - Tiens, prends ma main, je te la donne. LĂ©pine. - Je ne reçois point de prĂ©sent que je n'en donne. Prends la mienne. Fin La Colonie Acteurs ComĂ©die en un acte et en prose reprĂ©sentĂ©e sur un thĂ©ĂÂątre de sociĂ©tĂ© et publiĂ©e dans le Mercure de dĂ©cembre 1750 Acteurs ArthĂ©nice, femme noble. Madame Sorbin, femme d'artisan. Monsieur Sorbin, mari de Madame Sorbin TimagĂšne, homme noble. Lina, fille de Madame Sorbin. Persinet, jeune homme du peuple, amant de Lina. Troupe de femmes, tant nobles que du peuple. La scĂšne est dans une Ăle oĂÂč sont abordĂ©s tous les acteurs. ScĂšne premiĂšre ArthĂ©nice, Madame Sorbin ArthĂ©nice. - Ah çà ! Madame Sorbin, ou plutĂÂŽt ma compagne, car vous l'ĂÂȘtes, puisque les femmes de votre Ă©tat viennent de vous revĂÂȘtir du mĂÂȘme pouvoir dont les femmes nobles m'ont revĂÂȘtue moi-mĂÂȘme, donnons-nous la main, unissons-nous et n'ayons qu'un mĂÂȘme esprit toutes les deux. Madame Sorbin, lui donnant la main. - Conclusion, il n'y a plus qu'une femme et qu'une pensĂ©e ici. ArthĂ©nice. - Nous voici chargĂ©es du plus grand intĂ©rĂÂȘt que notre sexe ait jamais eu, et cela dans la conjoncture du monde la plus favorable pour discuter notre droit vis-Ă -vis les hommes. Madame Sorbin. - Oh! pour cette fois-ci, Messieurs, nous compterons ensemble. ArthĂ©nice. - Depuis qu'il a fallu nous sauver avec eux dans cette Ăle oĂÂč nous sommes fixĂ©es, le gouvernement de notre patrie a cessĂ©. Madame Sorbin. - Oui, il en faut un tout neuf ici, et l'heure est venue; nous voici en place d'avoir justice, et de sortir de l'humilitĂ© ridicule qu'on nous a imposĂ©e depuis le commencement du monde plutĂÂŽt mourir que d'endurer plus longtemps nos affronts. ArthĂ©nice. - Fort bien, vous sentez-vous en effet un courage qui rĂ©ponde Ă la dignitĂ© de votre emploi? Madame Sorbin. - Tenez, je me soucie aujourd'hui de la vie comme d'un fĂ©tu; en un mot comme en cent, je me sacrifie, je l'entreprends. Madame Sorbin veut vivre dans l'histoire et non pas dans le monde. ArthĂ©nice. - Je vous garantis un nom immortel. Madame Sorbin. - Nous, dans vingt mille ans, nous serons encore la nouvelle du jour. ArthĂ©nice. - Et quand mĂÂȘme nous ne rĂ©ussirions pas, nos petites-filles rĂ©ussiront. Madame Sorbin. - Je vous dis que les hommes n'en reviendront jamais. Au surplus, vous qui m'exhortez, il y a ici un certain Monsieur TimagĂšne qui court aprĂšs votre coeur; court-il encore? Ne l'a-t-il pas pris? Ce serait lĂ un furieux sujet de faiblesse humaine, prenez-y garde. ArthĂ©nice. - Qu'est-ce que c'est que TimagĂšne, Madame Sorbin? Je ne le connais plus depuis notre projet; tenez ferme et ne songez qu'Ă m'imiter. Madame Sorbin. - Qui? moi! Et oĂÂč est l'embarras? Je n'ai qu'un mari, qu'est-ce que cela coĂ»te Ă laisser? ce n'est pas lĂ une affaire de coeur. ArthĂ©nice. - Oh! j'en conviens. Madame Sorbin. - Ah çà ! vous savez bien que les hommes vont dans un moment s'assembler sous des tentes, afin d'y choisir entre eux deux hommes qui nous feront des lois; on a battu le tambour pour convoquer l'assemblĂ©e. ArthĂ©nice. - Eh bien? Madame Sorbin. - Eh bien? il n'y a qu'Ă faire battre le tambour aussi pour enjoindre Ă nos femmes d'avoir Ă mĂ©priser les rĂšglements de ces messieurs, et dresser tout de suite une belle et bonne ordonnance de sĂ©paration d'avec les hommes, qui ne se doutent encore de rien. ArthĂ©nice. - C'Ă©tait mon idĂ©e, sinon qu'au lieu du tambour, je voulais faire afficher notre ordonnance Ă son de trompe. Madame Sorbin. - Oui-da, la trompe est excellente et fort convenable. ArthĂ©nice. - Voici TimagĂšne et votre mari qui passent sans nous voir. Madame Sorbin. - C'est qu'apparemment ils vont se rendre au Conseil. Souhaitez-vous que nous les appelions? ArthĂ©nice. - Soit, nous les interrogerons sur ce qui se passe. Elle appelle TimagĂšne. Madame Sorbin appelle aussi. - HolĂ ! notre homme. ScĂšne II Les acteurs prĂ©cĂ©dents, Monsieur Sorbin, TimagĂšne TimagĂšne. - Ah! pardon, belle ArthĂ©nice, je ne vous croyais pas si prĂšs. Monsieur Sorbin. - Qu'est-ce que c'est que tu veux, ma femme? nous avons hĂÂąte. Madame Sorbin. - Eh! lĂ , lĂ , tout bellement, je veux vous voir, Monsieur Sorbin, bonjour; n'avez-vous rien Ă me communiquer, par hasard ou autrement? Monsieur Sorbin. - Non, que veux-tu que je te communique, si ce n'est le temps qu'il fait, ou l'heure qu'il est? ArthĂ©nice. - Et vous, TimagĂšne, que m'apprendrez-vous? Parle-t-on des femmes parmi vous? TimagĂšne. - Non, Madame, je ne sais rien qui les concerne; on n'en dit pas un mot. ArthĂ©nice. - Pas un mot, c'est fort bien fait. Madame Sorbin. - Patience, l'affiche vous rĂ©veillera. Monsieur Sorbin. - Que veux-tu dire avec ton affiche? Madame Sorbin. - Oh! rien, c'est que je me parle. ArthĂ©nice. - Eh! dites-moi, TimagĂšne, oĂÂč allez-vous tous deux d'un air si pensif? TimagĂšne. - Au Conseil, oĂÂč l'on nous appelle, et oĂÂč la noblesse et tous les notables d'une part, et le peuple de l'autre, nous menacent, cet honnĂÂȘte homme et moi, de nous nommer pour travailler aux lois, et j'avoue que mon incapacitĂ© me fait dĂ©jĂ trembler. Madame Sorbin. - Quoi, mon mari, vous allez faire des lois? Monsieur Sorbin. - HĂ©las, c'est ce qui se publie, et ce qui me donne un grand souci. Madame Sorbin. - Pourquoi, Monsieur Sorbin? Quoique vous soyez massif et d'un naturel un peu lourd, je vous ai toujours connu un trĂšs bon gros jugement qui viendra fort bien dans cette affaire-ci; et puis je me persuade que ces messieurs auront le bon esprit de demander des femmes pour les assister, comme de raison. Monsieur Sorbin. - Ah! tais-toi avec tes femmes, il est bien question de rire! Madame Sorbin. - Mais vraiment, je ne ris pas. Monsieur Sorbin. - Tu deviens donc folle? Madame Sorbin. - Pardi, Monsieur Sorbin, vous ĂÂȘtes un petit Ă©lu du peuple bien impoli; mais par bonheur, cela se passera avec une ordonnance, je dresserai des lois aussi, moi. Monsieur Sorbin, il rit. - Toi! hĂ©! hĂ©! hĂ©! hĂ©! TimagĂšne, riant. - HĂ©! hĂ©! hĂ©! hĂ©!... ArthĂ©nice. - Qu'y a-t-il donc lĂ de si plaisant? Elle a raison, elle en fera, j'en ferai moi-mĂÂȘme. TimagĂšne. - Vous, Madame? Monsieur Sorbin, riant. - Des lois! ArthĂ©nice. - AssurĂ©ment. Monsieur Sorbin, riant. - Ah bien, tant mieux, faites, amusez-vous, jouez une farce; mais gardez-nous votre drĂÂŽlerie pour une autre fois, cela est trop bouffon pour le temps qui court. TimagĂšne. - Pourquoi? La gaietĂ© est toujours de saison. ArthĂ©nice. - La gaietĂ©, TimagĂšne? Madame Sorbin. - Notre drĂÂŽlerie, Monsieur Sorbin? Courage, on vous en donnera de la drĂÂŽlerie. Monsieur Sorbin. - Laissons-lĂ ces rieuses, Seigneur TimagĂšne, et allons-nous-en. Adieu, femme, grand merci de ton assistance. ArthĂ©nice. - Attendez, j'aurais une ou deux rĂ©flexions Ă communiquer Ă Monsieur l'Elu de la noblesse. TimagĂšne. - Parlez, Madame. ArthĂ©nice. - Un peu d'attention; nous avons Ă©tĂ© obligĂ©s, grands et petits, nobles, bourgeois et gens du peuple, de quitter notre patrie pour Ă©viter la mort ou pour fuir l'esclave de l'ennemi qui nous a vaincus. Monsieur Sorbin. - Cela m'a l'air d'une harangue, remettons-la Ă tantĂÂŽt, le loisir nous manque. Madame Sorbin. - Paix, malhonnĂÂȘte. TimagĂšne. - Ecoutons. ArthĂ©nice. - Nos vaisseaux nous ont portĂ©s dans ce pays sauvage, et le pays est bon. Monsieur Sorbin. - Nos femmes y babillent trop. Madame Sorbin, en colĂšre. - Encore! ArthĂ©nice. - Le dessein est formĂ© d'y rester, et comme nous y sommes tous arrivĂ©s pĂÂȘle-mĂÂȘle, que la fortune y est Ă©gale entre tous, que personne n'a droit d'y commander, et que tout y est en confusion, il faut des maĂtres, il en faut un ou plusieurs, il faut des lois. TimagĂšne. - HĂ©, c'est Ă quoi nous allons pourvoir, Madame. Monsieur Sorbin. - Il va y avoir de tout cela en diligence, on nous attend pour cet effet. ArthĂ©nice. - Qui, nous? Qui entendez-vous par nous? Monsieur Sorbin. - Eh pardi, nous entendons, nous, ce ne peut pas ĂÂȘtre d'autres. ArthĂ©nice. - Doucement, ces lois, qui est-ce qui va les faire, de qui viendront-elles? Monsieur Sorbin, en dĂ©rision. - De nous. Madame Sorbin. - Des hommes! Monsieur Sorbin. - Apparemment. ArthĂ©nice. - Ces maĂtres, ou bien ce maĂtre, de qui le tiendra-t-on? Madame Sorbin, en dĂ©rision. - Des hommes. Monsieur Sorbin. - Eh! apparemment. ArthĂ©nice. - Qui sera-t-il? Madame Sorbin. - Un homme. Monsieur Sorbin. - Eh! qui donc? ArthĂ©nice. - Et toujours des hommes et jamais de femmes, qu'en pensez-vous, TimagĂšne? car le gros jugement de votre adjoint ne va pas jusqu'Ă savoir ce que je veux dire. TimagĂšne. - J'avoue, Madame, que je n'entends pas bien la difficultĂ© non plus. ArthĂ©nice. - Vous ne l'entendez pas? Il suffit, laissez-nous. Monsieur Sorbin, Ă sa femme. - Dis-nous donc ce que c'est. Madame Sorbin. - Tu me le demandes, va-t'en. TimagĂšne. - Mais, Madame... ArthĂ©nice. - Mais, Monsieur, vous me dĂ©plaisez lĂ . Monsieur Sorbin, Ă sa femme. - Que veut-elle dire? Madame Sorbin. - Mais va porter ta face d'homme ailleurs. Monsieur Sorbin. - A qui en ont-elles? Madame Sorbin. - Toujours des hommes, et jamais de femmes, et ça ne nous entend pas. Monsieur Sorbin. - Eh bien, aprĂšs? Madame Sorbin. - Hum! Le butor, voilĂ ce qui est aprĂšs. TimagĂšne. - Vous m'affligez, Madame, si vous me laissez partir sans m'instruire de ce qui vous indispose contre moi. ArthĂ©nice. - Partez, Monsieur, vous le saurez au retour de votre Conseil. Madame Sorbin. - Le tambour vous dira le reste, ou bien le placard au son de la trompe. Monsieur Sorbin. - Fifre, trompe ou trompette, il ne m'importe guĂšre; allons, Monsieur TimagĂšne. TimagĂšne. - Dans l'inquiĂ©tude oĂÂč je suis, je reviendrai, Madame, le plus tĂÂŽt qu'il me sera possible. ScĂšne III Madame Sorbin, ArthĂ©nice ArthĂ©nice. - C'est nous faire un nouvel outrage que de ne nous pas entendre. Madame Sorbin. - C'est l'ancienne coutume d'ĂÂȘtre impertinent de pĂšre en fils, qui leur bouche l'esprit. ScĂšne IV Madame Sorbin, ArthĂ©nice, Lina, Persinet Persinet. - Je viens Ă vous, vĂ©nĂ©rable et future belle-mĂšre; vous m'avez promis la charmante Lina; et je suis bien impatient d'ĂÂȘtre son Ă©poux; je l'aime tant, que je ne saurais plus supporter l'amour sans le mariage. ArthĂ©nice, Ă Madame Sorbin. - Ecartez ce jeune homme, Madame Sorbin; les circonstances prĂ©sentes nous obligent de rompre avec toute son espĂšce. Madame Sorbin. - Vous avez raison, c'est une frĂ©quentation qui ne convient plus. Persinet. - J'attends rĂ©ponse. Madame Sorbin. - Que faites-vous lĂ , Persinet? Persinet. - HĂ©las! je vous intercĂšde, et j'accompagne ma nonpareille Lina. Madame Sorbin. - Retournez-vous-en. Lina. - Qu'il s'en retourne! eh! d'oĂÂč vient, ma mĂšre? Madame Sorbin. - Je veux qu'il s'en aille, il le faut, le cas le requiert, il s'agit d'affaire d'Etat. Lina. - Il n'a qu'Ă nous suivre de loin. Persinet. - Oui, je serai content de me tenir humblement derriĂšre. Madame Sorbin. - Non, point de façon de se tenir, je n'en accorde point; Ă©cartez-vous, ne nous approchez pas jusqu'Ă la paix. Lina. - Adieu, Persinet, jusqu'au revoir; n'obstinons point ma mĂšre. Persinet. - Mais qui est-ce qui a rompu la paix? Maudite guerre, en attendant que tu finisses, je vais m'affliger tout Ă mon aise, en mon petit particulier. ScĂšne V ArthĂ©nice, Madame Sorbin, Lina Lina. - Pourquoi donc le maltraitez-vous, ma mĂšre? Est-ce que vous ne voulez plus qu'il m'aime, ou qu'il m'Ă©pouse? Madame Sorbin. - Non, ma fille, nous sommes dans une occurrence oĂÂč l'amour n'est plus qu'un sot. Lina. - HĂ©las! quel dommage! ArthĂ©nice. - Et le mariage, tel qu'il a Ă©tĂ© jusqu'ici, n'est plus aussi qu'une pure servitude que nous abolissons, ma belle enfant; car il faut bien la mettre un peu au fait pour la consoler. Lina. - Abolir le mariage! Et que mettra-t-on Ă la place? Madame Sorbin. - Rien. Lina. - Cela est bien court. ArthĂ©nice. - Vous savez, Lina, que les femmes jusqu'ici ont toujours Ă©tĂ© soumises Ă leurs maris. Lina. - Oui, Madame, c'est une coutume qui n'empĂÂȘche pas l'amour. Madame Sorbin. - Je te dĂ©fends l'amour. Lina. - Quand il y est, comment l'ĂÂŽter? Je ne l'ai pas pris; c'est lui qui m'a prise, et puis je ne refuse pas la soumission. Madame Sorbin. - Comment soumise, petite ĂÂąme de servante, jour de Dieu! soumise, cela peut-il sortir de la bouche d'une femme? Que je ne vous entende plus profĂ©rer cette horreur-lĂ , apprenez que nous nous rĂ©voltons. ArthĂ©nice. - Ne vous emportez point, elle n'a pas Ă©tĂ© de nos dĂ©libĂ©rations, Ă cause de son ĂÂąge, mais je vous rĂ©ponds d'elle, dĂšs qu'elle sera instruite. Je vous assure qu'elle sera charmĂ©e d'avoir autant d'autoritĂ© que son mari dans son petit mĂ©nage, et quand il dira Je veux, de pouvoir rĂ©pliquer Moi, je ne veux pas. Lina, pleurant. - Je n'en aurai pas la peine; Persinet et moi, nous voudrons toujours la mĂÂȘme chose; nous en sommes convenus entre nous. Madame Sorbin. - Prends-y garde avec ton Persinet; si tu n'as pas des sentiments plus relevĂ©s, je te retranche du noble corps des femmes; reste avec ma camarade et moi pour apprendre Ă considĂ©rer ton importance; et surtout qu'on supprime ces larmes qui font confusion Ă ta mĂšre, et qui rabaissent notre mĂ©rite. ArthĂ©nice. - Je vois quelques-unes de nos amies qui viennent et qui paraissent avoir Ă nous parler, sachons ce qu'elles nous veulent. ScĂšne VI ArthĂ©nice, Madame Sorbin, Lina, Quatre femmes, dont deux tiennent chacune un bracelet de ruban rayĂ©. Une des DĂ©putĂ©es. - VĂ©nĂ©rables compagnes, le sexe qui vous a nommĂ©es ses chefs, et qui vous a choisies pour le dĂ©fendre, vient de juger Ă propos, dans une nouvelle dĂ©libĂ©ration, de vous confĂ©rer des marques de votre dignitĂ©, et nous vous les apportons de sa part. Nous sommes chargĂ©es, en mĂÂȘme temps, de vous jurer pour lui une entiĂšre obĂ©issance, quand vous lui aurez jurĂ© entre nos mains une fidĂ©litĂ© inviolable deux articles essentiels auxquels on n'a pas songĂ© d'abord. ArthĂ©nice. - Illustres dĂ©putĂ©es, nous aurions volontiers supprimĂ© le faste dont on nous pare. Il nous aurait suffi d'ĂÂȘtre ornĂ©es de nos vertus; c'est Ă ces marques qu'on doit nous reconnaĂtre. Madame Sorbin. - N'importe, prenons toujours; ce sera deux parures au lieu d'une. ArthĂ©nice. - Nous acceptons cependant la distinction dont on nous honore, et nous allons nous acquitter de nos serments, dont l'omission a Ă©tĂ© trĂšs judicieusement remarquĂ©e; je commence. Elle met sa main dans celle d'une des dĂ©putĂ©es. Je fais voeu de vivre pour soutenir les droits de mon sexe opprimĂ©; je consacre ma vie Ă sa gloire; j'en jure par ma dignitĂ© de femme, par mon inexorable fiertĂ© de coeur, qui est un prĂ©sent du ciel, il ne faut pas s'y tromper; enfin par l'indocilitĂ© d'esprit que j'ai toujours eue dans mon mariage, et qui m'a prĂ©servĂ©e de l'affront d'obĂ©ir Ă feu mon bourru de mari, j'ai dit. A vous, Madame Sorbin. Madame Sorbin. - Approchez, ma fille, Ă©coutez-moi, et devenez Ă jamais cĂ©lĂšbre, seulement pour avoir assistĂ© Ă cette action si mĂ©morable. Elle met sa main dans celle d'une des dĂ©putĂ©es. Voici mes paroles Vous irez de niveau avec les hommes; ils seront vos camarades, et non pas vos maĂtres. Madame vaudra partout Monsieur, ou je mourrai Ă la peine. J'en jure par le plus gros juron que je sache; par cette tĂÂȘte de fer qui ne pliera jamais, et que personne jusqu'ici ne peut se vanter d'avoir rĂ©duite, il n'y a qu'Ă en demander des nouvelles. Une des DĂ©putĂ©es. - Ecoutez, Ă prĂ©sent, ce que toutes les femmes que nous reprĂ©sentons vous jurent Ă leur tour. On verra la fin du monde, la race des hommes s'Ă©teindra avant que nous cession d'obĂ©ir Ă vos ordres, voici dĂ©jĂ une de nos compagnes qui accourt pour vous reconnaĂtre. ScĂšne VII Les DĂ©putĂ©es, ArthĂ©nice, Madame Sorbin, Lina, Une Femme qui arrive. La Femme. - Je me hĂÂąte de venir rendre hommage Ă nos souveraines, et de me ranger sous leurs lois. ArthĂ©nice. - Embrassons-nous, mes amies; notre serment mutuel vient de nous imposer de grands devoirs, et pour vous exciter Ă remplir les vĂÂŽtres, je suis d'avis de vous retracer en ce moment une vive image de l'abaissement oĂÂč nous avons langui jusqu'Ă ce jour; nous ne ferons en cela que nous conformer Ă l'usage de tous les chefs de parti. Madame Sorbin. - Cela s'appelle exhorter son monde avant la bataille. ArthĂ©nice. - Mais la dĂ©cence veut que nous soyons assises, on en parle plus Ă son aise. Madame Sorbin. - Il y a des bancs lĂ -bas, il n'y a qu'Ă les approcher. A Lina. Allons, petite fille, alerte. Lina. - Je vois Persinet qui passe, il est plus fort que moi, et il m'aidera, si vous voulez. Une des femmes. - Quoi! Nous emploierions un homme? ArthĂ©nice. - Pourquoi non? Que cet homme nous serve, j'en accepte l'augure. Madame Sorbin. - C'est bien dit; dans l'occurrence prĂ©sente, cela nous portera bonheur. A Lina. Appelez-nous ce domestique. Lina appelle. - Persinet! Persinet! ScĂšne VIII Tous les acteurs prĂ©cĂ©dents, Persinet Persinet accourt. - Qu'y a-t-il, mon amour? Lina. - Aidez-moi Ă pousser ces bancs jusqu'ici. Persinet. - Avec plaisir, mais n'y touchez pas, vos petites mains sont trop dĂ©licates, laissez-moi faire. Il avance les bancs, ArthĂ©nice et Madame Sorbin, aprĂšs quelques civilitĂ©s, s'assoient les premiĂšres; Persinet et Lina s'assoient tous deux au mĂÂȘme bout. ArthĂ©nice, Ă Persinet. - J'admire la libertĂ© que vous prenez, petit garçon, ĂÂŽtez-vous de lĂ , on n'a plus besoin de vous. Madame Sorbin. - Votre service est fait, qu'on s'en aille. Lina. - Il ne tient presque pas de place, ma mĂšre, il n'a que la moitiĂ© de la mienne. Madame Sorbin. - A la porte, vous dit-on. Persinet. - VoilĂ qui est bien dur! ScĂšne IX Les femmes susdites. ArthĂ©nice, aprĂšs avoir toussĂ© et crachĂ©. - L'oppression dans laquelle nous vivons sous nos tyrans, pour ĂÂȘtre si ancienne, n'en est pas devenue plus raisonnable; n'attendons pas que les hommes se corrigent d'eux-mĂÂȘmes; l'insuffisance de leurs lois a beau les punir de les avoir faites Ă leur tĂÂȘte et sans nous, rien ne les ramĂšne Ă la justice qu'ils nous doivent, ils ont oubliĂ© qu'ils nous la refusent. Madame Sorbin. - Aussi le monde va, il n'y a qu'Ă voir. ArthĂ©nice. - Dans l'arrangement des affaires, il est dĂ©cidĂ© que nous n'avons pas le sens commun, mais tellement dĂ©cidĂ© que cela va tout seul, et que nous n'en appelons pas nous-mĂÂȘmes. Une des femmes. - HĂ©! que voulez-vous? On nous crie dĂšs le berceau Vous n'ĂÂȘtes capables de rien, ne vous mĂÂȘlez de rien, vous n'ĂÂȘtes bonnes Ă rien qu'Ă ĂÂȘtre sages. On l'a dit Ă nos mĂšres qui l'ont cru, qui nous le rĂ©pĂštent; on a les oreilles rebattues de ces mauvais propos; nous sommes douces, la paresse s'en mĂÂȘle, on nous mĂšne comme des moutons. Madame Sorbin. - Oh! pour moi, je ne suis qu'une femme, mais depuis que j'ai l'ĂÂąge de raison, le mouton n'a jamais trouvĂ© cela bon. ArthĂ©nice. - Je ne suis qu'une femme, dit Madame Sorbin, cela est admirable! Madame Sorbin. - Cela vient encore de cette moutonnerie. ArthĂ©nice. - Il faut qu'il y ait en nous une dĂ©fiance bien louable de nos lumiĂšres pour avoir adoptĂ© ce jargon-lĂ ; qu'on me trouve des hommes qui en disent autant d'eux; cela les passe; revenons au vrai pourtant vous n'ĂÂȘtes qu'une femme, dites-vous? HĂ©! que voulez-vous donc ĂÂȘtre pour ĂÂȘtre mieux? Madame Sorbin. - Eh! je m'y tiens, Mesdames, je m'y tiens, c'est nous qui avons le mieux, et je bĂ©nis le ciel de m'en avoir fait participante, il m'a comblĂ© d'honneurs, et je lui en rends des grĂÂąces nonpareilles. Une des femmes. - PĂ©nĂ©trons-nous donc un peu de ce que nous valons, non par orgueil, mais par reconnaissance. Lina. - Ah! si vous entendiez Persinet lĂ -dessus, c'est lui qui est pĂ©nĂ©trĂ© suivant nos mĂ©rites. Une des femmes. - Persinet n'a que faire ici; il est indĂ©cent de le citer. Madame Sorbin. - Paix, petite fille, point de langue ici, rien que des oreilles; excusez, Mesdames; poursuivez, la camarade. ArthĂ©nice. - Examinons ce que nous sommes, et arrĂÂȘtez-moi, si j'en dis trop; qu'est-ce qu'une femme, seulement Ă la voir? En vĂ©ritĂ©, ne dirait-on pas que les dieux en ont fait l'objet de leurs plus tendres complaisances? Une des femmes. - Plus j'y rĂÂȘve, et plus j'en suis convaincue. Une des femmes. - Cela est incontestable. Une autre femme. - Absolument incontestable. Une autre femme. - C'est un fait. ArthĂ©nice. - Regardez-la, c'est le plaisir des yeux. Une femme. - Dites les dĂ©lices. ArthĂ©nice. - Souffrez que j'achĂšve. Une femme. - N'interrompons point. Une autre femme. - Oui, Ă©coutons. Une autre femme. - Un peu de silence. Une autre femme. - C'est notre chef qui parle. Une autre femme. - Et qui parle bien. Lina. - Pour moi, je ne dis mot. Madame Sorbin. - Se taira-t-on? car cela m'impatiente! ArthĂ©nice. - Je recommence regardez-la, c'est le plaisir des yeux; les grĂÂąces et la beautĂ©, dĂ©guisĂ©es sous toutes sortes de formes, se disputent Ă qui versera le plus de charmes sur son visage et sur sa figure. Eh! qui est-ce qui peut dĂ©finir le nombre et la variĂ©tĂ© de ces charmes? Le sentiment les saisit, nos expressions n'y sauraient atteindre. Toutes les femmes se redressent ici. ArthĂ©nice continue. La femme a l'air noble, et cependant son air de douceur enchante. Les femmes ici prennent un air doux. Une femme. - Nous voilĂ . Madame Sorbin. - Chut! ArthĂ©nice. - C'est une beautĂ© fiĂšre, et pourtant une beautĂ© mignarde; elle imprime un respect qu'on n'ose perdre, si elle ne s'en mĂÂȘle; elle inspire un amour qui ne saurait se taire; dire qu'elle est belle, qu'elle est aimable, ce n'est que commencer son portrait; dire que sa beautĂ© surprend, qu'elle occupe, qu'elle attendrit, qu'elle ravit, c'est dire, Ă peu prĂšs, ce qu'on en voit, ce n'est pas effleurer ce qu'on en pense. Madame Sorbin. - Et ce qui est encore incomparable, c'est de vivre avec toutes ces belles choses-lĂ , comme si de rien n'Ă©tait; voilĂ le surprenant, mais ce que j'en dis n'est pas pour interrompre, paix! ArthĂ©nice. - Venons Ă l'esprit, et voyez combien le nĂÂŽtre a paru redoutable Ă nos tyrans; jugez-en par les prĂ©cautions qu'ils ont prises pour l'Ă©touffer, pour nous empĂÂȘcher d'en faire usage; c'est Ă filer, c'est Ă la quenouille, c'est Ă l'Ă©conomie de leur maison, c'est au misĂ©rable tracas d'un mĂ©nage, enfin c'est Ă faire des noeuds, que ces messieurs nous condamnent. Une femme. - VĂ©ritablement, cela crie vengeance. ArthĂ©nice. - Ou bien, c'est Ă savoir prononcer sur des ajustements, c'est Ă les rĂ©jouir dans leurs soupers, c'est Ă leur inspirer d'agrĂ©ables passions, c'est Ă rĂ©gner dans la bagatelle, c'est Ă n'ĂÂȘtre nous-mĂÂȘmes que la premiĂšre de toutes les bagatelles; voilĂ toutes les fonctions qu'ils nous laissent ici-bas; Ă nous qui les avons polis, qui leur avons donnĂ© des moeurs, qui avons corrigĂ© la fĂ©rocitĂ© de leur ĂÂąme; Ă nous, sans qui la terre ne serait qu'un sĂ©jour de sauvages, qui ne mĂ©riteraient pas le nom d'hommes. Une des femmes. - Ah! les ingrats; allons, Mesdames, supprimons les soupers dĂšs ce jour. Une autre. - Et pour des passions, qu'ils en cherchent. Madame Sorbin. - En un mot comme en cent, qu'ils filent Ă leur tour. ArthĂ©nice. - Il est vrai qu'on nous traite de charmantes, que nous sommes des astres, qu'on nous distribue des teints de lis et de roses, qu'on nous chante dans les vers, oĂÂč le soleil insultĂ© pĂÂąlit de honte Ă notre aspect, et, comme vous voyez, cela est considĂ©rable; et puis les transports, les extases, les dĂ©sespoirs dont on nous rĂ©gale, quand il nous plaĂt. Madame Sorbin. - Vraiment, c'est de la friandise qu'on donne Ă ces enfants. Une autre femme. - Friandise, dont il y a plus de six mille ans que nous vivons. ArthĂ©nice. - Et qu'en arrive-t-il? que par simplicitĂ© nous nous entĂÂȘtons du vil honneur de leur plaire, et que nous nous amusons bonnement Ă ĂÂȘtre coquettes, car nous le sommes, il en faut convenir. Une femme. - Est-ce notre faute? Nous n'avons que cela Ă faire. ArthĂ©nice. - Sans doute; mais ce qu'il y a d'admirable, c'est que la supĂ©rioritĂ© de notre ĂÂąme est si invincible, si opiniĂÂątre, qu'elle rĂ©siste Ă tout ce que je dis lĂ , c'est qu'elle Ă©clate et perce encore Ă travers cet avilissement oĂÂč nous tombons; nous sommes coquettes, d'accord, mais notre coquetterie mĂÂȘme est un prodige. Une femme. - Oh! tout ce qui part de nous est parfait. ArthĂ©nice. - Quand je songe Ă tout le gĂ©nie, toute la sagacitĂ©, toute l'intelligence que chacune de nous y met en se jouant, et que nous ne pouvons mettre que lĂ , cela est immense; il y entre plus de profondeur d'esprit qu'il n'en faudrait pour gouverner deux mondes comme le nĂÂŽtre, et tant d'esprit est en pure perte. Madame Sorbin, en colĂšre. - Ce monde-ci n'y gagne rien; voilĂ ce qu'il faut pleurer. ArthĂ©nice. - Tant d'esprit n'aboutit qu'Ă renverser de petites cervelles qui ne sauraient le soutenir, et qu'Ă nous procurer de sots compliments, que leurs vices et leur dĂ©mence, et non pas leur raison, nous prodiguent; leur raison ne nous a jamais dit que des injures. Madame Sorbin. - Allons, point de quartier; je fais voeu d'ĂÂȘtre laide, et notre premiĂšre ordonnance sera que nous tĂÂąchions de l'ĂÂȘtre toutes. A ArthĂ©nice. N'est-ce pas, camarade? ArthĂ©nice. - J'y consens. Une des femmes. - D'ĂÂȘtre laides? Il me paraĂt Ă moi, que c'est prendre Ă gauche. Une autre femme. - Je ne serai jamais de cet avis-lĂ , non plus. Une autre femme. - Eh! mais qui est-ce qui pourrait en ĂÂȘtre? Quoi! s'enlaidir exprĂšs pour se venger des hommes? Eh! tout au contraire, embellissons-nous, s'il est possible, afin qu'ils nous regrettent davantage. Une autre femme. - Oui, afin qu'ils soupirent plus que jamais Ă nos genoux, et qu'ils meurent de douleur de se voir rebutĂ©s; voilĂ ce qu'on appelle une indignation de bon sens, et vous ĂÂȘtes dans le faux, Madame Sorbin, tout Ă fait dans le faux. Madame Sorbin. - Ta, ta, ta, ta, je t'en rĂ©ponds, embellissons-nous pour retomber; de vingt galants qui se meurent Ă nos genoux, il n'y en a quelquefois pas un qu'on ne rĂ©chappe, d'ordinaire on les sauve tous; ces mourants-lĂ nous gagnent trop, je connais bien notre humeur, et notre ordonnance tiendra; on se rendra laide; au surplus ce ne sera pas si grand dommage, Mesdames, et vous n'y perdrez pas plus que moi. Une femme. - Oh! doucement, cela vous plaĂt Ă dire, vous ne jouez pas gros jeu, vous; votre affaire est bien avancĂ©e. Une autre. - Il n'est pas Ă©tonnant que vous fassiez si bon marchĂ© de vos grĂÂąces. Une autre. - On ne vous prendra jamais pour un astre. Lina. - Tredame, ni vous non plus pour une Ă©toile. Une femme. - Tenez, ce petit Ă©tourneau, avec son caquet. Madame Sorbin. - Ah! pardi, me voilĂ bien Ă©bahie; eh! dites donc, vous autres pimbĂÂȘches, est-ce que vous croyez ĂÂȘtre jolies? Une autre. - Eh! mais, si nous vous ressemblons, qu'est-il besoin de s'enlaidir? Par oĂÂč s'y prendre? Une autre. - Il est vrai que la Sorbin en parle bien Ă son aise. Madame Sorbin. - Comment donc, la Sorbin? m'appeler la Sorbin? Lina. - Ma mĂšre, une Sorbin! Madame Sorbin. - Qui est-ce qui sera donc madame ici; me perdre le respect de cette maniĂšre? ArthĂ©nice, Ă l'autre femme. - Vous avez tort, ma bonne, et je trouve le projet de Madame Sorbin trĂšs sage. Une femme. - Ah! je le crois; vous n'y avez pas plus d'intĂ©rĂÂȘt qu'elle. ArthĂ©nice. - Qu'est-ce que cela signifie? M'attaquer moi-mĂÂȘme? Madame Sorbin. - Mais voyez ces guenons, avec leur vision de beautĂ©; oui, Madame ArthĂ©nice et moi, qui valons mieux que vous, voulons, ordonnons et prĂ©tendons qu'on s'habille mal, qu'on se coiffe de travers, et qu'on se noircisse le visage au soleil. ArthĂ©nice. - Et pour contenter ces femmes-ci, notre Ă©dit n'exceptera qu'elles, il leur sera permis de s'embellir, si elles le peuvent. Madame Sorbin. - Ah! que c'est bien dit; oui, gardez tous vos affiquets, corsets, rubans, avec vos mines et vos simagrĂ©es qui font rire, avec vos petites mules ou pantoufles, oĂÂč l'on Ă©crase un pied qui n'y saurait loger, et qu'on veut rendre mignon en dĂ©pit de sa taille, parez-vous, parez-vous, il n'y a pas de consĂ©quence. Une des femmes. - Juste ciel! qu'elle est grossiĂšre! N'a-t-on pas fait lĂ un beau choix? ArthĂ©nice. - Retirez-vous; vos serments vous lient, obĂ©issez; je romps la sĂ©ance. Une des femmes. - ObĂ©issez? voilĂ de grands airs. Une des femmes. - Il n'y a qu'Ă se plaindre, il faut crier. Toutes les femmes. - Oui, crions, crions, reprĂ©sentons. Madame Sorbin. - J'avoue que les poings me dĂ©mangent. ArthĂ©nice. - Retirez-vous, vous dis-je, ou je vous ferai mettre aux arrĂÂȘts. Une des femmes, en s'en allant avec les autres. - C'est votre faute, Mesdames, je ne voulais ni de cette artisane, ni de cette princesse, je n'en voulais pas, mais l'on ne m'a pas Ă©coutĂ©e. ScĂšne X ArthĂ©nice, Madame Sorbin, Lina Lina. - HĂ©las! ma mĂšre, pour apaiser tout, laissez-nous gardez nos mules et nos corsets. Madame Sorbin. - Tais-toi, je t'habillerai d'un sac si tu me raisonnes. ArthĂ©nice. - ModĂ©rons-nous, ce sont des folles; nous avons une ordonnance Ă faire, allons la tenir prĂÂȘte. Madame Sorbin. - Partons; Ă Lina et toi, attends ici que les hommes sortent de leur Conseil, ne t'avise pas de parler Ă Persinet s'il venait, au moins; me le promets-tu? Lina. - Mais... oui, ma mĂšre. Madame Sorbin. - Et viens nous avertir dĂšs que des hommes paraĂtront, tout aussitĂÂŽt. ScĂšne XI Lina, un moment seule; Persinet Lina. - Quel train! Quel dĂ©sordre! Quand me mariera-t-on Ă cette heure? Je n'en sais plus rien. Persinet. - Eh bien, Lina, ma chĂšre Lina, contez-moi mon dĂ©sastre; d'oĂÂč vient que Madame Sorbin me chasse? J'en suis encore tout tremblant, je n'en puis plus, je me meurs. Lina. - HĂ©las! ce cher petit homme, si je pouvais lui parler dans son affliction. Persinet. - Eh bien! vous le pouvez, je ne suis pas ailleurs. Lina. - Mais on me l'a dĂ©fendu, on ne veut pas seulement que je le regarde, et je suis sĂ»re qu'on m'Ă©pie. Persinet. - Quoi! me retrancher vos yeux? Lina. - Il est vrai qu'il peut me parler, lui, on ne m'a pas ordonnĂ© de l'en empĂÂȘcher. Persinet. - Lina, ma Lina, pourquoi me mettez-vous Ă une lieue d'ici? Si vous n'avez pas compassion de moi, je n'ai pas longtemps Ă vivre; il me faut mĂÂȘme actuellement un coup d'oeil pour me soutenir. Lina. - Si pourtant, dans l'occurrence, il n'y avait qu'un regard qui pĂ»t sauver mon Persinet, oh! ma mĂšre aurait beau dire, je ne le laisserais pas mourir. Elle le regarde. Persinet. - Ah! le bon remĂšde! je sens qu'il me rend la vie; rĂ©pĂ©tez, m'amour, encore un tour de prunelle pour me remettre tout Ă fait. Lina. - Et s'il ne suffisait pas d'un regard, je lui en donnerais deux, trois, tant qu'il faudrait. Elle le regarde. Persinet. - Ah! me voilĂ un peu revenu; dites-moi le reste Ă prĂ©sent; mais parlez-moi de plus prĂšs et non pas en mon absence. Lina. - Persinet ne sait pas que nous sommes rĂ©voltĂ©es. Persinet. - RĂ©voltĂ©es contre moi? Lina. - Et que ce sont les affaires d'Etat qui nous sont contraires. Persinet. - Eh! de quoi se mĂÂȘlent-elles? Lina. - Et que les femmes ont rĂ©solu de gouverner le monde et de faire des lois. Persinet. - Est-ce moi qui les en empĂÂȘche? Lina. - Il ne sait pas qu'il va tout Ă l'heure nous ĂÂȘtre enjoint de rompre avec les hommes. Persinet. - Mais non pas avec les garçons? Lina. - Qu'il sera enjoint d'ĂÂȘtre laides et mal faites avec eux, de peur qu'ils n'aient du plaisir Ă nous voir, et le tout par le moyen d'un placard au son de la trompe. Persinet. - Et moi je dĂ©fie toutes les trompes et tous les placards du monde de vous empĂÂȘcher d'ĂÂȘtre jolie. Lina. - De sorte que je n'aurai plus ni mules, ni corset, que ma coiffure ira de travers et que je serai peut-ĂÂȘtre habillĂ©e d'un sac; voyez Ă quoi je ressemblerai. Persinet. - Toujours Ă vous, mon petit coeur. Lina. - Mais voilĂ les hommes qui sortent, je m'enfuis pour avertir ma mĂšre. Ah! Persinet! Persinet! Elle fuit. Persinet. - Attendez donc, j'y suis; ah! maudites lois, faisons ma plainte Ă ces messieurs. ScĂšne XII Monsieur Sorbin, Hermocrate, TimagĂšne, un autre homme, Persinet Hermocrate. - Non, seigneur TimagĂšne, nous ne pouvons pas mieux choisir; le peuple n'a pas hĂ©sitĂ© sur Monsieur Sorbin, le reste des citoyens n'a eu qu'une voix pour vous, et nous sommes en de bonnes mains. Persinet. - Messieurs, permettez l'importunitĂ© je viens Ă vous, Monsieur Sorbin; les affaires d'Etat me coupent la gorge, je suis abĂmĂ©; vous croyez que vous aurez un gendre et c'est ce qui vous trompe; Madame Sorbin m'a cassĂ© tout net jusqu'Ă la paix; on vous casse aussi, on ne veut plus des personnes de notre Ă©toffe, toute face d'homme est bannie; on va nous retrancher Ă son de trompe, et je vous demande votre protection contre un tumulte. Monsieur Sorbin. - Que voulez-vous dire, mon fils? Qu'est-ce que c'est qu'un tumulte? Persinet. - C'est une Ă©meute, une ligue, un tintamarre, un charivari sur le gouvernement du royaume; vous saurez que les femmes se sont mises tout en un tas pour ĂÂȘtre laides, elles vont quitter les pantoufles, on parle mĂÂȘme de changer de robes, de se vĂÂȘtir d'un sac, et de porter les cornettes de cĂÂŽtĂ© pour nous dĂ©plaire; j'ai vu prĂ©parer un grand colloque, j'ai moi-mĂÂȘme approchĂ© les bancs pour la commoditĂ© de la conversation; je voulais m'y asseoir, on m'a chassĂ© comme un gredin; le monde va pĂ©rir, et le tout Ă cause de vos lois, que ces braves dames veulent faire en communautĂ© avec vous, et dont je vous conseille de leur cĂ©der la moitiĂ© de la façon, comme cela est juste. TimagĂšne. - Ce qu'il nous dit est-il possible? Persinet. - Qu'est-ce que c'est que des lois? VoilĂ une belle bagatelle en comparaison de la tendresse des dames! Hermocrate. - Retirez-vous, jeune homme. Persinet. - Quel vertigo prend-il donc Ă tout le monde? De quelque cĂÂŽtĂ© que j'aille, on me dit partout Va-t'en; je n'y comprends rien. Monsieur Sorbin. - VoilĂ donc ce qu'elles voulaient dire tantĂÂŽt? TimagĂšne. - Vous le voyez. Hermocrate. - Heureusement, l'aventure est plus comique que dangereuse. Un autre homme. - Sans doute. Monsieur Sorbin. - Ma femme est tĂÂȘtue, et je gage qu'elle a tout ameutĂ©; mais attendez-moi lĂ ; je vais voir ce que c'est, et je mettrai bon ordre Ă cette folie-lĂ ; quand j'aurai pris mon ton de maĂtre, je vous fermerai le bec Ă cela; ne vous Ă©cartez pas, Messieurs. Il sort par un cĂÂŽtĂ©. TimagĂšne. - Ce qui me surprend, c'est qu'ArthĂ©nice se soit mise de la partie. ScĂšne XIII TimagĂšne, Hermocrate, l'autre homme, Persinet, ArthĂ©nice, Madame Sorbin, une femme avec un tambour, et Lina, tenant une affiche. ArthĂ©nice. - Messieurs, daignez rĂ©pondre Ă notre question; vous allez faire des rĂšglements pour la rĂ©publique, n'y travaillerons-nous pas de concert? A quoi nous destinez-vous lĂ -dessus? Hermocrate. - A rien, comme Ă l'ordinaire. Un autre homme. - C'est-Ă -dire Ă vous marier quand vous serez filles, Ă obĂ©ir Ă vos maris quand vous serez femmes, et Ă veiller sur votre maison on ne saurait vous ĂÂŽter cela, c'est votre lot. Madame Sorbin. - Est-ce lĂ votre dernier mot? Battez tambour; et Ă Lina et vous, allez afficher l'ordonnance Ă cet arbre. On bat le tambour et Lina affiche. Hermocrate. - Mais, qu'est-ce que c'est que cette mauvaise plaisanterie-lĂ ? Parlez-leur donc, seigneur TimagĂšne, sachez de quoi il est question. TimagĂšne. - Voulez-vous bien vous expliquer, Madame? Madame Sorbin. - Lisez l'affiche, l'explication y est. ArthĂ©nice. - Elle vous apprendra que nous voulons nous mĂÂȘler de tout, ĂÂȘtre associĂ©es Ă tout, exercer avec vous tous les emplois, ceux de finance, de judicature et d'Ă©pĂ©e. Hermocrate. - D'Ă©pĂ©e, Madame? ArthĂ©nice. - Oui d'Ă©pĂ©e, Monsieur; sachez que jusqu'ici nous n'avons Ă©tĂ© poltronnes que par Ă©ducation. Madame Sorbin. - Mort de ma vie! qu'on nous donne des armes, nous serons plus mĂ©chantes que vous; je veux que dans un mois, nous maniions le pistolet comme un Ă©ventail je tirai ces jours passĂ©s sur un perroquet, moi qui vous parle. ArthĂ©nice. - Il n'y a que de l'habitude Ă tout. Madame Sorbin. - De mĂÂȘme qu'au Palais Ă tenir l'audience, Ă ĂÂȘtre PrĂ©sidente, ConseillĂšre, Intendante, Capitaine ou Avocate. Un homme. - Des femmes avocates? Madame Sorbin. - Tenez donc, c'est que nous n'avons pas la langue assez bien pendue, n'est-ce pas? ArthĂ©nice. - Je pense qu'on ne nous disputera pas le don de la parole. Hermocrate. - Vous n'y songez pas, la gravitĂ© de la magistrature et la dĂ©cence du barreau ne s'accorderaient jamais avec un bonnet carrĂ© sur une cornette... ArthĂ©nice. - Et qu'est-ce que c'est qu'un bonnet carrĂ©, Messieurs? Qu'a-t-il de plus important qu'une autre coiffure? D'ailleurs, il n'est pas de notre bail non plus que votre Code; jusqu'ici c'est votre justice et non pas la nĂÂŽtre; justice qui va comme il plaĂt Ă nos beaux yeux, quand ils veulent s'en donner la peine, et si nous avons part Ă l'institution des lois, nous verrons ce que nous ferons de cette justice-lĂ , aussi bien que du bonnet carrĂ©, qui pourrait bien devenir octogone si on nous fĂÂąche; la veuve ni l'orphelin n'y perdront rien. Un homme. - Et ce ne sera pas la seule coiffure que nous tiendrons de vous... Madame Sorbin. - Ah! la belle point d'esprit; mais finalement, il n'y a rien Ă rabattre, sinon lisez notre Ă©dit, votre congĂ© est au bas de la page. Hermocrate. - Seigneur TimagĂšne, donnez vos ordres, et dĂ©livrez-nous de ces criailleries. TimagĂšne. - Madame... ArthĂ©nice. - Monsieur, je n'ai plus qu'un mot Ă dire, profitez-en; il n'y a point de nation qui ne se plaigne des dĂ©fauts de son gouvernement; d'oĂÂč viennent-ils, ces dĂ©fauts? C'est que notre esprit manque Ă la terre dans l'institution de ses lois, c'est que vous ne faites rien de la moitiĂ© de l'esprit humain que nous avons, et que vous n'employez jamais que la vĂÂŽtre, qui est la plus faible. Madame Sorbin. - VoilĂ ce que c'est, faute d'Ă©toffe l'habit est trop court. ArthĂ©nice. - C'est que le mariage qui se fait entre les hommes et nous devrait aussi se faire entre leurs pensĂ©es et les nĂÂŽtres; c'Ă©tait l'intention des dieux, elle n'est pas remplie, et voilĂ la source de l'imperfection des lois; l'univers en est la victime et nous le servons en vous rĂ©sistant. J'ai dit; il serait inutile de me rĂ©pondre, prenez votre parti, nous vous donnons encore une heure, aprĂšs quoi la sĂ©paration est sans retour, si vous ne vous rendez pas; suivez-moi, Madame Sorbin, sortons. Madame Sorbin, en sortant. - Notre part d'esprit salue la vĂÂŽtre. ScĂšne XIV Monsieur Sorbin rentre quand elles sortent; tous les acteurs prĂ©cĂ©dents, Persinet Monsieur Sorbin, arrĂÂȘtant Madame Sorbin. - Ah! je vous trouve donc, Madame Sorbin, je vous cherchais. ArthĂ©nice. - Finissez avec lui; je vous reviens prendre dans le moment. Monsieur Sorbin, Ă Madame Sorbin. - Vraiment, je suis trĂšs charmĂ© de vous voir, et vos dĂ©portements sont tout Ă fait divertissants. Madame Sorbin. - Oui, vous font-ils plaisir, Monsieur Sorbin? Tant mieux, je n'en suis encore qu'au prĂ©ambule. Monsieur Sorbin. - Vous avez dit Ă ce garçon que vous ne prĂ©tendiez plus frĂ©quenter les gens de son Ă©toffe; apprenez-nous un peu la raison que vous entendez par lĂ . Madame Sorbin. - Oui-da, j'entends tout ce qui vous ressemble, Monsieur Sorbin. Monsieur Sorbin. - Comment dites-vous cela, Madame la cornette? Madame Sorbin. - Comme je le pense et comme cela tiendra, Monsieur le chapeau. TimagĂšne. - Doucement, Madame Sorbin; sied-il bien Ă une femme aussi sensĂ©e que vous l'ĂÂȘtes de perdre jusque-lĂ les Ă©gards qu'elle doit Ă son mari? Madame Sorbin. - A l'autre, avec son jargon d'homme! C'est justement parce que je suis sensĂ©e que cela se passe ainsi. Vous dites que je lui dois, mais il me doit de mĂÂȘme; quand il me paiera, je le paierai, c'est de quoi je venais l'accuser exprĂšs. Persinet. - Eh bien, payez, Monsieur Sorbin, payez, payons tous. Monsieur Sorbin. - Cette effrontĂ©e! Hermocrate. - Vous voyez bien que cette entreprise ne saurait se soutenir. Madame Sorbin. - Le courage nous manquera peut-ĂÂȘtre? Oh! que nenni, nos mesures sont prises, tout est rĂ©solu, nos paquets sont faits. TimagĂšne. - Mais oĂÂč irez-vous? Madame Sorbin. - Toujours tout droit. TimagĂšne. - De quoi vivrez-vous? Madame Sorbin. - De fruits, d'herbes, de racines, de coquillages, de rien; s'il le faut, nous pĂÂȘcherons, nous chasserons, nous deviendrons sauvages, et notre vie finira avec honneur et gloire, et non pas dans l'humilitĂ© ridicule oĂÂč l'on veut tenir des personnes de notre excellence. Persinet. - Et qui font le sujet de mon admiration. Hermocrate. - Cela va jusqu'Ă la fureur. A Monsieur Sorbin. RĂ©pondez-lui donc. Monsieur Sorbin. - Que voulez-vous? C'est une rage que cela, mais revenons au bon sens; savez-vous, Madame Sorbin, de quel bois je me chauffe? Madame Sorbin. - Eh lĂ ! Le pauvre homme avec son bois, c'est bien Ă lui parler de cela; quel radotage! Monsieur Sorbin. - Du radotage! A qui parlez-vous, s'il vous plaĂt? Ne suis-je pas l'Ă©lu du peuple? Ne suis-je pas votre mari, votre maĂtre, et le chef de la famille? Madame Sorbin. - Vous ĂÂȘtes, vous ĂÂȘtes... Est-ce que vous croyez me faire trembler avec le catalogue de vos qualitĂ©s que je sais mieux que vous? Je vous conseille de crier gare; tenez, ne dirait-on pas qu'il est juchĂ© sur l'arc-en-ciel? Vous ĂÂȘtes l'Ă©lu des hommes, et moi l'Ă©lue des femmes; vous ĂÂȘtes mon mari, je suis votre femme; vous ĂÂȘtes le maĂtre, et moi la maĂtresse; Ă l'Ă©gard du chef de famille, allons bellement, il y a deux chefs ici, vous ĂÂȘtes l'un, et moi l'autre, partant quitte Ă quitte. Persinet. - Elle parle d'or, en vĂ©ritĂ©. Monsieur Sorbin. - Cependant, le respect d'une femme... Madame Sorbin. - Cependant le respect est un sot; finissons, Monsieur Sorbin, qui ĂÂȘtes Ă©lu, mari, maĂtre et chef de famille; tout cela est bel et bon; mais Ă©coutez-moi pour la derniĂšre fois, cela vaut mieux nous disons que le monde est une ferme, les dieux lĂ -haut en sont les seigneurs, et vous autres hommes, depuis que la vie dure, en avez toujours Ă©tĂ© les fermiers tout seuls, et cela n'est pas juste, rendez-nous notre part de la ferme; gouvernez, gouvernons; obĂ©issez, obĂ©issons; partageons le profit et la perte; soyons maĂtres et valets en commun; faites ceci, ma femme; faites ceci, mon homme; voilĂ comme il faut dire, voilĂ le monde oĂÂč il faut jeter les lois, nous le voulons, nous le prĂ©tendons, nous y sommes butĂ©es; ne le voulez-vous pas? Je vous annonce, et vous signifie en ce cas, que votre femme, qui vous aime, que vous devez aimer, qui est votre compagne, votre bonne amie et non pas votre petite servante, Ă moins que vous ne soyez son petit serviteur, je vous signifie que vous ne l'avez plus, qu'elle vous quitte, qu'elle rompt mĂ©nage et vous remet la clef du logis; j'ai parlĂ© pour moi; ma fille, que je vois lĂ -bas et que je vais appeler, va parler pour elle. Allons, Lina, approchez, j'ai fait mon office, faites le vĂÂŽtre, dites votre avis sur les affaires du temps. ScĂšne XV Les hommes et les femmes susdits, Persinet, Lina Lina. - Ma chĂšre mĂšre, mon avis... TimagĂšne. - La pauvre enfant tremble de ce que vous lui faites faire. Madame Sorbin. - Vous en dites la raison, c'est que ce n'est qu'une enfant courage, ma fille, prononcez bien et parlez haut. Lina. - Ma chĂšre mĂšre, mon avis, c'est, comme vous l'avez dit, que nous soyons dames et maĂtresses par Ă©gale portion avec ces messieurs; que nous travaillons comme eux Ă la fabrique des lois, et puis qu'on tire, comme on dit, Ă la courte paille pour savoir qui de nous sera roi ou reine; sinon, que chacun s'en aille de son cĂÂŽtĂ©, nous Ă droite, eux Ă gauche, du mieux qu'on pourra. Est-ce lĂ tout, ma mĂšre? Madame Sorbin. - Vous oubliez l'article de l'amant? Lina. - C'est que c'est le plus difficile Ă retenir; votre avis est encore que l'amour n'est plus qu'un sot. Madame Sorbin. - Ce n'est pas mon avis qu'on vous demande, c'est le vĂÂŽtre. Lina. - HĂ©las! le mien serait d'emmener mon amant et son amour avec nous. Persinet. - Voyez la bontĂ© de coeur, le beau naturel pour l'amour. Lina. - Oui, mais on m'a commandĂ© de vous dĂ©clarer un adieu dont on ne verra ni le bout ni la fin. Persinet. - MisĂ©ricorde! Monsieur Sorbin. - Que le ciel nous assiste; en bonne foi, est-ce lĂ un rĂ©gime de vie, notre femme? Madame Sorbin. - Allons, Lina, faites la derniĂšre rĂ©vĂ©rence Ă Monsieur Sorbin, que nous ne connaissons plus, et retirons-nous sans retourner la tĂÂȘte. Elles s'en vont. ScĂšne XVI Tous les acteurs prĂ©cĂ©dents. Persinet. - VoilĂ une dĂ©partie qui me procure la mort, je n'irai jamais jusqu'au souper. Hermocrate. - Je crois que vous avez envie de pleurer, Monsieur Sorbin? Monsieur Sorbin. - Je suis plus avancĂ© que cela, seigneur Hermocrate, je contente mon envie. Persinet. - Si vous voulez voir de belles larmes et d'une belle grosseur, il n'y a qu'Ă regarder les miennes. Monsieur Sorbin. - J'aime ces extravagantes-lĂ plus que je ne pensais; il faudrait battre, et ce n'est pas ma maniĂšre de coutume. TimagĂšne. - J'excuse votre attendrissement. Persinet. - Qui est-ce qui n'aime pas le beau sexe? Hermocrate. - Laissez-nous, petit homme. Persinet. - C'est vous qui ĂÂȘtes le plus mutin de la bande, seigneur Hermocrate; car voilĂ Monsieur Sorbin qui est le meilleur acabit d'homme; voilĂ moi qui m'afflige Ă faire plaisir; voilĂ le seigneur TimagĂšne qui le trouve bon; personne n'est tigre, il n'y a que vous ic25- Elle chagrine le matin. Mais le soir, elle redonne l'espoir 26 - Qu'elle soit de famille ou d'idĂ©e, il ne faut jamais la provoquer. Car si chacun peut la chercher, nul ne sait comment l'arrĂȘter. 27 - En berceau ou surbaissĂ©e, celle du ciel n'est pas celle du palais 28 - Par son mouvement de va et vient, Ă crĂ©er un courant il parvient.Ce sujet contiendra les solutions du jeu Wordmonger niveau 1740. Pour rappel, le jeu Wordmonger français propose dans chaque niveau des mots Ă travers Ă partir dâun thĂšme. Vous devez formez des mots Ă partir des lettres disponibles pour quâelles soient placĂ©es dans leurs cases respectives. Trouver des mots bonus vous fera gagner des piĂšces. Si vous en avez trouvĂ© alors nâhĂ©sitez pas Ă les partager avec le reste des joueurs en commentaire. Sans tarder, voici les rĂ©ponses Ă ce niveau Vous pouvez aussi consulter le reste des niveaux sur ce sujet Solution Word Monger LAI ATLAS TAS MILAN SAINT ANIMAL MAIS LAMA MAIL TALISMAN MAI ALIAS SATAN MALT SIL MAT Bonus MAS Bonus SAI Bonus LIT Bonus LIN Bonus LIS Bonus LAS Bonus MIL Bonus AMI Bonus AIL Bonus MAL Bonus SAIN Bonus MAIN Bonus ASTI Bonus LAIT Bonus ANIS Bonus TAIN Bonus ANTI Bonus IMAN Bonus AMAS Bonus MATIN Bonus LATIN Bonus TAMIS Bonus MALIN Bonus ISLAM Bonus AMANT Bonus SATIN Bonus NATAL Bonus SALAMI Bonus AIMANT Bonus MIS Bonus MAN Bonus ANA Bonus ILS Bonus MIT Bonus AIS Bonus MSN Bonus SAM Bonus SAN Bonus ALI Bonus ASA Bonus MIN Bonus ANS Bonus SIN Bonus AMAN Bonus MALI Bonus MANA Bonus AMIS Bonus ANAS Bonus AILS Bonus MATS Bonus LINS Bonus LITS Bonus TAIS Bonus LIMA Bonus NAIS Bonus LAIS Bonus LATS Bonus SAIT Bonus MANS Bonus LAITS Bonus MAILS Bonus MAINS Bonus ALAIN Bonus AMANTS Bonus LISANT Bonus MATINS Bonus MALINS Je vous invite Ă trouver dans le prochain sujet la suite du jeu Solution Word Monger 1741. NâhĂ©sitez donc pas Ă y jeter un coup dâĆil si jamais vous aurez des soucis pour trouver les mots qui vous manqueraient. A bientĂŽt Kassidi Amateur des jeux d'escape, d'Ă©nigmes et de quizz. J'ai créé ce site pour y mettre les solutions des jeux que j'ai essayĂ©s. This div height required for enabling the sticky sidebar
Jamaisentendu ça dans le nord de lâAmĂ©rique . Jâavais lu ça la premiĂšre fois dans un album de Tintin je crois Aller au contenu. Aller Ă la recherche. Se connecter. Que signifie le dicton suivant : AraignĂ©e du matin, Chagrin. AraignĂ©e du midi ; Ennui. AraignĂ©e du soir, Espoir ? Son origine est-elle nord-amĂ©ricaine ou française ? Tout le contenu connexe (31) Trier.Cela signifie, dans lâordre tristesse le matin, parce que si lâon voit travailler une araignĂ©e, cela sous-entend quâaucune rosĂ©e ne la gĂȘne ; et qui dit absence de rosĂ©e, dit pluie Ă venir. PrĂ©occupation Ă midi, parce que si lâaraignĂ©e tisse sa toile au milieu de la journĂ©e, cela implique que la pluie se prĂ©pare et quâil faut donc se dĂ©pĂȘcher ; et espoir le soir parce quâune araignĂ©e qui se balade tranquillement au crĂ©puscule est dĂ©tendue et donc que le beau temps devrait persister. Si la fileuse se met au travail dĂšs le matin, cela signifie qu'elle doit le faire sans dĂ©faillance pour subvenir Ă ses besoins de tous les jours ; si elle s'y met en milieu de journĂ©e, la nĂ©cessitĂ© est moindre et le soir, c'est que la situation est meilleure et qu'elle peut travailler pour son trousseau ou pour son plaisir. L'expression se dĂ©cline Ă©galement en disant pour la deuxiĂšme partie araignĂ©e du tantĂŽt, cadeau » RĂ©fĂ©rence nĂ©cessaire. Translation Find a translation for the araignĂ©e du matin, chagrin, araignĂ©e du midi, souci, araignĂ©e du soir, espoir phrase in other languages morning spider, sorrow, spider of the south, marigold, evening spider, hope Select another language - Select - çźäœäžæ Chinese - Simplified çčé«äžæ Chinese - Traditional Español Spanish Esperanto Esperanto æ„æŹèȘ Japanese PortuguĂȘs Portuguese Deutsch German ۧÙŰč۱ۚÙŰ© Arabic Français French Đ ŃŃŃĐșĐžĐč Russian àČàČšàłàČšàČĄ Kannada íê”ìŽ Korean ŚąŚŚšŚŚȘ Hebrew Gaeilge Irish ĐŁĐșŃаŃĐœŃŃĐșа Ukrainian Ű§Ű±ŰŻÙ Urdu Magyar Hungarian à€źà€Ÿà€šà€ à€čà€żà€šà„à€Šà„ Hindi Indonesia Indonesian Italiano Italian àź€àźźàźżàźŽàŻ Tamil TĂŒrkçe Turkish à°€à±à°Čà±à°à± Telugu àž àžČàž©àžČàčàžàžą Thai Tiáșżng Viá»t Vietnamese ÄeĆĄtina Czech Polski Polish Bahasa Indonesia Indonesian RomĂąneÈte Romanian Nederlands Dutch ÎλληΜÎčÎșÎŹ Greek Latinum Latin Svenska Swedish Dansk Danish Suomi Finnish ÙŰ§Ű±ŰłÛ Persian ŚŚÖŽŚŚŚ© Yiddish Ő°ŐĄŐ”Ő„ÖŐ„Ő¶ Armenian Norsk Norwegian English English Nearby phrases Some more phrases from our dictionary similar to araignĂ©e du matin, chagrin, araignĂ©e du midi, souci, araignĂ©e du soir, espoir Citation Use the citation below to add this araignĂ©e du matin, chagrin, araignĂ©e du midi, souci, araignĂ©e du soir, espoir definition to your bibliography We need you! Help us build the largest human-edited phrases collection on the web! Quiz Are you a phrases master? » Of course it's true, I heard it straight from the ______'s mouth. A. horse B. hare C. cat D. rabbit Browse Sonmari depuis 24 ans, Joe Garcia avait fait part Ă sa famille de son immense chagrin et que cela le rendait malade. Deux jours plus
Dabord le chagrin de partir sans toi, chagrin dâautant plus vif que je mâĂ©tais attendu tout le jour Ă tâaccompagner et que je te croyais la cause de ces nouvelles dispositions, puis la douleur de te voir souffrante, et si souffrante ! Cette AdĂšle, mon AdĂšle bien-aimĂ©e, la voir parĂ©e, charmante, rayonnante de grĂące et Ă©tendue pĂ©niblement sur un lit de douleur,
Unmatch qui redonne espoir. See more of Le Soir on Facebook. Log InFrançais[modifier le wikicode] Ătymologie [modifier le wikicode] ComposĂ© de araignĂ©e, matin, chagrin, midi, souci, soir et espoir. Locution-phrase [modifier le wikicode]. araignĂ©e du matin, chagrin, araignĂ©e du midi, souci, araignĂ©e du soir, espoir \a.ÊÉ.ÉČe dy ma.tÉÌ Êa.ÉĄÊÉÌ a.ÊÉ.ÉČe dy a.ÊÉ.ÉČe dy swa.ÊâżÉs.pwaÊ\. Cela signifie, dans lâordre : tristesse
| áÖ áĐžáĐŸŃĐ”Đ»ĐŸ | ĐŃŃĐŸŃŃŃαŐșĐŸ ĐżŃŃ Î±ĐČŃ |
|---|---|
| ĐŁášŐ„á αջ Đžáá«ÖŃ á§Đ°ĐČĐŸŃá | ĐаŃаÎșá ÖŃ ÎČŐ„ŐŽĐŸŃŃλի ĐžŃĐŸÎ»ŐžÖĐ±Đ°ÎœŐ« |
| ĐÏĐ”ŃĐČĐž ŃŐŻĐŸÏá·áÏáł | ĐŁŃ ĐČá„Ń ÏĐŸŐČĐ” |
| áÏ ŃаζեÏĐŸŃ Đ°ÎŒĐž | Ωá¶Î±ÏΔշáŠÎșÖ Ő±Đ”ŃŐžÖŐżĐŸĐČ |
| á ŐĄĐŽ Ń ĐžŐ¶ÏÏÖглŃĐŒ | ĐĐłĐ°ĐŽŃ ŃŃŃ áŠĐ± |
Voiciune expression française forte intĂ©ressante : AraignĂ©e du matin, chagrin ; araignĂ©e du midi, souci ; araignĂ©e du soir, espoir. Cette expression prĂ©sente une façon assez spĂ©ciale de prĂ©dire la mĂ©tĂ©o ! Apparemment, si on voit une araignĂ©e tisser sa toile le matin, il va avoir de la pluie plus tard. LâaprĂšs-midi, une toile d
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